Картина неизвестного художника 6 глава




Et la mortalité sur les faubourgs brumeux.

 

Mon chat sur le carreau cherchant une litière

Agite sans repos son corps maigre et galeux;

L'âme d'un vieux poète erre dans la gouttière

Avec la triste voix d'un fantôme frileux.

 

Le bourdon se lamente, et la bûche enfumée

Accompagne en fausset la pendule enrhumée,

Cependant qu'en un jeu plein de sales parfums,

 

Héritage fatal d'une vieille hydropique,

Le beau valet de cœur et la dame de pique

Causent sinistrement de leurs amours défunts.

 

русский

 

LXXVI

SPLEEN

 

 

J'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans.

 

Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans,

De vers, de billets doux, de procès, de romances,

Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances,

Cache moins de secrets que mon triste cerveau.

C'est une pyramide, un immense caveau,

 

Qui contient plus de morts que la fosse commune.

— Je suis un cimetière abhorré de la lune,

Où comme des remords se traînent de longs vers

Qui s'acharnent toujours sur mes morts les plus chers.

Je suis un vieux boudoir plein de roses fanées,

Où gît tout un fouillis de modes surannées,

Où les pastels plaintifs et les pâles Boucher,

Seuls, respirent l'odeur d'un flacon débouché.

 

Rien n'égale en longueur les boiteuses journées,

Quand sous les lourds flocons des neigeuses années

L'ennui, fruit de la morne incuriosité,

Prend les proportions de l'immortalité.

— Désormais tu n'es plus, ô matière vivante!

Qu'un granit entouré d'une vague épouvante,

Assoupi dans le fond d'un Saharah brumeux;

Un vieux sphinx ignoré du monde insoucieux,

Oublié sur la carte, et dont l'humeur farouche

Ne chante qu'aux rayons du soleil qui se couche.

 

русский

 

LXXVII

SPLEEN

 

 

Je suis comme le roi d'un pays pluvieux,

Riche, mais impuissant, jeune et pourtant très-vieux,

Qui, de ses précepteurs méprisant les courbettes,

S'ennuie avec ses chiens comme avec d'autres bêtes.

Rien ne peut l'égayer, ni gibier, ni faucon,

Ni son peuple mourant en face du balcon.

Du bouffon favori la grotesque ballade

Ne distrait plus le front de ce cruel malade;

Son lit fleurdelisé se transforme en tombeau,

Et les dames d'atour, pour qui tout prince est beau,

Ne savent plus trouver d'impudique toilette

Pour tirer un souris de ce jeune squelette.

Le savant qui lui fait de l'or n'a jamais pu

De son être extirper l'élément corrompu,

Et dans ces bains de sang qui des Romains nous viennent,

Et dont sur leurs vieux jours les puissants se souviennent,

Il n'a su réchauffer ce cadavre hébété

Où coule au lieu de sang l'eau verte du Léthé.

 

русский

 

LXXVIII

SPLEEN

 

 

Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle

Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,

Et que de l'horizon embrassant tout le cercle

Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits;

 

Quand la terre est changée en un cachot humide,

Où l'Espérance, comme une chauve-souris,

S'en va battant les murs de son aile timide

Et se cognant la tête à des plafonds pourris;

 

Quand la pluie étalant ses immenses traînées,

D'une vaste prison imite les barreaux,

Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées

Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux,

 

Des cloches tout à coup sautent avec furie

Et lancent vers le ciel un affreux hurlement,

Ainsi que des esprits errants et sans patrie

Qui se mettent à geindre opiniâtrement.

 

— Et de longs corbillards, sans tambours ni musique,

Défilent lentement dans mon âme; l'Espoir,

Vaincu, pleure, et l'Angoisse atroce, despotique,

Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir.

 

русский

 

LXXIX

OBSESSION

 

 

Grands bois, vous m'effrayez comme des cathédrales;

Vous hurlez comme l'orgue; et dans nos cœurs maudits,

Chambres d'éternel deuil où vibrent de vieux râles,

Répondent les échos de vos De profundis.

 

Je te hais, Océan! Tes bonds et tes tumultes,

Mon esprit les retrouve en lui; ce rire amer

De l'homme vaincu, plein de sanglots et d'insultes,

Je l'entends dans le rire énorme de la mer.

 

Comme tu me plairais, ô nuit! Sans ces étoiles

Dont la lumière parle un langage connu!

Car je cherche le vide, et le noir, et le nu!

 

Mais les ténèbres sont elles-mêmes des toiles

Où vivent, jaillissant de mon œil par milliers,

Des êtres disparus aux regards familiers.

