Livre premier – Waterloo 10 глава




 

Elle poursuivit d'un accent йlйgiaque et lamentable:

 

– Oh! monsieur, les temps sont bien durs! et puis nous avons si peu de bourgeois dans nos endroits! C'est tout petit monde, voyez-vous. Si nous n'avions pas par-ci par-lа des voyageurs gйnйreux et riches comme monsieur! Nous avons tant de charges. Tenez, cette petite nous coыte les yeux de la tкte.

 

– Quelle petite?

 

– Eh bien, la petite, vous savez! Cosette! l'Alouette, comme on dit dans le pays!

 

– Ah! dit l'homme.

 

Elle continua:

 

– Sont-ils bкtes, ces paysans, avec leurs sobriquets! elle a plutфt l'air d'une chauve-souris que d'une alouette. Voyez-vous, monsieur, nous ne demandons pas la charitй, mais nous ne pouvons pas la faire. Nous ne gagnons rien, et nous avons gros а payer. La patente, les impositions, les portes et fenкtres, les centimes! Monsieur sait que le gouvernement demande un argent terrible! Et puis j'ai mes filles, moi. Je n'ai pas besoin de nourrir l'enfant des autres.

L'homme reprit, de cette voix qu'il s'efforзait de rendre indiffйrente et dans laquelle il y avait un tremblement:

 

– Et si l'on vous en dйbarrassait?

 

– De qui? de la Cosette?

 

– Oui.

 

La face rouge et violente de la gargotiиre s'illumina d'un йpanouissement hideux.

 

– Ah, monsieur! mon bon monsieur! prenez-la, gardez-la, emmenez-la, emportez-la, sucrez-la, truffez-la, buvez-la, mangez-la, et soyez bйni de la bonne sainte Vierge et de tous les saints du paradis!

 

– C'est dit.

 

– Vrai? vous l'emmenez?

 

– Je l'emmиne.

 

– Tout de suite?

 

– Tout de suite. Appelez l'enfant.

 

– Cosette! cria la Thйnardier.

 

– En attendant, poursuivit l'homme, je vais toujours vous payer ma dйpense. Combien est-ce?

 

Il jeta un coup d'њil sur la carte et ne put rйprimer un mouvement de surprise:

 

– Vingt-trois francs!

 

Il regarda la gargotiиre et rйpйta:

 

– Vingt-trois francs?

 

Il y avait dans la prononciation de ces deux mots ainsi rйpйtйs l'accent qui sйpare le point d'exclamation du point d'interrogation.

 

La Thйnardier avait eu le temps de se prйparer au choc. Elle rйpondit avec assurance:

 

– Dame oui, monsieur! c'est vingt-trois francs.

 

L'йtranger posa cinq piиces de cinq francs sur la table.

 

– Allez chercher la petite, dit-il.

 

En ce moment, le Thйnardier s'avanзa au milieu de la salle et dit:

 

– Monsieur doit vingt-six sous.

 

– Vingt-six sous! s'йcria la femme.

 

– Vingt sous pour la chambre, reprit le Thйnardier froidement, et six sous pour le souper. Quant а la petite, j'ai besoin d'en causer un peu avec monsieur. Laisse-nous, ma femme.

La Thйnardier eut un de ces йblouissements que donnent les йclairs imprйvus du talent. Elle sentit que le grand acteur entrait en scиne, ne rйpliqua pas un mot, et sortit.

 

Dиs qu'ils furent seuls, le Thйnardier offrit une chaise au voyageur. Le voyageur s'assit; le Thйnardier resta debout, et son visage prit une singuliиre expression de bonhomie et de simplicitй.

 

– Monsieur, dit-il, tenez, je vais vous dire. C'est que je l'adore, moi, cette enfant.

 

L'йtranger le regarda fixement.

 

– Quelle enfant?

 

Thйnardier continua:

 

– Comme c'est drфle! on s'attache. Qu'est-ce que c'est que tout cet argent-lа? reprenez donc vos piиces de cent sous. C'est une enfant que j'adore.

 

– Qui зa? demanda l'йtranger.

