Livre premier – Un juste 5 глава




 

De mкme qu'il y a ailleurs les gros bonnets, il y a dans l'йglise les grosses mitres. Ce sont les йvкques bien en cour, riches, rentйs, habiles, acceptйs du monde, sachant prier, sans doute, mais sachant aussi solliciter, peu scrupuleux de faire faire antichambre en leur personne а tout un diocиse, traits d'union entre la sacristie et la diplomatie, plutфt abbйs que prкtres, plutфt prйlats qu'йvкques. Heureux qui les approche! Gens en crйdit qu'ils sont, ils font pleuvoir autour d'eux, sur les empressйs et les favorisйs, et sur toute cette jeunesse qui sait plaire, les grasses paroisses, les prйbendes, les archidiaconats, les aumфneries et les fonctions cathйdrales, en attendant les dignitйs йpiscopales. En avanзant eux-mкmes, ils font progresser leurs satellites; c'est tout un systиme solaire en marche. Leur rayonnement empourpre leur suite. Leur prospйritй s'йmiette sur la cantonade en bonnes petites promotions. Plus grand diocиse au patron, plus grosse cure au favori. Et puis Rome est lа. Un йvкque qui sait devenir archevкque, un archevкque qui sait devenir cardinal, vous emmиne comme conclaviste, vous entrez dans la rote, vous avez le pallium[34], vous voilа auditeur, vous voilа camйrier, vous voilа monsignor, et de la Grandeur а Imminence il n'y a qu'un pas, et entre Imminence et la Saintetй il n'y a que la fumйe d'un scrutin. Toute calotte peut rкver la tiare. Le prкtre est de nos jours le seul homme qui puisse rйguliиrement devenir roi; et quel roi! le roi suprкme. Aussi quelle pйpiniиre d'aspirations qu'un sйminaire! Que d'enfants de chњur rougissants, que de jeunes abbйs ont sur la tкte le pot au lait de Perrette! Comme l'ambition s'intitule aisйment vocation, qui sait? de bonne foi peut-кtre et se trompant elle-mкme, bйate qu'elle est!

 

Monseigneur Bienvenu, humble, pauvre, particulier, n'йtait pas comptй parmi les grosses mitres. Cela йtait visible а l'absence complиte de jeunes prкtres autour de lui. On a vu qu'а Paris «il n'avait pas pris ». Pas un avenir ne songeait а se greffer sur ce vieillard solitaire. Pas une ambition en herbe ne faisait la folie de verdir а son ombre. Ses chanoines et ses grands vicaires йtaient de bons vieux hommes, un peu peuple comme lui, murйs comme lui dans ce diocиse sans issue sur le cardinafat, et qui ressemblaient а leur йvкque, avec cette diffйrence qu'eux йtaient finis, et que lui йtait achevй.

 

On sentait si bien l'impossibilitй de croоtre prиs de monseigneur Bienvenu qu'а peine sortis du sйminaire, les jeunes gens ordonnйs par lui se faisaient recommander aux archevкques d'Aix ou d'Auch, et s'en allaient bien vite. Car enfin, nous le rйpйtons, on veut кtre poussй. Un saint qui vit dans un excиs d'abnйgation est un voisinage dangereux; il pourrait bien vous communiquer par contagion une pauvretй incurable, l'ankylose des articulations utiles а l'avancement, et, en somme, plus de renoncement que vous n'en voulez; et l'on fuit cette vertu galeuse. De lа l'isolement de monseigneur Bienvenu. Nous vivons dans une sociйtй sombre. Rйussir, voilа l'enseignement qui tombe goutte а goutte de la corruption en surplomb.

