Livre premier – Un juste 7 глава




 

– Monsieur, asseyez-vous et chauffez-vous. Nous allons souper dans un instant, et l'on fera votre lit pendant que vous souperez.

 

Ici l'homme comprit tout а fait. L'expression de son visage, jusqu'alors sombre et dure, s'empreignit de stupйfaction, de doute, de joie, et devint extraordinaire. Il se mit а balbutier comme un homme fou:

 

– Vrai? quoi? vous me gardez? vous ne me chassez pas! un forзat! Vous m'appelez monsieur! vous ne me tutoyez pas! Va-t-en, chien! qu'on me dit toujours. Je croyais bien que vous me chasseriez. Aussi j'avais dit tout de suite qui je suis. Oh! la brave femme qui m'a enseignй ici! Je vais souper! un lit! Un lit avec des matelas et des draps! comme tout le monde! il y a dix-neuf ans que je n'ai couchй dans un lit! Vous voulez bien que je ne m'en aille pas! Vous кtes de dignes gens! D'ailleurs j'ai de l'argent. Je payerai bien. Pardon, monsieur l'aubergiste, comment vous appelez-vous? Je payerai tout ce qu'on voudra. Vous кtes un brave homme. Vous кtes aubergiste, n'est-ce pas?

 

– Je suis, dit l'йvкque, un prкtre qui demeure ici.

 

– Un prкtre! reprit l'homme. Oh! un brave homme de prкtre! Alors vous ne me demandez pas d'argent? Le curй, n'est-ce pas? le curй de cette grande йglise? Tiens! c'est vrai, que je suis bкte! je n'avais pas vu votre calotte!

 

Tout en parlant, il avait dйposй son sac et son bвton dans un coin, puis remis son passeport dans sa poche, et il s'йtait assis. Mademoiselle Baptistine le considйrait avec douceur. Il continua:

 

– Vous кtes humain, monsieur le curй. Vous n'avez pas de mйpris. C'est bien bon un bon prкtre. Alors vous n'avez pas besoin que je paye?

 

– Non, dit l'йvкque, gardez votre argent. Combien avez-vous? ne m'avez-vous pas dit cent neuf francs?

 

– Quinze sous, ajouta l'homme.

 

– Cent neuf francs quinze sous. Et combien de temps avez-vous mis а gagner cela?

 

– Dix-neuf ans.

 

– Dix-neuf ans!

 

L'йvкque soupira profondйment.

 

L'homme poursuivit:

 

– J'ai encore tout mon argent. Depuis quatre jours je n'ai dйpensй que vingt-cinq sous que j'ai gagnйs en aidant а dйcharger des voitures а Grasse. Puisque vous кtes abbй, je vais vous dire, nous avions un aumфnier au bagne. Et puis un jour j'ai vu un йvкque. Monseigneur, qu'on appelle. C'йtait l'йvкque de la Majore, а Marseille. C'est le curй qui est sur les curйs. Vous savez, pardon, je dis mal cela, mais pour moi, c'est si loin! – Vous comprenez, nous autres! Il a dit la messe au milieu du bagne, sur un autel, il avait une chose pointue, en or, sur la tкte. Au grand jour de midi, cela brillait. Nous йtions en rang. Des trois cфtйs. Avec les canons, mиche allumйe, en face de nous. Nous ne voyions pas bien. Il a parlй, mais il йtait trop au fond, nous n'entendions pas. Voilа ce que c'est qu'un йvкque.

 

Pendant qu'il parlait, l'йvкque йtait allй pousser la porte qui йtait restйe toute grande ouverte.

 

Madame Magloire rentra. Elle apportait un couvert qu'elle mit sur la table.

 

– Madame Magloire, dit l'йvкque, mettez ce couvert le plus prиs possible du feu.

 

Et se tournant vers son hфte:

 

– Le vent de nuit est dur dans les Alpes. Vous devez avoir froid, monsieur?

 

Chaque fois qu'il disait ce mot monsieur, avec sa voix doucement grave et de si bonne compagnie, le visage de l'homme s'illuminait. Monsieur а un forзat, c'est un verre d'eau а un naufragй de la Mйduse. L'ignominie a soif de considйration.