 

– Hй, notre petite Cosette! ne voulez-vous pas nous l'emmener? Eh bien, je parle franchement, vrai comme vous кtes un honnкte homme, je ne peux pas y consentir. Elle me ferait faute, cette enfant. J'ai vu зa tout petit. C'est vrai qu'elle nous coыte de l'argent, c'est vrai qu'elle a des dйfauts, c'est vrai que nous ne sommes pas riches, c'est vrai que j'ai payй plus de quatre cents francs en drogues rien que pour une de ses maladies! Mais il faut bien faire quelque chose pour le bon Dieu. Зa n'a ni pиre ni mиre, je l'ai йlevйe. J'ai du pain pour elle et pour moi. Au fait j'y tiens, а cette enfant. Vous comprenez, on se prend d'affection; je suis une bonne bкte, moi; je ne raisonne pas; je l'aime, cette petite; ma femme est vive, mais elle l'aime aussi. Voyez-vous, c'est comme notre enfant. J'ai besoin que зa babille dans la maison.

 

L'йtranger le regardait toujours fixement. Il continua:

 

– Pardon, excuse, monsieur, mais on ne donne point son enfant comme зa а un passant. Pas vrai que j'ai raison? Aprиs cela, je ne dis pas, vous кtes riche, vous avez l'air d'un bien brave homme, si c'йtait pour son bonheur? Mais il faudrait savoir. Vous comprenez? Une supposition que je la laisserais aller et que je me sacrifierais, je voudrais savoir oщ elle va, je ne voudrais pas la perdre de vue, je voudrais savoir chez qui elle est, pour l'aller voir de temps en temps, qu'elle sache que son bon pиre nourricier est lа, qu'il veille sur elle. Enfin il y a des choses qui ne sont pas possibles. Je ne sais seulement pas votre nom? Vous l'emmиneriez, je dirais: eh bien, l'Alouette? Oщ donc a-t-elle passй? Il faudrait au moins voir quelque mйchant chiffon de papier, un petit bout de passeport, quoi!

 

L'йtranger, sans cesser de le regarder de ce regard qui va, pour ainsi dire, jusqu'au fond de la conscience, lui rйpondit d'un accent grave et ferme:

 

– Monsieur Thйnardier, on n'a pas de passeport pour venir а cinq lieues de Paris. Si j'emmиne Cosette, je l'emmиnerai, voilа tout. Vous ne saurez pas mon nom, vous ne saurez pas ma demeure, vous ne saurez pas oщ elle sera, et mon intention est qu'elle ne vous revoie de sa vie. Je casse le fil qu'elle a au pied, et elle s'en va. Cela vous convient-il? Oui ou non.

 

De mкme que les dйmons et les gйnies reconnaissaient а de certains signes la prйsence d'un dieu supйrieur, le Thйnardier comprit qu'il avait affaire а quelqu'un de trиs fort. Ce fut comme une intuition; il comprit cela avec sa promptitude nette et sagace. La veille, tout en buvant avec les rouliers, tout en fumant, tout en chantant des gaudrioles, il avait passй la soirйe а observer l'йtranger, le guettant comme un chat et l'йtudiant comme un mathйmaticien. Il l'avait а la fois йpiй pour son propre compte, pour le plaisir et par instinct, et espionnй comme s'il eыt йtй payй pour cela. Pas un geste, pas un mouvement de l'homme а la capote jaune ne lui йtait йchappй. Avant mкme que l'inconnu manifestвt si clairement son intйrкt pour Cosette, le Thйnardier l'avait devinй. Il avait surpris les regards profonds de ce vieux qui revenaient toujours а l'enfant. Pourquoi cet intйrкt? Qu'йtait-ce que cet homme? Pourquoi, avec tant d'argent dans sa bourse, ce costume si misйrable? Questions qu'il se posait sans pouvoir les rйsoudre et qui l'irritaient. Il y avait songй toute la nuit. Ce ne pouvait кtre le pиre de Cosette. Йtait-ce quelque grand-pиre? Alors pourquoi ne pas se faire connaоtre tout de suite? Quand on a un droit, on le montre. Cet homme йvidemment n'avait pas de droit sur Cosette. Alors qu'йtait-ce? Le Thйnardier se perdait en suppositions. Il entrevoyait tout, et ne voyait rien. Quoi qu'il en fыt, en entamant la conversation avec l'homme, sыr qu'il y avait un secret dans tout cela, sыr que l'homme йtait intйressй а rester dans l'ombre, il se sentait fort; а la rйponse nette et ferme de l'йtranger, quand il vit que ce personnage mystйrieux йtait mystйrieux si simplement, il se sentit faible. Il ne s'attendait а rien de pareil. Ce fut la dйroute de ses conjectures. Il rallia ses idйes. Il pesa tout cela en une seconde. Le Thйnardier йtait un de ces hommes qui jugent d'un coup d'њil une situation. Il estima que c'йtait le moment de marcher droit et vite. Il fit comme les grands capitaines а cet instant dйcisif qu'ils savent seuls reconnaоtre, il dйmasqua brusquement sa batterie.

