Bourdillat chez le ministre




"Que me veut ce vieil idiot?" pensa le ministre. "Si je lui disais que j'ai une conférence ou le rendez-vous avec le président du Conseil?'' Cela présentait des risques, si le visiteur apprenait qu'il ne l'avait pas reçu sans motif, il s'en ferait un solide ennemi. C'était déjà un jaloux, un ennemi (au pouvoir on n'a que des ennemis, surtout dans son propre camp) mais peu agissant. C'était un de ces adversai­res qui travaillait à le démolir, sans cesser de lui sourire. La prudence commandait de le ménager. Le ministre observait cette règle absolue: pas de ménagements pour les amis - ceux-là ne sont pas à craindre - et de grands égards[26], tous les témoignages d'estime pour les ennemis. En politique, il faut avant tout penser à désarmer l'adversaire.

Le ministre questionna le secrétaire:

- Sait-il que je suis seul?

- Il dit qu'il en est sûr, monsieur le ministre.

- Allez, amenez-le, ordonna Luvelat, avec une petite

grimace.

Il se leva, dès que la porte s'ouvrit, pour aller au-devant de son visiteur, avec un air de surprise charmée.

- Mon bien bon ami, c'est une véritable gentillesse de votre part...

- Je ne vous dérange pas, mon cher ministre?

- Vous plaisantez, mon cher Bourdillat! Vous, un de nos vieux républicains, un des piliers du parti, me déranger! Vous ne pouvez que me rendre service par vos conseils. Nous, les jeunes, nous vous devons beaucoup. Asseyez-vous, mon cher ami. Puis-je vous être utile? Rien de grave, j'espère?

Bourdillat alla droit au but.

- Les curés se foutent de nous[27], monsieur le ministre.

- De quoi s'agit-il, mon bon ami?

- De Clochemerle, dit Bourdillat, pensant étonner le ministre.

- Ah, fit Luvelat sans inquiétude.

- Vous ne savez pas ce que c'est, peut-être?

- Clochemerle?.. Mais si, mon cher Bourdillat. Comment l'ignorer? N’y êtes-vous pas né? Un charmant petit pays, deux mille cinq cents habitants.

- Deux mille huit cent, dit Bourdillat, avec l'orgueil du pays natal. Mais vous ignorez probablement ce qui se passe à Clochemerle? Alors que c'est tout simplement une honte, en plein XX siècle? Clochemerle va retomber au pouvoir des curés, ni plus ni moins. Figurez-vous, mon cher ministre...

- Oui, dit Luvelat, oui, je sais... Focart me le disait précisément, il n’y a pas deux heures.

- Focart est déjà venu? demanda Bourdillat.

- Il n’y a pas deux heures, je vous le répète. Il était assis dans le fauteuil que vous occupez en ce moment, mon bon ami.

- De quoi se mêle-t-il, ce type-là? s’écria Bourdillat.

- Mais Clochemerle fait partie de sa circonscription, il

me semble?

- Et après?[28] Clochemerle, c’est mon pays, mon pays natal, mon cher ministre. Est-ce que cela me concerne mieux que personne, oui ou non? Moi, ancien ministre, on veut intriguer dans mon dos!

- Il est certain, dit Luvelat, que Focart avant de venir me trouver, aurait pu peut-être...

- Comment, peut-être? rugit Bourdillat.

- Je veux dire aurait dû, oui, aurait dû, certainement, vous parler. C’est par désir de ne perdre aucun temps...

La supposition du ministre fit ricaner Bourdillat. Il ne croyait pas un mot de ce que disait Luvelat qui ne prononçait ces phrases vides que pour envenimer les rapports[29] entre Bourdillat et Focart. Ce faisant[30], il appliquait un autre de ses grands principes politiques: «Deux hommes occupés à se haïr ne peuvent pas s’unir sur le dos d’un troisième ». Nouvelle forme de la vieille maxime à l’usage des princes: diviser pour régner.

Bourdillat répondit:

- Si Focart est venu tout droit, c’est par désir de me couper l’herbe sous les pieds[31], de me faire passer pour un imbécile. Je connais cette crapule. C’est un sale petit arriviste.

- Je crois, mon cher Bourdillat, que vous exagérez un peu, dit Luvelat. On doit reconnaître que Focart est un des hommes les plus brillants de la jeune génération, les plus dévoués au parti.

Bourdillat éclata:

- Mais c’est un homme qui a l’intention de nous passer sur le ventre[32] à vous comme à moi.

- J’ai pourtant l’impression d’être dans les meilleurs termes[33] avec Focart. Chaque fois que nous avons été en rapport, il s’est montré très correct. Tout à l’heure encore il m’a dit: «Nous n’avons pas toujours les mêmes points de vue, mais c’est peu de chose quand on s'estime. » C'est très gentil, vous ne trouvez pas?

Bourdillat suffoquait de fureur: Ce cochon-là vous a dit ça? Après ce qu'il raconte de vous par-derrière[34]? Il ose parler estime? Mais il vous méprise... J'ai peut-être tort de vous dire ça?

- Mais non, Bourdillat, mais non. C'est tout à fait entre nous.

- C'est dans votre intérêt que je le dis, vous le comprenez bien.

- Mais naturellement. Alors, Focart vraiment n'est pas très tendre envers moi?

- Il raconte des horreurs. Et tout y passe[35], la vie privée comme la carrière publique. Les histoires de femmes aussi bien que les histoires de pots-de-vin[36]. Il prétend...

Tout en l'écoutant attentivement Luvelat examinait Bourdillat:

«Dire, pensait-il, que ce vieil idiot est encore un mouchard par-dessus le marché![37] Et il a pu être ministre... »

Luvelat n'éprouvait que le désir d'abréger cet entretien.

D'ailleurs Bourdillat n’avait plus grand-chose à lui communiquer car les scandales de Clochemerle l’intéressaient moins depuis qu'il se savait devancé par Focart. Il demanda une dernière fois au ministre de donner de sévères instructions pour que le pouvoir central prît des mesures énergiques en Beaujolais.

- Comptez sur moi, mon cher ami, dit Luvelat en lui serrant la main. Je suis moi-même un vieux républicain, fidèle aux grands principes du parti, et je place plus haut que tout cette liberté de pen­sée, que vous avez toujours défendue si généreusement.

Luvelat n’avait pas menti en parlant de la visite de Focart, et cette visite l’inquiétait. Elle sous-entendait des menaces, mais une troisième visite qu'il avait tenue secrète, celle du révérend chanoine Trude, émissaire de l’archevêque de Paris, en sous-entendait de plus graves. Cet ecclésiastique habile était venu spécialement pour faire comprendre à Luvela que l'église, inquiétée à Clochemerle, se plaçait sous la protection du ministre en lui promettant sa protection dans l'avenir.

Seul maintenant, Alexis Luvelat réfléchissait à ces trois visites. Il pesait les dangers qu’elles annonçaient. Forcé de choisir, ainsi qu'il arrive souvent dans une carrière comme la sienne, il était bien décidé à se rallier au clan du plus fort, en donnant à l'autre des apparences de garantie. Nul doute que l'appui le plus utile en ce moment fût celui de l’Eglise, à cause de ses ambitions académiques.

Encore soucieux, il fit prier son chef de cabinet de passer chez lui sans retard.

 

 

Etude du texte



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