Livre sixiиme – Le Petit-Picpus




 

Chapitre I
Petite rue Picpus, numйro 62

Rien ne ressemblait plus, il y a un demi-siиcle, а la premiиre porte cochиre venue que la porte cochиre du numйro 62[92] de la petite rue Picpus. Cette porte, habituellement entrouverte de la faзon la plus engageante, laissait voir deux choses qui n'ont rien de trиs funиbre, une cour entourйe de murs tapissйs de vigne et la face d'un portier qui flвne. Au-dessus du mur du fond on apercevait de grands arbres. Quand un rayon de soleil йgayait la cour, quand un verre de vin йgayait le portier, il йtait difficile de passer devant le numйro 62 de la petite rue Picpus sans en emporter une idйe riante. C'йtait pourtant un lieu sombre qu'on avait entrevu.

 

Le seuil souriait; la maison priait et pleurait.

 

Si l'on parvenait, ce qui n'йtait point facile, а franchir le portier, – ce qui mкme pour presque tous йtait impossible, car il y avait un sйsame, ouvre-toi! qu'il fallait savoir; – si, le portier franchi, on entrait а droite dans un petit vestibule oщ donnait un escalier resserrй entre deux murs et si йtroit qu'il n'y pouvait passer qu'une personne а la fois, si l'on ne se laissait pas effrayer par le badigeonnage jaune serin avec soubassement chocolat qui enduisait cet escalier, si l'on s'aventurait а monter, on dйpassait un premier palier, puis un deuxiиme, et l'on arrivait au premier йtage dans un corridor oщ la dйtrempe jaune et la plinthe chocolat vous suivaient avec un acharnement paisible. Escalier et corridor йtaient йclairйs par deux belles fenкtres. Le corridor faisait un coude et devenait obscur. Si l'on doublait ce cap, on parvenait aprиs quelques pas devant une porte d'autant plus mystйrieuse qu'elle n'йtait pas fermйe. On la poussait, et l'on se trouvait dans une petite chambre d'environ six pieds carrйs, carrelйe, lavйe, propre, froide, tendue de papier nankin а fleurettes vertes, а quinze sous le rouleau. Un jour blanc et mat venait d'une grande fenкtre а petits carreaux qui йtait а gauche et qui tenait toute la largeur de la chambre. On regardait, on ne voyait personne; on йcoutait, on n'entendait ni un pas ni un murmure humain. La muraille йtait nue; la chambre n'йtait point meublйe; pas une chaise.

 

On regardait encore, et l'on voyait au mur en face de la porte un trou quadrangulaire d'environ un pied carrй, grillй d'une grille en fer а barreaux entre-croisйs, noirs, noueux, solides, lesquels formaient des carreaux, j'ai presque dit des mailles, de moins d'un pouce et demi de diagonale. Les petites fleurettes vertes du papier nankin arrivaient avec calme et en ordre jusqu'а ces barreaux de fer, sans que ce contact funиbre les effarouchвt et les fоt tourbillonner. En supposant qu'un кtre vivant eыt йtй assez admirablement maigre pour essayer d'entrer ou de sortir par le trou carrй, cette grille l'en eыt empкchй. Elle ne laissait point passer le corps, mais elle laissait passer les yeux, c'est-а-dire l'esprit. Il semblait qu'on eыt songй а cela, car on l'avait doublйe d'une lame de fer-blanc sertie dans la muraille un peu en arriиre et piquйe de mille trous plus microscopiques que les trous d'une йcumoire. Au bas de cette plaque йtait percйe une ouverture tout а fait pareille а la bouche d'une boоte aux lettres. Un ruban de fil attachй а un mouvement de sonnette pendait а droite du trou grillй.

 

Si l'on agitait ce ruban, une clochette tintait et l'on entendait une voix, tout prиs de soi, ce qui faisait tressaillir.

 

– Qui est lа? demandait la voix.

 

C'йtait une voix de femme, une voix douce, si douce qu'elle en йtait lugubre.

 

Ici encore il y avait un mot magique qu'il fallait savoir. Si on ne le savait pas, la voix se taisait, et le mur redevenait silencieux comme si l'obscuritй effarйe du sйpulcre eыt йtй de l'autre cфtй.

 

Si l'on savait le mot, la voix reprenait:

 

– Entrez а droite.

 

On remarquait alors а sa droite, en face de la fenкtre, une porte vitrйe surmontйe d'un chвssis vitrй et peinte en gris. On soulevait le loquet, on franchissait la porte, et l'on йprouvait absolument la mкme impression que lorsqu'on entre au spectacle dans une baignoire grillйe avant que la grille soit baissйe et que le lustre soit allumй. On йtait en effet dans une espиce de loge de thйвtre, а peine йclairйe par le jour vague de la porte vitrйe, йtroite, meublйe de deux vieilles chaises et d'un paillasson tout dйmaillй, vйritable loge avec sa devanture а hauteur d'appui qui portait une tablette en bois noir. Cette loge йtait grillйe, seulement ce n'йtait pas une grille de bois dorй comme а l'Opйra, c'йtait un monstrueux treillis de barres de fer affreusement enchevкtrйes et scellйes au mur par des scellements йnormes qui ressemblaient а des poings fermйs.

 

Les premiиres minutes passйes, quand le regard commenзait а se faire а ce demi-jour de cave, il essayait de franchir la grille, mais il n'allait pas plus loin que six pouces au delа. Lа il rencontrait une barriиre de volets noirs, assurйs et fortifiйs de traverses de bois peintes en jaune pain d'йpice. Ces volets йtaient а jointures, divisйs en longues lames minces, et masquaient toute la longueur de la grille. Ils йtaient toujours clos.

 

Au bout de quelques instants, on entendait une voix qui vous appelait de derriиre ces volets et qui vous disait:

 

– Je suis lа. Que me voulez-vous?

 

C'йtait une voix aimйe, quelquefois une voix adorйe. On ne voyait personne. On entendait а peine le bruit d'un souffle. Il semblait que ce fыt une йvocation qui vous parlait а travers la cloison de la tombe.

 

Si l'on йtait dans de certaines conditions voulues, bien rares, l'йtroite lame d'un des volets s'ouvrait en face de vous, et l'йvocation devenait une apparition. Derriиre la grille, derriиre le volet, on apercevait, autant que la grille permettait d'apercevoir, une tкte dont on ne voyait que la bouche et le menton; le reste йtait couvert d'un voile noir. On entrevoyait une guimpe noire et une forme а peine distincte couverte d'un suaire noir. Cette tкte vous parlait, mais ne vous regardait pas et ne vous souriait jamais.

 

Le jour qui venait de derriиre vous йtait disposй de telle faзon que vous la voyiez blanche et qu'elle vous voyait noir. Ce jour йtait un symbole.

 

Cependant les yeux plongeaient avidement par cette ouverture qui s'йtait faite dans ce lieu clos а tous les regards. Un vague profond enveloppait cette forme vкtue de deuil. Les yeux fouillaient ce vague et cherchaient а dйmкler ce qui йtait autour de l'apparition. Au bout de trиs peu de temps on s'apercevait qu'on ne voyait rien. Ce qu'on voyait, c'йtait la nuit, le vide, les tйnиbres, une brume de l'hiver mкlйe а une vapeur du tombeau, une sorte de paix effrayante, un silence oщ l'on ne recueillait rien, pas mкme des soupirs, une ombre oщ l'on ne distinguait rien, pas mкme des fantфmes.

 

Ce qu'on voyait, c'йtait l'intйrieur d'un cloоtre.

 

C'йtait l'intйrieur de cette maison morne et sйvиre qu'on appelait le couvent des bernardines de l'Adoration Perpйtuelle[93]. Cette loge oщ l'on йtait, c'йtait le parloir. Cette voix, la premiиre qui vous avait parlй, c'йtait la voix de la touriиre qui йtait toujours assise, immobile et silencieuse, de l'autre cфtй du mur, prиs de l'ouverture carrйe, dйfendue par la grille de fer et par la plaque а mille trous comme par une double visiиre.

 

L'obscuritй oщ plongeait la loge grillйe venait de ce que le parloir qui avait une fenкtre du cфtй du monde n'en avait aucune du cфtй du couvent. Les yeux profanes ne devaient rien voir de ce lieu sacrй.

