Livre cinquiиme – А chasse noire, meute muette




 

Chapitre I
Les zigzags de la stratйgie

Ici, pour les pages qu’on va lire et pour d’autres encore qu’on rencontrera plus tard, une observation est nйcessaire.

 

Voilа bien des annйes dйjа que l’auteur de ce livre, forcй, а regret, de parler de lui, est absent[78] de Paris. Depuis qu’il l’a quittй, Paris s’est transformй[79]. Une ville nouvelle a surgi qui lui est en quelque sorte inconnue. Il n’a pas besoin de dire qu’il aime Paris; Paris est la ville natale de son esprit. Par suite des dйmolitions et des reconstructions, le Paris de sa jeunesse, ce Paris qu’il a religieusement emportй dans sa mйmoire, est а cette heure un Paris d’autrefois. Qu’on lui permette de parler de ce Paris-lа comme s’il existait encore. Il est possible que lа oщ l’auteur va conduire les lecteurs en disant: «Dans telle rue il y a telle maison », il n’y ait plus aujourd’hui ni maison ni rue. Les lecteurs vйrifieront, s’ils veulent en prendre la peine. Quant а lui, il ignore le Paris nouveau, et il йcrit avec le Paris ancien devant les yeux dans une illusion qui lui est prйcieuse. C’est une douceur pour lui de rкver qu’il reste derriиre lui quelque chose de ce qu’il voyait quand il йtait dans son pays, et que tout ne s’est pas йvanoui. Tant qu’on va et vient dans le pays natal, on s’imagine que ces rues vous sont indiffйrentes, que ces fenкtres, ces toits et ces portes ne vous sont de rien, que ces murs vous sont йtrangers, que ces arbres sont les premiers arbres venus, que ces maisons oщ l’on n’entre pas vous sont inutiles, que ces pavйs oщ l’on marche sont des pierres. Plus tard, quand on n’y est plus, on s’aperзoit que ces rues vous sont chиres, que ces toits, ces fenкtres et ces portes vous manquent, que ces murailles vous sont nйcessaires, que ces arbres sont vos bien-aimйs, que ces maisons oщ l’on n’entrait pas on y entrait tous les jours, et qu’on a laissй de ses entrailles, de son sang et de son cњur dans ces pavйs. Tous ces lieux qu’on ne voit plus, qu’on ne reverra jamais peut-кtre, et dont on a gardй l’image, prennent un charme douloureux, vous reviennent avec la mйlancolie d’une apparition, vous font la terre sainte visible, et sont, pour ainsi dire, la forme mкme de la France; et on les aime et on les invoque tels qu’ils sont, tels qu’ils йtaient, et l’on s’y obstine, et l’on n’y veut rien changer, car on tient а la figure de la patrie comme au visage de sa mиre.

 

Qu’il nous soit donc permis de parler du passй au prйsent. Cela dit, nous prions le lecteur d’en tenir note, et nous continuons.

 

Jean Valjean avait tout de suite quittй le boulevard et s’йtait engagй dans les rues, faisant le plus de lignes brisйes qu’il pouvait, revenant quelquefois brusquement sur ses pas pour s’assurer qu’il n’йtait point suivi.

 

Cette manњuvre est propre au cerf traquй. Sur les terrains oщ la trace peut s’imprimer, cette manњuvre a, entre autres avantages, celui de tromper les chasseurs et les chiens par le contre-pied. C’est ce qu’en vйnerie on appelle faux rembuchement.

 

C’йtait une nuit de pleine lune. Jean Valjean n’en fut pas fвchй. La lune, encore trиs prиs de l’horizon, coupait dans les rues de grands pans d’ombre et de lumiиre. Jean Valjean pouvait se glisser le long des maisons et des murs dans le cфtй sombre et observer le cфtй clair. Il ne rйflйchissait peut-кtre pas assez que le cфtй obscur lui йchappait. Pourtant, dans toutes les ruelles dйsertes qui avoisinent la rue de Poliveau, il crut кtre certain que personne ne venait derriиre lui.

 

Cosette marchait sans faire de questions. Les souffrances des six premiиres annйes de sa vie avaient introduit quelque chose de passif dans sa nature. D’ailleurs, et c’est lа une remarque sur laquelle nous aurons plus d’une occasion de revenir, elle йtait habituйe, sans trop s’en rendre compte, aux singularitйs du bonhomme et aux bizarreries de la destinйe. Et puis elle se sentait en sыretй, йtant avec lui.

