А propos de cette йdition йlectronique 17 глава




 

Je relиve encore sur les notes quotidiennes tenues par maоtre Conseil certains poissons du genre tйtrodons, particuliers а ces mers, des spenglйriens au dos rouge, а la poitrine blanche, qui se distinguent par trois rangйes longitudinales de filaments, et des йlectriques, longs de sept pouces, parйs des plus vives couleurs. Puis, comme йchantillons d’autres genres, des ovoпdes semblables а un œuf d’un brun noir, sillonnйs de bandelettes blanches et dйpourvus de queue; des diodons, vйritables porcs-йpics de la mer, munis d’aiguillons et pouvant se gonfler de maniиre а former une pelote hйrissйe de dards; des hippocampes communs а tous les ocйans; des pйgases volants, а museau allongй, auxquels leurs nageoires pectorales, trиs-йtendues et disposйes en forme d’ailes, permettent sinon de voler, du moins de s’йlancer dans les airs; des pigeons spatulйs, dont la queue est couverte de nombreux anneaux йcailleux; des macrognathes а longue mвchoire, excellents poissons longs de vingt-cinq centimиtres et brillants des plus agrйables couleurs; des calliomores livides, dont la tкte est rugueuse; des myriades de blennies-sauteurs, rayйs de noir, aux longues nageoires pectorales, glissant а la surface des eaux avec une prodigieuse vйlocitй; de dйlicieux vйlifиres, qui peuvent hisser leurs nageoires comme autant de voiles dйployйes aux courants favorables; des kurtes splendides, auxquels la nature a prodiguй le jaune, le bleu cйleste, l’argent et l’or; des trichoptиres, dont les ailes sont formйes de filaments; des cottes, toujours maculйes de limon, qui produisent un certain bruissement; des trygles, dont le foie est considйrй comme poison; des bodians, qui portent sur les yeux une œillиre mobile; enfin des soufflets, au museau long et tubuleux, vйritables gobe-mouches de l’Ocйan, armйs d’un fusil que n’ont prйvu ni les Chassepot ni les Remington, et qui tuent les insectes en les frappant d’une simple goutte d’eau.

 

Dans le quatre-vingt-neuviиme genre des poissons classйs par Lacйpиde, qui appartient а la seconde sous-classe des osseux, caractйrisйs par un opercule et une membrane bronchiale, je remarquai la scorpиne, dont la tкte est garnie d’aiguillons et qui ne possиde qu’une seule nageoire dorsale; ces animaux sont revкtus ou privйs de petites йcailles, suivant le sous-genre auquel ils appartiennent. Le second sous-genre nous donna des йchantillons de dydactyles longs de trois а quatre dйcimиtres, rayйs de jaune, mais dont la tкte est d’un aspect fantastique. Quant au premier sous-genre, il fournit plusieurs spйcimens de ce poisson bizarre justement surnommй «crapaud de mer », poisson а tкte grande, tantфt creusйe de sinus profonds, tantфt boursouflйe de protubйrances; hйrissй d’aiguillons et parsemй de tubercules, il porte des cornes irrйguliиres et hideuses; son corps et sa queue sont garnis de callositйs; ses piquants font des blessures dangereuses; il est rйpugnant et horrible.

 

Du 21 au 23 janvier, le Nautilus marcha а raison de deux cent cinquante lieues par vingt-quatre heures, soit cinq cent quarante milles, ou vingt-deux milles а l’heure. Si nous reconnaissions au passage les diverses variйtйs de poissons, c’est que ceux-ci, attirйs par l’йclat йlectrique, cherchaient а nous accompagner; la plupart, distancйs par cette vitesse, restaient bientфt en arriиre; quelques-uns cependant parvenaient а se maintenir pendant un certain temps dans les eaux du Nautilus.

 

Le 24 au matin, par 12°5’ de latitude sud et 94°33’ de longitude, nous eыmes connaissance de l’оle Keeling, soulиvement madrйporique plantй de magnifiques cocos, et qui fut visitйe par M. Darwin et le capitaine Fitz-Roy. Le Nautilus prolongea а peu de distance les accores de cette оle dйserte. Ses dragues rapportиrent de nombreux йchantillons de polypes et d’йchinodermes, et des tests curieux de l’embranchement des mollusques. Quelques prйcieux produits de l’espиce des dauphinules accrurent les trйsors du capitaine Nemo, auquel je joignis une astrйe punctifиre, sorte de polypier parasite souvent fixй sur une coquille.

