Livre premier – Un juste 3 глава




 

– Aussi, dit l'йvкque, je compte aller sans escorte.

 

– Y pensez-vous, monseigneur? s'йcria le maire.

 

– J'y pense tellement, que je refuse absolument les gendarmes et que je vais partir dans une heure.

 

– Partir?

 

– Partir.

 

– Seul?

 

– Seul.

 

– Monseigneur! vous ne ferez pas cela.

 

– Il y a lа, dans la montagne, reprit l'йvкque, une humble petite commune grande comme зa, que je n'ai pas vue depuis trois ans. Ce sont mes bons amis. De doux et honnкtes bergers. Ils possиdent une chиvre sur trente qu'ils gardent. Ils font de fort jolis cordons de laine de diverses couleurs, et ils jouent des airs de montagne sur de petites flыtes а six trous. Ils ont besoin qu'on leur parle de temps en temps du bon Dieu. Que diraient-ils d'un йvкque qui a peur? Que diraient-ils si je n'y allais pas?

 

– Mais, monseigneur, les brigands! Si vous rencontrez les brigands!

 

– Tiens, dit l'йvкque, j'y songe. Vous avez raison. Je puis les rencontrer. Eux aussi doivent avoir besoin qu'on leur parle du bon Dieu.

 

– Monseigneur! mais c'est une bande! c'est un troupeau de loups!

 

– Monsieur le maire, c'est peut-кtre prйcisйment de ce troupeau que Jйsus me fait le pasteur. Qui sait les voies de la Providence?

 

– Monseigneur, ils vous dйvaliseront.

 

– Je n'ai rien.

 

– Ils vous tueront.

 

– Un vieux bonhomme de prкtre qui passe en marmottant ses momeries? Bah! а quoi bon?

 

– Ah! mon Dieu! si vous alliez les rencontrer!

 

– Je leur demanderai l'aumфne pour mes pauvres.

 

– Monseigneur, n'y allez pas, au nom du ciel! vous exposez votre vie.

 

– Monsieur le maire, dit l'йvкque, n'est-ce dйcidйment que cela? Je ne suis pas en ce monde pour garder ma vie, mais pour garder les вmes[13].

 

Il fallut le laisser faire. Il partit, accompagnй seulement d'un enfant qui s'offrit а lui servir de guide. Son obstination fit bruit dans le pays, et effraya trиs fort.

 

Il ne voulut emmener ni sa sњur ni madame Magloire. Il traversa la montagne а mulet, ne rencontra personne, et arriva sain et sauf chez ses «bons amis » les bergers. Il y resta quinze jours, prкchant, administrant, enseignant, moralisant. Lorsqu'il fut proche de son dйpart, il rйsolut de chanter pontificalement un Te Deum. Il en parla au curй. Mais comment faire? pas d'ornements йpiscopaux. On ne pouvait mettre а sa disposition qu'une chйtive sacristie de village avec quelques vieilles chasubles de damas usй ornйes de galons faux.

 

– Bah! dit l'йvкque. Monsieur le curй, annonзons toujours au prфne notre Te Deum. Cela s'arrangera.

 

On chercha dans les йglises d'alentour. Toutes les magnificences de ces humbles paroisses rйunies n'auraient pas suffi а vкtir convenablement un chantre de cathйdrale. Comme on йtait dans cet embarras, une grande caisse fut apportйe et dйposйe au presbytиre pour M. l'йvкque par deux cavaliers inconnus qui repartirent sur-le-champ. On ouvrit la caisse; elle contenait une chape de drap d'or, une mitre ornйe de diamants, une croix archiйpiscopale, une crosse magnifique, tous les vкtements pontificaux volйs un mois auparavant au trйsor de Notre-Dame d'Embrun. Dans la caisse, il y avait un papier sur lequel йtaient йcrits ces mots: Cravatte а monseigneur Bienvenu.

 

– Quand je disais que cela s'arrangerait! dit l'йvкque.

 

Puis il ajouta en souriant:

 

– А qui se contente d'un surplis de curй, Dieu envoie une chape d'archevкque.

