Livre premier – Waterloo 5 глава




 

Aprиs le dernier coup de canon tirй, la plaine de Mont-Saint-Jean resta dйserte.

 

Les Anglais occupиrent le campement des Franзais, c’est la constatation habituelle de la victoire; coucher dans le lit du vaincu. Ils йtablirent leur bivouac au delа de Rossomme. Les Prussiens, lвchйs sur la dйroute, poussиrent en avant. Wellington alla au village de Waterloo rйdiger son rapport а lord Bathurst.

 

Si jamais le sic vos non vobis[38] a йtй applicable, c’est а coup sыr а ce village de Waterloo. Waterloo n’a rien fait, et est restй а une demi-lieue de l’action. Mont-Saint-Jean a йtй canonnй, Hougomont a йtй brыlй, Papelotte a йtй brыlй, Plancenoit a йtй brыlй, la Haie-Sainte a йtй prise d’assaut, la Belle-Alliance a vu l’embrasement des deux vainqueurs; on sait а peine ces noms, et Waterloo qui n’a point travaillй dans la bataille en a tout l’honneur.

 

Nous ne sommes pas de ceux qui flattent la guerre; quand l’occasion s’en prйsente, nous lui disons ses vйritйs. La guerre a d’affreuses beautйs que nous n’avons point cachйes; elle a aussi, convenons-en, quelques laideurs. Une des plus surprenantes, c’est le prompt dйpouillement des morts aprиs la victoire. L’aube qui suit une bataille se lиve toujours sur des cadavres nus.

 

Qui fait cela? Qui souille ainsi le triomphe? Quelle est cette hideuse main furtive qui se glisse dans la poche de la victoire? Quels sont ces filous faisant leur coup derriиre la gloire? Quelques philosophes, Voltaire entre autres, affirment que ce sont prйcisйment ceux-lа qui ont fait la gloire. Ce sont les mкmes, disent-ils, il n’y a pas de rechange, ceux qui sont debout pillent ceux qui sont а terre. Le hйros du jour est le vampire de la nuit. On a bien le droit, aprиs tout, de dйtrousser un peu un cadavre dont on est l’auteur. Quant а nous, nous ne le croyons pas. Cueillir des lauriers et voler les souliers d’un mort, cela nous semble impossible а la mкme main.

 

Ce qui est certain, c’est que, d’ordinaire, aprиs les vainqueurs viennent les voleurs. Mais mettons le soldat, surtout le soldat contemporain, hors de cause.

 

Toute armйe a une queue, et c’est lа ce qu’il faut accuser. Des кtres chauves-souris, mi-partis brigands et valets, toutes les espиces de vespertilio[39] qu’engendre ce crйpuscule qu’on appelle la guerre, des porteurs d’uniformes qui ne combattent pas, de faux malades, des йclopйs redoutables, des cantiniers interlopes trottant, quelquefois avec leurs femmes, sur de petites charrettes et volant ce qu’ils revendent, des mendiants s’offrant pour guides aux officiers, des goujats, des maraudeurs, les armйes en marche autrefois, – nous ne parlons pas du temps prйsent[40], – traоnaient tout cela, si bien que, dans la langue spйciale, cela s’appelait «les traоnards ». Aucune armйe ni aucune nation n’йtaient responsables de ces кtres; ils parlaient italien et suivaient les Allemands; ils parlaient franзais et suivaient les Anglais. C’est par un de ces misйrables, traоnard espagnol qui parlait franзais, que le marquis de Fervacques, trompй par son baragouin picard, et le prenant pour un des nфtres, fut tuй en traоtre et volй sur le champ de bataille mкme, dans la nuit qui suivit la victoire de Cerisoles. De la maraude naissait le maraud. La dйtestable maxime: vivre sur l’ennemi, produisait cette lиpre, qu’une forte discipline pouvait seule guйrir. Il y a des renommйes qui trompent; on ne sait pas toujours pourquoi de certains gйnйraux, grands d’ailleurs, ont йtй si populaires. Turenne йtait adorй de ses soldats parce qu’il tolйrait le pillage; le mal permis fait partie de la bontй; Turenne йtait si bon qu’il a laissй mettre а feu et а sang le Palatinat[41]. On voyait а la suite des armйes moins ou plus de maraudeurs selon que le chef йtait plus ou moins sйvиre. Hoche et Marceau n’avaient point de traоnards; Wellington, nous lui rendons volontiers cette justice, en avait peu.