 

Pourtant il y avait quelque chose au delа de cette ombre, il y avait une lumiиre; il y avait une vie dans cette mort. Quoique ce couvent fыt le plus murй de tous, nous allons essayer d'y pйnйtrer et d'y faire pйnйtrer le lecteur, et de dire, sans oublier la mesure, des choses que les raconteurs n'ont jamais vues et par consйquent jamais dites.

Chapitre II
L'obйdience de Martin Verga

Ce couvent, qui en 1824 existait depuis longues annйes dйjа petite rue Picpus, йtait une communautй de bernardines de l’obйdience de Martin Verga[94].

 

Ces bernardines, par consйquent, se rattachaient non а Clairvaux, comme les bernardins, mais а Cоteaux, comme les bйnйdictins. En d’autres termes, elles йtaient sujettes, non de saint Bernard, mais de saint Benoоt.

 

Quiconque a un peu remuй des in-folio sait que Martin Verga fonda en 1425 une congrйgation de bernardines-bйnйdictines, ayant pour chef d’ordre Salamanque et pour succursale Alcala.

 

Cette congrйgation avait poussй des rameaux dans tous les pays catholiques de l’Europe.

 

Ces greffes d’un ordre sur l’autre n’ont rien d’inusitй dans l’йglise latine. Pour ne parler que du seul ordre de saint Benoоt dont il est ici question, а cet ordre se rattachent, sans compter l’obйdience de Martin Verga, quatre congrйgations: deux en Italie, le Mont-Cassin et Sainte-Justine de Padoue, deux en France, Cluny et Saint-Maur; et neuf ordres, Valombrosa, Grammont, les cйlestins, les camaldules, les chartreux, les humiliйs, les olivateurs, et les silvestrins, enfin Cоteaux; car Cоteaux lui-mкme, tronc pour d’autres ordres, n’est qu’un rejeton pour saint Benoоt. Cоteaux date de saint Robert, abbй de Molesme dans le diocиse de Langres en 1098. Or c’est en 529 que le diable, retirй au dйsert de Subiaco (il йtait vieux; s’йtait-il fait ermite?), fut chassй de l’ancien temple d’Apollon oщ il demeurait, par saint Benoоt, вgй de dix-sept ans.

 

Aprиs la rиgle des carmйlites, lesquelles vont pieds nus, portent une piиce d’osier sur la gorge et ne s’asseyent jamais, la rиgle la plus dure est celle des bernardines-bйnйdictines de Martin Verga. Elles sont vкtues de noir avec une guimpe qui, selon la prescription expresse de saint Benoоt, monte jusqu’au menton. Une robe de serge а manches larges, un grand voile de laine, la guimpe qui monte jusqu’au menton coupйe carrйment sur la poitrine, le bandeau qui descend jusqu’aux yeux, voilа leur habit. Tout est noir, exceptй le bandeau qui est blanc. Les novices portent le mкme habit, tout blanc. Les professes ont en outre un rosaire au cфtй.

 

Les bernardines-bйnйdictines de Martin Verga pratiquent l’Adoration Perpйtuelle, comme les bйnйdictines dites dames du Saint-Sacrement, lesquelles, au commencement de ce siиcle, avaient а Paris deux maisons, l’une au Temple, l’autre rue Neuve-Sainte-Geneviиve. Du reste les bernardines-bйnйdictines du Petit-Picpus, dont nous parlons, йtaient un ordre absolument autre que les dames du Saint-Sacrement cloоtrйes rue Neuve-Sainte-Geneviиve et au Temple. Il y avait de nombreuses diffйrences dans la rиgle; il y en avait dans le costume. Les bernardines-bйnйdictines du Petit-Picpus portaient la guimpe noire, et les bйnйdictines du Saint-Sacrement et de la rue Neuve-Sainte-Geneviиve la portaient blanche, et avaient de plus sur la poitrine un Saint-Sacrement d’environ trois pouces de haut en vermeil ou en cuivre dorй. Les religieuses du Petit-Picpus ne portaient point ce Saint-Sacrement. L’Adoration Perpйtuelle, commune а la maison du Petit-Picpus et а la maison du Temple, laisse les deux ordres parfaitement distincts. Il y a seulement ressemblance pour cette pratique entre les dames du Saint-Sacrement et les bernardines de Martin Verga, de mкme qu’il y avait similitude, pour l’йtude et la glorification de tous les mystиres relatifs а l’enfance, а la vie et а la mort de Jйsus-Christ, et а la Vierge, entre deux ordres pourtant fort sйparйs et dans l’occasion ennemis, l’oratoire d’Italie, йtabli а Florence par Philippe de Nйri, et l’oratoire de France, йtabli а Paris par Pierre de Bйrulle. L’oratoire de Paris prйtendait le pas, Philippe de Nйri n’йtant que saint, et Bйrulle йtant cardinal.

 

Revenons а la dure rиgle espagnole de Martin Verga.

 

Les bernardines-bйnйdictines de cette obйdience font maigre toute l’annйe, jeыnent le carкme et beaucoup d’autres jours qui leur sont spйciaux, se relиvent dans leur premier sommeil depuis une heure du matin jusqu’а trois pour lire le brйviaire et chanter matines, couchent dans des draps de serge en toute saison et sur la paille, n’usent point de bains, n’allument jamais de feu, se donnent la discipline tous les vendredis, observent la rиgle du silence, ne se parlent qu’aux rйcrйations, lesquelles sont trиs courtes, et portent des chemises de bure pendant six mois, du 14 septembre, qui est l’exaltation de la sainte-croix, jusqu’а Pвques. Ces six mois sont une modйration, la rиgle dit toute l’annйe; mais cette chemise de bure, insupportable dans les chaleurs de l’йtй, produisait des fiиvres et des spasmes nerveux. Il a fallu en restreindre l’usage. Mкme avec cet adoucissement, le 14 septembre, quand les religieuses mettent cette chemise, elles ont trois ou quatre jours de fiиvre. Obйissance, pauvretй, chastetй, stabilitй sous clфture; voilа leurs vњux, fort aggravйs par la rиgle.

 

La prieure est йlue pour trois ans par les mиres, qu’on appelle mиres vocales parce qu’elles ont voix au chapitre. Une prieure ne peut кtre rййlue que deux fois, ce qui fixe а neuf ans le plus long rиgne possible d’une prieure.

 

Elles ne voient jamais le prкtre officiant, qui leur est toujours cachй par une serge tendue а neuf pieds de haut. Au sermon, quand le prйdicateur est dans la chapelle, elles baissent leur voile sur leur visage. Elles doivent toujours parler bas, marcher les yeux а terre et la tкte inclinйe. Un seul homme peut entrer dans le couvent, l’archevкque diocйsain.

 

Il y en a bien un autre, qui est le jardinier; mais c’est toujours un vieillard, et afin qu’il soit perpйtuellement seul dans le jardin et que les religieuses soient averties de l’йviter, on lui attache une clochette au genou.

 

Elles sont soumises а la prieure d’une soumission absolue et passive. C’est la sujйtion canonique dans toute son abnйgation. Comme а la voix du Christ, ut voci Christi, au geste, au premier signe, ad nutum, ad primum signum, tout de suite, avec bonheur, avec persйvйrance, avec une certaine obйissance aveugle, prompte, hilariter perseveranter et cжca quadam obedientia, comme la lime dans la main de l’ouvrier, quasi limam in manibus fabri, ne pouvant lire ni йcrire quoi que ce soit sans permission expresse, legere vel scribere non addiscerit sine expressa superioris licentia[95].

 

А tour de rфle chacune d’elles fait ce qu’elles appellent la rйparation. La rйparation, c’est la priиre pour tous les pйchйs, pour toutes les fautes, pour tous les dйsordres, pour toutes les violations, pour toutes les iniquitйs, pour tous les crimes qui se commettent sur la terre. Pendant douze heures consйcutives, de quatre heures du soir а quatre heures du matin, ou de quatre heures du matin а quatre heures du soir, la sњur qui fait la rйparation reste а genoux sur la pierre devant le Saint-Sacrement, les mains jointes, la corde au cou. Quand la fatigue devient insupportable, elle se prosterne а plat ventre, la face contre terre, les bras en croix; c’est lа tout son soulagement. Dans cette attitude, elle prie pour tous les coupables de l’univers. Ceci est grand jusqu’au sublime.