 

– Monseigneur, murmura le curй en hochant la tкte avec un sourire, Dieu, ou le diable.

 

L'йvкque regarda fixement le curй et reprit avec autoritй:

 

– Dieu!

 

Quand il revint au Chastelar, et tout le long de la route, on venait le regarder par curiositй. Il retrouva au presbytиre du Chastelar mademoiselle Baptistine et madame Magloire qui l'attendaient, et il dit а sa sњur:

 

– Eh bien, avais-je raison? Le pauvre prкtre est allй chez ces pauvres montagnards les mains vides, il en revient les mains pleines. J'йtais parti n'emportant que ma confiance en Dieu; je rapporte le trйsor d'une cathйdrale.

 

Le soir, avant de se coucher, il dit encore:

 

– Ne craignons jamais les voleurs ni les meurtriers. Ce sont lа les dangers du dehors, les petits dangers. Craignons-nous nous-mкmes. Les prйjugйs, voilа les voleurs; les vices, voilа les meurtriers. Les grands dangers sont au dedans de nous. Qu'importe ce qui menace notre tкte ou notre bourse! Ne songeons qu'а ce qui menace notre вme.

 

Puis se tournant vers sa sњur:

 

– Ma sњur, de la part du prкtre jamais de prйcaution contre le prochain. Ce que le prochain fait, Dieu le permet. Bornons-nous а prier Dieu quand nous croyons qu'un danger arrive sur nous. Prions-le, non pour nous, mais pour que notre frиre ne tombe pas en faute а notre occasion.

 

Du reste, les йvйnements йtaient rares dans son existence. Nous racontons ceux que nous savons; mais d'ordinaire il passait sa vie а faire toujours les mкmes choses aux mкmes moments. Un mois de son annйe ressemblait а une heure de sa journйe.

 

Quant а ce que devint «le trйsor » de la cathйdrale d'Embrun, on nous embarrasserait de nous interroger lа-dessus. C'йtaient lа de bien belles choses, et bien tentantes, et bien bonnes а voler au profit des malheureux. Volйes, elles l'йtaient dйjа d'ailleurs. La moitiй de l'aventure йtait accomplie; il ne restait plus qu'а changer la direction du vol, et qu'а lui faire faire un petit bout de chemin du cфtй des pauvres. Nous n'affirmons rien du reste а ce sujet. Seulement on a trouvй dans les papiers de l'йvкque une note assez obscure qui se rapporte peut-кtre а cette affaire, et qui est ainsi conзue: La question est de savoir si cela doit faire retour а la cathйdrale ou а l'hфpital.

Chapitre VIII
Philosophie aprиs boire

Le sйnateur dont il a йtй parlй plus haut йtait un homme entendu qui avait fait son chemin avec une rectitude inattentive а toutes ces rencontres qui font obstacle et qu'on nomme conscience, foi jurйe, justice, devoir; il avait marchй droit а son but et sans broncher une seule fois dans la ligne de son avancement et de son intйrкt. C'йtait un ancien procureur, attendri par le succиs, pas mйchant homme du tout, rendant tous les petits services qu'il pouvait а ses fils, а ses gendres, а ses parents, mкme а des amis; ayant sagement pris de la vie les bons cфtйs, les bonnes occasions, les bonnes aubaines. Le reste lui semblait assez bкte. Il йtait spirituel, et juste assez lettrй pour se croire un disciple d'Йpicure en n'йtant peut-кtre qu'un produit de Pigault-Lebrun[14]. Il riait volontiers, et agrйablement, des choses infinies et йternelles, et des «billevesйes du bonhomme йvкque ». Il en riait quelquefois, avec une aimable autoritй, devant M. Myriel lui-mкme, qui йcoutait.

 

А je ne sais plus quelle cйrйmonie demi-officielle, le comte*** (ce sйnateur) et M. Myriel durent dоner chez le prйfet. Au dessert, le sйnateur, un peu йgayй, quoique toujours digne, s'йcria:

 

– Parbleu, monsieur l'йvкque, causons. Un sйnateur et un йvкque se regardent difficilement sans cligner de l'њil. Nous sommes deux augures. Je vais vous faire un aveu. J'ai ma philosophie.