 

Pourtant, dans la nuit du 18 au 19 juin, on dйpouilla les morts. Wellington fut rigide; ordre de passer par les armes quiconque serait pris en flagrant dйlit; mais la rapine est tenace. Les maraudeurs volaient dans un coin du champ de bataille pendant qu’on les fusillait dans l’autre.

 

La lune йtait sinistre sur cette plaine.

 

Vers minuit, un homme rфdait, ou plutфt rampait, du cфtй du chemin creux d’Ohain. C’йtait, selon toute apparence, un de ceux que nous venons de caractйriser, ni Anglais, ni Franзais, ni paysan, ni soldat, moins homme que goule, attirй par le flair des morts, ayant pour victoire le vol, venant dйvaliser Waterloo. Il йtait vкtu d’une blouse qui йtait un peu une capote, il йtait inquiet et audacieux, il allait devant lui et regardait derriиre lui. Qu’йtait-ce que cet homme? La nuit probablement en savait plus sur son compte que le jour. Il n’avait point de sac, mais йvidemment de larges poches sous sa capote. De temps en temps, il s’arrкtait, examinait la plaine autour de lui comme pour voir s’il n’йtait pas observй, se penchait brusquement, dйrangeait а terre quelque chose de silencieux et d’immobile, puis se redressait et s’esquivait. Son glissement, ses attitudes, son geste rapide et mystйrieux le faisaient ressembler а ces larves crйpusculaires qui hantent les ruines et que les anciennes lйgendes normandes appellent les Alleurs.

 

De certains йchassiers nocturnes font de ces silhouettes dans les marйcages.

 

Un regard qui eыt sondй attentivement toute cette brume eыt pu remarquer, а quelque distance, arrкtй et comme cachй derriиre la masure qui borde sur la chaussйe de Nivelles l’angle de la route de Mont-Saint-Jean а Braine-l’Alleud, une faзon de petit fourgon de vivandier а coiffe d’osier goudronnйe, attelй d’une haridelle affamйe broutant l’ortie а travers son mors, et dans ce fourgon une espиce de femme assise sur des coffres et des paquets. Peut-кtre y avait-il un lien entre ce fourgon et ce rфdeur.

 

L’obscuritй йtait sereine. Pas un nuage au zйnith. Qu’importe que la terre soit rouge, la lune reste blanche. Ce sont lа les indiffйrences du ciel. Dans les prairies, des branches d’arbre cassйes par la mitraille mais non tombйes et retenues par l’йcorce se balanзaient doucement au vent de la nuit. Une haleine, presque une respiration, remuait les broussailles. Il y avait dans l’herbe des frissons qui ressemblaient а des dйparts d’вmes.

 

On entendait vaguement au loin aller et venir les patrouilles et les rondes-major du campement anglais.

 

Hougomont et la Haie-Sainte continuaient de brыler, faisant, l’un а l’ouest, l’autre а l’est, deux grosses flammes auxquelles venait se rattacher, comme un collier de rubis dйnouй ayant а ses extrйmitйs deux escarboucles, le cordon de feux du bivouac anglais йtalй en demi-cercle immense sur les collines de l’horizon.

 

Nous avons dit la catastrophe du chemin d’Ohain. Ce qu’avait йtй cette mort pour tant de braves, le cњur s’йpouvante d’y songer.