 

Comme cet acte s’accomplit devant un poteau au haut duquel brыle un cierge, on dit indistinctement faire la rйparation ou кtre au poteau. Les religieuses prйfиrent mкme, par humilitй, cette derniиre expression qui contient une idйe de supplice et d’abaissement.

 

Faire la rйparation est une fonction oщ toute l’вme s’absorbe. La sњur au poteau ne se retournerait pas pour le tonnerre tombant derriиre elle.

 

En outre, il y a toujours une religieuse а genoux devant le Saint-Sacrement. Cette station dure une heure. Elles se relиvent comme des soldats en faction. C’est lа l’Adoration Perpйtuelle.

 

Les prieures et les mиres portent presque toujours des noms empreints d’une gravitй particuliиre, rappelant, non des saintes et des martyres, mais des moments de la vie de Jйsus-Christ, comme la mиre Nativitй, la mиre Conception, la mиre Prйsentation, la mиre Passion. Cependant les noms de saintes ne sont pas interdits.

 

Quand on les voit, on ne voit jamais que leur bouche. Toutes ont les dents jaunes. Jamais une brosse а dents n’est entrйe dans le couvent. Se brosser les dents, est au haut d’une йchelle au bas de laquelle il y a: perdre son вme.

 

Elles ne disent de rien ma ni mon. Elles n’ont rien а elles et ne doivent tenir а rien. Elles disent de toute chose notre; ainsi: notre voile, notre chapelet; si elles parlaient de leur chemise, elles diraient notre chemise. Quelquefois elles s’attachent а quelque petit objet, а un livre d’heures, а une relique, а une mйdaille bйnite. Dиs qu’elles s’aperзoivent qu’elles commencent а tenir а cet objet, elles doivent le donner. Elles se rappellent le mot de sainte Thйrиse а laquelle une grande dame, au moment d’entrer dans son ordre, disait: Permettez, ma mиre, que j’envoie chercher une sainte bible а laquelle je tiens beaucoup. – Ah! vous tenez а quelque chose! En ce cas, n’entrez pas chez nous.

 

Dйfense а qui que ce soit de s’enfermer, et d’avoir un chez-soi, une chambre. Elles vivent cellules ouvertes. Quand elles s’abordent, l’une dit: Louй soit et adorй le trиs Saint-Sacrement de l’autel! L’autre rйpond: А jamais. Mкme cйrйmonie quand l’une frappe а la porte de l’autre. А peine la porte a-t-elle йtй touchйe qu’on entend de l’autre cфtй une voix douce dire prйcipitamment: А jamais! Comme toutes les pratiques, cela devient machinal par l’habitude; et l’une dit quelquefois а jamais avant que l’autre ait eu le temps de dire, ce qui est assez long d’ailleurs: Louй soit et adorй le trиs Saint-Sacrement de l’autel! Chez les visitandines, celle qui entre dit: Ave Maria, et celle chez laquelle on entre dit: Gratiв plena. C’est leur bonjour, qui est «plein de grвce » en effet.

 

А chaque heure du jour, trois coups supplйmentaires sonnent а la cloche de l’йglise du couvent. А ce signal, prieure, mиres vocales, professes, converses, novices, postulantes, interrompent ce qu’elles disent, ce qu’elles font ou ce qu’elles pensent, et toutes disent а la fois, s’il est cinq heures, par exemple: – А cinq heures et а toute heure, louй soit et adorй le trиs Saint-Sacrement de l’autel! S’il est huit heures: – А huit heures et а toute heure, etc., et ainsi de suite, selon l’heure qu’il est.

 

Cette coutume, qui a pour but de rompre la pensйe et de la ramener toujours а Dieu, existe dans beaucoup de communautйs; seulement la formule varie. Ainsi, а l’Enfant-Jйsus, on dit: – А l’heure qu’il est et а toute heure que l’amour de Jйsus enflamme mon cњur!

 

Les bйnйdictines-bernardines de Martin Verga, cloоtrйes il y a cinquante ans au Petit-Picpus, chantent les offices sur une psalmodie grave, plain-chant pur, et toujours а pleine voix toute la durйe de l’office. Partout oщ il y a un astйrisque dans le missel, elles font une pause et disent а voix basse: Jйsus-Marie-Joseph. Pour l’office des morts, elles prennent le ton si bas, que c’est а peine si des voix de femmes peuvent descendre jusque-lа. Il en rйsulte un effet saisissant et tragique.

 

Celles du Petit-Picpus avaient fait faire un caveau sous leur maоtre-autel pour la sйpulture de leur communautй. Le gouvernement, comme elles disent, ne permit pas que ce caveau reзыt les cercueils. Elles sortaient donc du couvent quand elles йtaient mortes. Ceci les affligeait et les consternait comme une infraction.

 

Elles avaient obtenu, consolation mйdiocre, d’кtre enterrйes а une heure spйciale et en un coin spйcial dans l’ancien cimetiиre Vaugirard, qui йtait fait d’une terre appartenant jadis а leur communautй[96].

 

Le jeudi ces religieuses entendent la grand’messe, vкpres et tous les offices comme le dimanche. Elles observent en outre scrupuleusement toutes les petites fкtes, inconnues aux gens du monde, que l’йglise prodiguait autrefois en France et prodigue encore en Espagne et en Italie. Leurs stations а la chapelle sont interminables. Quant au nombre et а la durйe de leurs priиres, nous ne pouvons en donner une meilleure idйe qu’en citant le mot naпf de l’une d’elles: Les priиres des postulantes sont effrayantes, les priиres des novices encore pires, et les priиres des professes encore pires.

 

Une fois par semaine, on assemble le chapitre; la prieure prйside, les mиres vocales assistent. Chaque sњur vient а son tour s’agenouiller sur la pierre, et confesser а haute voix, devant toutes, les fautes et les pйchйs qu’elle a commis dans la semaine. Les mиres vocales se consultent aprиs chaque confession, et infligent tout haut les pйnitences.

 

Outre la confession а haute voix, pour laquelle on rйserve toutes les fautes un peu graves, elles ont pour les fautes vйnielles ce qu’elles appellent la coulpe. Faire sa coulpe, c’est se prosterner а plat ventre durant l’office devant la prieure jusqu’а ce que celle-ci, qu’on ne nomme jamais que notre mиre, avertisse la patiente par un petit coup frappй sur le bois de sa stalle qu’elle peut se relever. On fait sa coulpe pour trиs peu de chose, un verre cassй, un voile dйchirй, un retard involontaire de quelques secondes а un office, une fausse note а l’йglise, etc., cela suffit, on fait sa coulpe. La coulpe est toute spontanйe; c’est la coupable elle-mкme (ce mot est ici йtymologiquement а sa place) qui se juge et qui se l’inflige. Les jours de fкtes et les dimanches il y a quatre mиres chantres qui psalmodient les offices devant un grand lutrin а quatre pupitres. Un jour une mиre chantre entonna un psaume qui commenзait par Ecce, et, au lieu de Ecce, dit а haute voix ces trois notes: ut, si, sol; elle subit pour cette distraction une coulpe qui dura tout l’office. Ce qui rendait la faute йnorme, c’est que le chapitre avait ri.

 

Lorsqu’une religieuse est appelйe au parloir, fыt-ce la prieure, elle baisse son voile de faзon, l’on s’en souvient, а ne laisser voir que sa bouche.

 

La prieure seule peut communiquer avec des йtrangers. Les autres ne peuvent voir que leur famille йtroite, et trиs rarement. Si par hasard une personne du dehors se prйsente pour voir une religieuse qu’elle a connue ou aimйe dans le monde, il faut toute une nйgociation. Si c’est une femme, l’autorisation peut кtre quelquefois accordйe, la religieuse vient et on lui parle а travers les volets, lesquels ne s’ouvrent que pour une mиre ou une sњur. Il va sans dire que la permission est toujours refusйe aux hommes.

 

Telle est la rиgle de saint Benoоt, aggravйe par Martin Verga.

 

Ces religieuses ne sont point gaies, roses et fraоches comme le sont souvent les filles des autres ordres. Elles sont pвles et graves. De 1825 а 1830 trois sont devenues folles.

