А propos de cette йdition йlectronique 5 глава




 


Notre prison s’йclaira soudain.

 

«Enfin! on y voit clair! s’йcria Ned Land, qui, son couteau а la main, se tenait sur la dйfensive.

 

– Oui, rйpondis-je, risquant l’antithиse, mais la situation n’en est pas moins obscure.

 

– Que monsieur prenne patience », dit l’impassible Conseil.

 

Le soudain йclairage de la cabine m’avait permis d’en examiner les moindres dйtails. Elle ne contenait que la table et les cinq escabeaux. La porte invisible devait кtre hermйtiquement fermйe. Aucun bruit n’arrivait а notre oreille. Tout semblait mort а l’intйrieur de ce bateau. Marchait-il, se maintenait-il а la surface de l’Ocйan, s’enfonзait-il dans ses profondeurs? Je ne pouvais le deviner.

 

Cependant, le globe lumineux ne s’йtait pas allumй sans raison. J’espйrais donc que les hommes de l’йquipage ne tarderaient pas а se montrer. Quand on veut oublier les gens, on n’йclaire pas les oubliettes.

 

Je ne me trompais pas. Un bruit de verrou se fit entendre, la porte s’ouvrit, deux hommes parurent.

 

L’un йtait de petite taille, vigoureusement musclй, large d’йpaules, robuste de membres, la tкte forte, la chevelure abondante et noire, la moustache йpaisse, le regard vif et pйnйtrant, et toute sa personne empreinte de cette vivacitй mйridionale qui caractйrise en France les populations provenзales. Diderot a trиs-justement prйtendu que le geste de l’homme est mйtaphorique, et ce petit homme en йtait certainement la preuve vivante. On sentait que dans son langage habituel, il devait prodiguer les prosopopйes, les mйtonymies et les hypallages. Ce que, d’ailleurs, je ne fus jamais а mкme de vйrifier, car il employa toujours devant moi un idiome singulier et absolument incomprйhensible.

 

Le second inconnu mйrite une description plus dйtaillйe. Un disciple de Gratiolet ou d’Engel eыt lu sur sa physionomie а livre ouvert. Je reconnus sans hйsiter ses qualitйs dominantes, – la confiance en lui, car sa tкte se dйgageait noblement sur l’arc formй par la ligne de ses йpaules, et ses yeux noirs regardaient avec une froide assurance; – le calme, car sa peau, pвle plutфt que colorйe, annonзait la tranquillitй du sang; – l’йnergie, que dйmontrait la rapide contraction de ses muscles sourciliers; – le courage enfin, car sa vaste respiration dйnotait une grande expansion vitale.

 

J’ajouterai que cet homme йtait fier, que son regard ferme et calme semblait reflйter de hautes pensйes, et que de tout cet ensemble, de l’homogйnйitй des expressions dans les gestes du corps et du visage, suivant l’observation des physionomistes, rйsultait une indiscutable franchise.

 

Je me sentis «involontairement » rassurй en sa prйsence, et j’augurai bien de notre entrevue.

 

Ce personnage avait-il trente-cinq ou cinquante ans, je n’aurais pu le prйciser. Sa taille йtait haute, son front large, son nez droit, sa bouche nettement dessinйe, ses dents magnifiques, ses mains fines, allongйes, йminemment «psychiques » pour employer un mot de la chirognomonie, c’est-а-dire dignes de servir une вme haute et passionnйe. Cet homme formait certainement le plus admirable type que j’eusse jamais rencontrй. Dйtail particulier, ses yeux, un peu йcartйs l’un de l’autre, pouvaient embrasser simultanйment prиs d’un quart de l’horizon. Cette facultй je l’ai vйrifiй plus tard se doublait d’une puissance de vision encore supйrieure а celle de Ned Land. Lorsque cet inconnu fixait un objet, la ligne de ses sourcils se fronзait, ses larges paupiиres se rapprochaient de maniиre а circonscrire la pupille des yeux et а rйtrйcir ainsi l’йtendue du champ visuel, et il regardait! Quel regard! comme il grossissait les objets rapetissйs par l’йloignement! comme il vous pйnйtrait jusqu’а l’вme! comme il perзait ces nappes liquides, si opaques а nos yeux, et comme il lisait au plus profond des mers!…

 


Ce personnage avait-il trente-cinq ou cinquante ans?