 

Jean Valjean, pas plus que Cosette, ne savait oщ il allait. Il se confiait а Dieu comme elle se confiait а lui. Il lui semblait qu’il tenait, lui aussi, quelqu’un de plus grand que lui par la main; il croyait sentir un кtre qui le menait, invisible. Du reste il n’avait aucune idйe arrкtйe, aucun plan, aucun projet. Il n’йtait mкme pas absolument sыr que ce fыt Javert, et puis ce pouvait кtre Javert sans que Javert sыt que c’йtait lui Jean Valjean. N’йtait-il pas dйguisй? ne le croyait-on pas mort? Cependant depuis quelques jours il se passait des choses qui devenaient singuliиres. Il ne lui en fallait pas davantage. Il йtait dйterminй а ne plus rentrer dans la maison Gorbeau. Comme l’animal chassй du gоte, il cherchait un trou oщ se cacher, en attendant qu’il en trouvвt un oщ se loger.

 

Jean Valjean dйcrivit plusieurs labyrinthes variйs dans le quartier Mouffetard, dйjа endormi comme s’il avait encore la discipline du moyen вge et le joug du couvre-feu; il combina de diverses faзons, dans des stratйgies savantes, la rue Censier et la rue Copeau, la rue du Battoir-Saint-Victor et la rue du Puits-l’Ermite. Il y a par lа des logeurs, mais il n’y entrait mкme pas, ne trouvant point ce qui lui convenait. Par exemple, il ne doutait pas que, si, par hasard, on avait cherchй sa piste, on ne l’eыt perdue.

 

Comme onze heures sonnaient а Saint-Etienne-du-Mont, il traversait la rue de Pontoise devant le bureau du commissaire de police qui est au no 14. Quelques instants aprиs, l’instinct dont nous parlions plus haut fit qu’il se retourna. En ce moment, il vit distinctement, grвce а la lanterne du commissaire qui les trahissait, trois hommes qui le suivaient d’assez prиs passer successivement sous cette lanterne dans le cфtй tйnйbreux de la rue. L’un de ces trois hommes entra dans l’allйe de la maison du commissaire. Celui qui marchait en tкte lui parut dйcidйment suspect.

– Viens, enfant, dit-il а Cosette, et il se hвta de quitter la rue de Pontoise.

 

Il fit un circuit, tourna le passage des Patriarches qui йtait fermй а cause de l’heure, arpenta la rue de l’Йpйe-de-Bois et la rue de l’Arbalиte et s’enfonзa dans la rue des Postes.

 

Il y a lа un carrefour, oщ est aujourd’hui le collиge Rollin et oщ vient s’embrancher la rue Neuve-Sainte-Geneviиve.

 

(Il va sans dire que la rue Neuve-Sainte-Geneviиve est une vieille rue, et qu’il ne passe pas une chaise de poste tous les dix ans rue des Postes. Cette rue des Postes йtait au treiziиme siиcle habitйe par des potiers et son vrai nom est rue des Pots.)

 

La lune jetait une vive lumiиre dans ce carrefour. Jean Valjean s’embusqua sous une porte, calculant que si ces hommes le suivaient encore, il ne pourrait manquer de les trиs bien voir lorsqu’ils traverseraient cette clartй.

 

En effet, il ne s’йtait pas йcoulй trois minutes que les hommes parurent. Ils йtaient maintenant quatre; tous de haute taille, vкtus de longues redingotes brunes, avec des chapeaux ronds, et de gros bвtons а la main. Ils n’йtaient pas moins inquiйtants par leur grande stature et leurs vastes poings que par leur marche sinistre dans les tйnиbres. On eыt dit quatre spectres dйguisйs en bourgeois.

 

Ils s’arrкtиrent au milieu du carrefour et firent groupe, comme des gens qui se consultent. Ils avaient l’air indйcis. Celui qui paraissait les conduire se tourna et dйsigna vivement de la main droite la direction oщ s’йtait engagй Jean Valjean; un autre semblait indiquer avec une certaine obstination la direction contraire. А l’instant oщ le premier se retourna, la lune йclaira en plein son visage. Jean Valjean reconnut parfaitement Javert.