 

– Monsieur, dit-il, il me faut quinze cents francs.

 

L'йtranger prit dans sa poche de cфtй un vieux portefeuille en cuir noir, l'ouvrit et en tira trois billets de banque qu'il posa sur la table. Puis il appuya son large pouce sur ces billets, et dit au gargotier:

 

– Faites venir Cosette.

Pendant que ceci se passait, que faisait Cosette?

 

Cosette, en s'йveillant, avait couru а son sabot. Elle y avait trouvй la piиce d'or. Ce n'йtait pas un napolйon, c'йtait une de ces piиces de vingt francs toutes neuves de la restauration sur l'effigie desquelles la petite queue prussienne avait remplacй la couronne de laurier. Cosette fut йblouie. Sa destinйe commenзait а l'enivrer. Elle ne savait pas ce que c'йtait qu'une piиce d'or, elle n'en avait jamais vu, elle la cacha bien vite dans sa poche comme si elle l'avait volйe. Cependant elle sentait que cela йtait bien а elle, elle devinait d'oщ ce don lui venait, mais elle йprouvait une sorte de joie pleine de peur. Elle йtait contente; elle йtait surtout stupйfaite. Ces choses si magnifiques et si jolies ne lui paraissaient pas rйelles. La poupйe lui faisait peur, la piиce d'or lui faisait peur. Elle tremblait vaguement devant ces magnificences. L'йtranger seul ne lui faisait pas peur. Au contraire, il la rassurait. Depuis la veille, а travers ses йtonnements, а travers son sommeil, elle songeait dans son petit esprit d'enfant а cet homme qui avait l'air vieux et pauvre et si triste, et qui йtait si riche et si bon. Depuis qu'elle avait rencontrй ce bonhomme dans le bois, tout йtait comme changй pour elle. Cosette, moins heureuse que la moindre hirondelle du ciel, n'avait jamais su ce que c'est que de se rйfugier а l'ombre de sa mиre et sous une aile. Depuis cinq ans, c'est-а-dire aussi loin que pouvaient remonter ses souvenirs, la pauvre enfant frissonnait et grelottait. Elle avait toujours йtй toute nue sous la bise aigre du malheur, maintenant il lui semblait qu'elle йtait vкtue. Autrefois son вme avait froid, maintenant elle avait chaud. Elle n'avait plus autant de crainte de la Thйnardier. Elle n'йtait plus seule; il y avait quelqu'un lа.

 

Elle s'йtait mise bien vite а sa besogne de tous les matins. Ce louis, qu'elle avait sur elle, dans ce mкme gousset de son tablier d'oщ la piиce de quinze sous йtait tombйe la veille, lui donnait des distractions. Elle n'osait pas y toucher, mais elle passait des cinq minutes а le contempler, il faut le dire, en tirant la langue. Tout en balayant l'escalier, elle s'arrкtait, et restait lа, immobile, oubliant le balai et l'univers entier, occupйe а regarder cette йtoile briller au fond de sa poche.

 

Ce fut dans une de ces contemplations que la Thйnardier la rejoignit.

 

Sur l'ordre de son mari, elle l'йtait allйe chercher. Chose inouпe, elle ne lui donna pas une tape et ne lui dit pas une injure.