 

Les deux inconnus, coiffйs de bйrets faits d’une fourrure de loutre marine, et chaussйs de bottes de mer en peau de phoque, portaient des vкtements d’un tissu particulier, qui dйgageaient la taille et laissaient une grande libertй de mouvements.

 

Le plus grand des deux, – йvidemment le chef du bord, – nous examina avec une extrкme attention, sans prononcer une parole. Puis, se retournant vers son compagnon, il s’entretint avec lui dans une langue que je ne pus reconnaоtre. C’йtait un idiome sonore, harmonieux, flexible, dont les voyelles semblaient soumises а une accentuation trиs-variйe.

 

L’autre rйpondit par un hochement de tкte, et ajouta deux ou trois mots parfaitement incomprйhensibles. Puis du regard il parut m’interroger directement.

 

Je rйpondis, en bon franзais, que je n’entendais point son langage; mais il ne sembla pas me comprendre, et la situation devint assez embarrassante.

 

«Que monsieur raconte toujours notre histoire, me dit Conseil. Ces messieurs en saisiront peut-кtre quelques mots! »

 

Je recommenзai le rйcit de nos aventures, articulant nettement toutes mes syllabes, et sans omettre un seul dйtail. Je dйclinai nos noms et qualitйs; puis, je prйsentai dans les formes le professeur Aronnax, son domestique Conseil, et maоtre Ned Land, le harponneur.

 

L’homme aux yeux doux et calmes m’йcouta tranquillement, poliment mкme, et avec une attention remarquable. Mais rien dans sa physionomie n’indiqua qu’il eыt compris mon histoire. Quand j’eus fini, il ne prononзa pas un seul mot.

 

Restait encore la ressource de parler anglais. Peut-кtre se ferait-on entendre dans cette langue qui est а peu prиs universelle. Je la connaissais, ainsi que la langue allemande, d’une maniиre suffisante pour la lire couramment, mais non pour la parler correctement. Or, ici, il fallait surtout se faire comprendre.

 

«Allons, а votre tour, dis-je au harponneur. А vous, maоtre Land, tirez de votre sac le meilleur anglais qu’ait jamais parlй un Anglo-Saxon, et tвchez d’кtre plus heureux que moi. »

 

Ned ne se fit pas prier et recommenзa mon rйcit que je compris а peu prиs. Le fond fut le mкme, mais la forme diffйra. Le Canadien, emportй par son caractиre, y mit beaucoup d’animation. Il se plaignit violemment d’кtre emprisonnй au mйpris du droit des gens, demanda en vertu de quelle loi on le retenait ainsi, invoqua l’ habeas corpus, menaзa de poursuivre ceux qui le sйquestraient indыment, se dйmena, gesticula, cria, et finalement, il fit comprendre par un geste expressif que nous mourions de faim.

 

Ce qui йtait parfaitement vrai, mais nous l’avions а peu prиs oubliй.

 

А sa grande stupйfaction, le harponneur ne parut pas avoir йtй plus intelligible que moi. Nos visiteurs ne sourcillиrent pas. Il йtait йvident qu’ils ne comprenaient ni la langue d’Arago ni celle de Faraday.

 

Fort embarrassй, aprиs avoir йpuisй vainement nos ressources philologiques, je ne savais plus quel parti prendre, quand Conseil me dit:

 

«Si monsieur m’y autorise, je raconterai la chose en allemand.

 

– Comment! tu sais l’allemand? m’йcriai-je.

 

– Comme un Flamand, n’en dйplaise а monsieur.

 

– Cela me plaоt, au contraire. Va, mon garзon. »

 

Et Conseil, de sa voix tranquille, raconta pour la troisiиme fois les diverses pйripйties de notre histoire. Mais, malgrй les йlйgantes tournures et la belle accentuation du narrateur, la langue allemande n’eut aucun succиs.