 

Bientфt l’оle Keeling disparut sous l’horizon, et la route fut donnйe au nord-ouest vers la pointe de la pйninsule indienne.

 

«Des terres civilisйes, me dit ce jour-lа Ned Land. Cela vaudra mieux que ces оles de la Papouasie, oщ l’on rencontre plus de sauvages que de chevreuils! Sur cette terre indienne, monsieur le professeur, il y a des routes, des chemins de fer, des villes anglaises, franзaises et indoues. On ne ferait pas cinq milles sans y rencontrer un compatriote. Hein! est-ce que le moment n’est pas venu de brыler la politesse au capitaine Nemo?

 

– Non. Ned, non, rйpondis-je d’un ton trиs-dйterminй. Laissons courir, comme vous dites, vous autres marins. Le Nautilus se rapproche des continents habitйs. Il revient vers l’Europe, qu’il nous y conduise. Une fois arrivйs dans nos mers, nous verrons ce que la prudence nous conseillera de tenter. D’ailleurs, je ne suppose pas que le capitaine Nemo nous permette d’aller chasser sur les cфtes du Malabar ou de Coromandel comme dans les forкts de la Nouvelle-Guinйe.

 

– Eh bien! monsieur, ne peut-on se passer de sa permission? »

 

Je ne rйpondis pas au Canadien. Je ne voulais pas discuter. Au fond, j’avais а cœur d’йpuiser jusqu’au bout les hasards de la destinйe qui m’avait jetй а bord du Nautilus.

 

А partir de l’оle Keeling, notre marche se ralentit gйnйralement. Elle fut aussi plus capricieuse et nous entraоna souvent а de grandes profondeurs. On fit plusieurs fois usage des plans inclinйs que des leviers intйrieurs pouvaient placer obliquement а la ligne de flottaison. Nous allвmes ainsi jusqu’а deux et trois kilomиtres, mais sans jamais avoir vйrifiй les grands fonds de cette mer indienne que des sondes de treize mille mиtres n’ont pas pu atteindre. Quant а la tempйrature des basses couches, le thermomиtre indiqua toujours invariablement quatre degrйs au-dessus de zйro. J’observai seulement que, dans les nappes supйrieures, l’eau йtait toujours plus froide sur les hauts fonds qu’en pleine mer.

 

Le 25 janvier, l’Ocйan йtant absolument dйsert, le Nautilus passa la journйe а sa surface, battant les flots de sa puissante hйlice et les faisant rejaillir а une grande hauteur. Comment, dans ces conditions, ne l’eыt-on pas pris pour un cйtacй gigantesque? Je passai les trois quarts de cette journйe sur la plate-forme. Je regardais la mer. Rien а l’horizon, si ce n’est, vers quatre heures du soir, un long steamer qui courait dans l’ouest а contre-bord. Sa mвture fut visible un instant, mais il ne pouvait apercevoir le Nautilus, trop ras sur l’eau. Je pensai que ce bateau а vapeur appartenait а la ligne pйninsulaire et orientale qui fait le service de l’оle de Ceyland а Sydney, en touchant а la pointe du roi George et а Melbourne.

 

А cinq heures du soir, avant ce rapide crйpuscule qui lie le jour а la nuit dans les zones tropicales, Conseil et moi nous fыmes йmerveillйs par un curieux spectacle.

 

Il est un charmant animal dont la rencontre, suivant les anciens, prйsageait des chances heureuses. Aristote, Athйnйe, Pline, Oppien, avaient йtudiй ses goыts et йpuisй а son йgard toute la poйtique des savants de la Grиce et de l’Italie. Ils l’appelиrent Nautilus et Pompylius. Mais la science moderne n’a pas ratifiй leur appellation, et ce mollusque est maintenant connu sous le nom d’Argonaute.