 

– Et vous avez raison, rйpondit l'йvкque. Comme on fait sa philosophie on se couche. Vous кtes sur le lit de pourpre, monsieur le sйnateur.

 

Le sйnateur, encouragй, reprit:

 

– Soyons bons enfants.

 

– Bons diables mкme, dit l'йvкque.

 

– Je vous dйclare, reprit le sйnateur, que le marquis d'Argens, Pyrrhon, Hobbes et M. Naigeon[15] ne sont pas des maroufles. J'ai dans ma bibliothиque tous mes philosophes dorйs sur tranche.

 

– Comme vous-mкme, monsieur le comte, interrompit l'йvкque.

 

Le sйnateur poursuivit:

 

– Je hais Diderot; c'est un idйologue, un dйclamateur et un rйvolutionnaire, au fond croyant en Dieu, et plus bigot que Voltaire. Voltaire s'est moquй de Needham, et il a eu tort; car les anguilles de Needham[16] prouvent que Dieu est inutile. Une goutte de vinaigre dans une cuillerйe de pвte de farine supplйe le fiat lux. Supposez la goutte plus grosse et la cuillerйe plus grande, vous avez le monde. L'homme, c'est l'anguille. Alors а quoi bon le Pиre йternel? Monsieur l'йvкque, l'hypothиse Jйhovah me fatigue. Elle n'est bonne qu'а produire des gens maigres qui songent creux. А bas ce grand Tout qui me tracasse! Vive Zйro qui me laisse tranquille! De vous а moi, et pour vider mon sac, et pour me confesser а mon pasteur comme il convient, je vous avoue que j'ai du bon sens. Je ne suis pas fou de votre Jйsus qui prкche а tout bout de champ le renoncement et le sacrifice. Conseil d'avare а des gueux. Renoncement! pourquoi? Sacrifice! а quoi? Je ne vois pas qu'un loup s'immole au bonheur d'un autre loup. Restons donc dans la nature. Nous sommes au sommet; ayons la philosophie supйrieure. Que sert d'кtre en haut, si l'on ne voit pas plus loin que le bout du nez des autres? Vivons gaоment. La vie, c'est tout. Que l'homme ait un autre avenir, ailleurs, lа-haut, lа-bas, quelque part, je n'en crois pas un traоtre mot. Ah! l'on me recommande le sacrifice et le renoncement, je dois prendre garde а tout ce que je fais, il faut que je me casse la tкte sur le bien et le mal, sur le juste et l'injuste, sur le fas et le nefas[17]. Pourquoi? parce que j'aurai а rendre compte de mes actions. Quand? aprиs ma mort. Quel bon rкve! Aprиs ma mort, bien fin qui me pincera. Faites donc saisir une poignйe de cendre par une main d'ombre. Disons le vrai, nous qui sommes des initiйs et qui avons levй la jupe d'Isis: il n'y a ni bien, ni mal; il y a de la vйgйtation. Cherchons le rйel. Creusons tout а fait. Allons au fond, que diable! Il faut flairer la vйritй, fouiller sous terre, et la saisir. Alors elle vous donne des joies exquises. Alors vous devenez fort, et vous riez. Je suis carrй par la base, moi. Monsieur l'йvкque, l'immortalitй de l'homme est un йcoute-s'il-pleut. Oh! la charmante promesse! Fiez-vous-y. Le bon billet qu'a Adam! On est вme, on sera ange, on aura des ailes bleues aux omoplates. Aidez-moi donc, n'est-ce pas Tertullien qui dit que les bienheureux iront d'un astre а l'autre? Soit. On sera les sauterelles des йtoiles. Et puis, on verra Dieu. Ta ta ta. Fadaises que tous ces paradis. Dieu est une sonnette monstre. Je ne dirais point cela dans le Moniteur[18], parbleu! mais je le chuchote entre amis. Inter pocula[19]. Sacrifier la terre au paradis, c'est lвcher la proie pour l'ombre. Кtre dupe de l'infini! pas si bкte. Je suis nйant. Je m'appelle monsieur le comte Nйant, sйnateur. Йtais-je avant ma naissance? Non. Serai-je aprиs ma mort? Non. Que suis-je? un peu de poussiиre agrйgйe par un organisme. Qu'ai-je а faire sur cette terre? J'ai le choix. Souffrir ou jouir. Oщ me mиnera la souffrance? Au nйant. Mais j'aurai souffert. Oщ me mиnera la jouissance? Au nйant. Mais j'aurai joui. Mon choix est fait. Il faut кtre mangeant ou mangй. Je mange. Mieux vaut кtre la dent que l'herbe. Telle est ma sagesse. Aprиs quoi, va comme je te pousse, le fossoyeur est lа, le Panthйon pour nous autres, tout tombe dans le grand trou. Fin. Finis. Liquidation totale. Ceci est l'endroit de l'йvanouissement. La mort est morte, croyez-moi. Qu'il y ait lа quelqu'un qui ait quelque chose а me dire, je ris d'y songer. Invention de nourrices. Croquemitaine pour les enfants, Jйhovah pour les hommes. Non, notre lendemain est de la nuit. Derriиre la tombe, il n'y a plus que des nйants йgaux. Vous avez йtй Sardanapale, vous avez йtй Vincent de Paul, cela fait le mкme rien. Voilа le vrai. Donc vivez, par-dessus tout. Usez de votre moi pendant que vous le tenez. En vйritй, je vous le dis, monsieur l'йvкque, j'ai ma philosophie, et j'ai mes philosophes. Je ne me laisse pas enguirlander par des balivernes. Aprиs зa, il faut bien quelque chose а ceux qui sont en bas, aux va-nu-pieds, aux gagne-petit, aux misйrables. On leur donne а gober les lйgendes, les chimиres, l'вme, l'immortalitй, le paradis, les йtoiles. Ils mвchent cela. Ils le mettent sur leur pain sec. Qui n'a rien a le bon Dieu. C'est bien le moins. Je n'y fais point obstacle, mais je garde pour moi monsieur Naigeon. Le bon Dieu est bon pour le peuple.