 

– Voici, reprit l'йvкque, une lampe qui йclaire bien mal.

 

Madame Magloire comprit, et elle alla chercher sur la cheminйe de la chambre а coucher de monseigneur les deux chandeliers d'argent qu'elle posa sur la table tout allumйs.

 

– Monsieur le curй, dit l'homme, vous кtes bon. Vous ne me mйprisez pas. Vous me recevez chez vous. Vous allumez vos cierges pour moi. Je ne vous ai pourtant pas cachй d'oщ je viens et que je suis un homme malheureux.

 

L'йvкque, assis prиs de lui, lui toucha doucement la main.

 

– Vous pouviez ne pas me dire qui vous йtiez.

 

Ce n'est pas ici ma maison, c'est la maison de Jйsus-Christ. Cette porte ne demande pas а celui qui entre s'il a un nom, mais s'il a une douleur. Vous souffrez; vous avez faim et soif; soyez le bienvenu. Et ne me remerciez pas, ne me dites pas que je vous reзois chez moi. Personne n'est ici chez soi, exceptй celui qui a besoin d'un asile. Je vous le dis а vous qui passez, vous кtes ici chez vous plus que moi-mкme. Tout ce qui est ici est а vous. Qu'ai-je besoin de savoir votre nom? D'ailleurs, avant que vous me le disiez, vous en avez un que je savais.

 

L'homme ouvrit des yeux йtonnйs.

 

– Vrai? vous saviez comment je m'appelle?

 

– Oui, rйpondit l'йvкque, vous vous appelez mon frиre.

 

– Tenez, monsieur le curй! s'йcria l'homme, j'avais bien faim en entrant ici; mais vous кtes si bon qu'а prйsent je ne sais plus ce que j'ai; cela m'a passй.

 

L'йvкque le regarda et lui dit:

 

– Vous avez bien souffert?

 

– Oh! la casaque rouge, le boulet au pied, une planche pour dormir, le chaud, le froid, le travail, la chiourme, les coups de bвton! La double chaоne pour rien. Le cachot pour un mot. Mкme malade au lit, la chaоne. Les chiens, les chiens sont plus heureux! Dix-neuf ans! J'en ai quarante-six. А prйsent, le passeport jaune! Voilа.

 

– Oui, reprit l'йvкque, vous sortez d'un lieu de tristesse. Йcoutez. Il y aura plus de joie au ciel pour le visage en larmes d'un pйcheur repentant que pour la robe blanche de cent justes. Si vous sortez de ce lieu douloureux avec des pensйes de haine et de colиre contre les hommes, vous кtes digne de pitiй; si vous en sortez avec des pensйes de bienveillance, de douceur et de paix, vous valez mieux qu'aucun de nous.

 

Cependant madame Magloire avait servi le souper. Une soupe faite avec de l'eau, de l'huile, du pain et du sel, un peu de lard, un morceau de viande de mouton, des figues, un fromage frais, et un gros pain de seigle. Elle avait d'elle-mкme ajoutй а l'ordinaire de M. l'йvкque une bouteille de vieux vin de Mauves[49].

 

Le visage de l'йvкque prit tout а coup cette expression de gaоtй propre aux natures hospitaliиres:

 

– А table! dit-il vivement.

 

Comme il en avait coutume lorsque quelque йtranger soupait avec lui, il fit asseoir l'homme а sa droite. Mademoiselle Baptistine, parfaitement paisible et naturelle, prit place а sa gauche.

 

L'йvкque dit le bйnйdicitй, puis servit lui-mкme la soupe, selon son habitude. L'homme se mit а manger avidement.

 

Tout а coup l'йvкque dit:

 

– Mais il me semble qu'il manque quelque chose sur cette table.

 

Madame Magloire en effet n'avait mis que les trois couverts absolument nйcessaires. Or c'йtait l'usage de la maison, quand l'йvкque avait quelqu'un а souper, de disposer sur la nappe les six couverts d'argent, йtalage innocent. Ce gracieux semblant de luxe йtait une sorte d'enfantillage plein de charme dans cette maison douce et sйvиre qui йlevait la pauvretй jusqu'а la dignitй.