 

Qui eыt consultй Conseil eыt appris de ce brave garзon que l’embranchement des mollusques se divise en cinq classes; que la premiиre classe, celle des cйphalopodes dont, les sujets sont tantфt nus, tantфt testacйs, comprend deux familles, celles des dibranchiaux et des tйtrabranchiaux, qui se distinguent par le nombre de leurs branches; que la famille des dibranchiaux renferme trois genres, l’argonaute, le calmar et la seiche, et que la famille des tйtrabranchiaux n’en contient qu’un seul, le nautile. Si aprиs cette nomenclature, un esprit rebelle eыt confondu l’argonaute, qui est acйtabulifиre, c’est-а-dire porteur de ventouses, avec le nautile, qui est tentaculifиre, c’est-а-dire porteur de tentacules, il aurait йtй sans excuse.

 

Or, c’йtait une troupe de ces argonautes qui voyageait alors а la surface de l’Ocйan. Nous pouvions en compter plusieurs centaines. Ils appartenaient а l’espиce des argonautes tuberculйs qui est spйciale aux mers de l’Inde.

 


Les argonautes.

 

Ces gracieux mollusques se mouvaient а reculons au moyen de leur tube locomoteur en chassant par ce tube l’eau qu’ils avaient aspirйe. De leurs huit tentacules, six, allongйs et amincis, flottaient sur l’eau, tandis que les deux autres, arrondis en palmes, se tendaient au vent comme une voile lйgиre. Je voyais parfaitement leur coquille spiraliforme et ondulйe que Cuvier compare justement а une йlйgante chaloupe. Vйritable bateau en effet. Il transporte l’animal qui l’a sйcrйtй, sans que l’animal y adhиre.

 

«L’argonaute est libre de quitter sa coquille, dis-je а Conseil, mais il ne la quitte jamais.

 

– Ainsi fait le capitaine Nemo, rйpondit judicieusement Conseil. C’est pourquoi il eыt mieux fait d’appeler son navire l’Argonaute. »

 

Pendant une heure environ. Le Nautilus flotta au milieu de cette troupe de mollusques. Puis, je ne sais quel effroi les prit soudain. Comme а un signal, toutes les voiles furent subitement amenйes; les bras se repliиrent, les corps se contractиrent. Les coquilles se renversant changиrent leur centre de gravitй, et toute la flottille disparut sous les flots. Ce fut instantanй, et jamais navires d’une escadre ne manœuvrиrent avec plus d’ensemble.

 

En ce moment, la nuit tomba subitement, et les lames, а peine soulevйes par la brise, s’allongиrent paisiblement sous les prйcintes du Nautilus.

 

Le lendemain, 26 janvier, nous coupions l’Йquateur sur le quatre-vingt-deuxiиme mйridien, et nous rentrions dans l’hйmisphиre borйal.

 

Pendant cette journйe, une formidable troupe de squales nous fit cortиge. Terribles animaux qui pullulent dans ces mers et les rendent fort dangereuses. C’йtaient des squales philipps au dos brun et au ventre blanchвtre armйs de onze rangйes de dents, des squales œillйs dont le cou est marquй d’une grande tвche noire cerclйe de blanc qui ressemble а un œil, des squales isabelle а museau arrondi et semй de points obscurs. Souvent, ces puissants animaux se prйcipitaient contre la vitre du salon avec une violence peu rassurante. Ned Land ne se possйdait plus alors. Il voulait remonter а la surface des flots et harponner ces monstres, surtout certains squales йmissoles dont la gueule est pavйe de dents disposйes comme une mosaпque, et de grands squales tigrйs, longs de cinq mиtres, qui le provoquaient avec une insistance toute particuliиre. Mais bientфt le Nautilus, accroissant sa vitesse, laissa facilement en arriиre les plus rapides de ces requins.

 

Le 27 janvier, а l’ouvert du vaste golfe du Bengale, nous rencontrвmes а plusieurs reprises, spectacle sinistre! des cadavres qui flottaient а la surface des flots. C’йtaient les morts des villes indiennes, charriйs par le Gange jusqu’а la haute mer, et que les vautours, les seuls ensevelisseurs du pays, n’avaient pas achevй de dйvorer. Mais les squales ne manquaient pas pour les aider dans leur funиbre besogne.