 

L'йvкque battit des mains.

 

– Voilа parler! s'йcria-t-il. L'excellente chose, et vraiment merveilleuse, que ce matйrialisme-lа! Ne l'a pas qui veut. Ah! quand on l'a, on n'est plus dupe; on ne se laisse pas bкtement exiler comme Caton, ni lapider comme Йtienne, ni brыler vif comme Jeanne d'Arc. Ceux qui ont rйussi а se procurer ce matйrialisme admirable ont la joie de se sentir irresponsables, et de penser qu'ils peuvent dйvorer tout, sans inquiйtude, les places, les sinйcures, les dignitйs, le pouvoir bien ou mal acquis, les palinodies lucratives, les trahisons utiles, les savoureuses capitulations de conscience, et qu'ils entreront dans la tombe, leur digestion faite. Comme c'est agrйable! Je ne dis pas cela pour vous, monsieur le sйnateur. Cependant il m'est impossible de ne point vous fйliciter. Vous autres grands seigneurs, vous avez, vous le dites, une philosophie а vous et pour vous, exquise, raffinйe, accessible aux riches seuls, bonne а toutes les sauces, assaisonnant admirablement les voluptйs de la vie. Cette philosophie est prise dans les profondeurs et dйterrйe par des chercheurs spйciaux. Mais vous кtes bons princes, et vous ne trouvez pas mauvais que la croyance au bon Dieu soit la philosophie du peuple, а peu prиs comme l'oie aux marrons est la dinde aux truffes du pauvre.

Chapitre IX
Le frиre racontй par la sњur

Pour donner une idйe du mйnage intйrieur de M. l'йvкque de Digne et de la faзon dont ces deux saintes filles subordonnaient leurs actions, leurs pensйes, mкme leurs instincts de femmes aisйment effrayйes, aux habitudes et aux intentions de l'йvкque, sans qu'il eыt mкme а prendre la peine de parler pour les exprimer, nous ne pouvons mieux faire que de transcrire ici une lettre de mademoiselle Baptistine а madame la vicomtesse de Boischevron, son amie d'enfance. Cette lettre est entre nos mains.