Chapitre III
Sйvйritйs

On est au moins deux ans postulante, souvent quatre; quatre ans novice. Il est rare que les vњux dйfinitifs puissent кtre prononcйs avant vingt-trois ou vingt-quatre ans. Les bernardines-bйnйdictines de Martin Verga n'admettent point de veuves dans leur ordre.

 

Elles se livrent dans leurs cellules а beaucoup de macйrations inconnues dont elles ne doivent jamais parler.

 

Le jour oщ une novice fait profession, on l'habille de ses plus beaux atours, on la coiffe de roses blanches, on lustre et on boucle ses cheveux, puis elle se prosterne; on йtend sur elle un grand voile noir et l'on chante l'office des morts. Alors les religieuses se divisent en deux files, une file passe prиs d'elle en disant d'un accent plaintif: notre sњur est morte, et l'autre file rйpond d'une voix йclatante: vivante en Jйsus-Christ!

 

А l'йpoque oщ se passe cette histoire, un pensionnat йtait joint au couvent. Pensionnat de jeunes filles nobles, la plupart riches, parmi lesquelles on remarquait mesdemoiselles de Sainte-Aulaire et de Bйlissen et une anglaise portant l'illustre nom catholique de Talbot. Ces jeunes filles, йlevйes par ces religieuses entre quatre murs, grandissaient dans l'horreur du monde et du siиcle. Une d'elles nous disait un jour: Voir le pavй de la rue me faisait frissonner de la tкte aux pieds. Elles йtaient vкtues de bleu avec un bonnet blanc et un Saint-Esprit de vermeil ou de cuivre fixй sur la poitrine. А de certains jours de grande fкte, particuliиrement а la Sainte-Marthe, on leur accordait, comme haute faveur et bonheur suprкme, de s'habiller en religieuses et de faire les offices et les pratiques de saint Benoоt pendant toute une journйe. Dans les premiers temps, les religieuses leur prкtaient leurs vкtements noirs. Cela parut profane, et la prieure le dйfendit. Ce prкt ne fut permis qu'aux novices. Il est remarquable que ces reprйsentations, tolйrйes sans doute et encouragйes dans le couvent par un secret esprit de prosйlytisme, et pour donner а ces enfants quelque avant-goыt du saint habit, йtaient un bonheur rйel et une vraie rйcrйation pour les pensionnaires. Elles s'en amusaient tout simplement. C'йtait nouveau, cela les changeait. Candides raisons de l'enfance qui ne rйussissent pas d'ailleurs а faire comprendre а nous mondains cette fйlicitй de tenir en main un goupillon et de rester debout des heures entiиres chantant а quatre devant un lutrin.

 

Les йlиves, aux austйritйs prиs, se conformaient а toutes les pratiques du couvent. Il est telle jeune femme qui, entrйe dans le monde et aprиs plusieurs annйes de mariage, n'йtait pas encore parvenue а se dйshabituer de dire en toute hвte chaque fois qu'on frappait а sa porte: а jamais! Comme les religieuses, les pensionnaires ne voyaient leurs parents qu'au parloir. Leurs mиres elles-mкmes n'obtenaient pas de les embrasser. Voici jusqu'oщ allait la sйvйritй sur ce point. Un jour une jeune fille fut visitйe par sa mиre accompagnйe d'une petite sњur de trois ans. La jeune fille pleurait[97], car elle eыt bien voulu embrasser sa sњur. Impossible. Elle supplia du moins qu'il fыt permis а l'enfant de passer а travers les barreaux sa petite main pour qu'elle pыt la baiser. Ceci fut refusй presque avec scandale.

Chapitre IV
Gaоtйs

Ces jeunes filles n'en ont pas moins rempli cette grave maison de souvenirs charmants.

 

А de certaines heures, l'enfance йtincelait dans ce cloоtre. La rйcrйation sonnait. Une porte tournait sur ses gonds. Les oiseaux disaient: Bon! voilа les enfants! Une irruption de jeunesse inondait ce jardin coupй d'une croix comme un linceul. Des visages radieux, des fronts blancs, des yeux ingйnus pleins de gaie lumiиre, toutes sortes d'aurores, s'йparpillaient dans ces tйnиbres. Aprиs les psalmodies, les cloches, les sonneries, les glas, les offices, tout а coup йclatait ce bruit des petites filles, plus doux qu'un bruit d'abeilles. La ruche de la joie s'ouvrait, et chacune apportait son miel. On jouait, on s'appelait, on se groupait, on courait; de jolies petites dents blanches jasaient dans des coins; les voiles, de loin, surveillaient les rires, les ombres guettaient les rayons[98], mais qu'importe! on rayonnait et on riait. Ces quatre murs lugubres avaient leur minute d'йblouissement. Ils assistaient, vaguement blanchis du reflet de tant de joie, а ce doux tourbillonnement d'essaims. C'йtait comme une pluie de roses traversant ce deuil. Les jeunes filles folвtraient sous l'њil des religieuses; le regard de l'impeccabilitй ne gкne pas l'innocence. Grвce а ces enfants, parmi tant d'heures austиres, il y avait l'heure naпve. Les petites sautaient, les grandes dansaient. Dans ce cloоtre, le jeu йtait mкlй de ciel. Rien n'йtait ravissant et auguste comme toutes ces fraоches вmes йpanouies. Homиre fыt venu rire lа avec Perrault, et il y avait, dans ce jardin noir, de la jeunesse, de la santй, du bruit, des cris, de l'йtourdissement, du plaisir, du bonheur, а dйrider toutes les aпeules, celles de l'йpopйe comme celles du conte, celles du trфne comme celles du chaume, depuis Hйcube jusqu'а la Mиre-Grand.

 

Il s'est dit dans cette maison, plus que partout ailleurs peut-кtre, de ces mots d'enfants qui ont tant de grвce et qui font rire d'un rire plein de rкverie. C'est entre ces quatre murs funиbres qu'une enfant de cinq ans s'йcria un jour: – Ma mиre! une grande vient de me dire que je n'ai plus que neuf ans et dix mois а rester ici. Quel bonheur!

 

C'est encore lа qu'eut lieu ce dialogue mйmorable:

 

Une mиre vocale. – Pourquoi pleurez-vous, mon enfant?

 

L'enfant: (six ans), sanglotant: – J'ai dit а Alix que je savais mon histoire de France. Elle me dit que je ne la sais pas, et je la sais.

 

Alix (la grande, neuf ans). – Non. Elle ne la sait pas.

 

La mиre. – Comment cela, mon enfant?

 

Alix. – Elle m'a dit d'ouvrir le livre au hasard et de lui faire une question qu'il y a dans le livre, et qu'elle rйpondrait.

 

– Eh bien?

 

– Elle n'a pas rйpondu.

 

– Voyons. Que lui avez-vous demandй?

 

– J'ai ouvert le livre au hasard comme elle disait, et je lui ai demandй la premiиre demande que j'ai trouvйe.

 

– Et qu'est-ce que c'йtait que cette demande?

 

– C'йtait: Qu'arriva-t-il ensuite?

 

C'est lа qu'a йtй faite cette observation profonde sur une perruche un peu gourmande qui appartenait а une dame pensionnaire:

 

Est-elle gentille! elle mange le dessus de sa tartine, comme une personne!

 

C'est sur une des dalles de ce cloоtre qu'a йtй ramassйe cette confession, йcrite d'avance, pour ne pas l'oublier, par une pйcheresse вgйe de sept ans:

 

«– Mon pиre, je m'accuse d'avoir йtй avarice.

 

«– Mon pиre, je m'accuse d'avoir йtй adultиre.

 

«– Mon pиre, je m'accuse d'avoir йlevй mes regards vers les monsieurs. »

 

C'est sur un des bancs de gazon de ce jardin qu'a йtй improvisй par une bouche rose de six ans ce conte йcoutй par des yeux bleus de quatre а cinq ans:

 

«– Il y avait trois petits coqs qui avaient un pays oщ il y avait beaucoup de fleurs. Ils ont cueilli les fleurs, et ils les ont mises dans leur poche. Aprиs зa, ils ont cueilli les feuilles, et ils les ont mises dans leurs joujoux. Il y avait un loup dans le pays, et il y avait beaucoup de bois; et le loup йtait dans le bois; et il a mangй les petits coqs. »

 

Et encore cet autre poиme:

 

«– Il est arrivй un coup de bвton.