 

Vers sept heures du soir, le Nautilus а demi-immergй navigua au milieu d’une mer de lait. А perte de vue l’Ocйan semblait кtre lactifiй. Йtait-ce l’effet des rayons lunaires? Non, car la lune, ayant deux jours а peine, йtait encore perdue au-dessous de l’horizon dans les rayons du soleil. Tout le ciel, quoique йclairй par le rayonnement sidйral, semblait noir par contraste avec la blancheur des eaux.

 

Conseil ne pouvait en croire ses yeux, et il m’interrogeait sur les causes de ce singulier phйnomиne. Heureusement, j’йtais en mesure de lui rйpondre.

 

«C’est ce qu’on appelle une mer de lait, lui dis-je, vaste йtendue de flots blancs qui se voit frйquemment sur les cфtes d’Amboine et dans ces parages.

 


Des cadavres flottaient.

 

– Mais, demanda Conseil, monsieur peut-il m’apprendre quelle cause produit un pareil effet, car cette eau ne s’est pas changйe en lait, je suppose!

 

– Non, mon garзon, et cette blancheur qui te surprend n’est due qu’а la prйsence de myriades de bestioles infusoires, sortes de petits vers lumineux, d’un aspect gйlatineux et incolore, de l’йpaisseur d’un cheveu, et dont la longueur ne dйpasse pas un cinquiиme de millimиtre. Quelques-unes de ces bestioles adhиrent entre elles pendant l’espace de plusieurs lieues.

 

– Plusieurs lieues! s’йcria Conseil.

 

– Oui, mon garзon, et ne cherche pas а supputer le nombre de ces infusoires! Tu n’y parviendrais pas, car, si je ne me trompe, certains navigateurs ont flottй sur ces mers de lait pendant plus de quarante milles. »

 

Je ne sais si Conseil tint compte de ma recommandation, mais il parut se plonger dans des rйflexions profondes, cherchant sans doute а йvaluer combien quarante milles carrйs contiennent de cinquiиmes de millimиtres. Pour moi, je continuai d’observer le phйnomиne. Pendant plusieurs heures, le Nautilus trancha de son йperon ces flots blanchвtres, et je remarquai qu’il glissait sans bruit sur cette eau savonneuse, comme s’il eыt flottй dans ces remous d’йcume que les courants et les contre-courants des baies laissaient quelquefois entre eux.

 

Vers minuit, la mer reprit subitement sa teinte ordinaire, mais derriиre nous, jusqu’aux limites de l’horizon. Le ciel, rйflйchissant la blancheur des flots, sembla longtemps imprйgnй des vagues lueurs d’une aurore borйale.

 

II

UNE NOUVELLE PROPOSITION DU CAPITAINE NEMO

 

Le 28 fйvrier, lorsque le Nautilus revint а midi а la surface de la mer, par 9°4’ de latitude nord, il se trouvait en vue d’une terre qui lui restait а huit milles dans l’ouest. J’observai tout d’abord une agglomйration de montagnes, hautes de deux mille pieds environ, dont les formes se modelaient trиs-capricieusement. Le point terminй, je rentrai dans le salon, et lorsque le relиvement eut йtй reportй sur la carte, je reconnus que nous йtions en prйsence de l’оle de Ceylan, cette perle qui pend au lobe infйrieur de la pйninsule indienne.

 

J’allai chercher dans la bibliothиque quelque livre relatif а cette оle, l’une des plus fertiles du globe. Je trouvai prйcisйment un volume de Sirr H. C., esq., intitulй Ceylan and the Cingalese. Rentrй au salon, je notai d’abord les relиvements de Ceyland, а laquelle l’antiquitй avait prodiguй tant de noms divers. Sa situation йtait entre 5°55’et 9°49’ de latitude nord, et entre 79°42’et 82°4’ de longitude а l’est du mйridien de Greenwich; sa longueur, deux cent soixante-quinze milles; sa largeur maximum, cent cinquante milles; sa circonfйrence, neuf cents milles; sa superficie, vingt-quatre mille quatre cent quarante-huit milles, c’est-а-dire un peu infйrieure а celle de l’Irlande.

 

Le capitaine Nemo et son second parurent en ce moment.

 

Le capitaine jeta un coup d’œil sur la carte. Puis, se retournant vers moi:

 

«L’оle de Ceylan, dit-il, une terre cйlиbre par ses pкcheries de perles. Vous serait-il agrйable, monsieur Aronnax, de visiter l’une de ses pкcheries?