 

«Digne, 16 dйcembre 18…

 

«Ma bonne madame, pas un jour ne se passe sans que nous parlions de vous. C'est assez notre habitude, mais il y a une raison de plus. Figurez-vous qu'en lavant et йpoussetant les plafonds et les murs, madame Magloire a fait des dйcouvertes; maintenant nos deux chambres tapissйes de vieux papier blanchi а la chaux ne dйpareraient pas un chвteau dans le genre du vфtre. Madame Magloire a dйchirй tout le papier. Il y avait des choses dessous. Mon salon, oщ il n'y a pas de meubles, et dont nous nous servons pour йtendre le linge aprиs les lessives, a quinze pieds de haut, dix-huit de large carrйs, un plafond peint anciennement avec dorure, des solives comme chez vous. C'йtait recouvert d'une toile, du temps que c'йtait l'hфpital. Enfin des boiseries du temps de nos grand'mиres. Mais c'est ma chambre qu'il faut voir. Madame Magloire a dйcouvert, sous au moins dix papiers collйs dessus, des peintures, sans кtre bonnes, qui peuvent se supporter. C'est Tйlйmaque reзu chevalier par Minerve, c'est lui encore dans les jardins. Le nom m'йchappe. Enfin oщ les dames romaines se rendaient une seule nuit. Que vous dirai-je? j'ai des romains, des romaines (ici un mot illisible), et toute la suite. Madame Magloire a dйbarbouillй tout cela, et cet йtй elle va rйparer quelques petites avaries, revenir le tout, et ma chambre sera un vrai musйe. Elle a trouvй aussi dans un coin du grenier deux consoles en bois, genre ancien. On demandait deux йcus de six livres pour les redorer, mais il vaut bien mieux donner cela aux pauvres; d'ailleurs c'est fort laid, et j'aimerais mieux une table ronde en acajou.

 

«Je suis toujours bien heureuse. Mon frиre est si bon. Il donne tout ce qu'il a aux indigents et aux malades. Nous sommes trиs gкnйs. Le pays est dur l'hiver, et il faut bien faire quelque chose pour ceux qui manquent. Nous sommes а peu prиs chauffйs et йclairйs. Vous voyez que ce sont de grandes douceurs.

 

«Mon frиre a ses habitudes а lui. Quand il cause, il dit qu'un йvкque doit кtre ainsi. Figurez-vous que la porte de la maison n'est jamais fermйe. Entre qui veut, et l'on est tout de suite chez mon frиre. Il ne craint rien, mкme la nuit. C'est lа sa bravoure а lui, comme il dit.

 

«Il ne veut pas que je craigne pour lui, ni que madame Magloire craigne. Il s'expose а tous les dangers, et il ne veut mкme pas que nous ayons l'air de nous en apercevoir. Il faut savoir le comprendre.

 

«Il sort par la pluie, il marche dans l'eau, il voyage en hiver. Il n'a pas peur de la nuit, des routes suspectes ni des rencontres.

 

«L'an dernier, il est allй tout seul dans un pays de voleurs. Il n'a pas voulu nous emmener. Il est restй quinze jours absent. А son retour, il n'avait rien eu, on le croyait mort, et il se portait bien, et il a dit: “Voilа comme on m'a volй!” Et il a ouvert une malle pleine de tous les bijoux de la cathйdrale d'Embrun, que les voleurs lui avaient donnйs.

 

«Cette fois-lа, en revenant, comme j'йtais allйe а sa rencontre а deux lieues avec d'autres de ses amis, je n'ai pu m'empкcher de le gronder un peu, en ayant soin de ne parler que pendant que la voiture faisait du bruit, afin que personne autre ne pыt entendre.