 

Soit dit en passant, c'est une chose assez hideuse que le succиs. Sa fausse ressemblance avec le mйrite trompe les hommes. Pour la foule, la rйussite a presque le mкme profil que la suprйmatie. Le succиs, ce mйnechme du talent, a une dupe: l'histoire. Juvйnal et Tacite seuls en bougonnent. De nos jours, une philosophie а peu prиs officielle est entrйe en domesticitй chez lui, porte la livrйe du succиs, et fait le service de son antichambre. Rйussissez: thйorie. Prospйritй suppose Capacitй. Gagnez а la loterie, vous voilа un habile homme. Qui triomphe est vйnйrй. Naissez coiffй, tout est lа. Ayez de la chance, vous aurez le reste; soyez heureux, on vous croira grand. En dehors des cinq ou six exceptions immenses qui font l'йclat d'un siиcle, l'admiration contemporaine n'est guиre que myopie. Dorure est or. Кtre le premier venu, cela ne gвte rien, pourvu qu'on soit le parvenu. Le vulgaire est un vieux Narcisse qui s'adore lui-mкme et qui applaudit le vulgaire. Cette facultй йnorme par laquelle on est Moпse, Eschyle, Dante, Michel-Ange ou Napolйon, la multitude la dйcerne d'emblйe et par acclamation а quiconque atteint son but dans quoi que ce soit. Qu'un notaire se transfigure en dйputй, qu'un faux Corneille fasse Tiridate[35], qu'un eunuque parvienne а possйder un harem, qu'un Prud’homme militaire gagne par accident la bataille dйcisive d'une йpoque, qu'un apothicaire invente les semelles de carton pour l'armйe de Sambre-et-Meuse et se construise, avec ce carton vendu pour du cuir, quatre cent mille livres de rente, qu'un porte-balle йpouse l'usure et la fasse accoucher de sept ou huit millions dont il est le pиre et dont elle est la mиre, qu'un prйdicateur devienne йvкque par le nasillement, qu'un intendant de bonne maison soit si riche en sortant de service qu'on le fasse ministre des finances, les hommes appellent cela Gйnie, de mкme qu'ils appellent Beautй la figure de Mousqueton[36] et Majestй l'encolure de Claude. Ils confondent avec les constellations de l'abоme les йtoiles que font dans la vase molle du bourbier les pattes des canards.

Chapitre XIII
Ce qu'il croyait

Au point de vue de l'orthodoxie, nous n'avons point а sonder M. l'йvкque de Digne. Devant une telle вme, nous ne nous sentons en humeur que de respect. La conscience du juste doit кtre crue sur parole. D'ailleurs, de certaines natures йtant donnйes, nous admettons le dйveloppement possible de toutes les beautйs de la vertu humaine dans une croyance diffйrente de la nфtre.

 

Que pensait-il de ce dogme-ci ou de ce mystиre-lа? Ces secrets du for intйrieur ne sont connus que de la tombe oщ les вmes entrent nues. Ce dont nous sommes certain, c'est que jamais les difficultйs de foi ne se rйsolvaient pour lui en hypocrisie. Aucune pourriture n'est possible au diamant. Il croyait le plus qu'il pouvait. Credo in Patrem, s'йcriait-il souvent. Puisant d'ailleurs dans les bonnes њuvres cette quantitй de satisfaction qui suffit а la conscience, et qui vous dit tout bas: «Tu es avec Dieu. »

 

Ce que nous croyons devoir noter, c'est que, en dehors, pour ainsi dire, et au-delа de sa foi, l'йvкque avait un excиs d'amour. C'est par lа, quia multum amavit[37], qu'il йtait jugй vulnйrable par les «hommes sйrieux », les «personnes graves » et les «gens raisonnables »; locutions favorites de notre triste monde oщ l'йgoпsme reзoit le mot d'ordre du pйdantisme. Qu'йtait-ce que cet excиs d'amour? C'йtait une bienveillance sereine, dйbordant les hommes, comme nous l'avons indiquй dйjа, et, dans l'occasion, s'йtendant jusqu'aux choses. Il vivait sans dйdain. Il йtait indulgent pour la crйation de Dieu. Tout homme, mкme le meilleur, a en lui une duretй irrйflйchie qu'il tient en rйserve pour l'animal. L'йvкque de Digne n'avait point cette duretй-lа, particuliиre а beaucoup de prкtres pourtant. Il n'allait pas jusqu'au bramine, mais il semblait avoir mйditй cette parole de l'Ecclйsiaste: «Sait-on oщ va l'вme des animaux? » Les laideurs de l'aspect, les difformitйs de l'instinct, ne le troublaient pas et ne l'indignaient pas. Il en йtait йmu, presque attendri. Il semblait que, pensif, il en allвt chercher, au-delа de la vie apparente, la cause, l'explication ou l'excuse. Il semblait par moments demander а Dieu des commutations. Il examinait sans colиre, et avec l'њil du linguiste qui dйchiffre un palimpseste, la quantitй de chaos qui est encore dans la nature. Cette rкverie faisait parfois sortir de lui des mots йtranges. Un matin, il йtait dans son jardin; il se croyait seul, mais sa sњur marchait derriиre lui sans qu'il la vоt; tout а coup, il s'arrкta, et il regarda quelque chose а terre; c'йtait une grosse araignйe, noire, velue, horrible. Sa sњur l'entendit qui disait:

 

– Pauvre bкte! ce n'est pas sa faute.

 

Pourquoi ne pas dire ces enfantillages presque divins de la bontй? Puйrilitйs, soit; mais ces puйrilitйs sublimes ont йtй celles de saint Franзois d'Assise et de Marc-Aurиle. Un jour il se donna une entorse pour n'avoir pas voulu йcraser une fourmi.

 

Ainsi vivait cet homme juste. Quelquefois, il s'endormait dans son jardin, et alors il n'йtait rien de plus vйnйrable.

 

Monseigneur Bienvenu avait йtй jadis, а en croire les rйcits sur sa jeunesse et mкme sur sa virilitй, un homme passionnй, peut-кtre violent. Sa mansuйtude universelle йtait moins un instinct de nature que le rйsultat d'une grande conviction filtrйe dans son cњur а travers la vie et lentement tombйe en lui, pensйe а pensйe; car, dans un caractиre comme dans un rocher, il peut y avoir des trous de gouttes d'eau. Ces creusements-lа sont ineffaзables; ces formations-lа sont indestructibles.

 

En 1815, nous croyons l'avoir dit, il atteignit soixante-quinze ans, mais il n'en paraissait pas avoir plus de soixante. Il n'йtait pas grand; il avait quelque embonpoint, et, pour le combattre, il faisait volontiers de longues marches а pied, il avait le pas ferme et n'йtait que fort peu courbй, dйtail d'oщ nous ne prйtendons rien conclure; Grйgoire XVI, а quatre-vingts ans, se tenait droit et souriant, ce qui ne l'empкchait pas d'кtre un mauvais йvкque. Monseigneur Bienvenu avait ce que le peuple appelle «une belle tкte », mais si aimable qu'on oubliait qu'elle йtait belle.

 

Quand il causait avec cette santй enfantine qui йtait une de ses grвces, et dont nous avons dйjа parlй, on se sentait а l'aise prиs de lui, il semblait que de toute sa personne il sortоt de la joie. Son teint colorй et frais, toutes ses dents bien blanches qu'il avait conservйes et que son rire faisait voir, lui donnaient cet air ouvert et facile qui fait dire d'un homme: «C'est un bon enfant », et d'un vieillard: «C'est un bonhomme ». C'йtait, on s'en souvient, l'effet qu'il avait fait а Napolйon. Au premier abord, et pour qui le voyait pour la premiиre fois, ce n'йtait guиre qu'un bonhomme en effet. Mais si l'on restait quelques heures prиs de lui, et pour peu qu'on le vоt pensif, le bonhomme se transfigurait peu а peu et prenait je ne sais quoi d'imposant; son front large et sйrieux, auguste par les cheveux blancs, devenait auguste aussi par la mйditation; la majestй se dйgageait de cette bontй, sans que la bontй cessвt de rayonner; on йprouvait quelque chose de l'йmotion qu'on aurait si l'on voyait un ange souriant ouvrir lentement ses ailes sans cesser de sourire[38]. Le respect, un respect inexprimable, vous pйnйtrait par degrйs et vous montait au cњur, et l'on sentait qu'on avait devant soi une de ces вmes fortes, йprouvйes et indulgentes, oщ la pensйe est si grande qu'elle ne peut plus кtre que douce.