 

«C'est Polichinelle qui l'a donnй au chat.

 

«Зa ne lui a pas fait de bien, зa lui a fait du mal.

 

«Alors une dame a mis Polichinelle en prison. »

 

C'est lа qu'a йtй dit, par une petite abandonnйe, enfant trouvй que le couvent йlevait par charitй, ce mot doux et navrant. Elle entendait les autres parler de leurs mиres, et elle murmura dans son coin:

 

Moi, ma mиre n'йtait pas lа quand je suis nйe!

 

Il y avait une grosse touriиre qu'on voyait toujours se hвter dans les corridors avec son trousseau de clefs et qui se nommait sњur Agathe. Les grandes grandes, au-dessus de dix ans, – l'appelaient Agathoclиs.

 

Le rйfectoire, grande piиce oblongue et carrйe, qui ne recevait de jour que par un cloоtre а archivoltes de plain-pied avec le jardin, йtait obscur et humide, et, comme disent les enfants, – plein de bкtes. Tous les lieux circonvoisins y fournissaient leur contingent d'insectes. Chacun des quatre coins en avait reзu, dans le langage des pensionnaires, un nom particulier et expressif. Il y avait le coin des Araignйes, le coin des Chenilles, le coin des Cloportes et le coin des Cricris. Le coin des Cricris йtait voisin de la cuisine et fort estimй. On y avait moins froid qu'ailleurs. Du rйfectoire les noms avaient passй au pensionnat et servaient а y distinguer comme а l'ancien collиge Mazarin quatre nations. Toute йlиve йtait de l'une de ces quatre nations selon le coin du rйfectoire oщ elle s'asseyait aux heures des repas. Un jour, Mr l'archevкque, faisant la visite pastorale, vit entrer dans la classe oщ il passait une jolie petite fille toute vermeille avec d'admirables cheveux blonds, il demanda а une autre pensionnaire, charmante brune aux joues fraоches qui йtait prиs de lui:

 

– Qu'est-ce que c'est que celle-ci?

 

– C'est une araignйe, monseigneur.

 

– Bah! et cette autre?

 

– C'est un cricri.

 

– Et celle-lа?

 

– C'est une chenille.

 

– En vйritй! et vous-mкme?

 

– Je suis un cloporte, monseigneur.

 

Chaque maison de ce genre a ses particularitйs. Au commencement de ce siиcle, Йcouen йtait un de ces lieux gracieux et sйvиres oщ grandit, dans une ombre presque auguste, l'enfance des jeunes filles. А Йcouen, pour prendre rang dans la procession du Saint-Sacrement, on distinguait entre les vierges et les fleuristes. Il y avait aussi «les dais » et «les encensoirs », les unes portant les cordons du dais, les autres encensant le Saint-Sacrement. Les fleurs revenaient de droit aux fleuristes. Quatre "vierges" marchaient en avant. Le matin de ce grand jour, il n'йtait pas rare d'entendre demander dans le dortoir:

 

– Qui est-ce qui est vierge?

 

Madame Campan citait ce mot d'une «petite » de sept ans а une «grande » de seize, qui prenait la tкte de la procession pendant qu'elle, la petite, restait а la queue:

 

– Tu es vierge, toi; moi, je ne le suis pas.

Chapitre V
Distractions

Au-dessus de la porte du rйfectoire йtait йcrite en grosses lettres noires cette priиre qu'on appelait la Patenфtre blanche, et qui avait pour vertu de mener les gens droit en paradis:

 

«Petite patenфtre blanche, que Dieu fit, que Dieu dit, que Dieu mit en paradis. Au soir, m'allant coucher, je trouvis (sic) trois anges а mon lit couchйs, un aux pieds, deux au chevet, la bonne vierge Marie au milieu, qui me dit que je m'y couchis, que rien ne doutis. Le bon Dieu est mon pиre, la bonne Vierge est ma mиre, les trois apфtres sont mes frиres, les trois vierges sont mes sњurs. La chemise oщ Dieu fut nй, mon corps en est enveloppй; la croix Sainte-Marguerite а ma poitrine est йcrite; madame la Vierge s'en va sur les champs, Dieu pleurant, rencontrit Mr saint Jean. Monsieur saint Jean, d'oщ venez-vous? Je viens d' Ave Salus. Vous n'avez pas vu le bon Dieu, si est? Il est dans l'arbre de la croix, les pieds pendants, les mains clouants, un petit chapeau d'йpine blanche sur la tкte. Qui la dira trois fois au soir, trois fois au matin, gagnera le paradis а la fin. »

 

En 1827, cette oraison caractйristique avait disparu du mur sous une triple couche de badigeon. Elle achиve а cette heure de s'effacer dans la mйmoire de quelques jeunes filles d'alors, vieilles femmes aujourd'hui.

 

Un grand crucifix accrochй au mur complйtait la dйcoration de ce rйfectoire, dont la porte unique, nous croyons l'avoir dit, s'ouvrait sur le jardin. Deux tables йtroites, cфtoyйes chacune de deux bancs de bois, faisaient deux longues lignes parallиles d'un bout а l'autre du rйfectoire. Les murs йtaient blancs, les tables йtaient noires; ces deux couleurs du deuil sont le seul rechange des couvents. Les repas йtaient revкches et la nourriture des enfants eux-mкmes sйvиre. Un seul plat, viande et lйgumes mкlйs, ou poisson salй, tel йtait le luxe. Ce bref ordinaire, rйservй aux pensionnaires seules, йtait pourtant une exception. Les enfants mangeaient et se taisaient sous le guet de la mиre semainiиre qui, de temps en temps, si une mouche s'avisait de voler et de bourdonner contre la rиgle, ouvrait et fermait bruyamment un livre de bois. Ce silence йtait assaisonnй de la vie des saints, lue а haute voix dans une petite chaire а pupitre situйe au pied du crucifix. La lectrice йtait une grande йlиve, de semaine. Il y avait de distance en distance sur la table nue des terrines vernies oщ les йlиves lavaient elles-mкmes leur timbale et leur couvert, et quelquefois jetaient quelque morceau de rebut, viande dure ou poisson gвtй; ceci йtait puni. On appelait ces terrines ronds d'eau.

 

L'enfant qui rompait le silence faisait une «croix de langue ». Oщ? а terre. Elle lйchait le pavй. La poussiиre, cette fin de toutes les joies, йtait chargйe de chвtier ces pauvres petites feuilles de rose, coupables de gazouillement[99].

 

Il y avait dans le couvent un livre qui n'a jamais йtй imprimй qu' а exemplaire unique, et qu'il est dйfendu de lire. C'est la rиgle de saint Benoоt. Arcane oщ nul њil profane ne doit pйnйtrer. Nemo regulas, seu constitutiones nostras, externis communicabit [100].

 

Les pensionnaires parvinrent un jour а dйrober ce livre, et se mirent а le lire avidement, lecture souvent interrompue par des terreurs d'кtre surprises qui leur faisaient refermer le volume prйcipitamment. Elles ne tirиrent de ce grand danger couru qu'un plaisir mйdiocre. Quelques pages inintelligibles sur les pйchйs des jeunes garзons, voilа ce qu'elles eurent de «plus intйressant ».

 

Elles jouaient dans une allйe du jardin, bordйe de quelques maigres arbres fruitiers. Malgrй l'extrкme surveillance et la sйvйritй des punitions, quand le vent avait secouй les arbres, elles rйussissaient quelquefois а ramasser furtivement une pomme verte, ou un abricot gвtй, ou une poire habitйe. Maintenant je laisse parler une lettre que j'ai sous les yeux, lettre йcrite il y a vingt-cinq ans par une ancienne pensionnaire[101], aujourd'hui madame la duchesse de –, une des plus йlйgantes femmes de Paris. Je cite textuellement: «On cache sa poire ou sa pomme, comme on peut. Lorsqu'on monte mettre le voile sur le lit en attendant le souper, on les fourre sous son oreiller et le soir on les mange dans son lit, et lorsqu'on ne peut pas, on les mange dans les commoditйs. » C'йtait lа une de leurs voluptйs les plus vives.

