Robur-le-Conquerant, by Jules Verne




VI

Les ingénieurs, les mécaniciens et autres savants feraient peut-être bien de passer.

«A quelle époque l’homme cessera-t-il de ramper dans les bas-fonds pour vivre dans l’azur et la paix du ciel? »

A cette demande de Camille Flammarion, la réponse est facile: ce sera à l’époque où les progrès de la mécanique auront permis de résoudre le problème de l’aviation. Et, depuis quelques années — on le prévoyait — une utilisation plus pratique de l’électricité devait conduire à la solution du problème.

En 1783, bien avant que les frères Montgolfier eussent construit la première montgolfière, et le physicien Charles son premier ballon, quelques esprits aventureux avalent rêvé la conquête de l’espace au moyen d’appareils mécaniques. Les premiers inventeurs n’avaient donc pas songé aux appareils plus légers que l’air — ce que la physique de leur temps n’eût point permis d’imaginer. C’était aux appareils plus lourds que lui, aux machines volantes, faites à l’imitation de l’oiseau, qu’ils demandaient de réaliser la locomotion aérienne.

C’est précisément ce qu’avait fait ce fou d’Icare, fils de Dédale, dont les ailes, attachées avec de la cire, tombèrent aux approches du soleil.

Mais, sans remonter jusqu’aux temps mythologiques, parler d’Archytas de Tarente, on trouve déjà dans les travaux de Dante de Pérouse, de Léonard de Vinci, de Guidotti, l’idée de machines destinées à se mouvoir au milieu de l’atmosphère. Deux siècles et demi après, les inventeurs commencent à se multiplier. En 1742, le marquis de Bacqueville fabrique un système d’ailes, l’essaie au-dessus de la Seine et se casse le bras en tombant. En 1768, Paucton conçoit la disposition d’un appareil à deux hélices suspensive et propulsive. En 1781, Meerwein, architecte du prince de Bade, construit une machine à mouvement orthoptérique, et proteste contre la direction des aérostats qui venaient d’être inventés. En 1784, Launoy et Bienvenu font manœuvrer un hélicoptère, mu par des ressorts. En 1808, essais de vol par l’Autrichien Jacques Degen. En 1810, brochure de Deniau, de Nantes, où les principes du «Plus lourd que l’air » sont posés. Puis, de 1811 à 1840, études et inventions de Berblinger, de Vignal, de Sarti, de Dubochet, de Cagniard de Latour. En 1842, on trouve l’Anglais Henson avec son système de plans inclinés et d’hélices actionnées par la vapeur; en 1845, Cossus et son appareil à hélices ascensionnelles; en 1847, Camille Vert et son hélicoptère à ailes de plumes; en 1852, Letur avec son système de parachute dirigeable, dont l’expérience lui coûta la vie; en la même année, Michel Loup avec son plan de glissement muni de quatre ailes tournantes; en 1853, Béléguic et son aéroplane mu par des hélices de traction, Vaussin-Chardannes avec son cerf-volant libre dirigeable, Georges Cauley avec ses plans de machines volantes, pourvues d’un moteur à gaz. De 1854 à 1863, apparaissent Joseph Pline, breveté pour plusieurs systèmes aériens, Bréant, Carlingford, Le Bris, Du Temple, Bright, dont les hélices ascensionnelles tournent en sens inverse, Smythies, Panafieu, Crosnier, etc. Enfin, en 1863, grâce aux efforts de Nadar, une Société du Plus lourd que l’air est fondée à Paris. Là les inventeurs font expérimenter des machines dont quelques-unes sont déjà brevetées: de Ponton d’Amécourt et son hélicoptère à vapeur, de la Landelle et son système à combinaisons d’hélices avec plans inclinés et parachutes, de Louvrié et son aéroscaphe, d’Esterno et son oiseau mécanique, de Groof et son appareil à ailes mues par des leviers. L’élan était donné, les inventeurs inventent, les calculateurs calculent tout ce qui doit rendre pratique la locomotion aérienne. Bourcart, Le Bris, Kaufmann, Smyth, Stringfellow, Prigent, Danjard, Pomès et de la Pauze, Moy, Pénaud, Jobert, Hureau de Villeneuve, Achenbach, Garapon, Duchesne, Danduran, Parisel, Dieuaide, Melkisff, Forlanini, Brearey, Tatin, Dandrieux, Edison, les uns avec des ailes ou des hélices, les autres avec des plans inclinés, imaginent, créent, fabriquent, perfectionnent leurs machines volantes qui seront prêtes à fonctionner le jour où un moteur d’une puissance considérable et d’une légèreté excessive leur sera appliqué par quelque inventeur.