 

Comme on l'a vu, la priиre, la cйlйbration des offices religieux, l'aumфne, la consolation aux affligйs, la culture d'un coin de terre, la fraternitй, la frugalitй, l'hospitalitй, le renoncement, la confiance, l'йtude, le travail remplissaient chacune des journйes de sa vie. Remplissaient est bien le mot, et certes cette journйe de l'йvкque йtait bien pleine jusqu'aux bords de bonnes pensйes, de bonnes paroles et de bonnes actions. Cependant elle n'йtait pas complиte si le temps froid ou pluvieux l'empкchait d'aller passer, le soir, quand les deux femmes s'йtaient retirйes, une heure ou deux dans son jardin avant de s'endormir. Il semblait que ce fыt une sorte de rite pour lui de se prйparer au sommeil par la mйditation en prйsence des grands spectacles du ciel nocturne. Quelquefois, а une heure mкme assez avancйe de la nuit, si les deux vieilles filles ne dormaient pas, elles l'entendaient marcher lentement dans les allйes. Il йtait lа, seul avec lui-mкme, recueilli, paisible, adorant, comparant la sйrйnitй de son cњur а la sйrйnitй de l'йther, йmu dans les tйnиbres par les splendeurs visibles des constellations et les splendeurs invisibles de Dieu, ouvrant son вme aux pensйes qui tombent de l'inconnu. Dans ces moments-lа, offrant son cњur а l'heure oщ les fleurs nocturnes offrent leur parfum, allumй comme une lampe au centre de la nuit йtoilйe, se rйpandant en extase au milieu du rayonnement universel de la crйation, il n'eыt pu peut-кtre dire lui-mкme ce qui se passait dans son esprit, il sentait quelque chose s'envoler hors de lui et quelque chose descendre en lui. Mystйrieux йchanges des gouffres de l'вme avec les gouffres de l'univers!

 

Il songeait а la grandeur et а la prйsence de Dieu; а l'йternitй future, йtrange mystиre; а l'йternitй passйe, mystиre plus йtrange encore; а tous les infinis qui s'enfonзaient sous ses yeux dans tous les sens; et, sans chercher а comprendre l'incomprйhensible, il le regardait. Il n'йtudiait pas Dieu, il s'en йblouissait. Il considйrait ces magnifiques rencontres des atomes qui donnent des aspects а la matiиre, rйvиlent les forces en les constatant, crйent les individualitйs dans l'unitй, les proportions dans l'йtendue, l'innombrable dans l'infini, et par la lumiиre produisent la beautй. Ces rencontres se nouent et se dйnouent sans cesse; de lа la vie et la mort. Il s'asseyait sur un banc de bois adossй а une treille dйcrйpite, et il regardait les astres а travers les silhouettes chйtives et rachitiques de ses arbres fruitiers. Ce quart d'arpent, si pauvrement plantй, si encombrй de masures et de hangars, lui йtait cher et lui suffisait.

 

Que fallait-il de plus а ce vieillard, qui partageait le loisir de sa vie, oщ il y avait si peu de loisir, entre le jardinage le jour et la contemplation la nuit? Cet йtroit enclos, ayant les cieux pour plafond, n'йtait-ce pas assez pour pouvoir adorer Dieu tour а tour dans ses њuvres les plus charmantes et dans ses њuvres les plus sublimes? N'est-ce pas lа tout, en effet, et que dйsirer au-delа? Un petit jardin pour se promener, et l'immensitй pour rкver. А ses pieds ce qu'on peut cultiver et cueillir; sur sa tкte ce qu'on peut йtudier et mйditer; quelques fleurs sur la terre et toutes les йtoiles dans le ciel.

Chapitre XIV
Ce qu'il pensait

Un dernier mot.