 

русский

 

LXXX

LE GOÛT DU NÉANT

 

 

Morne esprit, autrefois amoureux de la lutte,

L'espoir, dont l'éperon attisait ton ardeur,

Ne veut plus t'enfourcher! Couche-toi sans pudeur,

Vieux cheval dont le pied à chaque obstacle bute.

 

Résigne-toi, mon cœur; dors ton sommeil de brute.

 

Esprit vaincu, fourbu! Pour toi, vieux maraudeur,

L'amour n'a plus de goût, non plus que la dispute;

Adieu donc, chants du cuivre et soupirs de la flûte!

Plaisirs, ne tentez plus un cœur sombre et boudeur!

 

Le Printemps adorable a perdu son odeur!

 

Et le Temps m'engloutit minute par minute,

Comme la neige immense un corps pris de roideur;

Je contemple d'en haut le globe en sa rondeur

Et je n'y cherche plus l'abri d'une cahute.

 

Avalanche, veux-tu m'emporter dans ta chute?

 

русский

 

LXXXI

ALCHIMIE DE LA DOULEUR

 

 

L'un t'éclaire avec son ardeur,

L'autre en toi met son deuil, Nature!

Ce qui dit à l'un: Sépulture!

Dit à l'autre: Vie et splendeur!

 

Hermès inconnu qui m'assistes

Et qui toujours m'intimidas,

Tu me rends l'égal de Midas,

Le plus triste des alchimistes;

 

Par toi je change l'or en fer

Et le paradis en enfer;

Dans le suaire des nuages

 

Je découvre un cadavre cher,

Et sur les célestes rivages

Je bâtis de grands sarcophages.

 

русский

 

LXXXII

HORREUR SYMPATHIQUE

 

 

De ce ciel bizarre et livide,

Tourmenté comme ton destin,

Quels pensers dans ton âme vide

Descendent? Réponds, libertin.

 

— Insatiablement avide

De l'obscur et de l'incertain,

Je ne geindrai pas comme Ovide

Chassé du paradis latin.

 

Cieux déchirés comme des grèves,

En vous se mire mon orgueil;

Vos vastes nuages en deuil

 

Sont les corbillards de mes rêves,

Et vos lueurs sont le reflet

De l'Enfer où mon cœur se plaît.

 

русский

 

LXXXIII

L'HÉAUTONTIMOROUMÉNOS

 

À J.G.F.

 

 

Je te frapperai sans colère

Et sans haine, comme un boucher,

Comme Moïse le rocher!

Et je ferai de ta paupière,

 

Pour abreuver mon Saharah,

Jaillir les eaux de la souffrance.

Mon désir gonflé d'espérance

Sur tes pleurs salés nagera

 

Comme un vaisseau qui prend le large,

Et dans mon cœur qu'ils soûleront

Tes chers sanglots retentiront

Comme un tambour qui bat la charge!

 

Ne suis-je pas un faux accord

Dans la divine symphonie,

Grâce à la vorace Ironie

Qui me secoue et qui me mord?

 

Elle est dans ma voix, la criarde!

C'est tout mon sang, ce poison noir!

Je suis le sinistre miroir

Où la mégère se regarde!

 

Je suis la plaie et le couteau!

Je suis le soufflet et la joue!

Je suis les membres et la roue,

Et la victime et le bourreau!

 

Je suis de mon cœur le vampire,

— Un de ces grands abandonnés

Au rire éternel condamnés,

Et qui ne peuvent plus sourire!

 

русский

 

LXXXIV

L'IRRÉMÉDIABLE

 

I

Une Idée, une Forme, un Être

Parti de l'azur et tombé

Dans un Styx bourbeux et plombé

Où nul œil du Ciel ne pénètre;

 

Un Ange, imprudent voyageur

Qu'a tenté l'amour du difforme,

Au fond d'un cauchemar énorme

Se débattant comme un nageur,

 

Et luttant, angoisses funèbres!

Contre un gigantesque remous

Qui va chantant comme les fous

Et pirouettant dans les ténèbres;

 

Un malheureux ensorcelé

Dans ses tâtonnements futiles,

Pour fuir d'un lieu plein de reptiles,

Cherchant la lumière et la clé;

 

Un damné descendant sans lampe,

Au bord d'un gouffre dont l'odeur

Trahit l'humide profondeur,

D'éternels escaliers sans rampe,

 

Où veillent des monstres visqueux

Dont les larges yeux de phosphore

Font une nuit plus noire encore

Et ne rendent visibles qu'eux;

 

Un navire pris dans le pôle,

Comme en un piège de cristal,

Cherchant par quel détroit fatal

Il est tombé dans cette geôle;

 

— Emblèmes nets, tableau parfait

D'une fortune irrémédiable,

Qui donne à penser que le Diable

Fait toujours bien tout ce qu'il fait!