 

Une fois, c'йtait encore а l'йpoque d'une visite de Mr l'archevкque au couvent, une des jeunes filles, mademoiselle Bouchard, qui йtait un peu Montmorency, gagea qu'elle lui demanderait un jour de congй, йnormitй dans une communautй si austиre. La gageure fut acceptйe, mais aucune de celles qui tenaient le pari n'y croyait. Au moment venu, comme l'archevкque passait devant les pensionnaires, mademoiselle Bouchard, а l'indescriptible йpouvante de ses compagnes, sortit des rangs, et dit: «Monseigneur, un jour de congй. » Mademoiselle Bouchard йtait fraоche et grande, avec la plus jolie petite mine rose du monde. Mr de Quйlen sourit et dit: Comment donc, ma chиre enfant, un jour de congй! Trois jours, s'il vous plaоt. J'accorde trois jours. La prieure n'y pouvait rien, l'archevкque avait parlй. Scandale pour le couvent, mais joie pour le pensionnat. Qu'on juge de l'effet.

 

Ce cloоtre bourru n'йtait pourtant pas si bien murй que la vie des passions du dehors, que le drame, que le roman mкme, n'y pйnйtrassent. Pour le prouver, nous nous bornerons а constater ici et а indiquer briиvement un fait rйel et incontestable, qui d'ailleurs n'a en lui-mкme aucun rapport et ne tient par aucun fil а l'histoire que nous racontons. Nous mentionnons ce fait pour complйter dans l'esprit du lecteur la physionomie du couvent.

 

Vers cette йpoque donc, il y avait dans le couvent une personne mystйrieuse qui n'йtait pas religieuse, qu'on traitait avec grand respect, et qu'on nommait madame Albertine[102]. On ne savait rien d'elle sinon qu'elle йtait folle, et que dans le monde elle passait pour morte. Il y avait sous cette histoire, disait-on, des arrangements de fortune nйcessaires pour un grand mariage.

 

Cette femme, de trente ans а peine, brune, assez belle, regardait vaguement avec de grands yeux noirs. Voyait-elle? On en doutait. Elle glissait plutфt qu'elle ne marchait; elle ne parlait jamais; on n'йtait pas bien sыr qu'elle respirвt. Ses narines йtaient pincйes et livides comme aprиs le dernier soupir. Toucher sa main, c'йtait toucher de la neige. Elle avait une йtrange grвce spectrale. Lа oщ elle entrait, on avait froid. Un jour une sњur, la voyant passer, dit а une autre: Elle passe pour morte. – Elle l'est peut-кtre, rйpondit l'autre.

 

On faisait sur madame Albertine cent rйcits. C'йtait l'йternelle curiositй des pensionnaires. Il y avait dans la chapelle une tribune qu'on appelait l'Њil-de-Bњuf. C'est dans cette tribune qui n'avait qu'une baie circulaire, un њil-de-bњuf, que madame Albertine assistait aux offices. Elle y йtait habituellement seule, parce que de cette tribune, placйe au premier йtage, on pouvait voir le prйdicateur ou l'officiant; ce qui йtait interdit aux religieuses. Un jour la chaire йtait occupйe par un jeune prкtre de haut rang, Mr le duc de Rohan, pair de France, officier des mousquetaires rouges en 1815 lorsqu'il йtait prince de Lйon, mort aprиs 1830 cardinal et archevкque de Besanзon. C'йtait la premiиre fois que Mr de Rohan prкchait au couvent du Petit-Picpus. Madame Albertine assistait ordinairement aux sermons et aux offices dans un calme parfait et dans une immobilitй complиte. Ce jour-lа, dиs qu'elle aperзut Mr de Rohan, elle se dressa а demi, et dit а haute voix dans le silence de la chapelle: Tiens! Auguste! Toute la communautй stupйfaite tourna la tкte, le prйdicateur leva les yeux, mais madame Albertine йtait retombйe dans son immobilitй. Un souffle du monde extйrieur, une lueur de vie avait passй un moment sur cette figure йteinte et glacйe, puis tout s'йtait йvanoui, et la folle йtait redevenue cadavre.

 

Ces deux mots cependant firent jaser tout ce qui pouvait parler dans le couvent. Que de choses dans ce tiens! Auguste! que de rйvйlations! Mr de Rohan s'appelait en effet Auguste. Il йtait йvident que madame Albertine sortait du plus grand monde, puisqu'elle connaissait Mr de Rohan, qu'elle y йtait elle-mкme haut placйe, puisqu'elle parlait d'un si grand seigneur si familiиrement, et qu'elle avait avec lui une relation, de parentй peut-кtre, mais а coup sыr bien йtroite, puisqu'elle savait son «petit nom ».

 

Deux duchesses trиs sйvиres, mesdames de Choiseul et de Sйrent, visitaient souvent la communautй, oщ elles pйnйtraient sans doute en vertu du privilиge Magnates mulieres, et faisaient grand'peur au pensionnat. Quand les deux vieilles dames passaient, toutes les pauvres jeunes filles tremblaient et baissaient les yeux.

 

M. de Rohan йtait du reste, а son insu, l'objet de l'attention des pensionnaires. Il venait а cette йpoque d'кtre fait, en attendant l'йpiscopat, grand vicaire de l'archevкque de Paris. C'йtait une de ses habitudes de venir assez souvent chanter aux offices de la chapelle des religieuses du Petit-Picpus. Aucune des jeunes recluses ne pouvait l'apercevoir, а cause du rideau de serge[103], mais il avait une voix douce et un peu grкle, qu'elles йtaient parvenues а reconnaоtre et а distinguer. Il avait йtй mousquetaire; et puis on le disait fort coquet, fort bien coiffй avec de beaux cheveux chвtains arrangйs en rouleau autour de la tкte, et qu'il avait une large ceinture moire magnifique, et que sa soutane noire йtait coupйe le plus йlйgamment du monde. Il occupait fort toutes ces imaginations de seize ans.

 

Aucun bruit du dehors ne pйnйtrait dans le couvent. Cependant il y eut une annйe oщ le son d'une flыte y parvint. Ce fut un йvйnement, et les pensionnaires d'alors s'en souviennent encore.

 

C'йtait une flыte dont quelqu'un jouait dans le voisinage. Cette flыte jouait toujours le mкme air, un air aujourd'hui bien lointain: Ma Zйtulbй, viens rйgner sur mon вme, et on l'entendait deux ou trois fois dans la journйe. Les jeunes filles passaient des heures а йcouter, les mиres vocales йtaient bouleversйes, les cervelles travaillaient, les punitions pleuvaient. Cela dura plusieurs mois. Les pensionnaires йtaient toutes plus ou moins amoureuses du musicien inconnu. Chacune se rкvait Zйtulbй. Le bruit de flыte venait du cфtй de la rue Droit-Mur; elles auraient tout donnй, tout compromis, tout tentй, pour voir, ne fыt-ce qu'une seconde, pour entrevoir, pour apercevoir, le «jeune homme » qui jouait si dйlicieusement de cette flыte et qui, sans s'en douter, jouait en mкme temps de toutes ces вmes. Il y en eut qui s'йchappиrent par une porte de service et qui montиrent au troisiиme sur la rue Droit-Mur, afin d'essayer de voir par les jours de souffrance. Impossible. Une alla jusqu'а passer son bras au-dessus de sa tкte par la grille et agita son mouchoir blanc. Deux furent plus hardies encore. Elles trouvиrent moyen de grimper jusque sur un toit et s'y risquиrent et rйussirent enfin а voir «le jeune homme ». C'йtait un vieux gentilhomme йmigrй, aveugle et ruinй, qui jouait de la flыte dans son grenier pour se dйsennuyer[104].

Chapitre VI
Le petit couvent

Il y avait dans cette enceinte du Petit-Picpus trois bвtiments parfaitement distincts, le grand couvent qu'habitaient les religieuses, le pensionnat oщ logeaient les йlиves, et enfin ce qu'on appelait le petit couvent. C'йtait un corps de logis avec jardin oщ demeuraient en commun toutes sortes de vieilles religieuses de divers ordres, restes des cloоtres dйtruits par la rйvolution; une rйunion de toutes les bigarrures noires, grises et blanches, de toutes les communautйs et de toutes les variйtйs possibles; ce qu'on pourrait appeler, si un pareil accouplement de mots йtait permis, une sorte de couvent-arlequin.