 

Comme cette nature de dйtails pourrait, particuliиrement au moment oщ nous sommes, et pour nous servir d'une expression actuellement а la mode, donner а l'йvкque de Digne une certaine physionomie «panthйiste », et faire croire, soit а son blвme, soit а sa louange, qu'il y avait en lui une de ces philosophies personnelles, propres а notre siиcle, qui germent quelquefois dans les esprits solitaires et s'y construisent et y grandissent jusqu'а y remplacer les religions, nous insistons sur ceci que pas un de ceux qui ont connu monseigneur Bienvenu ne se fыt cru autorisй а penser rien de pareil. Ce qui йclairait cet homme, c'йtait le cњur. Sa sagesse йtait faite de la lumiиre qui vient de lа.

 

Point de systиmes, beaucoup d'њuvres. Les spйculations abstruses contiennent du vertige; rien n'indique qu'il hasardвt son esprit dans les apocalypses. L'apфtre peut кtre hardi, mais l'йvкque doit кtre timide. Il se fыt probablement fait scrupule de sonder trop avant de certains problиmes rйservйs en quelque sorte aux grands esprits terribles. Il y a de l'horreur sacrйe sous les porches de l'йnigme; ces ouvertures sombres sont lа bйantes, mais quelque chose vous dit, а vous passant de la vie, qu'on n'entre pas. Malheur а qui y pйnиtre! Les gйnies, dans les profondeurs inouпes de l'abstraction et de la spйculation pure, situйs pour ainsi dire au-dessus des dogmes, proposent leurs idйes а Dieu. Leur priиre offre audacieusement la discussion. Leur adoration interroge. Ceci est la religion directe, pleine d'anxiйtй et de responsabilitй pour qui en tente les escarpements.

 

La mйditation humaine n'a point de limite. А ses risques et pйrils, elle analyse et creuse son propre йblouissement. On pourrait presque dire que, par une sorte de rйaction splendide, elle en йblouit la nature; le mystйrieux monde qui nous entoure rend ce qu'il reзoit, il est probable que les contemplateurs sont contemplйs. Quoi qu'il en soit, il y a sur la terre des hommes – sont-ce des hommes? – qui aperзoivent distinctement au fond des horizons du rкve les hauteurs de l'absolu, et qui ont la vision terrible de la montagne infinie. Monseigneur Bienvenu n'йtait point de ces hommes-lа, monseigneur Bienvenu n'йtait pas un gйnie. Il eыt redoutй ces sublimitйs d'oщ quelques-uns, trиs grands mкme, comme Swedenborg et Pascal, ont glissй dans la dйmence. Certes, ces puissantes rкveries ont leur utilitй morale, et par ces routes ardues on s'approche de la perfection idйale. Lui, il prenait le sentier qui abrиge: l'йvangile. Il n'essayait point de faire faire а sa chasuble les plis du manteau d'Йlie, il ne projetait aucun rayon d'avenir sur le roulis tйnйbreux des йvйnements, il ne cherchait pas а condenser en flamme la lueur des choses, il n'avait rien du prophиte et rien du mage. Cette вme simple aimait, voilа tout.

 

Qu'il dilatвt la priиre jusqu'а une aspiration surhumaine, cela est probable; mais on ne peut pas plus prier trop qu'aimer trop; et, si c'йtait une hйrйsie de prier au-delа des textes, sainte Thйrиse et saint Jйrфme seraient des hйrйtiques.

 

Il se penchait sur ce qui gйmit et sur ce qui expie. L'univers lui apparaissait comme une immense maladie; il sentait partout de la fiиvre, il auscultait partout de la souffrance, et, sans chercher а deviner l'йnigme, il tвchait de panser la plaie. Le redoutable spectacle des choses crййes dйveloppait en lui l'attendrissement; il n'йtait occupй qu'а trouver pour lui-mкme et а inspirer aux autres la meilleure maniиre de plaindre et de soulager. Ce qui existe йtait pour ce bon et rare prкtre un sujet permanent de tristesse cherchant а consoler.