 

«Dans les premiers temps, je me disais: il n'y a pas de dangers qui l'arrкtent, il est terrible. А prйsent j'ai fini par m'y accoutumer. Je fais signe а madame Magloire pour qu'elle ne le contrarie pas. Il se risque comme il veut. Moi j'emmиne madame Magloire, je rentre dans ma chambre, je prie pour lui, et je m'endors. Je suis tranquille, parce que je sais bien que s'il lui arrivait malheur, ce serait ma fin. Je m'en irais au bon Dieu avec mon frиre et mon йvкque. Madame Magloire a eu plus de peine que moi а s'habituer а ce qu'elle appelait ses imprudences. Mais а prйsent le pli est pris. Nous prions toutes les deux, nous avons peur ensemble, et nous nous endormons. Le diable entrerait dans la maison qu'on le laisserait faire. Aprиs tout, que craignons-nous dans cette maison? Il y a toujours quelqu'un avec nous, qui est le plus fort. Le diable peut y passer, mais le bon Dieu l'habite.

 

«Voilа qui me suffit. Mon frиre n'a plus mкme besoin de me dire un mot maintenant. Je le comprends sans qu'il parle, et nous nous abandonnons а la Providence.

 

«Voilа comme il faut кtre avec un homme qui a du grand dans l'esprit.

 

«J'ai questionnй mon frиre pour le renseignement que vous me demandez sur la famille de Faux. Vous savez comme il sait tout et comme il a des souvenirs, car il est toujours trиs bon royaliste. C'est de vrai une trиs ancienne famille normande de la gйnйralitй de Caen. Il y a cinq cents ans d'un Raoul de Faux, d'un Jean de Faux et d'un Thomas de Faux, qui йtaient des gentilshommes, dont un seigneur de Rochefort. Le dernier йtait Guy-Йtienne-Alexandre, et йtait maоtre de camp, et quelque chose dans les chevaux-lйgers de Bretagne. Sa fille Marie-Louise a йpousй Adrien-Charles de Gramont, fils du duc Louis de Gramont, pair de France, colonel des gardes franзaises et lieutenant gйnйral des armйes. On йcrit Faux, Fauq et Faoucq.

 

«Bonne madame, recommandez-nous aux priиres de votre saint parent, M. le cardinal. Quant а votre chиre Sylvanie, elle a bien fait de ne pas prendre les courts instants qu'elle passe prиs de vous pour m'йcrire. Elle se porte bien, travaille selon vos dйsirs, m'aime toujours. C'est tout ce que je veux. Son souvenir par vous m'est arrivй. Je m'en trouve heureuse. Ma santй n'est pas trop mauvaise, et cependant je maigris tous les jours davantage. Adieu, le papier me manque et me force de vous quitter. Mille bonnes choses.

 

«Baptistine.

 

«P S. Madame votre belle-sњur est toujours ici avec sa jeune famille. Votre petit-neveu est charmant. Savez-vous qu'il a cinq ans bientфt! Hier il a vu passer un cheval auquel on avait mis des genouillиres, et il disait: “Qu'est-ce qu'il a donc aux genoux?” Il est si gentil, cet enfant! Son petit frиre traоne un vieux balai dans l'appartement comme une voiture, et dit: “Hu!” »

 

Comme on le voit par cette lettre, ces deux femmes savaient se plier aux faзons d'кtre de l'йvкque avec ce gйnie particulier de la femme qui comprend l'homme mieux que l'homme ne se comprend. L'йvкque de Digne, sous cet air doux et candide qui ne se dйmentait jamais, faisait parfois des choses grandes, hardies et magnifiques, sans paraоtre mкme s'en douter. Elles en tremblaient, mais elles le laissaient faire. Quelquefois madame Magloire essayait une remontrance avant; jamais pendant ni aprиs. Jamais on ne le troublait, ne fыt-ce que par un signe, dans une action commencйe. А de certains moments, sans qu'il eыt besoin de le dire, lorsqu'il n'en avait peut-кtre pas lui-mкme conscience, tant sa simplicitй йtait parfaite, elles sentaient vaguement qu'il agissait comme йvкque; alors elles n'йtaient plus que deux ombres dans la maison. Elles le servaient passivement, et, si c'йtait obйir que de disparaоtre, elles disparaissaient. Elles savaient, avec une admirable dйlicatesse d'instinct, que certaines sollicitudes peuvent gкner. Aussi, mкme le croyant en pйril, elles comprenaient, je ne dis pas sa pensйe, mais sa nature, jusqu'au point de ne plus veiller sur lui. Elles le confiaient а Dieu.