 

Si quelque chose est effroyable, s’il existe une rйalitй qui dйpasse le rкve, c’est ceci: vivre, voir le soleil, кtre en pleine possession de la force virile, avoir la santй et la joie, rire vaillamment, courir vers une gloire qu’on a devant soi, йblouissante, se sentir dans la poitrine un poumon qui respire, un cњur qui bat, une volontй qui raisonne, parler, penser, espйrer, aimer, avoir une mиre, avoir une femme, avoir des enfants, avoir la lumiиre, et tout а coup, le temps d’un cri, en moins d’une minute, s’effondrer dans un abоme, tomber, rouler, йcraser, кtre йcrasй, voir des йpis de blй, des fleurs, des feuilles, des branches, ne pouvoir se retenir а rien, sentir son sabre inutile, des hommes sous soi, des chevaux sur soi, se dйbattre en vain, les os brisйs par quelque ruade dans les tйnиbres, sentir un talon qui vous fait jaillir les yeux, mordre avec rage des fers de chevaux, йtouffer, hurler, se tordre, кtre lа-dessous, et se dire: tout а l’heure j’йtais un vivant!

 

Lа oщ avait rвlй ce lamentable dйsastre, tout faisait silence maintenant. L’encaissement du chemin creux йtait comble de chevaux et de cavaliers inextricablement amoncelйs. Enchevкtrement terrible. Il n’y avait plus de talus. Les cadavres nivelaient la route avec la plaine et venaient au ras du bord comme un boisseau d’orge bien mesurй. Un tas de morts dans la partie haute, une riviиre de sang dans la partie basse; telle йtait cette route le soir du 18 juin 1815. Le sang coulait jusque sur la chaussйe de Nivelles et s’y extravasait en une large mare devant l’abatis d’arbres qui barrait la chaussйe, а un endroit qu’on montre encore. C’est, on s’en souvient, au point opposй, vers la chaussйe de Genappe, qu’avait eu lieu l’effondrement des cuirassiers. L’йpaisseur des cadavres se proportionnait а la profondeur du chemin creux. Vers le milieu, а l’endroit oщ il devenait plein, lа oщ avait passй la division Delord, la couche des morts s’amincissait.

 

Le rфdeur nocturne, que nous venons de faire entrevoir au lecteur, allait de ce cфtй. Il furetait cette immense tombe. Il regardait. Il passait on ne sait quelle hideuse revue des morts. Il marchait les pieds dans le sang.

 

Tout а coup il s’arrкta.

А quelques pas devant lui, dans le chemin creux, au point oщ finissait le monceau des morts, de dessous cet amas d’hommes et de chevaux, sortait une main ouverte, йclairйe par la lune.

 

Cette main avait au doigt quelque chose qui brillait, et qui йtait un anneau d’or.

 

L’homme se courba, demeura un moment accroupi, et quand il se releva, il n’y avait plus d’anneau а cette main.

 

Il ne se releva pas prйcisйment; il resta dans une attitude fauve et effarouchйe, tournant le dos au tas de morts, scrutant l’horizon, а genoux, tout l’avant du corps portant sur ses deux index appuyйs а terre, la tкte guettant par-dessus le bord du chemin creux. Les quatre pattes du chacal conviennent а de certaines actions.

 

Puis, prenant son parti, il se dressa.

 

En ce moment il eut un soubresaut. Il sentit que par derriиre on le tenait.

 

Il se retourna; c’йtait la main ouverte qui s’йtait refermйe et qui avait saisi le pan de sa capote.

 

Un honnкte homme eыt eu peur. Celui-ci se mit а rire.

 

– Tiens, dit-il, ce n’est que le mort. J’aime mieux un revenant qu’un gendarme.

 

Cependant la main dйfaillit et le lвcha. L’effort s’йpuise vite dans la tombe.

 

– Ah за! reprit le rфdeur, est-il vivant ce mort? Voyons donc.

Il se pencha de nouveau, fouilla le tas, йcarta ce qui faisait obstacle, saisit la main, empoigna le bras, dйgagea la tкte, tira le corps, et quelques instants aprиs il traоnait dans l’ombre du chemin creux un homme inanimй, au moins йvanoui. C’йtait un cuirassier, un officier, un officier mкme d’un certain rang; une grosse йpaulette d’or sortait de dessous la cuirasse; cet officier n’avait plus de casque. Un furieux coup de sabre balafrait son visage oщ l’on ne voyait que du sang. Du reste, il ne semblait pas qu’il eыt de membre cassй, et par quelque hasard heureux, si ce mot est possible ici, les morts s’йtaient arc-boutйs au-dessus de lui de faзon а le garantir de l’йcrasement. Ses yeux йtaient fermйs.