 

Il y a des hommes qui travaillent а l'extraction de l'or; lui, il travaillait а l'extraction de la pitiй. L'universelle misиre йtait sa mine. La douleur partout n'йtait qu'une occasion de bontй toujours. Aimez-vous les uns les autres; il dйclarait cela complet, ne souhaitait rien de plus, et c'йtait lа toute sa doctrine. Un jour, cet homme qui se croyait «philosophe », ce sйnateur, dйjа nommй, dit а l'йvкque:

 

– Mais voyez donc le spectacle du monde; guerre de tous contre tous; le plus fort a le plus d'esprit. Votre aimez-vous les uns les autres est une bкtise.

 

– Eh bien, rйpondit monseigneur Bienvenu sans disputer, si c'est une bкtise, l'вme doit s'y enfermer comme la perle dans l'huоtre.

 

Il s'y enfermait donc, il y vivait, il s'en satisfaisait absolument, laissant de cфtй les questions prodigieuses qui attirent et qui йpouvantent, les perspectives insondables de l'abstraction, les prйcipices de la mйtaphysique, toutes ces profondeurs convergentes, pour l'apфtre а Dieu, pour l'athйe au nйant: la destinйe, le bien et le mal, la guerre de l'кtre contre l'кtre, la conscience de l'homme, le somnambulisme pensif de l'animal, la transformation par la mort, la rйcapitulation d'existences que contient le tombeau, la greffe incomprйhensible des amours successifs sur le moi persistant, l'essence, la substance, le Nil et l'Ens[39], l'вme, la nature, la libertй, la nйcessitй; problиmes а pic, йpaisseurs sinistres, oщ se penchent les gigantesques archanges de l'esprit humain; formidables abоmes que Lucrиce, Manou[40], saint Paul et Dante contemplent avec cet њil fulgurant qui semble, en regardant fixement l'infini, y faire йclore des йtoiles.

 

Monseigneur Bienvenu йtait simplement un homme qui constatait du dehors les questions mystйrieuses sans les scruter, sans les agiter, et sans en troubler son propre esprit, et qui avait dans l'вme le grave respect de l'ombre.

Livre deuxiиme – La chute[41]

Chapitre I
Le soir d'un jour de marche

Dans les premiers jours du mois d'octobre 1815[42], une heure environ avant le coucher du soleil, un homme qui voyageait а pied entrait dans la petite ville de Digne Les rares habitants qui se trouvaient en ce moment а leurs fenкtres ou sur le seuil de leurs maisons regardaient ce voyageur avec une sorte d'inquiйtude. Il йtait difficile de rencontrer un passant d'un aspect plus misйrable. C'йtait un homme de moyenne taille, trapu et robuste, dans la force de l'вge. Il pouvait avoir quarante-six ou quarante-huit ans[43]. Une casquette а visiиre de cuir rabattue cachait en partie son visage, brыlй par le soleil et le hвle, et ruisselant de sueur. Sa chemise de grosse toile jaune, rattachйe au col par une petite ancre d'argent, laissait voir sa poitrine velue; il avait une cravate tordue en corde, un pantalon de coutil bleu, usй et rвpй, blanc а un genou, trouй а l'autre, une vieille blouse grise en haillons, rapiйcйe а l'un des coudes d'un morceau de drap vert cousu avec de la ficelle, sur le dos un sac de soldat fort plein, bien bouclй et tout neuf, а la main un йnorme bвton noueux, les pieds sans bas dans des souliers ferrйs, la tкte tondue et la barbe longue.

 

La sueur, la chaleur, le voyage а pied, la poussiиre, ajoutaient je ne sais quoi de sordide а cet ensemble dйlabrй.

 

Les cheveux йtaient ras, et pourtant hйrissйs; car ils commenзaient а pousser un peu, et semblaient n'avoir pas йtй coupйs depuis quelque temps.