 

Enfin, poussй а bout, je rassemblai tout ce qui me restait de mes premiиres йtudes, et j’entrepris de narrer nos aventures en latin. Cicйron se fыt bouchй les oreilles et m’eыt renvoyй а la cuisine, mais cependant, je parvins а m’en tirer. Mкme rйsultat nйgatif.

 

Cette derniиre tentative dйfinitivement avortйe, les deux inconnus йchangиrent quelques mots dans leur incomprйhensible langage, et se retirиrent, sans mкme nous avoir adresse un de ces gestes rassurants qui ont cours dans tous les pays du monde. La porte se referma.

 

«C’est une infamie! s’йcria Ned Land, qui йclata pour la vingtiиme fois. Comment! on leur parle franзais, anglais, allemand, latin, а ces coquins-lа, et il n’en est pas un qui ait la civilitй de rйpondre!

 

Calmez-vous, Ned, dis-je au bouillant harponneur, la colиre ne mиnerait а rien.

 

– Mais savez-vous, monsieur le professeur, reprit notre irascible compagnon, que l’on mourrait parfaitement de faim dans cette cage de fer?

 

– Bah! fit Conseil, avec de la philosophie, on peut encore tenir longtemps!

 

– Mes amis, dis-je, il ne faut pas se dйsespйrer. Nous nous sommes trouvйs dans de plus mauvaises passes. Faites-moi donc le plaisir d’attendre pour vous former une opinion sur le commandant et l’йquipage de ce bateau.

 

– Mon opinion est toute faite, riposta Ned Land. Ce sont des coquins…

 

– Bon! et de quel pays?

 

– Du pays des coquins!

 

– Mon brave Ned, ce pays-lа n’est pas encore suffisamment indiquй sur la mappemonde, et j’avoue que la nationalitй de ces deux inconnus est difficile а dйterminer! Ni Anglais, ni Franзais, ni Allemands, voilа tout ce que l’on peut affirmer. Cependant, je serais tentй d’admettre que ce commandant et son second sont nйs sous de basses latitudes. Il y a du mйridional en eux. Mais sont-ils Espagnols, Turcs, Arabes ou Indiens, c’est ce que leur type physique ne me permet pas de dйcider. Quant а leur langage, il est absolument incomprйhensible.

 

Voilа le dйsagrйment de ne pas savoir toutes les langues, rйpondit Conseil, ou le dйsavantage de ne pas avoir une langue unique!

 

– Ce qui ne servirait а rien! rйpondit Ned Land. Ne voyez-vous pas que ces gens-lа ont un langage а eux, un langage inventй pour dйsespйrer les braves gens qui demandent а dоner! Mais, dans tous les pays de la terre ouvrir la bouche, remuer les mвchoires, happer des dents et des lиvres, est-ce que cela ne se comprend pas de reste? Est-ce que cela ne veut pas dire а Quйbec comme aux Pomotou, а Paris comme aux antipodes: J’ai faim! donnez-moi а manger!…

 

– Oh! fit Conseil, il y a des natures si inintelligentes!… »

 

Comme il disait ces mots, la porte s’ouvrit. Un stewart[5] entra. Il nous apportait des vкtements, vestes et culottes de mer, faites d’une йtoffe dont je ne reconnus pas la nature. Je me hвtai de les revкtir, et mes compagnons m’imitиrent.

 

Pendant ce temps, le stewart, – muet, sourd peut-кtre, – avait disposй la table et placй trois couverts.

 

«Voilа quelque chose de sйrieux, dit Conseil, et cela s’annonce bien.

 

– Bah! rйpondit le rancunier harponneur, que diable voulez-vous qu’on mange ici? du foie de tortue, du filet de requin, du beefsteak de chien de mer!

 

– Nous verrons bien! » dit Conseil.