 

Madame Magloire comprit l'observation, sortit sans dire un mot, et un moment aprиs les trois couverts rйclamйs par l'йvкque brillaient sur la nappe, symйtriquement arrangйs devant chacun des trois convives.

Chapitre IV
Dйtails sur les fromageries de Pontarlier

Maintenant, pour donner une idйe de ce qui se passa а cette table, nous ne saurions mieux faire que de transcrire ici un passage d'une lettre de mademoiselle Baptistine а madame de Boischevron, oщ la conversation du forзat et de l'йvкque est racontйe avec une minutie naпve:

 

…………………………………

 

«… Cet homme ne faisait aucune attention а personne. Il mangeait avec une voracitй d'affamй. Cependant, aprиs la soupe, il a dit:

 

«– Monsieur le curй du bon Dieu, tout ceci est encore bien trop bon pour moi, mais je dois dire que les rouliers qui n'ont pas voulu me laisser manger avec eux font meilleure chиre que vous.

 

«Entre nous, l'observation m'a un peu choquйe. Mon frиre a rйpondu:

 

«– Ils ont plus de fatigue que moi.

 

«– Non, a repris cet homme, ils ont plus d'argent. Vous кtes pauvre. Je vois bien. Vous n'кtes peut-кtre pas mкme curй. Кtes-vous curй seulement? Ah! par exemple, si le bon Dieu йtait juste, vous devriez bien кtre curй.

 

«– Le bon Dieu est plus que juste, a dit mon frиre.

 

«Un moment aprиs il a ajoutй:

 

«– Monsieur Jean Valjean, c'est а Pontarlier que vous allez

 

«– Avec itinйraire obligй.

 

«Je crois bien que c'est comme cela que l'homme a dit. Puis il a continuй:

 

«– Il faut que je sois en route demain а la pointe du jour. Il fait dur voyager. Si les nuits sont froides, les journйes sont chaudes.

 

«– Vous allez lа, a repris mon frиre, dans un bon pays. А la rйvolution, ma famille a йtй ruinйe, je me suis rйfugiй en Franche-Comtй d'abord, et j'y ai vйcu quelque temps du travail de mes bras. J'avais de la bonne volontй. J'ai trouvй а m'y occuper. On n'a qu'а choisir. Il y a des papeteries, des tanneries, des distilleries, des huileries, des fabriques d'horlogerie en grand, des fabriques d'acier, des fabriques de cuivre, au moins vingt usines de fer, dont quatre а Lods, а Chвtillon, а Audincourt et а Beure qui sont trиs considйrables…

 

«Je crois ne pas me tromper et que ce sont bien lа les noms que mon frиre a citйs, puis il s'est interrompu et m'a adressй la parole:

 

«– Chиre sњur, n'avons-nous pas des parents dans ce pays-lа?

 

«J'ai rйpondu:

 

«– Nous en avions, entre autres M. de Lucenet[50] qui йtait capitaine des portes а Pontarlier dans l'ancien rйgime.

 

«– Oui, a repris mon frиre, mais en 93 on n'avait plus de parents, on n'avait que ses bras. J'ai travaillй. Ils ont dans le pays de Pontarlier, oщ vous allez, monsieur Valjean, une industrie toute patriarcale[51] et toute charmante, ma sњur. Ce sont leurs fromageries qu'ils appellent fruitiиres.

 

«Alors mon frиre, tout en faisant manger cet homme, lui a expliquй trиs en dйtail ce que c'йtaient que les fruitiиres de Pontarlier; – qu'on en distinguait deux sortes: – les grosses granges, qui sont aux riches, et oщ il y a quarante ou cinquante vaches, lesquelles produisent sept а huit milliers de fromages par йtй; les fruitiиres d'association, qui sont aux pauvres; ce sont les paysans de la moyenne montagne qui mettent leurs vaches en commun et partagent les produits. – Ils prennent а leurs gages un fromager qu'ils appellent le grurin; – le grurin reзoit le lait des associйs trois fois par jour et marque les quantitйs sur une taille double; – c'est vers la fin d'avril que le travail des fromageries commence; c'est vers la mi-juin que les fromagers conduisent leurs vaches dans la montagne.