 

Personne ne le connaissait. Ce n'йtait йvidemment qu'un passant. D'oщ venait-il? Du midi. Des bords de la mer peut-кtre. Car il faisait son entrйe dans Digne par la mкme rue qui, sept mois auparavant, avait vu passer l'empereur Napolйon allant de Cannes а Paris[44]. Cet homme avait dы marcher tout le jour. Il paraissait trиs fatiguй. Des femmes de l'ancien bourg qui est au bas de la ville l'avaient vu s'arrкter sous les arbres du boulevard Gassendi et boire а la fontaine qui est а l'extrйmitй de la promenade. Il fallait qu'il eыt bien soif, car des enfants qui le suivaient le virent encore s'arrкter, et boire, deux cents pas plus loin, а la fontaine de la place du marchй.

 

Arrivй au coin de la rue Poichevert, il tourna а gauche et se dirigea vers la mairie. Il y entra, puis sortit un quart d'heure aprиs. Un gendarme йtait assis prиs de la porte sur le banc de pierre oщ le gйnйral Drouot monta le 4 mars pour lire а la foule effarйe des habitants de Digne la proclamation du golfe Juan. L'homme фta sa casquette et salua humblement le gendarme.

 

Le gendarme, sans rйpondre а son salut, le regarda avec attention, le suivit quelque temps des yeux, puis entra dans la maison de ville.

 

Il y avait alors а Digne une belle auberge а l'enseigne de la Croix-de-Colbas. Cette auberge avait pour hфtelier un nommй Jacquin Labarre, homme considйrй dans la ville pour sa parentй avec un autre Labarre, qui tenait а Grenoble l'auberge des Trois-Dauphins et qui avait servi dans les guides. Lors du dйbarquement de l'empereur, beaucoup de bruits avaient couru dans le pays sur cette auberge des Trois-Dauphins. On contait que le gйnйral Bertrand, dйguisй en charretier, y avait fait de frйquents voyages au mois de janvier, et qu'il y avait distribuй des croix d'honneur а des soldats et des poignйes de napolйons а des bourgeois. La rйalitй est que l'empereur, entrй dans Grenoble, avait refusй de s'installer а l'hфtel de la prйfecture; il avait remerciй le maire en disant: Je vais chez un brave homme que je connai s, et il йtait allй aux Trois-Dauphins. Cette gloire du Labarre des Trois-Dauphins se reflйtait а vingt-cinq lieues de distance jusque sur le Labarre de la Croix-de-Colbas. On disait de lui dans la ville: C'est le cousin de celui de Grenoble.

 

L'homme se dirigea vers cette auberge, qui йtait la meilleure du pays. Il entra dans la cuisine, laquelle s'ouvrait de plain-pied sur la rue. Tous les fourneaux йtaient allumйs; un grand feu flambait gaоment dans la cheminйe. L'hфte, qui йtait en mкme temps le chef, allait de l'вtre aux casseroles, fort occupй et surveillant un excellent dоner destinй а des rouliers qu'on entendait rire et parler а grand bruit dans une salle voisine. Quiconque a voyagй sait que personne ne fait meilleure chиre que les rouliers. Une marmotte grasse, flanquйe de perdrix blanches et de coqs de bruyиre, tournait sur une longue broche devant le feu; sur les fourneaux cuisaient deux grosses carpes du lac de Lauzet et une truite du lac d'Alloz.

 

L'hфte, entendant la porte s'ouvrir et entrer un nouveau venu, dit sans lever les yeux de ses fourneaux:

 

– Que veut monsieur?

 

– Manger et coucher, dit l'homme.

 

– Rien de plus facile, reprit l'hфte.

 

En ce moment il tourna la tкte, embrassa d'un coup d'њil tout l'ensemble du voyageur, et ajouta:

 

– … en payant.

 

L'homme tira une grosse bourse de cuir de la poche de sa blouse et rйpondit:

 

– J'ai de l'argent.

 

– En ce cas on est а vous, dit l'hфte.

 

L'homme remit sa bourse en poche, se dйchargea de son sac, le posa а terre prиs de la porte, garda son bвton а la main, et alla s'asseoir sur une escabelle basse prиs du feu. Digne est dans la montagne. Les soirйes d'octobre y sont froides.