Que l’on pardonne cette nomenclature un peu longue. Ne fallait-il pas montrer tous ces degrés de l’échelle de la locomotion aérienne au sommet de laquelle apparaît Robur-le-Conquérant? Sans les tâtonnements, les expériences de ses devanciers, l’ingénieur eût-il pu concevoir un appareil si parfait? Non, certes! Et, s’il n’avait que dédains pour ceux qui s’obstinent encore à chercher la direction des ballons, il tenait en haute estime tous les partisans du «Plus lourd que l’air », Anglais, Américains, Italiens, Autrichiens, Français, — Français surtout, dont les travaux, perfectionnés par lui, l’avaient amené à créer, puis à construire cet engin volateur, l’Albatros, lancé à travers les courants de l’atmosphère.

«Pigeon vole! s’était écrié l’un des plus persistants adeptes de l’aviation.

«On foulera l’air comme on foule la terre! avait répondu un de ses plus acharnés partisans.

— A locomotive, aéromotive! » avait jeté le plus bruyant de tous, qui embouchait les trompettes de la publicité pour réveiller l’Ancien et le Nouveau Monde.

Rien de mieux établi, en effet, par expérience et par calcul, que l’air est un point d’appui très résistant. Une circonférence d’un mètre de diamètre, formant parachute, peut non seulement modérer une descente dans l’air, mais aussi la rendre isochrone. Voilà ce qu’on savait.

On savait également que, quand la vitesse de translation est grande, le travail de pesanteur varie à peu près en raison inverse du carré de cette vitesse et devient presque insignifiant.

On savait encore que plus le poids d’un animal volant augmente, moins augmente proportionnellement la surface ailée nécessaire pour le soutenir, bien que les mouvements qu’il doit faire soient plus lents.

Un appareil d’aviation doit donc être construit de manière à utiliser ces lois naturelles, à imiter l’oiseau, ce type admirable de la locomotion aérienne », a dit le docteur Marey, de l’Institut de France.

En somme, les appareils qui peuvent résoudre ce problème se résument en trois sortes:

10 Les hélicoptères ou spiralifères, qui ne sont que des hélices à axes verticaux;

20 Les orthoptères, engins qui tendent à reproduire le vol naturel des oiseaux;

30 Les aéroplanes, qui ne sont, à vrai dire, que des plans inclinés, comme le cerf-volant, mais remorqués ou poussés par des hélices horizontales.

Chacun de ces systèmes avait eu et a même encore des partisans décidés à ne rien céder sur ce point.

Cependant, Robur, par bien des considérations, avait rejeté les deux premiers.

Que l’orthoptère, l’oiseau mécanique, présente certains avantages, nul doute. Les travaux, les expériences de M. Renaud, en 1884, l’ont prouvé. Mais, ainsi qu’on le lui avait dit, il ne faut pas servilement imiter la nature. Les locomotives n’ont pas été copiées sur les lièvres, ni les navires à vapeur sur les poissons. Aux premières on a mis des roues qui ne sont pas des jambes, aux seconds des hélices qui ne sont point des nageoires. Et ils n’en marchent pas plus mal. Au contraire. D’ailleurs, sait-on ce qui se fait mécaniquement dans le vol des oiseaux dont les mouvements sont très complexes? Le docteur Marey n’a-t-il pas soupçonné que les pennes s’entrouvrent pendant le relèvement de l’aile pour laisser passer l’air, mouvement au moins bien difficile à produire avec une machine artificielle?

D’autre part, que les aéroplanes eussent donné quelques bons résultats, ce n’était pas douteux. Les hélices opposant un plan oblique à la couche d air, c’était le moyen de produire un travail d’ascension, et les petits appareils expérimentés prouvaient que le poids disponible, c’est-à-dire, celui dont on peut disposer en dehors de celui de l’appareil, augmente avec le carré de la vitesse. Il y avait là de grands avantages — supérieurs même à ceux des aérostats soumis à un mouvement de translation.

Néanmoins, Robur avait pensé que ce qu’il y avait de meilleur, c’était encore ce qu’il y aurait de plus simple. Aussi, les hélices — ces «saintes hélices » — qu’on lui avait jetées à la tête au Weldon-lnstitute — avaient-elles suffi à tous les besoins de sa machine volante. Les unes tenaient l’appareil suspendu dans l’air, les autres le remorquaient dans des conditions merveilleuses de vitesse et de sécurité.

En effet, théoriquement, au moyen d’une hélice d’un pas suffisamment court mais d’une surface considérable, ainsi que l’avait dit M. Victor Tatin, on pourrait, «en poussant les choses à l’extrême, soulever un poids indéfini avec la force la plus minime ».