 

– Sans aucun doute, capitaine.

 

– Bien. Ce sera chose facile. Seulement, si nous voyons les pкcheries, nous ne verrons pas les pкcheurs. L’exploitation annuelle n’est pas encore commencйe. N’importe. Je vais donner l’ordre de rallier le golfe de Manaar, oщ nous arriverons dans la nuit. »

 

Le capitaine dit quelques mots а son second qui sortit aussitфt. Bientфt le Nautilus rentra dans son liquide йlйment, et le manomиtre indiqua qu’il s’y tenait а une profondeur de trente pieds.

 

La carte sous les yeux, je cherchai alors ce golfe de Manaar. Je le trouvai par le neuviиme parallиle, sur la cфte nord-ouest de Ceylan. Il йtait formй par une ligne allongйe de la petite оle Manaar. Pour l’atteindre, il fallait remonter tout le rivage occidental de Ceylan.

 

«Monsieur le professeur, me dit alors le capitaine Nemo, on pкche des perles dans le golfe du Bengale, dans la mer des Indes, dans les mers de Chine et du Japon, dans les mers du sud de l’Amйrique, au golfe de Panama, au golfe de Californie; mais c’est а Ceylan que cette pкche obtient les plus beaux rйsultats. Nous arrivons un peu tфt, sans doute. Les pкcheurs ne se rassemblent que pendant le mois de mars au golfe de Manaar, et lа, pendant trente jours, leurs trois cents bateaux se livrent а cette lucrative exploitation des trйsors de la mer. Chaque bateau est montй par dix rameurs et par dix pкcheurs. Ceux-ci, divisйs en deux groupes, plongent alternativement et descendent а une profondeur de douze mиtres au moyen d’une lourde pierre qu’ils saisissent entre leurs pieds et qu’une corde rattache au bateau.

 

– Ainsi, dis-je, c’est toujours ce moyen primitif qui est encore en usage?

 

– Toujours, me rйpondit le capitaine Nemo, bien que ces pкcheries appartiennent au peuple le plus industrieux du globe, aux Anglais, auxquels le traitй d’Amiens les a cйdйes en 1802.

 

– Il me semble, cependant, que le scaphandre, tel que vous l’employez, rendrait de grands services dans une telle opйration.

 

– Oui, car ces pauvres pкcheurs ne peuvent demeurer longtemps sous l’eau. L’Anglais Perceval, dans son voyage а Ceylan, parle bien d’un Cafre qui restait cinq minutes sans remonter а la surface, mais le fait me paraоt peu croyable. Je sais que quelques plongeurs vont jusqu’а cinquante-sept secondes, et de trиs-habiles jusqu’а quatre-vingt-sept; toutefois ils sont rares, et, revenus а bord, ces malheureux rendent par le nez et les oreilles de l’eau teintйe de sang. Je crois que la moyenne de temps que les pкcheurs peuvent supporter est de trente secondes, pendant lesquelles ils se hвtent d’entasser dans un petit filet toutes les huоtres perliиres qu’ils arrachent; mais, gйnйralement, ces pкcheurs ne vivent pas vieux; leur vue s’affaiblit; des ulcйrations se dйclarent а leurs yeux; des plaies se forment sur leur corps, et souvent mкme ils sont frappйs d’apoplexie au fond de la mer.

 

– Oui, dis-je, c’est un triste mйtier, et qui ne sert qu’а la satisfaction de quelques caprices. Mais, dites-moi, capitaine, quelle quantitй d’huоtres peut pкcher un bateau dans sa journйe?

 

– Quarante а cinquante mille environ. On dit mкme qu’en 1814, le gouvernement anglais ayant fait pкcher pour son propre compte, ses plongeurs, dans vingt journйes de travail, rapportиrent soixante-seize millions d’huоtres.

 

– Au moins, demandai-je, ces pкcheurs sont-ils suffisamment rйtribuйs?

 

– А peine, monsieur le professeur. А Panama, ils ne gagnent qu’un dollar par semaine. Le plus souvent, ils ont un sol par huоtre qui renferme une perle, et combien en ramиnent-ils qui n’en contiennent pas!