 

Cependant, tout en allant et venant, l'homme considйrait le voyageur.

 

– Dоne-t-on bientфt? dit l'homme.

 

– Tout а l'heure, dit l'hфte.

 

Pendant que le nouveau venu se chauffait, le dos tournй, le digne aubergiste Jacquin Labarre tira un crayon de sa poche, puis il dйchira le coin d'un vieux journal qui traоnait sur une petite table prиs de la fenкtre. Sur la marge blanche il йcrivit une ligne ou deux, plia sans cacheter et remit ce chiffon de papier а un enfant qui paraissait lui servir tout а la fois de marmiton et de laquais. L'aubergiste dit un mot а l'oreille du marmiton, et l'enfant partit en courant dans la direction de la mairie.

 

Le voyageur n'avait rien vu de tout cela.

 

Il demanda encore une fois:

 

– Dоne-t-on bientфt?

 

– Tout а l'heure, dit l'hфte.

 

L'enfant revint. Il rapportait le papier. L'hфte le dйplia avec empressement, comme quelqu'un qui attend une rйponse. Il parut lire attentivement, puis hocha la tкte, et resta un moment pensif. Enfin il fit un pas vers le voyageur qui semblait plongй dans des rйflexions peu sereines.

 

– Monsieur, dit-il, je ne puis vous recevoir.

 

L'homme se dressa а demi sur son sйant.

 

– Comment! Avez-vous peur que je ne paye pas? Voulez-vous que je paye d'avance? J'ai de l'argent, vous dis-je.

 

– Ce n'est pas cela.

 

– Quoi donc?

 

– Vous avez de l'argent…

 

– Oui, dit l'homme.

 

– Et moi, dit l'hфte, je n'ai pas de chambre.

 

L'homme reprit tranquillement:

 

– Mettez-moi а l'йcurie.

 

– Je ne puis.

 

– Pourquoi?

 

– Les chevaux prennent toute la place.

 

– Eh bien, repartit l'homme, un coin dans le grenier. Une botte de paille. Nous verrons cela aprиs dоner.

 

– Je ne puis vous donner а dоner.

 

Cette dйclaration, faite d'un ton mesurй, mais ferme, parut grave а l'йtranger. Il se leva.

 

– Ah bah! mais je meurs de faim, moi. J'ai marchй dиs le soleil levй. J'ai fait douze lieues. Je paye. Je veux manger.

 

– Je n'ai rien, dit l'hфte.

 

L'homme йclata de rire et se tourna vers la cheminйe et les fourneaux.

 

– Rien! et tout cela?

 

– Tout cela m'est retenu.

 

– Par qui?

 

– Par ces messieurs les rouliers.

 

– Combien sont-ils?

 

– Douze.

 

– Il y a lа а manger pour vingt.

 

– Ils ont tout retenu et tout payй d'avance.

 

L'homme se rassit et dit sans hausser la voix:

 

– Je suis а l'auberge, j'ai faim, et je reste.

 

L'hфte alors se pencha а son oreille, et lui dit d'un accent qui le fit tressaillir:

 

– Allez-vous en.

 

Le voyageur йtait courbй en cet instant et poussait quelques braises dans le feu avec le bout ferrй de son bвton, il se retourna vivement, et, comme il ouvrait la bouche pour rйpliquer, l'hфte le regarda fixement et ajouta toujours а voix basse:

 

– Tenez, assez de paroles comme cela. Voulez-vous que je vous dise votre nom? Vous vous appelez Jean Valjean. Maintenant voulez-vous que je vous dise qui vous кtes? En vous voyant entrer, je me suis doutй de quelque chose, j'ai envoyй а la mairie, et voici ce qu'on m'a rйpondu. Savez-vous lire?

 

En parlant ainsi il tendait а l'йtranger, tout dйpliй, le papier qui venait de voyager de l'auberge а la mairie, et de la mairie а l'auberge. L'homme y jeta un regard. L'aubergiste reprit aprиs un silence:

 

– J'ai l'habitude d'кtre poli avec tout le monde. Allez-vous-en.



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