 

 

II

Tête-à-tête sombre et limpide

Qu'un cœur devenu son miroir!

Puits de Vérité, clair et noir,

Où tremble une étoile livide,

 

Un phare ironique, infernal,

Flambeau des grâces sataniques,

Soulagement et gloire uniques,

— La conscience dans le Mal!

 

русский

 

LXXXV

L'HORLOGE

 

 

Horloge! Dieu sinistre, effrayant, impassible,

Dont le doigt nous menace et nous dit:" Souviens-toi!

Les vibrantes douleurs dans ton cœur plein d'effroi

Se planteront bientôt comme dans une cible;

 

Le Plaisir vaporeux fuira vers l'horizon

Ainsi qu'une sylphide au fond de la coulisse;

Chaque instant te dévore un morceau du délice

À chaque homme accordé pour toute sa saison.

 

Trois mille six cents fois par heure, la Seconde

Chuchote: Souviens-toi! — Rapide, avec sa voix

D'insecte, maintenant dit: je suis Autrefois,

Et j'ai pompé ta vie avec ma trompe immonde!

 

Remember! Souviens-toi! Prodigue! Esto memor!

(Mon gosier de métal parle toutes les langues.)

Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues

Qu'il ne faut pas lâcher sans en extraire l'or!

 

Souviens-toi que le Temps est un joueur avide

Qui gagne sans tricher, à tout coup! C'est la loi.

Le jour décroît; la nuit augmente; souviens-toi!

Le gouffre a toujours soif; la clepsydre se vide.

 

Tantôt sonnera l'heure où le divin Hasard,

Où l'auguste Vertu, ton épouse encor vierge,

Où le Repentir même (oh! La dernière auberge!),

Où tout te dira: Meurs, vieux lâche! Il est trop tard!"

 

русский

 

 

TABLEAUX PARISIENS

 

LXXXVI

PAYSAGE

 

 

Je veux, pour composer chastement mes églogues,

Coucher auprès du ciel, comme les astrologues,

Et, voisin des clochers, écouter en rêvant

Leurs hymnes solennels emportés par le vent.

Les deux mains au menton, du haut de ma mansarde,

Je verrai l'atelier qui chante et qui bavarde;

Les tuyaux, les clochers, ces mâts de la cité,

Et les grands ciels qui font rêver d'éternité.

 

Il est doux, à travers les brumes, de voir naître

L'étoile dans l'azur, la lampe à la fenêtre,

Les fleuves de charbon monter au firmament

Et la lune verser son pâle enchantement.

Je verrai les printemps, les étés, les automnes;

Et quand viendra l'hiver aux neiges monotones,

Je fermerai partout portières et volets

Pour bâtir dans la nuit mes féeriques palais.

Alors je rêverai des horizons bleuâtres,

Des jardins, des jets d'eau pleurant dans les albâtres,

Des baisers, des oiseaux chantant soir et matin,

Et tout ce que l'Idylle a de plus enfantin.

L'Émeute, tempêtant vainement à ma vitre,

Ne fera pas lever mon front de mon pupitre;

Car je serai plongé dans cette volupté

D'évoquer le Printemps avec ma volonté,

De tirer un soleil de mon cœur, et de faire

De mes pensers brûlants une tiède atmosphère.

 

русский

 

LXXXVII

LE SOLEIL

 

 

Le long du vieux faubourg, où pendent aux masures

Les persiennes, abri des secrètes luxures,

Quand le soleil cruel frappe à traits redoublés

Sur la ville et les champs, sur les toits et les blés,

Je vais m'exercer seul à ma fantasque escrime,

Flairant dans tous les coins les hasards de la rime,

Trébuchant sur les mots comme sur les pavés,

Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés.

 

Ce père nourricier, ennemi des chloroses,

Éveille dans les champs les vers comme les roses;

Il fait s'évaporer les soucis vers le ciel,

Et remplit les cerveaux et les ruches de miel.

C'est lui qui rajeunit les porteurs de béquilles

Et les rend gais et doux comme des jeunes filles,

Et commande aux moissons de croître et de mûrir

Dans le cœur immortel qui toujours veut fleurir!