 

Il avait sur sa cuirasse la croix d’argent de la Lйgion d’honneur.

 

Le rфdeur arracha cette croix qui disparut dans un des gouffres qu’il avait sous sa capote.

 

Aprиs quoi, il tвta le gousset de l’officier, y sentit une montre et la prit. Puis il fouilla le gilet, y trouva une bourse et l’empocha.

 

Comme il en йtait а cette phase des secours qu’il portait а ce mourant, l’officier ouvrit les yeux.

 

– Merci, dit-il faiblement.

 

La brusquerie des mouvements de l’homme qui le maniait, la fraоcheur de la nuit, l’air respirй librement, l’avaient tirй de sa lйthargie.

 

Le rфdeur ne rйpondit point. Il leva la tкte. On entendait un bruit de pas dans la plaine; probablement quelque patrouille qui approchait.

 

L’officier murmura, car il y avait encore de l’agonie dans sa voix:

 

– Qui a gagnй la bataille?

 

– Les Anglais, rйpondit le rфdeur.

 

L’officier reprit:

 

– Cherchez dans mes poches. Vous y trouverez une bourse et une montre. Prenez-les.

 

C’йtait dйjа fait.

 

Le rфdeur exйcuta le semblant demandй, et dit:

 

– Il n’y a rien.

 

– On m’a volй, reprit l’officier; j’en suis fвchй. C’eыt йtй pour vous.

 

Les pas de la patrouille devenaient de plus en plus distincts.

 

– Voici qu’on vient, dit le rфdeur, faisant le mouvement d’un homme qui s’en va.

 

L’officier, soulevant pйniblement le bras, le retint:

 

– Vous m’avez sauvй la vie. Qui кtes-vous?

 

Le rфdeur rйpondit vite et bas:

 

– J’йtais comme vous de l’armйe franзaise. Il faut que je vous quitte. Si l’on me prenait, on me fusillerait. Je vous ai sauvй la vie. Tirez-vous d’affaire maintenant.

 

– Quel est votre grade?

 

– Sergent.

 

– Comment vous appelez-vous?

 

– Thйnardier.

 

– Je n’oublierai pas ce nom, dit l’officier. Et vous, retenez le mien. Je me nomme Pontmercy.

Livre deuxiиme – Le vaisseau L'Orion

 

Chapitre I
Le numйro 24601 devient le numйro 9430

Jean Valjean avait йtй repris.

 

On nous saura grй de passer rapidement sur des dйtails douloureux. Nous nous bornons а transcrire deux entrefilets publiйs par les journaux du temps[42], quelques mois aprиs les йvйnements surprenants accomplis а Montreuil-sur-Mer.

 

Ces articles sont un peu sommaires. On se souvient qu'il n'existait pas encore а cette йpoque de Gazette des Tribunaux.

 

Nous empruntons le premier au Drapeau blanc. Il est datй du 25 juillet 1823:

 

«Un arrondissement du Pas-de-Calais vient d'кtre le thйвtre d'un йvйnement peu ordinaire. Un homme йtranger au dйpartement et nommй Mr Madeleine avait relevй depuis quelques annйes, grвce а des procйdйs nouveaux, une ancienne industrie locale, la fabrication des jais et des verroteries noires. Il y avait fait sa fortune, et, disons-le, celle de l'arrondissement. En reconnaissance de ses services, on l'avait nommй maire. La police a dйcouvert que ce Mr Madeleine n'йtait autre qu'un ancien forзat en rupture de ban, condamnй en 1796 pour vol, et nommй Jean Valjean. Jean Valjean a йtй rйintйgrй au bagne. Il paraоt qu'avant son arrestation il avait rйussi а retirer de chez Mr Laffitte une somme de plus d'un demi-million qu'il y avait placйe, et qu'il avait, du reste, trиs lйgitimement, dit-on, gagnйe dans son commerce. On n'a pu savoir oщ Jean Valjean avait cachй cette somme depuis sa rentrйe au bagne de Toulon. »

 

Le deuxiиme article, un peu plus dйtaillй, est extrait du Journal de Paris, mкme date.