 

D'ailleurs Baptistine disait, comme on vient de le lire, que la fin de son frиre serait la sienne. Madame Magloire ne le disait pas, mais elle le savait.

Chapitre X
L'йvкque en prйsence d'une lumiиre inconnue[20]

А une йpoque un peu postйrieure а la date de la lettre citйe dans les pages prйcйdentes, il fit une chose, а en croire toute la ville, plus risquйe encore que sa promenade а travers les montagnes des bandits. Il y avait prиs de Digne, dans la campagne, un homme qui vivait solitaire. Cet homme, disons tout de suite le gros mot, йtait un ancien conventionnel. Il se nommait G.

 

On parlait du conventionnel G[21]. dans le petit monde de Digne avec une sorte d'horreur. Un conventionnel, vous figurez-vous cela? Cela existait du temps qu'on se tutoyait et qu'on disait: citoyen. Cet homme йtait а peu prиs un monstre. Il n'avait pas votй la mort du roi, mais presque. C'йtait un quasi-rйgicide. Il avait йtй terrible. Comment, au retour des princes lйgitimes, n'avait-on pas traduit cet homme-lа devant une cour prйvфtale? On ne lui eыt pas coupй la tкte, si vous voulez, il faut de la clйmence, soit; mais un bon bannissement а vie. Un exemple enfin! etc., etc. C'йtait un athйe d'ailleurs, comme tous ces gens-lа. – Commйrages des oies sur le vautour.

 

Йtait-ce du reste un vautour que G.? Oui, si l'on en jugeait par ce qu'il y avait de farouche dans sa solitude. N'ayant pas votй la mort du roi, il n'avait pas йtй compris dans les dйcrets d'exil et avait pu rester en France[22].

 

Il habitait, а trois quarts d'heure de la ville, loin de tout hameau, loin de tout chemin, on ne sait quel repli perdu d'un vallon trиs sauvage. Il avait lа, disait-on, une espиce de champ, un trou, un repaire. Pas de voisins; pas mкme de passants. Depuis qu'il demeurait dans ce vallon, le sentier qui y conduisait avait disparu sous l'herbe. On parlait de cet endroit-lа comme de la maison du bourreau. Pourtant l'йvкque songeait, et de temps en temps regardait l'horizon а l'endroit oщ un bouquet d'arbres marquait le vallon du vieux conventionnel, et il disait:

 

– Il y a lа une вme qui est seule.

 

Et au fond de sa pensйe il ajoutait: «Je lui dois ma visite. »

 

Mais, avouons-le, cette idйe, au premier abord naturelle, lui apparaissait, aprиs un moment de rйflexion, comme йtrange et impossible, et presque repoussante. Car, au fond, il partageait l'impression gйnйrale, et le conventionnel lui inspirait, sans qu'il s'en rendоt clairement compte, ce sentiment qui est comme la frontiиre de la haine et qu'exprime si bien le mot йloignement.

 

Toutefois, la gale de la brebis doit-elle faire reculer le pasteur? Non. Mais quelle brebis!

 

Le bon йvкque йtait perplexe. Quelquefois il allait de ce cфtй-lа, puis il revenait. Un jour enfin le bruit se rйpandit dans la ville qu'une faзon de jeune pвtre qui servait le conventionnel G. dans sa bauge йtait venu chercher un mйdecin; que le vieux scйlйrat se mourait, que la paralysie le gagnait, et qu'il ne passerait pas la nuit.

 

– Dieu merci! ajoutaient quelques-uns.

 

L'йvкque prit son bвton, mit son pardessus а cause de sa soutane un peu trop usйe, comme nous l'avons dit, et aussi а cause du vent du soir qui ne devait pas tarder а souffler, et partit.

 

Le soleil dйclinait et touchait presque а l'horizon, quand l'йvкque arriva а l'endroit excommuniй. Il reconnut avec un certain battement de cњur qu'il йtait prиs de la taniиre. Il enjamba un fossй, franchit une haie, leva un йchalier, entra dans un courtil dйlabrй, fit quelques pas assez hardiment, et tout а coup, au fond de la friche, derriиre une haute broussaille, il aperзut la caverne.