 

Les plats, recouverts de leur cloche d’argent, furent symйtriquement posйs sur la nappe, et nous prоmes place а table. Dйcidйment, nous avions affaire а des gens civilisйs, et sans la lumiиre йlectrique qui nous inondait, je me serais cru dans la salle а manger de l’hфtel Adelphi, а Liverpool, ou du Grand-Hфtel, а Paris. Je dois dire toutefois que le pain et le vin manquaient totalement. L’eau йtait fraоche et limpide, mais c’йtait de l’eau, – ce qui ne fut pas du goыt de Ned Land. Parmi les mets qui nous furent servis, je reconnus divers poissons dйlicatement apprкtйs; mais, sur certains plats, excellents d’ailleurs, je ne pus me prononcer, et je n’aurais mкme su dire а quel rиgne, vйgйtal ou animal, leur contenu appartenait. Quant au service de table, il йtait йlйgant et d’un goыt parfait. Chaque ustensile, cuiller, fourchette, couteau, assiette, portait une lettre entourйe d’une devise en exergue, et dont voici le fac-similй exact:

 

 

Mobile dans l’йlйment mobile! Cette devise s’appliquait justement а cet appareil sous-marin, а la condition de traduire la prйposition in par dans et non par sur. La lettre N formait sans doute l’initiale du nom de l’йnigmatique personnage qui commandait au fond des mers!

 

Ned et Conseil ne faisaient pas tant de rйflexions. Ils dйvoraient, et je ne tardai pas а les imiter. J’йtais, d’ailleurs, rassurй sur notre sort, et il me paraissait йvident que nos hфtes ne voulaient pas nous laisser mourir d’inanition.

 

Cependant, tout finit ici-bas, tout passe, mкme la faim de gens qui n’ont pas mangй depuis quinze heures. Notre appйtit satisfait, le besoin de sommeil se fit impйrieusement sentir. Rйaction bien naturelle, aprиs l’interminable nuit pendant laquelle nous avions luttй contre la mort.

 

«Ma foi, je dormirais bien, dit Conseil.

 

– Et moi, je dors! » rйpondit Ned Land.

 

Mes deux compagnons s’йtendirent sur le tapis de la cabine, et furent bientфt plongйs dans un profond sommeil.

 

Pour mon compte, je cйdai moins facilement а ce violent besoin de dormir. Trop de pensйes s’accumulaient dans mon esprit, trop de questions insolubles s’y pressaient, trop d’images tenaient mes paupiиres entr’ouvertes! Oщ йtions-nous? Quelle йtrange puissance nous emportait? Je sentais, – ou plutфt je croyais sentir, – l’appareil s’enfoncer vers les couches les plus reculйes de la mer. De violents cauchemars m’obsйdaient. J’entrevoyais dans ces mystйrieux asiles tout un monde d’animaux inconnus, dont ce bateau sous-marin semblait кtre le congйnиre, vivant, se mouvant, formidable comme eux!… Puis, mon cerveau se calma, mon imagination se fondit en une vague somnolence, et je tombai bientфt dans un morne sommeil.

 


Mes deux compagnons s’йtendirent sur le tapis.

IX

LES COLИRES DE NED LAND

 

Quelle fut la durйe de ce sommeil, je l’ignore; mais il dut кtre long, car il nous reposa complиtement de nos fatigues. Je me rйveillai le premier. Mes compagnons n’avaient pas encore bougй, et demeuraient йtendus dans leur coin comme des masses inertes.

 

А peine relevй de cette couche passablement dure, je sentis mon cerveau dйgagй, mon esprit net. Je recommenзai alors un examen attentif de notre cellule.

 

Rien n’йtait changй а ses dispositions intйrieures. La prison йtait restйe prison, et les prisonniers, prisonniers. Cependant le stewart, profitant de notre sommeil, avait desservi la table. Rien n’indiquait donc une modification prochaine dans cette situation, et je me demandai sйrieusement si nous йtions destinйs а vivre indйfiniment dans cette cage.

 

Cette perspective me sembla d’autant plus pйnible que, si mon cerveau йtait libre de ses obsessions de la veille, je me sentais la poitrine singuliиrement oppressйe. Ma respiration se faisait difficilement. L’air lourd ne suffisait plus au jeu de mes poumons. Bien que la cellule fыt vaste, il йtait йvident que nous avions consommй en grande partie l’oxygиne qu’elle contenait. En effet, chaque homme dйpense en une heure, l’oxygиne renfermй dans cent litres d’air et cet air, chargй alors d’une quantitй presque йgale d’acide carbonique, devient irrespirable.