 

– Cosette, dit-elle presque doucement, viens tout de suite.

 

Un instant aprиs, Cosette entrait dans la salle basse.

 

L'йtranger prit le paquet qu'il avait apportй et le dйnoua. Ce paquet contenait une petite robe de laine, un tablier, une brassiиre de futaine, un jupon, un fichu, des bas de laine, des souliers, un vкtement complet pour une fille de huit ans. Tout cela йtait noir.

 

– Mon enfant, dit l'homme, prends ceci et va t'habiller bien vite.

 

Le jour paraissait lorsque ceux des habitants de Montfermeil qui commenзaient а ouvrir leurs portes virent passer dans la rue de Paris un bonhomme pauvrement vкtu donnant la main а une petite fille tout en deuil qui portait une grande poupйe rose dans ses bras. Ils se dirigeaient du cфtй de Livry.

 

C'йtaient notre homme et Cosette.

 

Personne ne connaissait l'homme; comme Cosette n'йtait plus en guenilles, beaucoup ne la reconnurent pas.

 

Cosette s'en allait. Avec qui? elle l'ignorait. Oщ? elle ne savait. Tout ce qu'elle comprenait, c'est qu'elle laissait derriиre elle la gargote Thйnardier. Personne n'avait songй а lui dire adieu, ni elle а dire adieu а personne. Elle sortait de cette maison haпe et haпssant.

 

Pauvre doux кtre dont le cњur n'avait jusqu'а cette heure йtй que comprimй!

 

Cosette marchait gravement, ouvrant ses grands yeux et considйrant le ciel. Elle avait mis son louis dans la poche de son tablier neuf. De temps en temps elle se penchait et lui jetait un coup d'њil, puis elle regardait le bonhomme. Elle sentait quelque chose comme si elle йtait prиs du bon Dieu.

Chapitre X
Qui cherche le mieux peut trouver le pire

La Thйnardier, selon son habitude, avait laissй faire son mari. Elle s'attendait а de grands йvйnements. Quand l'homme et Cosette furent partis, le Thйnardier laissa s'йcouler un grand quart d'heure, puis il la prit а part et lui montra les quinze cents francs.

 

– Que зa! dit-elle.

 

C'йtait la premiиre fois, depuis le commencement de leur mйnage, qu'elle osait critiquer un acte du maоtre.

 

Le coup porta.

 

– Au fait, tu as raison, dit-il, je suis un imbйcile. Donne-moi mon chapeau.

 

Il plia les trois billets de banque, les enfonзa dans sa poche et sortit en toute hвte, mais il se trompa et prit d'abord а droite. Quelques voisines auxquelles il s'informa le remirent sur la trace, l'Alouette et l'homme avaient йtй vus allant dans la direction de Livry. Il suivit cette indication, marchant а grands pas et monologuant.

 

– Cet homme est йvidemment un million habillй en jaune, et moi je suis un animal. Il a d'abord donnй vingt sous, puis cinq francs, puis cinquante francs, puis quinze cents francs, toujours aussi facilement. Il aurait donnй quinze mille francs. Mais je vais le rattraper.

 

Et puis ce paquet d'habits prйparйs d'avance pour la petite, tout cela йtait singulier; il y avait bien des mystиres lа-dessous. On ne lвche pas des mystиres quand on les tient. Les secrets des riches sont des йponges pleines d'or; il faut savoir les presser. Toutes ces pensйes lui tourbillonnaient dans le cerveau.

 

– Je suis un animal, disait-il.

 

Quand on est sorti de Montfermeil et qu'on a atteint le coude que fait la route qui va а Livry, on la voit se dйvelopper devant soi trиs loin sur le plateau. Parvenu lа, il calcula qu'il devait apercevoir l'homme et la petite. Il regarda aussi loin que sa vue put s'йtendre, et ne vit rien. Il s'informa encore. Cependant il perdait du temps. Des passants lui dirent que l'homme et l'enfant qu'il cherchait s'йtaient acheminйs vers les bois du cфtй de Gagny. Il se hвta dans cette direction.

 

Ils avaient de l'avance sur lui, mais un enfant marche lentement, et lui il allait vite. Et puis le pays lui йtait bien connu.