 

«Un ancien forзat libйrй, nommй Jean Valjean, vient de comparaоtre devant la cour d'assises du Var dans des circonstances faites pour appeler l'attention. Ce scйlйrat йtait parvenu а tromper la vigilance de la police; il avait changй de nom et avait rйussi а se faire nommer maire d'une de nos petites villes du Nord. Il avait йtabli dans cette ville un commerce assez considйrable. Il a йtй enfin dйmasquй et arrкtй, grвce au zиle infatigable du ministиre public. Il avait pour concubine une fille publique qui est morte de saisissement au moment de son arrestation. Ce misйrable, qui est douй d'une force herculйenne, avait trouvй moyen de s'йvader; mais, trois ou quatre jours aprиs son йvasion, la police mit de nouveau la main sur lui, а Paris mкme, au moment oщ il montait dans une de ces petites voitures qui font le trajet de la capitale au village de Montfermeil (Seine-et-Oise). On dit qu'il avait profitй de l'intervalle de ces trois ou quatre jours de libertй pour rentrer en possession d'une somme considйrable placйe par lui chez un de nos principaux banquiers. On йvalue cette somme а six ou sept cent mille francs. А en croire l'acte d'accusation, il l'aurait enfouie en un lieu connu de lui seul et l'on n'a pas pu la saisir. Quoi qu'il en soit, le nommй Jean Valjean vient d'кtre traduit aux assises du dйpartement du Var comme accusй d'un vol de grand chemin commis а main armйe, il y a huit ans environ, sur la personne d'un de ces honnкtes enfants qui, comme l'a dit le patriarche de Ferney en vers immortels:

 

… De Savoie arrivent tous les ans

Et dont la main lйgиrement essuie

Ces longs canaux engorgйs par la suie[43].

 

«Ce bandit a renoncй а se dйfendre. Il a йtй йtabli, par l'habile et йloquent organe du ministиre public, que le vol avait йtй commis de complicitй, et que Jean Valjean faisait partie d'une bande de voleurs dans le Midi. En consйquence Jean Valjean, dйclarй coupable, a йtй condamnй а la peine de mort. Ce criminel avait refusй de se pourvoir en cassation. Le roi, dans son inйpuisable clйmence, a daignй commuer sa peine en celle des travaux forcйs а perpйtuitй. Jean Valjean a йtй immйdiatement dirigй sur le bagne de Toulon. »

 

On n'a pas oubliй que Jean Valjean avait а Montreuil-sur-Mer des habitudes religieuses. Quelques journaux, entre autres le Constitutionnel, prйsentиrent cette commutation comme un triomphe du parti prкtre.

 

Jean Valjean changea de chiffre au bagne. Il s'appela 9430.

 

Du reste, disons-le pour n'y plus revenir, avec Mr Madeleine la prospйritй de Montreuil-sur-Mer disparut; tout ce qu'il avait prйvu dans sa nuit de fiиvre et d'hйsitation se rйalisa; lui de moins, ce fut en effet l'вme de moins. Aprиs sa chute, il se fit а Montreuil-sur-Mer ce partage йgoпste des grandes existences tombйes, ce fatal dйpиcement des choses florissantes qui s'accomplit tous les jours obscurйment dans la communautй humaine et que l'histoire n'a remarquй qu'une fois, parce qu'il s'est fait aprиs la mort d'Alexandre. Les lieutenants se couronnent rois; les contre-maоtres s'improvisиrent fabricants. Les rivalitйs envieuses surgirent. Les vastes ateliers de Mr Madeleine furent fermйs; les bвtiments tombиrent en ruine, les ouvriers se dispersиrent. Les uns quittиrent le pays, les autres quittиrent le mйtier. Tout se fit dйsormais en petit, au lieu de se faire en grand; pour le lucre, au lieu de se faire pour le bien. Plus de centre; la concurrence partout, et l'acharnement. Mr Madeleine dominait tout, et dirigeait. Lui tombй, chacun tira а soi; l'esprit de lutte succйda а l'esprit d'organisation, l'вpretй а la cordialitй, la haine de l'un contre l'autre а la bienveillance du fondateur pour tous; les fils nouйs par Mr Madeleine se brouillиrent et se rompirent; on falsifia les procйdйs, on avilit les produits, on tua la confiance; les dйbouchйs diminuиrent, moins de commandes; le salaire baissa, les ateliers chфmиrent, la faillite vint. Et puis plus rien pour les pauvres. Tout s'йvanouit.