 

Quand, ainsi qu'un poète, il descend dans les villes,

Il ennoblit le sort des choses les plus viles,

Et s'introduit en roi, sans bruit et sans valets,

Dans tous les hôpitaux et dans tous les palais.

 

русский

 

LXXXVIII

À UNE MENDIANTE ROUSSE

 

 

Blanche fille aux cheveux roux,

Dont la robe par ses trous

Laisse voir la pauvreté

Et la beauté,

 

Pour moi, poète chétif,

Ton jeune corps maladif,

Plein de taches de rousseur,

A sa douceur.

 

Tu portes plus galamment

Qu'une reine de roman

Ses cothurnes de velours

Tes sabots lourds.

 

Au lieu d'un haillon trop court,

Qu'un superbe habit de cour

Traîne à plis bruyants et longs

Sur tes talons;

 

En place de bas troués,

Que pour les yeux des roués

Sur ta jambe un poignard d'or

Reluise encor;

 

Que des nœuds mal attachés

Dévoilent pour nos péchés

Tes deux beaux seins, radieux

Comme des yeux;

 

Que pour te déshabiller

Tes bras se fassent prier

Et chassent à coups mutins

Les doigts lutins,

 

Perles de la plus belle eau,

Sonnets de maître Belleau

Par tes galants mis aux fers

Sans cesse offerts,

 

Valetaille de rimeurs

Te dédiant leurs primeurs

Et contemplant ton soulier

Sous l'escalier,

 

Maint page épris du hasard,

Maint seigneur et maint Ronsard

Épieraient pour le déduit

Ton frais réduit!

 

Tu compterais dans tes lits

Plus de baisers que de lis

Et rangerais sous tes lois

Plus d'un Valois!

 

— Cependant tu vas gueusant

Quelque vieux débris gisant

Au seuil de quelque Véfour

De carrefour;

 

Tu vas lorgnant en dessous

Des bijoux de vingt-neuf sous

Dont je ne puis, oh! Pardon!

Te faire don.

 

Va donc, sans autre ornement,

Parfum, perles, diamant,

Que ta maigre nudité,

Ô ma beauté!

 

русский

 

LXXXIX

LE CYGNE

 

À Victor Hugo.

 

I

Andromaque, je pense à vous! Ce petit fleuve,

Pauvre et triste miroir où jadis resplendit

L'immense majesté de vos douleurs de veuve,

Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit,

 

A fécondé soudain ma mémoire fertile,

Comme je traversais le nouveau Carrousel.

Le vieux Paris n'est plus (la forme d'une ville

Change plus vite, hélas! Que le cœur d'un mortel);

 

Je ne vois qu'en esprit tout ce camp de baraques,

Ces tas de chapiteaux ébauchés et de fûts,

Les herbes, les gros blocs verdis par l'eau des flaques,

Et, brillant aux carreaux, le bric-à-brac confus.

 

Là s'étalait jadis une ménagerie;

Là je vis, un matin, à l'heure où sous les cieux

Froids et clairs le Travail s'éveille, où la voirie

Pousse un sombre ouragan dans l'air silencieux,

 

Un cygne qui s'était évadé de sa cage,

Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec,

Sur le sol raboteux traînait son blanc plumage.

Près d'un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec

 

Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre,

Et disait, le cœur plein de son beau lac natal:

"Eau, quand donc pleuvras-tu? Quand tonneras-tu, foudre?"

Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal,

 

Vers le ciel quelquefois, comme l'homme d'Ovide,

Vers le ciel ironique et cruellement bleu,

Sur son cou convulsif tendant sa tête avide,

Comme s'il adressait des reproches à Dieu!

 

 

II

Paris change! Mais rien dans ma mélancolie

N'a bougé! Palais neufs, échafaudages, blocs,

Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie,

Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs.

 

Aussi, devant ce Louvre une image m'opprime:

Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous,

Comme les exilés, ridicule et sublime,

Et rongé d'un désir sans trêve! Et puis à vous,

 

Andromaque, des bras d'un grand époux tombée,

Vil bétail, sous la main du superbe Pyrrhus,

Auprès d'un tombeau vide en extase courbée;

Veuve d'Hector, hélas! Et femme d'Hélénus!

 

Je pense à la négresse, amaigrie et phtisique,

Piétinant dans la boue, et cherchant, œil hagard,

Les cocotiers absents de la superbe Afrique

Derrière la muraille immense du brouillard;

 

À quiconque a perdu ce qui ne se retrouve

Jamais, jamais! À ceux qui s'abreuvent de pleurs

Et tètent la Douleur comme une bonne louve!