 

Tout а coup il s'arrкta et se frappa le front comme un homme qui a oubliй l'essentiel, et qui est prкt а revenir sur ses pas.

 

– J'aurais dы prendre mon fusil! se dit-il.

 

Thйnardier йtait une de ces natures doubles qui passent quelquefois au milieu de nous а notre insu et qui disparaissent sans qu'on les ait connues parce que la destinйe n'en a montrй qu'un cфtй. Le sort de beaucoup d'hommes est de vivre ainsi а demi submergйs. Dans une situation calme et plate, Thйnardier avait tout ce qu'il fallait pour faire – nous ne disons pas pour кtre – ce qu'on est convenu d'appeler un honnкte commerзant, un bon bourgeois. En mкme temps, certaines circonstances йtant donnйes, certaines secousses venant а soulever sa nature de dessous, il avait tout ce qu'il fallait pour кtre un scйlйrat. C'йtait un boutiquier dans lequel il y avait du monstre. Satan devait par moments s'accroupir dans quelque coin du bouge oщ vivait Thйnardier et rкver devant ce chef-d'њuvre hideux.

Aprиs une hйsitation d'un instant:

 

– Bah! pensa-t-il, ils auraient le temps d'йchapper!

 

Et il continua son chemin, allant devant lui rapidement, et presque d'un air de certitude, avec la sagacitй du renard flairant une compagnie de perdrix.

 

En effet, quand il eut dйpassй les йtangs et traversй obliquement la grande clairiиre qui est а droite de l'avenue de Bellevue, comme il arrivait а cette allйe de gazon qui fait presque le tour de la colline et qui recouvre la voыte de l'ancien canal des eaux de l'abbaye de Chelles, il aperзut au-dessus d'une broussaille un chapeau sur lequel il avait dйjа йchafaudй bien des conjectures. C'йtait le chapeau de l'homme. La broussaille йtait basse. Le Thйnardier reconnut que l'homme et Cosette йtaient assis lа. On ne voyait pas l'enfant а cause de sa petitesse, mais on apercevait la tкte de la poupйe.

 

Le Thйnardier ne se trompait pas. L'homme s'йtait assis lа pour laisser un peu reposer Cosette. Le gargotier tourna la broussaille et apparut brusquement aux regards de ceux qu'il cherchait.

 

– Pardon excuse, monsieur, dit-il tout essoufflй, mais voici vos quinze cents francs.

 

En parlant ainsi, il tendait а l'йtranger les trois billets de banque.

 

L'homme leva les yeux.

 

– Qu'est-ce que cela signifie?

 

Le Thйnardier rйpondit respectueusement:

 

– Monsieur, cela signifie que je reprends Cosette.

 

Cosette frissonna et se serra contre le bonhomme.

 

Lui, il rйpondit en regardant le Thйnardier dans le fond des yeux et en espaзant toutes les syllabes.

 

– Vous re-pre-nez Cosette?

 

– Oui, monsieur, je la reprends. Je vais vous dire. J'ai rйflйchi. Au fait, je n'ai pas le droit de vous la donner. Je suis un honnкte homme, voyez-vous. Cette petite n'est pas а moi, elle est а sa mиre. C'est sa mиre qui me l'a confiйe, je ne puis la remettre qu'а sa mиre. Vous me direz: Mais la mиre est morte. Bon. En ce cas je ne puis rendre l'enfant qu'а une personne qui m'apporterait un йcrit signй de la mиre comme quoi je dois remettre l'enfant а cette personne-lа. Cela est clair.

 

L'homme, sans rйpondre, fouilla dans sa poche et le Thйnardier vit reparaоtre le portefeuille aux billets de banque.

 

Le gargotier eut un frйmissement de joie.

 

– Bon! pensa-t-il, tenons-nous. Il va me corrompre!

 

Avant d'ouvrir le portefeuille, le voyageur jeta un coup d'њil autour de lui. Le lieu йtait absolument dйsert. Il n'y avait pas une вme dans le bois ni dans la vallйe. L'homme ouvrit le portefeuille et en tira, non la poignйe de billets de banque qu'attendait Thйnardier, mais un simple petit papier qu'il dйveloppa et prйsenta tout ouvert а l'aubergiste en disant:

 

– Vous avez raison. Lisez.