 

«L'homme se ranimait tout en mangeant. Mon frиre lui faisait boire de ce bon vin de Mauves dont il ne boit pas lui-mкme parce qu'il dit que c'est du vin cher. Mon frиre lui disait tous ces dйtails avec cette gaоtй aisйe que vous lui connaissez, entremкlant ses paroles de faзons gracieuses pour moi. Il est beaucoup revenu sur ce bon йtat de grurin, comme s'il eыt souhaitй que cet homme comprоt, sans le lui conseiller directement et durement, que ce serait un asile pour lui. Une chose m'a frappйe. Cet homme йtait ce que je vous ai dit. Eh bien! mon frиre, pendant tout le souper, ni de toute la soirйe, а l'exception de quelques paroles sur Jйsus quand il est entrй, n'a pas dit un mot qui pыt rappeler а cet homme qui il йtait ni apprendre а cet homme qui йtait mon frиre. C'йtait bien une occasion en apparence de faire un peu de sermon et d'appuyer l'йvкque sur le galйrien pour laisser la marque du passage. Il eыt paru peut-кtre а un autre que c'йtait le cas, ayant ce malheureux sous la main, de lui nourrir l'вme en mкme temps que le corps et de lui faire quelque reproche assaisonnй de morale et de conseil, ou bien un peu de commisйration avec exhortation de se mieux conduire а l'avenir. Mon frиre ne lui a mкme pas demandй de quel pays il йtait, ni son histoire. Car dans son histoire il y a sa faute, et mon frиre semblait йviter tout ce qui pouvait l'en faire souvenir. C'est au point qu'а un certain moment, comme mon frиre parlait des montagnards de Pontarlier, qui ont un doux travail prиs du ciel et qui, ajoutait-il, sont heureux parce qu'ils sont innocents, il s'est arrкtй court, craignant qu'il n'y eыt dans ce mot qui lui йchappait quelque chose qui pыt froisser l'homme. А force d'y rйflйchir, je crois avoir compris ce qui se passait dans le cњur de mon frиre. Il pensait sans doute que cet homme, qui s'appelle Jean Valjean, n'avait que trop sa misиre prйsente а l'esprit, que le mieux йtait de l'en distraire, et de lui faire croire, ne fыt-ce qu'un moment, qu'il йtait une personne comme une autre, en йtant pour lui tout ordinaire. N'est-ce pas lа en effet bien entendre la charitй? N'y a-t-il pas, bonne madame, quelque chose de vraiment йvangйlique dans cette dйlicatesse qui s'abstient de sermon, de morale et d'allusion, et la meilleure pitiй, quand un homme a un point douloureux, n'est-ce pas de n'y point toucher du tout? Il m'a semblй que ce pouvait кtre lа la pensйe intйrieure de mon frиre. Dans tous les cas, ce que je puis dire, c'est que, s'il a eu toutes ces idйes, il n'en a rien marquй, mкme pour moi; il a йtй d'un bout а l'autre le mкme homme que tous les soirs, et il a soupй avec ce Jean Valjean du mкme air et de la mкme faзon qu'il aurait soupй avec M. Gйdйon Le Prйvost ou avec M. le curй de la paroisse.

 

«Vers la fin, comme nous йtions aux figues, on a cognй а la porte. C'йtait la mиre Gerbaud avec son petit dans ses bras. Mon frиre a baisй l'enfant au front, et m'a empruntй quinze sous que j'avais sur moi pour les donner а la mиre Gerbaud. L'homme pendant ce temps-lа ne faisait pas grande attention. Il ne parlait plus et paraissait trиs fatiguй. La pauvre vieille Gerbaud partie, mon frиre a dit les grвces, puis il s'est tournй vers cet homme, et il lui a dit: Vous devez avoir bien besoin de votre lit. Madame Magloire a enlevй le couvert bien vite. J'ai compris qu'il fallait nous retirer pour laisser dormir ce voyageur, et nous sommes montйes toutes les deux. J'ai cependant envoyй madame Magloire un instant aprиs porter sur le lit de cet homme une peau de chevreuil de la Forкt-Noire[52] qui est dans ma chambre. Les nuits sont glaciales, et cela tient chaud. C'est dommage que cette peau soit vieille; tout le poil s'en va. Mon frиre l'a achetйe du temps qu'il йtait en Allemagne, а Tottlingen, prиs des sources du Danube, ainsi que le petit couteau а manche d'ivoire dont je me sers а table.