 

Dиs l'Empire, il avait йtй accordй а toutes ces pauvres filles dispersйes et dйpaysйes de venir s'abriter lа sous les ailes des bйnйdictines-bernardines. Le gouvernement leur payait une petite pension; les dames du Petit-Picpus les avaient reзues avec empressement. C'йtait un pкle-mкle bizarre. Chacune suivait sa rиgle. On permettait quelquefois aux йlиves pensionnaires, comme grande rйcrйation, de leur rendre visite; ce qui fait que ces jeunes mйmoires ont gardй entre autres le souvenir de la mиre Saint-Basile, de la mиre Sainte-Scolastique et de la mиre Jacob.

 

Une de ces rйfugiйes se retrouvait presque chez elle. C'йtait une religieuse de Sainte-Aure, la seule de son ordre qui eыt survйcu. L'ancien couvent des dames de Sainte-Aure occupait dиs le commencement du XVIIIиme siиcle prйcisйment cette mкme maison du Petit-Picpus qui appartint plus tard aux bйnйdictines de Martin Verga. Cette sainte fille, trop pauvre pour porter le magnifique habit de son ordre, qui йtait une robe blanche avec le scapulaire йcarlate, en avait revкtu pieusement un petit mannequin qu'elle montrait avec complaisance et qu'а sa mort elle a lйguй а la maison. En 1824, il ne restait de cet ordre qu'une religieuse; aujourd'hui il n'en reste qu'une poupйe.

 

Outre ces dignes mиres, quelques vieilles femmes du monde avaient obtenu de la prieure, comme madame Albertine, la permission de se retirer dans le petit couvent. De ce nombre йtaient madame de Beaufort d'Hautpoul et madame la marquise Dufresne. Une autre n'a jamais йtй connue dans le couvent que par le bruit formidable qu'elle faisait en se mouchant. Les йlиves l'appelaient madame Vacarmini.

 

Vers 1820 ou 1821, madame de Genlis, qui rйdigeait а cette йpoque un petit recueil pйriodique intitulй l'Intrйpide, demanda а entrer dame en chambre au couvent du Petit-Picpus. Mr le duc d'Orlйans la recommandait. Rumeur dans la ruche; les mиres vocales йtaient toutes tremblantes. Madame de Genlis avait fait des romans. Mais elle dйclara qu'elle йtait la premiиre а les dйtester, et puis elle йtait arrivйe а sa phase de dйvotion farouche. Dieu aidant, et le prince aussi, elle entra. Elle s'en alla au bout de six ou huit mois, donnant pour raison que le jardin n'avait pas d'ombre. Les religieuses en furent ravies. Quoique trиs vieille, elle jouait encore de la harpe, et fort bien.

 

En s'en allant, elle laissa sa marque а sa cellule. Madame de Genlis йtait superstitieuse et latiniste. Ces deux mots donnent d'elle un assez bon profil. On voyait encore, il y a quelques annйes, collйs dans l'intйrieur d'une petite armoire de sa cellule oщ elle serrait son argent et ses bijoux, ces cinq vers latins йcrits de sa main а l'encre rouge sur papier jaune, et qui, dans son opinion, avaient la vertu d'effaroucher les voleurs:

 

Imparibus meritis pendent tria corpora ramis:

Dismas et Gesmas, media est divina potestas;

Alta petit Dismas, infelix, infima, Gesmas.

Nos et res nostras conservet summa potestas.

Hos versus dicas, ne tu furto tua perdas[105].

 

Ces vers, en latin du sixiиme siиcle, soulиvent la question de savoir si les deux larrons du calvaire s'appelaient, comme on le croit communйment, Dimas et Gestas, ou Dismas et Gesmas. Cette orthographe eыt pu contrarier les prйtentions qu'avait, au siиcle dernier, le vicomte de Gestas а descendre du mauvais larron. Du reste, la vertu utile attachйe а ces vers fait article de foi dans l'ordre des hospitaliиres.

 

L'йglise de la maison, construite de maniиre а sйparer, comme une vйritable coupure, le grand couvent du pensionnat, йtait, bien entendu, commune au pensionnat, au grand couvent et au petit couvent. On y admettait mкme le public par une sorte d'entrйe de lazaret mйnagйe sur la rue. Mais tout йtait disposй de faзon qu'aucune des habitantes du cloоtre ne pыt voir un visage du dehors. Supposez une йglise dont le chњur serait saisi par une main gigantesque, et pliй de maniиre а former, non plus, comme dans les йglises ordinaires un prolongement derriиre l'autel, mais une sorte de salle ou de caverne obscure а la droite de l'officiant; supposez cette salle fermйe par le rideau de sept pieds de haut dont nous avons dйjа parlй; entassez dans l'ombre de ce rideau, sur des stalles de bois, les religieuses de chњur а gauche, les pensionnaires а droite, les converses et les novices au fond, et vous aurez quelque idйe des religieuses du Petit-Picpus, assistant au service divin. Cette caverne, qu'on appelait le chњur, communiquait avec le cloоtre par un couloir. L'йglise prenait jour sur le jardin. Quand les religieuses assistaient а des offices oщ leur rиgle leur commandait le silence, le public n'йtait averti de leur prйsence que par le choc des misйricordes des stalles se levant ou s'abaissant avec bruit.

Chapitre VII
Quelques silhouettes de cette ombre

Pendant les six annйes qui sйparent 1819 de 1825, la prieure du Petit-Picpus йtait mademoiselle de Blemeur qui en religion s’appelait mиre Innocente. Elle йtait de la famille de la Marguerite de Blemeur, auteur de la Vie des saints de l’ordre de Saint-Benoоt. Elle avait йtй rййlue. C’йtait une femme d’une soixantaine d’annйes, courte, grosse, «chantant comme un pot fкlй », dit la lettre que nous avons dйjа citйe; du reste excellente, la seule gaie dans tout le couvent, et pour cela adorйe.

 

Mиre Innocente tenait de son ascendante Marguerite, la Dacier de l’Ordre. Elle йtait lettrйe, йrudite, savante, compйtente, curieusement historienne, farcie de latin, bourrйe de grec, pleine d’hйbreu, et plutфt bйnйdictin que bйnйdictine.

 

La sous-prieure йtait une vieille religieuse espagnole presque aveugle, la mиre Cineres.

 

Les plus comptйes parmi les vocales йtaient la mиre Sainte-Honorine, trйsoriиre, la mиre Sainte-Gertrude, premiиre maоtresse des novices, la mиre Sainte-Ange, deuxiиme maоtresse, la mиre Annonciation, sacristaine, la mиre Saint-Augustin, infirmiиre, la seule dans tout le couvent qui fыt mйchante; puis mиre Sainte-Mechtilde (Mlle Gauvain)[106], toute jeune, ayant une admirable voix; mиre des Anges (Mlle Drouet), qui avait йtй au couvent des Filles-Dieu et au couvent du Trйsor entre Gisors et Magny; mиre Saint-Joseph (Mlle de Cogolludo); mиre Sainte-Adйlaпde (Mlle d’Auverney); mиre Misйricorde (Mlle de Cifuentes, qui ne put rйsister aux austйritйs); mиre Compassion (Mlle de la Miltiиre, reзue а soixante ans, malgrй la rиgle, trиs riche); mиre Providence (Mlle de Laudiniиre); mиre Prйsentation (Mlle de Siguenza), qui fut prieure en 1847; enfin, mиre Sainte-Cйligne (la sњur du sculpteur Ceracchi), devenue folle; mиre Sainte-Chantal (Mlle de Suzon), devenue folle.

 

Il y avait encore parmi les plus jolies une charmante fille de vingt-trois ans, qui йtait de l’оle Bourbon et descendante du chevalier Roze, qui se fыt appelйe dans le monde mademoiselle Roze et qui s’appelait mиre Assomption.

 

La mиre Sainte-Mechtilde, chargйe du chant et du chњur, y employait volontiers les pensionnaires. Elle en prenait ordinairement une gamme complиte, c’est-а-dire sept, de dix ans а seize inclusivement, voix et tailles assorties, qu’elle faisait chanter debout, alignйes cфte а cфte par rang d’вge de la plus petite а la plus grande. Cela offrait aux regards quelque chose comme un pipeau de jeunes filles, une sorte de flыte de Pan vivante faite avec des anges.