 

Il йtait donc urgent de renouveler l’atmosphиre de notre prison, et, sans doute aussi, L’atmosphиre du bateau sous-marin.

 

Lа se posait une question а mon esprit. Comment procйdait le commandant de cette demeure flottante? Obtenait-il de l’air par des moyens chimiques, en dйgageant par la chaleur l’oxygиne contenu dans du chlorate de potasse, et en absorbant l’acide carbonique par la potasse caustique? Dans ce cas, il devait avoir conservй quelques relations avec les continents, afin de se procurer les matiиres nйcessaires а cette opйration. Se bornait-il seulement а emmagasiner l’air sous de hautes pressions dans des rйservoirs, puis а le rйpandre suivant les besoins de son йquipage? Peut-кtre. Ou, procйdй plus commode, plus йconomique, et par consйquent plus probable, se contentait-il de revenir respirer а la surface des eaux, comme un cйtacй, et de renouveler pour vingt-quatre heures sa provision d’atmosphиre? Quoi qu’il en soit, et quelle que fыt la mйthode, il me paraissait prudent de l’employer sans retard.

 

En effet, j’йtais dйjа rйduit а multiplier mes inspirations pour extraire de cette cellule le peu d’oxygиne qu’elle renfermait, quand, soudain, je fus rafraоchi par un courant d’air pur et tout parfumй d’йmanations salines. C’йtait bien la brise de mer, vivifiante et chargйe d’iode! J’ouvris largement la bouche, et mes poumons se saturиrent de fraоches molйcules. En mкme temps, je sentis un balancement, un roulis de mйdiocre amplitude, mais parfaitement dйterminable. Le bateau, le monstre de tфle venait йvidemment de remonter а la surface de l’Ocйan pour y respirer а la faзon des baleines. Le mode de ventilation du navire йtait donc parfaitement reconnu.

 

Lorsque j’eus absorbй cet air pur а pleine poitrine, je cherchai le conduit, «l’aйrifиre », si l’on veut, qui laissait arriver jusqu’а nous cette bienfaisante effluve, et je ne tardai pas а le trouver. Au-dessus de la porte s’ouvrait un trou d’aйrage laissant passer une fraоche colonne d’air, qui renouvelait ainsi l’atmosphиre appauvrie de la cellule.

 

J’en йtais lа de mes observations, quand Ned et Conseil s’йveillиrent presque en mкme temps, sous l’influence de cette aйration revivifiante. Ils se frottиrent les yeux, se dйtirиrent les bras et furent sur pied en un instant.

 

«Monsieur a bien dormi? me demanda Conseil avec sa politesse quotidienne.

 

– Fort bien, mon brave garзon, rйpondis-je. Et, vous, maоtre Ned Land?

 

– Profondйment, monsieur le professeur. Mais, je ne sais si je me trompe, il me semble que je respire comme une brise de mer? »

 

Un marin ne pouvait s’y mйprendre, et je racontai au Canadien ce qui s’йtait passй pendant son sommeil.

 

«Bon! dit-il, cela explique parfaitement ces mugissements que nous entendions, lorsque le prйtendu narwal se trouvait en vue de l’ Abraham-Lincoln.

 

– Parfaitement, maоtre Land, c’йtait sa respiration!

 

– Seulement, monsieur Aronnax, je n’ai aucune idйe de l’heure qu’il est, а moins que ce ne soit l’heure du dоner?

 

– L’heure du dоner, mon digne harponneur? Dites, au moins, l’heure du dйjeuner, car nous sommes certainement au lendemain d’hier.

 

– Ce qui dйmontre, rйpondit Conseil, que nous avons pris vingt-quatre heures de sommeil.

 

– C’est mon avis, rйpondis-je.

 

– Je ne vous contredis point, rйpliqua Ned Land. Mais dоner ou dйjeuner, le stewart sera le bienvenu, qu’il apporte l’un ou l’autre.

 

– L’un et l’autre, dit Conseil.