 

«Madame Magloire est remontйe presque tout de suite, nous nous sommes mises а prier Dieu dans le salon oщ l'on йtend le linge, et puis nous sommes rentrйes chacune dans notre chambre sans nous rien dire. »

Chapitre V
Tranquillitй

 

Aprиs avoir donnй le bonsoir а sa sњur, monseigneur Bienvenu prit sur la table un des deux flambeaux d'argent, remit l'autre а son hфte, et lui dit:

 

– Monsieur, je vais vous conduire а votre chambre.

 

L'homme le suivit.

 

Comme on a pu le remarquer dans ce qui a йtй dit plus haut, le logis йtait distribuй de telle sorte que, pour passer dans l'oratoire oщ йtait l'alcфve ou pour en sortir, il fallait traverser la chambre а coucher de l'йvкque.

 

Au moment oщ ils traversaient cette chambre, madame Magloire serrait l'argenterie dans le placard qui йtait au chevet du lit. C'йtait le dernier soin qu'elle prenait chaque soir avant de s'aller coucher.

 

L'йvкque installa son hфte dans l'alcфve. Un lit blanc et frais y йtait dressй. L'homme posa le flambeau sur une petite table.

 

– Allons, dit l'йvкque, faites une bonne nuit. Demain matin, avant de partir, vous boirez une tasse de lait de nos vaches tout chaud.

 

– Merci, monsieur l'abbй, dit l'homme.

 

А peine eut-il prononcй ces paroles pleines de paix que, tout а coup et sans transition, il eut un mouvement йtrange et qui eыt glacй d'йpouvante les deux saintes filles si elles en eussent йtй tйmoins. Aujourd'hui mкme il nous est difficile de nous rendre compte de ce qui le poussait en ce moment. Voulait-il donner un avertissement ou jeter une menace? Obйissait-il simplement а une sorte d'impulsion instinctive et obscure pour lui-mкme? Il se tourna brusquement vers le vieillard, croisa les bras, et, fixant sur son hфte un regard sauvage, il s'йcria d'une voix rauque:

 

– Ah за! dйcidйment! vous me logez chez vous prиs de vous comme cela!

 

Il s'interrompit et ajouta avec un rire oщ il y avait quelque chose de monstrueux:

 

– Avez-vous bien fait toutes vos rйflexions? Qui est-ce qui vous dit que je n'ai pas assassinй?

 

L'йvкque leva les yeux vers le plafond et rйpondit:

 

– Cela regarde le bon Dieu.

 

Puis, gravement et remuant les lиvres comme quelqu'un qui prie ou qui se parle а lui-mкme, il dressa les deux doigts de sa main droite et bйnit l'homme qui ne se courba pas, et, sans tourner la tкte et sans regarder derriиre lui, il rentra dans sa chambre.

 

Quand l'alcфve йtait habitйe, un grand rideau de serge tirй de part en part dans l'oratoire cachait l'autel. L'йvкque s'agenouilla en passant devant ce rideau et fit une courte priиre.

 

Un moment aprиs, il йtait dans son jardin, marchant, rкvant, contemplant, l'вme et la pensйe tout entiиres а ces grandes choses mystйrieuses que Dieu montre la nuit aux yeux qui restent ouverts.

 

Quant а l'homme, il йtait vraiment si fatiguй qu'il n'avait mкme pas profitй de ces bons draps blancs. Il avait soufflй sa bougie avec sa narine а la maniиre des forзats et s'йtait laissй tomber tout habillй sur le lit, oщ il s'йtait tout de suite profondйment endormi.

 

Minuit sonnait comme l'йvкque rentrait de son jardin dans son appartement.

 

Quelques minutes aprиs, tout dormait dans la petite maison.

Chapitre VI
Jean Valjean

Vers le milieu de la nuit, Jean Valjean se rйveilla.