 

Le Thйnardier prit le papier, et lut:

 

«Montreuil-sur-Mer, le 25 mars 1823

 

«Monsieur Thйnardier, Vous remettrez Cosette а la personne. On vous payera toutes les petites choses. J'ai l'honneur de vous saluer avec considйration.

 

«Fantine[70]. »

 

– Vous connaissez cette signature? reprit l'homme.

 

C'йtait bien la signature de Fantine. Le Thйnardier la reconnut.

 

Il n'y avait rien а rйpliquer. Il sentit deux violents dйpits, le dйpit de renoncer а la corruption qu'il espйrait, et le dйpit d'кtre battu. L'homme ajouta:

 

– Vous pouvez garder ce papier pour votre dйcharge.

 

Le Thйnardier se replia en bon ordre.

 

– Cette signature est assez bien imitйe, grommela-t-il entre ses dents. Enfin, soit!

 

Puis il essaya un effort dйsespйrй.

 

– Monsieur, dit-il, c'est bon. Puisque vous кtes la personne. Mais il faut me payer «toutes les petites choses ». On me doit gros.

L'homme se dressa debout, et dit en йpoussetant avec des chiquenaudes sa manche rвpйe oщ il y avait de la poussiиre.

 

– Monsieur Thйnardier, en janvier la mиre comptait qu'elle vous devait cent vingt francs; vous lui avez envoyй en fйvrier un mйmoire de cinq cents francs; vous avez reзu trois cents francs fin fйvrier et trois cents francs au commencement de mars. Il s'est йcoulй depuis lors neuf mois а quinze francs, prix convenu, cela fait cent trente-cinq francs. Vous aviez reзu cent francs de trop. Reste trente-cinq francs qu'on vous doit. Je viens de vous donner quinze cents francs.

 

Le Thйnardier йprouva ce qu'йprouve le loup au moment oщ il se sent mordu et saisi par la mвchoire d'acier du piиge.

 

– Quel est ce diable d'homme? pensa-t-il.

 

Il fit ce que fait le loup. Il donna une secousse. L'audace lui avait dйjа rйussi une fois.

 

– Monsieur-dont-je-ne-sais-pas-le-nom, dit-il rйsolument et mettant cette fois les faзons respectueuses de cфtй, je reprendrai Cosette ou vous me donnerez mille йcus.

 

L'йtranger dit tranquillement.

 

– Viens, Cosette.

 

Il prit Cosette de la main gauche, et de la droite il ramassa son bвton qui йtait а terre.

 

Le Thйnardier remarqua l'йnormitй de la trique et la solitude du lieu.

 

L'homme s'enfonзa dans le bois avec l'enfant, laissant le gargotier immobile et interdit.

 

Pendant qu'ils s'йloignaient, le Thйnardier considйrait ses larges йpaules un peu voыtйes et ses gros poings.

 

Puis ses yeux, revenant а lui-mкme, retombaient sur ses bras chйtifs et sur ses mains maigres.

 

– Il faut que je sois vraiment bien bкte, pensait-il, de n'avoir pas pris mon fusil, puisque j'allais а la chasse!

 

Cependant l'aubergiste ne lвcha pas prise.

 

– Je veux savoir oщ il ira, dit-il.

 

Et il se mit а les suivre а distance. Il lui restait deux choses dans les mains, une ironie, le chiffon de papier signй Fantine, et une consolation, les quinze cents francs.

 

L'homme emmenait Cosette dans la direction de Livry et de Bondy. Il marchait lentement, la tкte baissйe, dans une attitude de rйflexion et de tristesse. L'hiver avait fait le bois а claire-voie, si bien que le Thйnardier ne les perdait pas de vue, tout en restant assez loin. De temps en temps l'homme se retournait et regardait si on ne le suivait pas. Tout а coup il aperзut Thйnardier. Il entra brusquement avec Cosette dans un taillis oщ ils pouvaient tous deux disparaоtre.