 

– Juste, rйpondit le Canadien, nous avons droit а deux repas, et pour mon compte, je ferai honneur а tous les deux.

 

– Eh bien! Ned, attendons, rйpondis-je. Il est йvident que ces inconnus n’ont pas l’intention de nous laisser mourir de faim, car, dans ce cas, le dоner d’hier soir n’aurait aucun sens.

 

– А moins qu’on ne nous engraisse! riposta Ned.

 

– Je proteste, rйpondis-je. Nous ne sommes point tombйs entre les mains de cannibales!

 

– Une fois n’est pas coutume, rйpondit sйrieusement le Canadien. Qui sait si ces gens-lа ne sont pas privйs depuis longtemps de chair fraоche, et dans ce cas, trois particuliers sains et bien constituйs comme monsieur le professeur, son domestique et moi…

 

– Chassez ces idйes, maоtre Land, rйpondis-je au harponneur, et surtout, ne partez pas de lа pour vous emporter contre nos hфtes, ce qui ne pourrait qu’aggraver la situation.

 

– En tout cas, dit le harponneur, j’ai une faim de tous les diables, et dоner ou dйjeuner, le repas n’arrive guиre!

 

– Maоtre Land, rйpliquai-je, il faut se conformer au rиglement du bord, et je suppose que notre estomac avance sur la cloche du maоtre-coq.

 

– Eh bien! on le mettra а l’heure, rйpondit tranquillement Conseil.

 

– Je vous reconnais lа, ami Conseil, riposta l’impatient Canadien. Vous usez peu votre bile et vos nerfs! Toujours calme! Vous seriez capable de dire vos grвces avant votre bйnйdicitй, et de mourir de faim plutфt que de vous plaindre!

 

– А quoi cela servirait-il? demanda Conseil.

 

– Mais cela servirait а se plaindre! C’est dйjа quelque chose. Et si ces pirates, – je dis pirates par respect, et pour ne pas contrarier monsieur le professeur qui dйfend de les appeler cannibales, –, si ces pirates se figurent qu’ils vont me garder dans cette cage oщ j’йtouffe, sans apprendre de quels jurons j’assaisonne mes emportements, ils se trompent! Voyons, monsieur Aronnax, parlez franchement. Croyez-vous qu’ils nous tiennent longtemps dans cette boоte de fer?

 

– А dire vrai, je n’en sais pas plus long que vous, ami Land.

 

– Mais enfin, que supposez-vous?

 

– Je suppose que le hasard nous a rendus maоtres d’un secret important. Or, l’йquipage de ce bateau sous-marin a intйrкt а le garder, et si cet intйrкt est plus grave que la vie de trois hommes, je crois notre existence trиs-compromise. Dans le cas contraire, а la premiиre occasion, le monstre qui nous a engloutis nous rendra au monde habitй par nos semblables.

 

– А moins qu’il ne nous enrфle parmi son йquipage, dit Conseil, et qu’il nous garde ainsi…

 

– Jusqu’au moment, rйpliqua Ned Land, oщ quelque frйgate, plus rapide ou plus adroite que l’ Abraham-Lincoln, s’emparera de ce nid de forbans, et enverra son йquipage et nous respirer une derniиre fois au bout de sa grand’vergue.

 

– Bien raisonnй, maоtre Land, rйpliquai-je. Mais on ne nous a pas encore fait, que je sache, de proposition а cet йgard. Inutile donc de discuter le parti que nous devrons prendre, le cas йchйant. Je vous le rйpиte, attendons, prenons conseil des circonstances, et ne faisons rien, puisqu’il n’y a rien а faire.

 

– Au contraire! monsieur le professeur, rйpondit le harponneur, qui n’en voulait pas dйmordre, il faut faire quelque chose.

 

– Eh! quoi donc, maоtre Land?

 

– Nous sauver.

 

– Se sauver d’une prison «terrestre » est souvent difficile, mais d’une prison sous-marine, cela me paraоt absolument impraticable.