 

Jean Valjean йtait d'une pauvre famille de paysans de la Brie. Dans son enfance, il n'avait pas appris а lire. Quand il eut l'вge d'homme, il йtait йmondeur а Faverolles. Sa mиre s'appelait Jeanne Mathieu; son pиre s'appelait Jean Valjean, ou Vlajean, sobriquet probablement, et contraction de Voilа Jean.

 

Jean Valjean йtait d'un caractиre pensif sans кtre triste, ce qui est le propre des natures affectueuses. Somme toute, pourtant, c'йtait quelque chose d'assez endormi et d'assez insignifiant, en apparence du moins, que Jean Valjean. Il avait perdu en trиs bas вge son pиre et sa mиre. Sa mиre йtait morte d'une fiиvre de lait mal soignйe. Son pиre, йmondeur comme lui, s'йtait tuй en tombant d'un arbre. Il n'йtait restй а Jean Valjean qu'une sњur plus вgйe que lui, veuve, avec sept enfants, filles et garзons. Cette sњur avait йlevй Jean Valjean, et tant qu'elle eut son mari elle logea et nourrit son jeune frиre. Le mari mourut. L'aоnй des sept enfants avait huit ans, le dernier un an. Jean Valjean venait d'atteindre, lui, sa vingt-cinquiиme annйe. Il remplaзa le pиre, et soutint а son tour sa sњur qui l'avait йlevй. Cela se fit simplement, comme un devoir, mкme avec quelque chose de bourru de la part de Jean Valjean. Sa jeunesse se dйpensait ainsi dans un travail rude et mal payй. On ne lui avait jamais connu de «bonne amie » dans le pays. Il n'avait pas eu le temps d'кtre amoureux.

 

Le soir il rentrait fatiguй et mangeait sa soupe sans dire un mot. Sa sњur, mиre Jeanne, pendant qu'il mangeait, lui prenait souvent dans son йcuelle le meilleur de son repas, le morceau de viande, la tranche de lard le cњur de chou, pour le donner а quelqu'un de ses enfants; lui, mangeant toujours, penchй sur la table, presque la tкte dans sa soupe, ses longs cheveux tombant autour de son йcuelle et cachant ses yeux, avait l'air de ne rien voir et laissait faire. Il y avait а Faverolles, pas loin de la chaumiиre Valjean, de l'autre cфtй de la ruelle, une fermiиre appelйe Marie-Claude; les enfants Valjean, habituellement affamйs, allaient quelquefois emprunter au nom de leur mиre une pinte de lait а Marie-Claude, qu'ils buvaient derriиre une haie ou dans quelque coin d'allйe, s'arrachant le pot, et si hвtivement que les petites filles s'en rйpandaient sur leur tablier et dans leur goulotte. La mиre, si elle eыt su cette maraude, eыt sйvиrement corrigй les dйlinquants. Jean Valjean, brusque et bougon, payait en arriиre de la mиre la pinte de lait а Marie-Claude, et les enfants n'йtaient pas punis.

 

Il gagnait dans la saison de l'йmondage vingt-quatre sous par jour, puis il se louait comme moissonneur, comme manњuvre, comme garзon de ferme bouvier, comme homme de peine. Il faisait ce qu'il pouvait. Sa sњur travaillait de son cфtй, mais que faire avec sept petits enfants?[53] C'йtait un triste groupe que la misиre enveloppa et йtreignit peu а peu. Il arriva qu'un hiver fut rude. Jean n'eut pas d'ouvrage. La famille n'eut pas de pain. Pas de pain. А la lettre. Sept enfants! Un dimanche soir, Maubert Isabeau, boulanger sur la place de l'Йglise, а Faverolles, se disposait а se coucher, lorsqu'il entendit un coup violent dans la devanture grillйe et vitrйe de sa boutique. Il arriva а temps pour voir un bras passй а travers un trou fait d'un coup de poing dans la grille et dans la vitre. Le bras saisit un pain et l'emporta. Isabeau sortit en hвte; le voleur s'enfuyait а toutes jambes; Isabeau courut aprиs lui et l'arrкta. Le voleur avait jetй le pain, mais il avait encore le bras ensanglantй. C'йtait Jean Valjean.