 

Celles des sњurs converses que les pensionnaires aimaient le mieux, c’йtaient la sњur Sainte-Euphrasie, la sњur Sainte-Marguerite, la sњur Sainte-Marthe, qui йtait en enfance, et la sњur Saint-Michel, dont le long nez les faisait rire.

 

Toutes ces femmes йtaient douces pour tous ces enfants. Les religieuses n’йtaient sйvиres que pour elles-mкmes. On ne faisait de feu qu’au pensionnat, et la nourriture, comparйe а celle du couvent, y йtait recherchйe. Avec cela mille soins. Seulement, quand un enfant passait prиs d’une religieuse et lui parlait, la religieuse ne rйpondait jamais.

 

Cette rиgle du silence avait engendrй ceci que, dans tout le couvent, la parole йtait retirйe aux crйatures humaines et donnйe aux objets inanimйs. Tantфt c’йtait la cloche de l’йglise qui parlait, tantфt le grelot du jardinier. Un timbre trиs sonore, placй а cфtй de la touriиre et qu’on entendait de toute la maison, indiquait par des sonneries variйes, qui йtaient une faзon de tйlйgraphe acoustique, toutes les actions de la vie matйrielle а accomplir, et appelait au parloir, si besoin йtait, telle ou telle habitante de la maison. Chaque personne et chaque chose avait sa sonnerie. La prieure avait un et un; la sous-prieure un et deux. Six-cinq annonзait la classe, de telle sorte que les йlиves ne disaient jamais rentrer en classe, mais aller а six-cinq. Quatre-quatre йtait le timbre de madame de Genlis. On l’entendait trиs souvent. C’est le diable а quatre, disaient celles qui n’йtaient point charitables. Dix-neuf coups annonзaient un grand йvйnement. C’йtait l’ouverture de la porte de clфture, effroyable planche de fer hйrissйe de verrous qui ne tournait sur ses gonds que devant l’archevкque.

 

Lui et le jardinier exceptйs, nous l’avons dit, aucun homme n’entrait dans le couvent. Les pensionnaires en voyaient deux autres; l’aumфnier, l’abbй Banиs, vieux et laid, qu’il leur йtait donnй de contempler au chњur а travers une grille; l’autre, le maоtre de dessin, Mr Ansiaux, que la lettre[107] dont on a dйjа lu quelques lignes appelle Mr Anciot, et qualifie vieux affreux bossu.

 

On voit que tous les hommes йtaient choisis.

 

Telle йtait cette curieuse maison.

Chapitre VIII
Post corda lapides[108]

Aprиs en avoir esquissй la figure morale, il n'est pas inutile d'en indiquer en quelques mots la configuration matйrielle. Le lecteur en a dйjа quelque idйe.

 

Le couvent du Petit-Picpus-Saint-Antoine emplissait presque entiиrement le vaste trapиze qui rйsultait des intersections de la rue Polonceau, de la rue Droit-Mur, de la petite rue Picpus et de la ruelle condamnйe nommйe dans les vieux plans rue Aumarais. Ces quatre rues entouraient ce trapиze comme ferait un fossй. Le couvent se composait de plusieurs bвtiments et d'un jardin. Le bвtiment principal, pris dans son entier, йtait une juxtaposition de constructions hybrides qui, vues а vol d'oiseau, dessinaient assez exactement une potence posйe sur le sol. Le grand bras de la potence occupait tout le tronзon de la rue Droit-Mur compris entre la petite rue Picpus et la rue Polonceau; le petit bras йtait une haute, grise et sйvиre faзade grillйe qui regardait la petite rue Picpus; la porte cochиre n° 62 en marquait l'extrйmitй. Vers le milieu de cette faзade, la poussiиre et la cendre blanchissaient une vieille porte basse cintrйe oщ les araignйes faisaient leur toile et qui ne s'ouvrait qu'une heure ou deux le dimanche et aux rares occasions oщ le cercueil d'une religieuse sortait du couvent. C'йtait l'entrйe publique de l'йglise. Le coude de la potence йtait une salle carrйe qui servait d'office et que les religieuses nommaient la dйpense. Dans le grand bras йtaient les cellules des mиres et des sњurs et le noviciat. Dans le petit bras les cuisines, le rйfectoire, doublй du cloоtre, et l'йglise. Entre la porte n° 62 et le coin de la ruelle fermйe Aumarais йtait le pensionnat, qu'on ne voyait pas du dehors. Le reste du trapиze formait le jardin qui йtait beaucoup plus bas que le niveau de la rue Polonceau; ce qui faisait les murailles bien plus йlevйes encore au dedans qu'а l'extйrieur. Le jardin, lйgиrement bombй, avait а son milieu, au sommet d'une butte, un beau sapin aigu et conique duquel partaient, comme du rond-point а pique d'un bouclier, quatre grandes allйes, et, disposйes deux par deux dans les embranchements des grandes, huit petites, de faзon que, si l'enclos eыt йtй circulaire, le plan gйomйtral des allйes eыt ressemblй а une croix posйe sur une roue. Les allйes, venant toutes aboutir aux murs trиs irrйguliers du jardin, йtaient de longueurs inйgales. Elles йtaient bordйes de groseilliers. Au fond une allйe de grands peupliers allait des ruines du vieux couvent, qui йtait а l'angle de la rue Droit-Mur, а la maison du petit couvent, qui йtait а l'angle de la ruelle Aumarais. En avant du petit couvent, il y avait ce qu'on intitulait le petit jardin. Qu'on ajoute а cet ensemble une cour, toutes sortes d'angles variйs que faisaient les corps de logis intйrieurs, des murailles de prison, pour toute perspective et pour tout voisinage la longue ligne noire de toits qui bordait l'autre cфtй de la rue Polonceau, et l'on pourra se faire une image complиte de ce qu'йtait, il y a quarante-cinq ans, la maison des bernardines du Petit-Picpus. Cette sainte maison avait йtй bвtie prйcisйment sur l'emplacement d'un jeu de paume fameux du quatorziиme au seiziиme siиcle qu'on appelait le tripot des onze mille diables.

 

Toutes ces rues du reste йtaient des plus anciennes de Paris. Ces noms, Droit-Mur et Aumarais, sont bien vieux; les rues qui les portent sont beaucoup plus vieilles encore. La ruelle Aumarais s'est appelйe la ruelle Maugout; la rue Droit-Mur s'est appelйe la rue des Йglantiers, car Dieu ouvrait les fleurs avant que l'homme taillвt les pierres.

Chapitre IX
Un siиcle sous une guimpe

Puisque nous sommes en train de dйtails sur ce qu'йtait autrefois le couvent du Petit-Picpus et que nous avons osй ouvrir une fenкtre sur ce discret asile, que le lecteur nous permette encore une petite digression, йtrangиre au fond de ce livre, mais caractйristique et utile en ce qu'elle fait comprendre que le cloоtre lui-mкme a ses figures originales.

 

Il y avait dans le petit couvent une centenaire qui venait de l'abbaye de Fontevrault. Avant la rйvolution elle avait mкme йtй du monde. Elle parlait beaucoup de Mr de Miromesnil, garde des sceaux sous Louis XVI, et d'une prйsidente Duplat qu'elle avait beaucoup connue. C'йtait son plaisir et sa vanitй de ramener ces deux noms а tout propos. Elle disait merveilles de l'abbaye de Fontevrault, que c'йtait comme une ville, et qu'il y avait des rues dans le monastиre.

 

Elle parlait avec un parler picard qui йgayait les pensionnaires. Tous les ans, elle renouvelait solennellement ses vњux, et, au moment de faire serment, elle disait au prкtre: Monseigneur saint Franзois l'a baillй а monseigneur saint Julien, monseigneur saint Julien l'a baillй а monseigneur saint Eusиbe, monseigneur saint Eusиbe l'a baillй а monseigneur saint Procope, etc., etc.; ainsi je vous le baille, mon pиre. – Et les pensionnaires de rire, non sous cape, mais sous voile; charmants petits rires йtouffйs qui faisaient froncer le sourcil aux mиres vocales.

 

Une autre fois, la centenaire racontait des histoires. Elle disait que dans sa jeunesse les bernardins ne le cйdaient pas aux mousquetaires



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