 

– Allons, ami Ned, demanda Conseil, que rйpondez-vous а l’objection de monsieur? Je ne puis croire qu’un Amйricain soit jamais а bout de ressources! »

 

Le harponneur, visiblement embarrassй, se taisait. Une fuite, dans les conditions oщ le hasard nous avait jetйs, йtait absolument impossible. Mais un Canadien est а demi franзais, et maоtre Ned Land le fit bien voir par sa rйponse.

 

«Ainsi, monsieur Aronnax, reprit-il aprиs quelques instants de rйflexion, vous ne devinez pas ce que doivent faire des gens qui ne peuvent s’йchapper de leur prison?

 

– Non, mon ami.

 

– C’est bien simple, il faut qu’ils s’arrangent de maniиre а y rester.

 

– Parbleu! fit Conseil, vaut encore mieux кtre dedans que dessus ou dessous!

 

– Mais aprиs avoir jetй dehors geфliers, porte-clefs et gardiens, ajouta Ned Land.

 

– Quoi, Ned? vous songeriez sйrieusement а vous emparer de ce bвtiment?

 

– Trиs-sйrieusement, rйpondit le Canadien.

 

– C’est impossible.

 

– Pourquoi donc, monsieur? Il peut se prйsenter quelque chance favorable, et je ne vois pas ce qui pourrait nous empкcher d’en profiter. S’ils ne sont qu’une vingtaine d’hommes а bord de cette machine, ils ne feront pas reculer deux Franзais et un Canadien, je suppose! »

 

Mieux valait admettre la proposition du harponneur que de la discuter. Aussi, me contentai-je de rйpondre:

 

«Laissons venir les circonstances, maоtre Land, et nous verrons. Mais, jusque-lа, je vous en prie, contenez votre impatience. On ne peut agir que par ruse, et ce n’est pas en vous emportant que vous ferez naоtre des chances favorables. Promettez-moi donc que vous accepterez la situation sans trop de colиre.

 

– Je vous le promets, monsieur le professeur, rйpondit Ned Land d’un ton peu rassurant. Pas un mot violent ne sortira de ma bouche, pas un geste brutal ne me trahira, quand bien mкme le service de la table ne se ferait pas avec toute la rйgularitй dйsirable.

 

– J’ai votre parole, Ned », rйpondis-je au Canadien.

 

Puis, la conversation fut suspendue, et chacun de nous se mit а rйflйchir а part soi. J’avouerai que, pour mon compte, et malgrй l’assurance du harponneur, je ne conservais aucune illusion. Je n’admettais pas ces chances favorables dont Ned Land avait parlй. Pour кtre si sыrement manœuvrй, le bateau sous-marin exigeait un nombreux йquipage, et consйquemment, dans le cas d’une lutte, nous aurions affaire а trop forte partie. D’ailleurs, il fallait, avant tout, кtre libres, et nous ne l’йtions pas. Je ne voyais mкme aucun moyen de fuir cette cellule de tфle si hermйtiquement fermйe. Et pour peu que l’йtrange commandant de ce bateau eыt un secret а garder, – ce qui paraissait au moins probable, – il ne nous laisserait pas agir librement а son bord. Maintenant, se dйbarrasserait-il de nous par la violence, ou nous jetterait-il un jour sur quelque coin de terre? c’йtait lа l’inconnu. Toutes ces hypothиses me semblaient extrкmement plausibles, et il fallait кtre un harponneur pour espйrer de reconquйrir sa libertй.

 

Je compris d’ailleurs que les idйes de Ned Land s’aigrissaient avec les rйflexions qui s’emparaient de son cerveau. J’entendais peu а peu les jugements gronder au fond de son gosier, et je voyais ses gestes redevenir menaзants. Il se levait, tournait comme une bкte fauve en cage, frappait les murs du pied et du poing. D’ailleurs, le temps s’йcoulait, la faim se faisait cruellement sentir, et, cette fois, le stewart ne paraissait pas. Et c’йtait oublier trop longtemps notre position de naufragйs, si l’on avait rйellement de bonnes intentions а notre йgard.

 

Ned Land, tourmentй par les tiraillements de son robuste estomac, se montait de plus en plus, et, malgrй sa parole, je craignais vйritablement une explosion, lorsqu’il se trouverait en prйsence de l’un des hommes du bord.



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