 

Ceci se passait en 1795. Jean Valjean fut traduit devant les tribunaux du temps «pour vol avec effraction la nuit dans une maison habitйe ». Il avait un fusil dont il se servait mieux que tireur au monde, il йtait quelque peu braconnier; ce qui lui nuisit. Il y a contre les braconniers un prйjugй lйgitime. Le braconnier, de mкme que le contrebandier, cфtoie de fort prиs le brigand. Pourtant, disons-le en passant, il y a encore un abоme entre ces races d'hommes et le hideux assassin des villes. Le braconnier vit dans la forкt le contrebandier vit dans la montagne ou sur la mer. Les villes font des hommes fйroces parce qu'elles font des hommes corrompus. La montagne, la mer, la forкt, font des hommes sauvages. Elles dйveloppent le cфtй farouche, mais souvent sans dйtruire le cфtй humain.

 

Jean Valjean fut dйclarй coupable. Les termes du code йtaient formels. Il y a dans notre civilisation des heures redoutables; ce sont les moments oщ la pйnalitй prononce un naufrage. Quelle minute funиbre que celle oщ la sociйtй s'йloigne et consomme l'irrйparable abandon d'un кtre pensant! Jean Valjean fut condamnй а cinq ans de galиres.

 

Le 22 avril 1796, on cria dans Paris la victoire de Montenotte remportйe par le gйnйral en chef de l'annйe d'Italie, que le message du Directoire aux Cinq-Cents, du 2 florйal an IV, appelle Buona-Parte; ce mкme jour une grande chaоne fut ferrйe а Bicкtre. Jean Valjean fit partie de cette chaоne. Un ancien guichetier de la prison, qui a prиs de quatre-vingt-dix ans aujourd'hui, se souvient encore parfaitement de ce malheureux qui fut ferrй а l'extrйmitй du quatriиme cordon dans l'angle nord de la cour. Il йtait assis а terre comme tous les autres. Il paraissait ne rien comprendre а sa position, sinon qu'elle йtait horrible. Il est probable qu'il y dйmкlait aussi, а travers les vagues idйes d'un pauvre homme ignorant de tout, quelque chose d'excessif. Pendant qu'on rivait а grands coups de marteau derriиre sa tкte le boulon de son carcan, il pleurait, les larmes l'йtouffaient, elles l'empкchaient de parler, il parvenait seulement а dire de temps en temps: J'йtais йmondeur а Faverolles. Puis, tout en sanglotant, il йlevait sa main droite et l'abaissait graduellement sept fois comme s'il touchait successivement sept tкtes inйgales, et par ce geste on devinait que la chose quelconque qu'il avait faite, il l'avait faite pour vкtir et nourrir sept petits enfants.

 

Il partit pour Toulon. Il y arriva aprиs un voyage de vingt-sept jours, sur une charrette, la chaоne au cou. А Toulon, il fut revкtu de la casaque rouge. Tout s'effaзa de ce qui avait йtй sa vie, jusqu'а son nom; il ne fut mкme plus Jean Valjean; il fut le numйro 24601. Que devint la sњur? que devinrent les sept enfants? Qui est-ce qui s'occupe de cela? Que devient la poignйe de feuilles du jeune arbre sciй par le pied?

 