 

– Un sol а ces pauvres gens qui enrichissent leurs maоtres! C’est odieux.

 

– Ainsi, monsieur le professeur, me dit le capitaine Nemo, vos compagnons et vous, vous visiterez le banc de Manaar, et si par hasard quelque pкcheur hвtif s’y trouve dйjа, eh bien, nous le verrons opйrer.

 

– C’est convenu, capitaine.

 

– А propos, monsieur Aronnax, vous n’avez pas peur des requins?

 

– Des requins? » m’йcriai-je.

 

Cette question me parut, pour le moins, trиs-oiseuse.

 

«Eh bien? reprit le capitaine Nemo.

 

– Je vous avouerai, capitaine, que je ne suis pas encore trиs-familiarisй avec ce genre de poissons.

 

– Nous y sommes habituйs, nous autres, rйpliqua le capitaine Nemo, et avec le temps, vous vous y ferez. D’ailleurs, nous serons armйs, et, chemin faisant, nous pourrons peut-кtre chasser quelque squale. C’est une chasse intйressante. Ainsi donc, а demain, monsieur le professeur, et de grand matin. »

 

Cela dit d’un ton dйgagй, le capitaine Nemo quitta le salon.

 

On vous inviterait а chasser l’ours dans les montagnes de la Suisse, que vous diriez: «Trиs-bien! demain nous irons chasser l’ours. » On vous inviterait а chasser le lion dans les plaines de l’Atlas, ou le tigre dans les jungles de l’Inde, que vous diriez: «Ah! ah! il paraоt que nous allons chasser le tigre ou le lion! » Mais on vous inviterait а chasser le requin dans son йlйment naturel, que vous demanderiez peut-кtre а rйflйchir avant d’accepter cette invitation.

 

Pour moi, je passai ma main sur mon front oщ perlaient quelques gouttes de sueur froide.

 

«Rйflйchissons, me dis-je, et prenons notre temps. Chasser des loutres dans les forкts sous-marines, comme nous l’avons fait dans les forкts de l’оle Crespo, passe encore. Mais courir le fond des mers, quand on est а peu prиs certain d’y rencontrer des squales, c’est autre chose! Je sais bien que dans certains pays, aux оles Andamиnes particuliиrement, les nиgres n’hйsitent pas а attaquer le requin, un poignard dans une main et un lacet dans l’autre, mais je sais aussi que beaucoup de ceux qui affrontent ces formidables animaux ne reviennent pas vivants! D’ailleurs, je ne suis pas un nиgre, et quand je serais un nиgre, je crois que, dans ce cas, une lйgиre hйsitation de ma part ne serait pas dйplacйe. »

 

Et me voilа rкvant de requins, songeant а ces vastes mвchoires armйes de multiples rangйes de dents, et capables de couper un homme en deux. Je me sentais dйjа une certaine douleur autour des reins. Puis, je ne pouvais digйrer le sans-faзon avec lequel le capitaine avait fait cette dйplorable invitation! N’eыt-on pas dit qu’il s’agissait d’aller traquer sous bois quelque renard inoffensif?

 

«Bon! pensai-je, jamais Conseil ne voudra venir, et cela me dispensera d’accompagner le capitaine. »

 

Quant а Ned Land, j’avoue que je ne me sentais pas aussi sыr de sa sagesse. Un pйril, si grand qu’il fыt, avait toujours un attrait pour sa nature batailleuse.

 

Je repris ma lecture du livre de Sirr, mais je le feuilletai machinalement. Je voyais, entre les lignes, des mвchoires formidablement ouvertes.

 

En ce moment, Conseil et le Canadien entrиrent, l’air tranquille et mкme joyeux. Ils ne savaient pas ce qui les attendait.

 

«Ma foi, monsieur, me dit Ned Land, votre capitaine Nemo, – que le diable emporte! – vient de nous faire une trиs-aimable proposition.

 

– Ah! dis-je, vous savez…

 

– N’en dйplaise а monsieur, rйpondit Conseil, le commandant du Nautilus nous a invitйs а visiter demain, en compagnie de monsieur, les magnifiques pкcheries de Ceyland. Il l’a fait en termes excellents et s’est conduit en vйritable gentleman.

 

– Il ne vous a rien dit de plus?