 

L'йtat lui-mкme s'aperзut que quelqu'un avait йtй йcrasй quelque part. Moins de quatre ans aprиs l'arrкt de la cour d'assises constatant au profit du bagne l'identitй de Mr Madeleine et de Jean Valjean, les frais de perception de l'impфt йtaient doublйs dans l'arrondissement de Montreuil-sur-Mer, et Mr de Villиle en faisait l'observation а la tribune au mois de fйvrier 1827.

Chapitre II
Oщ on lira deux vers qui sont peut-кtre du diable

Avant d’aller plus loin, il est а propos de raconter avec quelque dйtail un fait singulier qui se passa vers la mкme йpoque а Montfermeil et qui n’est peut-кtre pas sans coпncidence avec certaines conjectures du ministиre public.

 

Il y a dans le pays de Montfermeil une superstition trиs ancienne, d’autant plus curieuse et d’autant plus prйcieuse qu’une superstition populaire dans le voisinage de Paris est comme un aloиs en Sibйrie. Nous sommes de ceux qui respectent tout ce qui est а l’йtat de plante rare. Voici donc la superstition de Montfermeil. On croit que le diable a, de temps immйmorial, choisi la forкt pour y cacher ses trйsors. Les bonnes femmes affirment qu’il n’est pas rare de rencontrer, а la chute du jour, dans les endroits йcartйs du bois, un homme noir, ayant la mine d’un charretier ou d’un bыcheron, chaussй de sabots, vкtu d’un pantalon et d’un sarrau de toile, et reconnaissable en ce qu’au lieu de bonnet ou de chapeau il a deux immenses cornes sur la tкte. Ceci doit le rendre reconnaissable en effet. Cet homme est habituellement occupй а creuser un trou. Il y a trois maniиres de tirer parti de cette rencontre. La premiиre, c’est d’aborder l’homme et de lui parler. Alors on s’aperзoit que cet homme est tout bonnement un paysan, qu’il paraоt noir parce qu’on est au crйpuscule, qu’il ne creuse pas le moindre trou, mais qu’il coupe de l’herbe pour ses vaches, et que ce qu’on avait pris pour des cornes n’est autre chose qu’une fourche а fumier qu’il porte sur son dos et dont les dents, grвce а la perspective du soir, semblaient lui sortir de la tкte. On rentre chez soi, et l’on meurt dans la semaine. La seconde maniиre, c’est de l’observer, d’attendre qu’il ait creusй son trou, qu’il l’ait refermй et qu’il s’en soit allй; puis de courir bien vite а la fosse, de la rouvrir et d’y prendre le «trйsor » que l’homme noir y a nйcessairement dйposй. En ce cas, on meurt dans le mois. Enfin la troisiиme maniиre, c’est de ne point parler а l’homme noir, de ne point le regarder, et de s’enfuir а toutes jambes. On meurt dans l’annйe.

Comme les trois maniиres ont leurs inconvйnients, la seconde, qui offre du moins quelques avantages, entre autres celui de possйder un trйsor, ne fыt-ce qu’un mois, est la plus gйnйralement adoptйe. Les hommes hardis, que toutes les chances tentent, ont donc, assez souvent, а ce qu’on assure, rouvert les trous creusйs par l’homme noir et essayй de voler le diable. Il paraоt que l’opйration est mйdiocre. Du moins, s’il faut en croire la tradition et en particulier les deux vers йnigmatiques en latin barbare qu’a laissйs sur ce sujet un mauvais moine normand, un peu sorcier, appelй Tryphon. Ce Tryphon est enterrй а l’abbaye de Saint-Georges de Bocherville prиs Rouen, et il naоt des crapauds sur sa tombe.