 

C'йtait une cabane toute basse, indigente, petite et propre, avec une treille clouйe а la faзade.

 

Devant la porte, dans une vieille chaise а roulettes, fauteuil du paysan, il y avait un homme en cheveux blancs qui souriait au soleil.

 

Prиs du vieillard assis se tenait debout un jeune garзon, le petit pвtre. Il tendait au vieillard une jatte de lait.

 

Pendant que l'йvкque regardait, le vieillard йleva la voix:

 

– Merci, dit-il, je n'ai plus besoin de rien.

 

Et son sourire quitta le soleil pour s'arrкter sur l'enfant.

 

L'йvкque s'avanзa. Au bruit qu'il fit en marchant, le vieux homme assis tourna la tкte, et son visage exprima toute la quantitй de surprise qu'on peut avoir aprиs une longue vie.

 

– Depuis que je suis ici, dit-il, voilа la premiиre fois qu'on entre chez moi. Qui кtes-vous, monsieur?

 

L'йvкque rйpondit:

 

– Je me nomme Bienvenu Myriel.

 

– Bienvenu Myriel! j'ai entendu prononcer ce nom. Est-ce que c'est vous que le peuple appelle monseigneur Bienvenu?

 

– C'est moi.

 

Le vieillard reprit avec un demi-sourire:

 

– En ce cas, vous кtes mon йvкque?

 

– Un peu.

 

– Entrez, monsieur.

 

Le conventionnel tendit la main а l'йvкque, mais l'йvкque ne la prit pas. L'йvкque se borna а dire:

 

– Je suis satisfait de voir qu'on m'avait trompй. Vous ne me semblez, certes, pas malade.

 

– Monsieur, rйpondit le vieillard, je vais guйrir.

 

Il fit une pause et dit:

 

– Je mourrai dans trois heures.

 

Puis il reprit:

 

– Je suis un peu mйdecin; je sais de quelle faзon la derniиre heure vient. Hier, je n'avais que les pieds froids; aujourd'hui, le froid a gagnй les genoux; maintenant je le sens qui monte jusqu'а la ceinture; quand il sera au cњur, je m'arrкterai. Le soleil est beau, n'est-ce pas? je me suis fait rouler dehors pour jeter un dernier coup d'њil sur les choses, vous pouvez me parler, cela ne me fatigue point. Vous faites bien de venir regarder un homme qui va mourir. Il est bon que ce moment-lа ait des tйmoins. On a des manies; j'aurais voulu aller jusqu'а l'aube. Mais je sais que j'en ai а peine pour trois heures. Il fera nuit. Au fait, qu'importe! Finir est une affaire simple. On n'a pas besoin du matin pour cela. Soit. Je mourrai а la belle йtoile.

 

Le vieillard se tourna vers le pвtre.

 

– Toi, va te coucher. Tu as veillй l'autre nuit. Tu es fatiguй.

 

L'enfant rentra dans la cabane.

 

Le vieillard le suivit des yeux et ajouta comme se parlant а lui-mкme:

 

– Pendant qu'il dormira, je mourrai. Les deux sommeils peuvent faire bon voisinage.

 

L'йvкque n'йtait pas йmu comme il semble qu'il aurait pu l'кtre. Il ne croyait pas sentir Dieu dans cette faзon de mourir. Disons tout, car les petites contradictions des grands cњurs veulent кtre indiquйes comme le reste, lui qui, dans l'occasion, riait si volontiers de Sa Grandeur, il йtait quelque peu choquй de ne pas кtre appelй monseigneur, et il йtait presque tentй de rйpliquer: citoyen. Il lui vint une vellйitй de familiaritй bourrue, assez ordinaire aux mйdecins et aux prкtres, mais qui ne lui йtait pas habituelle, а lui. Cet homme, aprиs tout, ce conventionnel, ce reprйsentant du peuple, avait йtй un puissant de la terre; pour la premiиre fois de sa vie peut-кtre, l'йvкque se sentit en humeur de sйvйritй.



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