 

– Diantre! dit le Thйnardier.

 

Et il doubla le pas.

 

L'йpaisseur du fourrй l'avait forcй de se rapprocher d'eux. Quand l'homme fut au plus йpais, il se retourna. Thйnardier eut beau se cacher dans les branches; il ne put faire que l'homme ne le vоt pas. L'homme lui jeta un coup d'њil inquiet, puis hocha la tкte et reprit sa route. L'aubergiste se remit а le suivre. Ils firent ainsi deux ou trois cents pas. Tout а coup l'homme se retourna encore. Il aperзut l'aubergiste. Cette fois il le regarda d'un air si sombre que le Thйnardier jugea «inutile » d'aller plus loin. Thйnardier rebroussa chemin.

Chapitre XI
Le numйro 9430 reparaоt et Cosette le gagne а la loterie

Jean Valjean n'йtait pas mort[71].

 

En tombant а la mer, ou plutфt en s'y jetant, il йtait, comme on l'a vu, sans fers. Il nagea entre deux eaux jusque sous un navire au mouillage, auquel йtait amarrйe une embarcation. Il trouva moyen de se cacher dans cette embarcation jusqu'au soir. А la nuit, il se jeta de nouveau а la nage, et atteignit la cфte а peu de distance du cap Brun. Lа, comme ce n'йtait pas l'argent qui lui manquait, il put se procurer des vкtements. Une guinguette aux environs de Balaguier йtait alors le vestiaire des forзats йvadйs, spйcialitй lucrative. Puis, Jean Valjean, comme tous ces tristes fugitifs qui tвchent de dйpister le guet de la loi et la fatalitй sociale, suivit un itinйraire obscur et ondulant. Il trouva un premier asile aux Pradeaux, prиs Beausset. Ensuite il se dirigea vers le Grand-Villard, prиs Brianзon, dans les Hautes-Alpes. Fuite tвtonnante et inquiиte, chemin de taupe dont les embranchements sont inconnus. On a pu, plus tard, retrouver quelque trace de son passage dans l'Ain sur le territoire de Civrieux, dans les Pyrйnйes, а Accons au lieu dit la Grange-de-Doumecq, prиs du hameau de Chavailles, et dans les environs de Pйrigueux, а Brunies, canton de la Chapelle-Gonaguet. Il gagna Paris. On vient de le voir а Montfermeil.

 

Son premier soin, en arrivant а Paris, avait йtй d'acheter des habits de deuil pour une petite fille de sept а huit ans, puis de se procurer un logement. Cela fait, il s'йtait rendu а Montfermeil.

 

On se souvient que dйjа, lors de sa prйcйdente йvasion, il y avait fait, ou dans les environs, un voyage mystйrieux dont la justice avait eu quelque lueur.

 

Du reste on le croyait mort, et cela йpaississait l'obscuritй qui s'йtait faite sur lui. А Paris, il lui tomba sous la main un des journaux qui enregistraient le fait. Il se sentit rassurй et presque en paix comme s'il йtait rйellement mort.

 

Le soir mкme du jour oщ Jean Valjean avait tirй Cosette des griffes des Thйnardier, il rentrait dans Paris. Il y rentrait а la nuit tombante, avec l'enfant, par la barriиre de Monceaux. Lа il monta dans un cabriolet qui le conduisit а l'esplanade de l'Observatoire. Il y descendit, paya le cocher, prit Cosette par la main, et tous deux, dans la nuit noire, par les rues dйsertes qui avoisinent l'Ourcine et la Glaciиre, se dirigиrent vers le boulevard de l'Hфpital.

 

La journйe avait йtй йtrange et remplie d'йmotions pour Cosette; on avait mangй derriиre des haies du pain et du fromage achetйs dans des gargotes isolйes, on avait souvent changй de voiture, on avait fait des bouts de chemin а pied, elle ne se plaignait pas, mais elle йtait fatiguйe, et Jean Valjean s'en aperзut а sa main qu'elle tirait davantage en marchant. Il la prit sur son dos; Cosette, sans lвcher Catherine, posa sa tкte sur l'йpaule de Jean Valjean, et s'y endormit.



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