Si l’orthoptère — battement d’ailes des oiseaux — s’élève en s’appuyant normalement sur l’air, l’hélicoptère s’élève en le frappant obliquement avec les branches de son hélice, comme s’il montait sur un plan incliné. En réalité, ce sont des ailes en hélice au lieu d’être des ailes en aube. L’hélice marche nécessairement dans la direction de son axe. Cet axe est-il vertical? elle se déplace verticalement. Est-il horizontal? elle se déplace horizontalement.

Tout l’appareil volant de l’ingénieur Robur était dans ces deux fonctionnements.

En voici la description exacte, qui peut se scinder en trois parties essentielles: la plate-forme, les engins de suspension et de propulsion, la machinerie.

Plate-forme. — C’est un bâti, long de trente mètres, large de quatre, véritable pont de navire avec proue en forme d’éperon. Au-dessous, s’arrondit une coque, solidement membrée, qui renferme les appareils destinés à produire la puissance mécanique, la soute aux munitions, les apparaux, les outils, le magasin général pour approvisionnements de toutes sortes, y compris les caisses à eau du bord. Autour du bâti, quelques légers montants, reliés par un treillis de fil de fer, supportent une rambarde qui sert de main-courante. A sa surface s’élèvent trois roufles, dont les compartiments sont affectés, les uns au logement du personnel, les autres à la machinerie. Dans le roufle central fonctionne la machine qui actionne tous les engins de suspension; dans celui de l’avant la machine du propulseur de l’avant; dans celui de l’arrière, la machine du propulseur de l’arrière, — ces trois machines ayant chacune leur mise en train spéciale. Du côté de la proue, dans le premier roufle, se trouvent l’office, la cuisine et le poste de l’équipage. Du côté de la poupe, dans le dernier roufle, sont disposées plusieurs cabines, entre autres, celle de l’ingénieur, une salle à manger, puis, au-dessus, une cage vitrée dans laquelle se tient le timonier qui dirige l’appareil au moyen d’un puissant gouvernail. Tous ces roufles sont éclairés par des hublots, fermés de verres trempés qui ont dix fois la résistance du verre ordinaire. Au-dessous de la coque est établi un système de ressorts flexibles, destinés à adoucir les heurts, bien que l’atterrissage puisse se faire avec une douceur extrême, tant l’ingénieur est maître des mouvements de l’appareil.

Engins de suspension et de propulsion. — Au-dessus de la plate-forme, trente-sept axes se dressent verticalement, dont quinze en abord, de chaque côté, et sept plus élevés au milieu. On dirait un navire à trente-sept mâts. Seulement ces mâts, au lieu de voiles, portent chacun deux hélices horizontales, d’un pas et d’un diamètre assez courts, mais auxquelles on peut imprimer une rotation prodigieuse. Chacun de ces axes a son mouvement indépendant du mouvement des autres, et, en outre, de deux en deux, chaque axe tourne en sens inverse — disposition nécessaire pour que l’appareil ne soit pas pris d’un mouvement de giration. De la sorte, les hélices, tout en continuant à s’elever sur la colonne d’air verticale, se font équilibre contre la résistance horizontale. Conséquemment, l’appareil est muni de soixante-quatorze hélices suspensives, dont les trois branches sont maintenues extérieurement par un cercle métallique, qui, faisant fonction de volant, économise la force motrice. A l’avant et à l’arrière, montées sur axes horizontaux, deux hélices propulsives, à quatre branches, d’un pas inverse très allongé tournent en sens différent et communiquent le mouvement de propulsion. Ces hélices, d’un diamètre plus grand que celui des hélices de suspension, peuvent également tourner avec une excessive vitesse.

En somme, cet appareil tient à la fois des systèmes qui ont été préconisés par MM. Cossus, de la Landelle et de Ponton d’Amécourt, systèmes perfectionnés par l’ingénieur Robur. Mais c’est surtout dans le choix et l’application de la force motrice qu’il a le droit d’être considéré comme inventeur.

Machinerie. — Ce n’est ni à la vapeur d’eau ou autres liquides, ni à l’air comprimé ou autres gaz élastiques, ni aux mélanges explosifs susceptibles de produire une action mécanique, que Robur a demandé la puissance nécessaire à soutenir et à mouvoir son appareil. C’est à l’électricité, à cet agent qui sera, un jour, l’âme du monde industriel. D’ailleurs, nulle machine électromotrice pour le produire. Rien que des piles et des accumulateurs. Seulement, quels sont les éléments qui entrent dans la composition de ces piles, quels acides les mettent en activité? c’est le secret de Robur. De même pour les accumulateurs. De quelle nature sont leurs lames positives et négatives? on ne sait. L’ingénieur s’était bien gardé — et pour cause — de prendre un brevet d’invention. En somme, résultat non contestable: des piles d’un rendement extraordinaire, des acides d’une résistance presque absolue à l’évaporation ou à la congélation, des accumulateurs qui laissent très loin les Faure-Sellon-Volckmar, enfin des courants dont les ampères se chiffrent en nombres inconnus jusqu’alors. De là, une puissance en chevaux électriques pour ainsi dire infinie, actionnant les hélices qui communiquent à l’appareil une force de suspension et de propulsion supérieure à tous ses besoins, en n’importe quelle circonstance.