 

On fait donc des efforts йnormes, ces fosses-lа sont ordinairement trиs creuses, on sue, on fouille, on travaille toute une nuit, car c’est la nuit que cela se fait, on mouille sa chemise, on brыle sa chandelle, on йbrиche sa pioche, et lorsqu’on est arrivй enfin au fond du trou, lorsqu’on met la main sur «le trйsor », que trouve-t-on? qu’est-ce que c’est que le trйsor du diable? Un sou, parfois un йcu, une pierre, un squelette, un cadavre saignant, quelquefois un spectre pliй en quatre comme une feuille de papier dans un portefeuille, quelquefois rien. C’est ce que semblent annoncer aux curieux indiscrets les vers de Tryphon:

 

Fodit, et in fossa thesauros condit opaca,

As, nummos, lapides, cadaver, simulacre, nihilque[44].

 

Il paraоt que de nos jours on y trouve aussi, tantфt une poire а poudre avec des balles, tantфt un vieux jeu de cartes gras et roussi qui a йvidemment servi aux diables. Tryphon n’enregistre point ces deux derniиres trouvailles, attendu que Tryphon vivait au douziиme siиcle et qu’il ne semble point que le diable ait eu l’esprit d’inventer la poudre avant Roger Bacon et les cartes avant Charles VI.

 

Du reste, si l’on joue avec ces cartes, on est sыr de perdre tout ce qu’on possиde; et quant а la poudre qui est dans la poire, elle a la propriйtй de vous faire йclater votre fusil а la figure.

 

Or, fort peu de temps aprиs l’йpoque oщ il sembla au ministиre public que le forзat libйrй Jean Valjean, pendant son йvasion de quelques jours, avait rфdй autour de Montfermeil, on remarqua dans ce mкme village qu’un certain vieux cantonnier appelй Boulatruelle avait «des allures » dans le bois. On croyait savoir dans le pays que ce Boulatruelle avait йtй au bagne; il йtait soumis а de certaines surveillances de police, et, comme il ne trouvait d’ouvrage nulle part, l’administration l’employait au rabais comme cantonnier sur le chemin de traverse de Gagny а Lagny.

 

Ce Boulatruelle йtait un homme vu de travers par les gens de l’endroit, trop respectueux, trop humble, prompt а фter son bonnet а tout le monde, tremblant et souriant devant les gendarmes, probablement affiliй а des bandes, disait-on, suspect d’embuscade au coin des taillis а la nuit tombante. Il n’avait que cela pour lui qu’il йtait ivrogne.

 

Voici ce qu’on croyait avoir remarquй:

 

Depuis quelque temps, Boulatruelle quittait de fort bonne heure sa besogne d’empierrement et d’entretien de la route et s’en allait dans la forкt avec sa pioche. On le rencontrait vers le soir dans les clairiиres les plus dйsertes, dans les fourrйs les plus sauvages, ayant l’air de chercher quelque chose, quelquefois creusant des trous. Les bonnes femmes qui passaient le prenaient d’abord pour Belzйbuth, puis elles reconnaissaient Boulatruelle, et n’йtaient guиre plus rassurйes. Ces rencontres paraissaient contrarier vivement Boulatruelle. Il йtait visible qu’il cherchait а se cacher, et qu’il y avait un mystиre dans ce qu’il faisait.

 

On disait dans le village: – C’est clair que le diable a fait quelque apparition. Boulatruelle l’a vu, et cherche. Au fait, il est fichu pour empoigner le magot de Lucifer. Les voltairiens ajoutaient: – Sera-ce Boulatruelle qui attrapera le diable, ou le diable qui attrapera Boulatruelle? Les vieilles femmes faisaient beaucoup de signes de croix.