Aux maigres orphelins séchant comme des fleurs!

 

Ainsi dans la forêt où mon esprit s'exile

Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor!

Je pense aux matelots oubliés dans une île,

Aux captifs, aux vaincus!… À bien d'autres encor!

 

русский

 

XC

LES SEPT VIEILLARDS

 

À Victor Hugo.

 

 

Fourmillante cité, cité pleine de rêves,

Où le spectre en plein jour raccroche le passant!

Les mystères partout coulent comme des sèves

Dans les canaux étroits du colosse puissant.

 

Un matin, cependant que dans la triste rue

Les maisons, dont la brume allongeait la hauteur,

Simulaient les deux quais d'une rivière accrue,

Et que, décor semblable à l'âme de l'acteur,

 

Un brouillard sale et jaune inondait tout l'espace,

Je suivais, roidissant mes nerfs comme un héros

Et discutant avec mon âme déjà lasse,

Le faubourg secoué par les lourds tombereaux.

 

Tout à coup, un vieillard dont les guenilles jaunes

Imitaient la couleur de ce ciel pluvieux,

Et dont l'aspect aurait fait pleuvoir les aumônes,

Sans la méchanceté qui luisait dans ses yeux,

 

M'apparut. On eût dit sa prunelle trempée

Dans le fiel; son regard aiguisait les frimas,

Et sa barbe à longs poils, roide comme une épée

Se projetait, pareille à celle de Judas.

 

Il n'était pas voûté, mais cassé, son échine

Faisant avec sa jambe un parfait angle droit,

Si bien que son bâton, parachevant sa mine,

Lui donnait la tournure et le pas maladroit

 

D'un quadrupède infirme ou d'un Juif à trois pattes.

Dans la neige et la boue il allait s'empêtrant,

Comme s'il écrasait des morts sous ses savates,

Hostile à l'univers plutôt qu'indifférent.

 

Son pareil le suivait: barbe, œil, dos, bâton, loques,

Nul trait ne distinguait, du même enfer venu,

Ce jumeau centenaire, et ces spectres baroques

Marchaient du même pas vers un but inconnu.

 

À quel complot infâme étais-je donc en butte,

Ou quel méchant hasard ainsi m'humiliait?

Car je comptai sept fois, de minute en minute,

Ce sinistre vieillard qui se multipliait!

 

Que celui-là qui rit de mon inquiétude,

Et qui n'est pas saisi d'un frisson fraternel,

Songe bien que malgré tant de décrépitude

Ces sept monstres hideux avaient l'air éternel!

 

Aurais-je, sans mourir, contemplé le huitième,

Sosie inexorable, ironique et fatal,

Dégoûtant Phénix, fils et père de lui-même?

— Mais je tournais le dos au cortège infernal.

 

Exaspéré comme un ivrogne qui voit double,

Je rentrai, je fermai ma porte, épouvanté,

Malade et morfondu, l'esprit fiévreux et trouble,

Blessé par le mystère et par l'absurdité!

 

Vainement ma raison voulait prendre la barre;

La tempête en jouant déroutait ses efforts,

Et mon âme dansait, dansait, vieille gabarre

Sans mâts, sur une mer monstrueuse et sans bords!

 

русский

 

XCI

LES PETITES VIEILLES

 

À Victor Hugo

 

I

Dans les plis sinueux des vieilles capitales,

Où tout, même l'horreur, tourne aux enchantements,

Je guette, obéissant à mes humeurs fatales,

Des êtres singuliers, décrépits et charmants.

 

Ces monstres disloqués furent jadis des femmes,

Éponyme ou Laïs! Monstres brisés, bossus

Ou tordus, aimons-les! Ce sont encor des âmes.

Sous des jupons troués et sous de froids tissus

 

Ils rampent, flagellés par les bises iniques,

Frémissant au fracas roulant des omnibus,

Et serrant sur leur flanc, ainsi que des reliques,

Un petit sac brodé de fleurs ou de rébus;

 

Ils trottent, tout pareils à des marionnettes;

Se traînent, comme font les animaux blessés,

Ou dansent, sans vouloir danser, pauvres sonnettes

Où se pend un Démon sans pitié! Tout cassés

 

Qu'ils sont, ils ont des yeux perçants comme une vrille,

Luisants comme ces trous où l'eau dort dans la nuit;

Ils ont les yeux divins de la petite fille

Qui s'étonne et qui rit à tout ce qui reluit.



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