 

– Rien, monsieur, rйpondit le Canadien, si ce n’est qu’il vous avait parlй de cette petite promenade.

 

– En effet, dis-je. Et il ne vous a donnй aucun dйtail sur…

 

– Aucun, monsieur le naturaliste. Vous nous accompagnerez, n’est-il pas vrai?

 

– Moi… sans doute! Je vois que vous y prenez goыt, maоtre Land.

 

– Oui! c’est curieux, trиs-curieux.

 

– Dangereux peut-кtre! ajoutai-je d’un ton insinuant.

 

– Dangereux, rйpondit Ned Land, une simple excursion sur un banc d’huоtres! »

 

Dйcidйment le capitaine Nemo avait jugй inutile d’йveiller l’idйe de requins dans l’esprit de mes compagnons. Moi, je les regardais d’un œil troublй, et comme s’il leur manquait dйjа quelque membre. Devais-je les prйvenir? Oui, sans doute, mais je ne savais trop comment m’y prendre.

 

«Monsieur, me dit Conseil, monsieur voudra-t-il nous donner des dйtails sur la pкche des perles?

 

– Sur la pкche elle-mкme, demandai-je, ou sur les incidents qui…

 

– Sur la pкche, rйpondit le Canadien. Avant de s’engager sur le terrain, il est bon de le connaоtre.

 

– Eh bien! asseyez-vous, mes amis, et je vais vous apprendre tout ce que l’Anglais Sirr vient de m’apprendre а moi-mкme. »

 

Ned et Conseil prirent place sur un divan, et tout d’abord le Canadien me dit:

 

«Monsieur, qu’est-ce que c’est qu’une perle?

 

– Mon brave Ned, rйpondis-je, pour le poиte, la perle est une larme de la mer; pour les Orientaux, c’est une goutte de rosйe solidifiйe; pour les dames, c’est un bijou de forme oblongue, d’un йclat hyalin, d’une matiиre nacrйe, qu’elles portent au doigt, au cou ou а l’oreille; pour le chimiste, c’est un mйlange de phosphate et de carbonate de chaux avec un peu de gйlatine, et enfin, pour les naturalistes, c’est une simple sйcrйtion maladive de l’organe qui produit la nacre chez certains bivalves.

 

– Embranchement des mollusques, dit Conseil, classe des acйphales, ordre des testacйs.

 

– Prйcisйment, savant Conseil. Or, parmi ces testacйs, l’oreille-de-mer iris, les turbots, les tridacnes, les pinnes-marines, en un mot tous ceux qui sйcrиtent la nacre, c’est-а-dire cette substance bleue, bleuвtre, violette ou blanche, qui tapisse l’intйrieur de leurs valves, sont susceptibles de produire des perles.

 

– Les moules aussi? demanda le Canadien.

 

– Oui! les moules de certains cours d’eau de l’Йcosse, du pays de Galles, de l’Irlande, de la Saxe, de la Bohиme, de la France.

 

– Bon! on y fera attention, dйsormais, rйpondit le Canadien.

 

– Mais, repris-je, le mollusque par excellence qui distille la perle, c’est l’huоtre perliиre, la mйlйagrina-Margaritifera, la prйcieuse pintadine. La perle n’est qu’une concrйtion nacrйe qui se dispose sous une forme globuleuse. Ou elle adhиre а la coquille de l’huоtre, ou elle s’incruste dans les plis de l’animal. Sur les valves, la perle est adhйrente; sur les chairs, elle est libre. Mais elle a toujours pour noyau un petit corps dur, soit un ovule stйrile, soit un grain de sable, autour duquel la matiиre nacrйe se dйpose en plusieurs annйes, successivement et par couches minces et concentriques.

 

– Trouve-t-on plusieurs perles dans une mкme huоtre? demanda Conseil.

 

– Oui, mon garзon. Il y a de certaines pintadines qui forment un vйritable йcrin. On a mкme citй une huоtre, mais je me permets d’en douter, qui ne contenait pas moins de cent cinquante requins.

 

– Cent cinquante requins! s’йcria Ned Land.

 

– Ai-je dit requins? m’йcriai-je vivement. Je veux dire cent cinquante perles. Requins n’aurait aucun sens.



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