Mais, il faut le répéter, cela appartient en propre à l’ingénieur Robur. Là-dessus il a gardé un secret absolu. Si le président et le secrétaire du Weldon-Institute ne parviennent pas à le découvrir, très probablement ce secret sera perdu pour l’humanité.

Il va sans dire que cet appareil possède une stabilité suffisante par suite de la position du centre de gravité. Nul danger qu’il prenne des angles inquiétants avec l’horizontale, nul renversement à craindre.

Reste à savoir quelle matière l’ingénieur Robur avait employée pour la construction de son aéronef, — nom qui peut très exactement s’appliquer à l’Albatros. Qu’était cette matière si dure que le bowie-knife de Phil Evans n’avait pu l’entamer et dont Uncle Prudent n’avait pu s’expliquer la nature? Tout bonnement du papier.

Depuis bien des années, déjà, cette fabrication avait pris un développement considérable. Du papier sans colle, dont les feuilles sont imprégnées de dextrine et d’amidon, puis serrées à la presse hydraulique, forme une matière dure comme l’acier. On en fait des poulies, des rails, des roues de wagon, plus solides que les roues de métal et en même temps plus légères. Or, c’était cette solidité, cette légèreté, que Robur avait voulu utiliser pour la construction de sa locomotive aérienne. Tout, coque, bâti, roufles, cabines, était en papier de paille, devenu métal sous la pression, et même, ce qui n’était point à dédaigner pour un appareil courant à de grandes hauteurs, — incombustible. quant aux divers organes des engins de suspension et de propulsion, axes ou palettes des hélices, la fibre gélatinée en avait fourni la substance résistante et flexible à la fois. Cette matière, pouvant s’approprier à toutes formes, insoluble dans la plupart des gaz et des liquides, acides ou essences, — sans parler de ses propriétés isolantes, — avait été d’un emploi très précieux dans la machinerie électrique de l’Albatros.

L’ingénieur Robur, son contremaître Tom Turner, un mécanicien et ses deux aides, deux timoniers et un maître coq — en tout huit hommes — tel était le personnel de l’aéronef qui suffisait amplement aux manœuvres exigées par la locomotion aérienne. Des armes de chasse et de guerre, des engins de pêche, des fanaux électriques, des instruments d’observation, boussoles et sextants pour relever la route, thermomètre pour l’étude de la température, divers baromètres, les uns pour évaluer la cote des hauteurs atteintes, les autres pour indiquer les variations de la pression atmosphérique, un storm-glass pour la prévision des tempêtes, une petite bibliothèque, une petite imprimerie portative, une pièce d’artillerie montée sur pivot au centre de la plate-forme, se chargeant par la culasse et lançant un projectile de six centimètres, un approvisionnement de poudre, balles, cartouches de dynamite, une cuisine chauffée par les courants des accumulateurs, un stock de conserves, viandes et légumes, rangées dans une cambuse ad hoc avec quelques fûts de brandy, de whisky et de gin, enfin de quoi aller bien des mois sans être obligé d’atterrir, — tels étaient le matériel et les provisions de l’aéronef, sans compter la fameuse trompette.

En outre, il y avait à bord une légère embarcation en caoutchouc, insubmersible, qui pouvait porter huit hommes à la surface d’un fleuve, d’un lac ou d’une mer calme.

Mais Robur avait-il au moins installé des parachutes en cas d’accident? Non Il ne croyait pas aux accidents de ce genre. Les axes des hélices étaient indépendants. L’arrêt des uns n’enrayait pas la marche des autres. Le fonctionnement de la moitié du jeu suffisait à maintenir l’Albatros dans son élément naturel.

«Et, avec lui, ainsi que Robur-le-Conquérant eut bientôt l’occasion de le dire à ses nouveaux hôtes — hôtes malgré eux — avec lui, je suis maître de cette septième partie du monde, plus grande que l’Australie, l’Océanie, l’Asie, l’Amérique et l’Europe, cette Icarie aérienne que des milliers d’Icariens peupleront un jour! »

 

 



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