 

Cependant les manиges de Boulatruelle dans le bois cessиrent, et il reprit rйguliиrement son travail de cantonnier. On parla d’autre chose.

 

Quelques personnes toutefois йtaient restйes curieuses, pensant qu’il y avait probablement dans ceci, non point les fabuleux trйsors de la lйgende, mais quelque bonne aubaine, plus sйrieuse et plus palpable que les billets de banque du diable, et dont le cantonnier avait sans doute surpris а moitiй le secret. Les plus «intriguйs » йtaient le maоtre d’йcole et le gargotier Thйnardier, lequel йtait l’ami de tout le monde et n’avait point dйdaignй de se lier avec Boulatruelle.

 

– Il a йtй aux galиres? disait Thйnardier. Eh! mon Dieu! on ne sait ni qui y est, ni qui y sera.

 

Un soir le maоtre d’йcole affirmait qu’autrefois la justice se serait enquise de ce que Boulatruelle allait faire dans le bois, et qu’il aurait bien fallu qu’il parlвt, et qu’on l’aurait mis а la torture au besoin, et que Boulatruelle n’aurait point rйsistй, par exemple, а la question de l’eau.

 

– Donnons-lui la question du vin, dit Thйnardier.

 

On se mit а quatre et l’on fоt boire le vieux cantonnier. Boulatruelle but йnormйment, et parla peu. Il combina, avec un art admirable et dans une proportion magistrale, la soif d’un goinfre avec la discrйtion d’un juge. Cependant, а force de revenir а la charge, et de rapprocher et de presser les quelques paroles obscures qui lui йchappaient, voici ce que le Thйnardier et le maоtre d’йcole crurent comprendre:

 

Boulatruelle, un matin, en se rendant au point du jour а son ouvrage, aurait йtй surpris de voir dans un coin du bois, sous une broussaille, une pelle et une pioche, comme qui dirait cachйes. Cependant, il aurait pensй que c’йtaient probablement la pelle et la pioche du pиre Six-Fours, le porteur d’eau, et il n’y aurait plus songй. Mais le soir du mкme jour, il aurait vu, sans pouvoir кtre vu lui-mкme, йtant masquй par un gros arbre, se diriger de la route vers le plus йpais du bois «un particulier qui n’йtait pas du tout du pays, et que lui, Boulatruelle, connaissait trиs bien ». Traduction par Thйnardier: un camarade du bagne. Boulatruelle s’йtait obstinйment refusй а dire le nom. Ce particulier portait un paquet, quelque chose de carrй, comme une grande boоte ou un petit coffre. Surprise de Boulatruelle. Ce ne serait pourtant qu’au bout de sept ou huit minutes que l’idйe de suivre «le particulier » lui serait venue. Mais il йtait trop tard, le particulier йtait dйjа dans le fourrй, la nuit s’йtait faite, et Boulatruelle n’avait pu le rejoindre. Alors il avait pris le parti d’observer la lisiиre du bois. «Il faisait lune. » Deux ou trois heures aprиs, Boulatruelle avait vu ressortir du taillis son particulier portant maintenant, non plus le petit coffre-malle, mais une pioche et une pelle. Boulatruelle avait laissй passer le particulier et n’avait pas eu l’idйe de l’aborder, parce qu’il s’йtait dit que l’autre йtait trois fois plus fort que lui, et armй d’une pioche, et l’assommerait probablement en le reconnaissant et en se voyant reconnu. Touchante effusion de deux vieux camarades qui se retrouvent. Mais la pelle et la pioche avaient йtй un trait de lumiиre pour Boulatruelle; il avait couru а la broussaille du matin, et n’y avait plus trouvй ni pelle ni pioche. Il en avait conclu que son particulier, entrй dans le bois, y avait creusй un trou avec la pioche, avait enfoui le coffre, et avait refermй le trou avec la pelle. Or, le coffre йtait trop petit pour contenir un cadavre, donc il contenait de l’argent. De lа ses recherches. Boulatruelle avait explorй, sondй et furetй toute la forкt, et fouillй partout oщ la terre lui avait paru fraоchement remuйe. En vain.



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