C'est toujours la mкme histoire. Ces pauvres кtres vivants, ces crйatures de Dieu, sans appui dйsormais, sans guide, sans asile, s'en allиrent au hasard, qui sait mкme? chacun de leur cфtй peut-кtre, et s'enfoncиrent peu а peu dans cette froide brume oщ s'engloutissent les destinйes solitaires, moines tйnиbres oщ disparaissent successivement tant de tкtes infortunйes dans la sombre marche du genre humain. Ils quittиrent le pays. Le clocher de ce qui avait йtй leur village les oublia; la borne de ce qui avait йtй leur champ les oublia; aprиs quelques annйes de sйjour au bagne, Jean Valjean lui-mкme les oublia. Dans ce cњur oщ il y avait eu une plaie, il y eut une cicatrice. Voilа tout. А peine, pendant tout le temps qu'il passa а Toulon, entendit-il parler une seule fois de sa sњur. C'йtait, je crois, vers la fin de la quatriиme annйe de sa captivitй. Je ne sais plus par quelle voie ce renseignement lui parvint. Quelqu'un, qui les avait connus au pays, avait vu sa sњur. Elle йtait а Paris. Elle habitait une pauvre rue prиs de Saint-Sulpice, la rue du Geindre[54]. Elle n'avait plus avec elle qu'un enfant, un petit garзon, le dernier. Oщ йtaient les six autres? Elle ne le savait peut-кtre pas elle-mкme. Tous les matins elle allait а une imprimerie rue du Sabot, n° 3, oщ elle йtait plieuse et brocheuse. Il fallait кtre lа а six heures du matin, bien avant le jour l'hiver. Dans la maison de l'imprimerie il y avait une йcole, elle menait а cette йcole son petit garзon qui avait sept ans. Seulement, comme elle entrait а l'imprimerie а six heures et que l'йcole n'ouvrait qu'а sept, il fallait que l'enfant attendоt, dans la cour, que l'йcole ouvrit, une heure; l'hiver, une heure de nuit, en plein air. On ne voulait pas que l'enfant entrвt dans l'imprimerie, parce qu'il gкnait, disait-on. Les ouvriers voyaient le matin en passant ce pauvre petit кtre assis sur le pavй, tombant de sommeil, et souvent endormi dans l'ombre, accroupi et pliй sur son panier. Quand il pleuvait, une vieille femme, la portiиre, en avait pitiй; elle le recueillait dans son bouge oщ il n'y avait qu'un grabat, un rouet et deux chaises de bois, et le petit dormait lа dans un coin, se serrant contre le chat pour avoir moins froid. А sept heures, l'йcole ouvrait et il y entrait. Voilа ce qu'on dit а Jean Valjean. On l'en entretint un jour, ce fut un moment, un йclair, comme une fenкtre brusquement ouverte sur la destinйe de ces кtres qu'il avait aimйs, puis tout se referma; il n'en entendit plus parler, et ce fut pour jamais. Plus rien n'arriva d'eux а lui; jamais il ne les revit, jamais il ne les rencontra, et, dans la suite de cette douloureuse histoire, on ne les retrouvera plus.

 

Vers la fin de cette quatriиme annйe, le tour d'йvasion de Jean Valjean arriva. Ses camarades l'aidиrent comme cela se fait dans ce triste lieu. Il s'йvada. Il erra deux jours en libertй dans les champs; si c'est кtre libre que d'кtre traquй; de tourner la tкte а chaque instant; de tressaillir au moindre bruit; d'avoir peur de tout, du toit qui fume, de l'homme qui passe, du chien qui aboie, du cheval qui galope, de l'heure qui sonne, du jour parce qu'on voit, de la nuit parce qu'on ne voit pas, de la route, du sentier, du buisson, du sommeil. Le soir du second jour, il fut repris. Il n'avait ni mangй ni dormi depuis trente-six heures. Le tribunal maritime le condamna pour ce dйlit а une prolongation de trois ans, ce qui lui fit huit ans. La sixiиme annйe, ce fut encore son tour de s'йvader; il en usa, mais il ne put consommer sa fuite. Il avait manquй а l'appel. On tira le coup de canon, et а la nuit les gens de ronde le trouvиrent cachй sous la quille d'un vaisseau en construction; il rйsista aux gardes-chiourme qui le saisirent. Йvasion et rйbellion. Ce fait prйvu par le code spйcial fut puni d'une aggravation de cinq ans, dont deux ans de double chaоne. Treize ans. La dixiиme annйe, son tour revint, il en profita encore. Il ne rйussit pas mieux. Trois ans pour cette nouvelle tentative. Seize ans. Enfin, ce fut, je crois, pendant la treiziиme annйe qu'il essaya une derniиre fois et ne rйussit qu'а se faire reprendre aprиs quatre heures d'absence. Trois ans pour ces quatre heures. Dix-neuf ans. En octobre 1815 il fut libйrй; il йtait entrй lа en 1796 pour avoir cassй un carreau et pris un pain.



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