Chapitre II
Il est heureux que le pont d'Austerlitz porte voitures[80]

L'incertitude cessait pour Jean Valjean; heureusement elle durait encore pour ces hommes. Il profita de leur hйsitation; c'йtait du temps perdu pour eux, gagnй pour lui. Il sortit de dessous la porte oщ il s'йtait tapi, et poussa dans la rue des Postes vers la rйgion du Jardin des Plantes. Cosette commenзait а se fatiguer, il la prit dans ses bras, et la porta. Il n'y avait point un passant, et l'on n'avait pas allumй les rйverbиres а cause de la lune.

 

Il doubla le pas.

 

En quelques enjambйes, il atteignit la poterie Goblet sur la faзade de laquelle le clair de lune faisait trиs distinctement lisible la vieille inscription:

 

De Goblet fils c'est ici la fabrique;

Venez choisir des cruches et des brocs,

Des pots а fleurs, des tuyaux, de la brique.

А tout venant le Cњur vend des Carreaux.

 

Il laissa derriиre lui la rue de la Clef, puis la fontaine Saint-Victor, longea le Jardin des Plantes par les rues basses, et arriva au quai. Lа il se retourna. Le quai йtait dйsert. Les rues йtaient dйsertes. Personne derriиre lui. Il respira.

 

Il gagna le pont d'Austerlitz[81].

 

Le pйage y existait encore а cette йpoque.

 

Il se prйsenta au bureau du pйager, et donna un sou.

– C'est deux sous, dit l'invalide du pont. Vous portez lа un enfant qui peut marcher. Payez pour deux.

 

Il paya, contrariй que son passage eыt donnй lieu а une observation. Toute fuite doit кtre un glissement.

 

Une grosse charrette passait la Seine en mкme temps que lui et allait comme lui sur la rive droite. Cela lui fut utile. Il put traverser tout le pont dans l'ombre de cette charrette.

 

Vers le milieu du pont, Cosette, ayant les pieds engourdis, dйsira marcher. Il la posa а terre et la reprit par la main.

 

Le pont franchi, il aperзut un peu а droite des chantiers devant lui; il y marcha. Pour y arriver, il fallait s'aventurer dans un assez large espace dйcouvert et йclairй. Il n'hйsita pas. Ceux qui le traquaient йtaient йvidemment dйpistйs et Jean Valjean se croyait hors de danger. Cherchй, oui; suivi, non.

 

Une petite rue, la rue du Chemin-Vert-Saint-Antoine, s'ouvrait entre deux chantiers enclos de murs. Cette rue йtait йtroite, obscure, et comme faite exprиs pour lui. Avant d'y entrer, il regarda en arriиre.

 

Du point oщ il йtait, il voyait dans toute sa longueur le pont d'Austerlitz.

 

Quatre ombres venaient d'entrer sur le pont.

 

Ces ombres tournaient le dos au Jardin des Plantes et se dirigeaient vers la rive droite.

 

Ces quatre ombres, c'йtaient les quatre hommes.

 

Jean Valjean eut le frйmissement de la bкte reprise.

 

Il lui restait une espйrance; c'est que ces hommes peut-кtre n'йtaient pas encore entrйs sur le pont et ne l'avaient pas aperзu au moment oщ il avait traversй, tenant Cosette par la main, la grande place йclairйe.

 

En ce cas-lа, en s'enfonзant dans la petite rue qui йtait devant lui, s'il parvenait а atteindre les chantiers, les marais, les cultures, les terrains non bвtis, il pouvait йchapper.

 

Il lui sembla qu'on pouvait se confier а cette petite rue silencieuse. Il y entra.

Chapitre III
Voir le plan de Paris de 1727

Au bout de trois cents pas, il arriva а un point oщ la rue se bifurquait. Elle se partageait en deux rues, obliquant l’une а gauche, l’autre а droite. Jean Valjean avait devant lui comme les deux branches d’un Y[82]. Laquelle choisir?

 

Il ne balanзa point, il prit la droite.

 

Pourquoi?

 

C’est que la branche gauche allait vers le faubourg, c’est-а-dire vers les lieux habitйs, et la branche droite vers la campagne, c’est-а-dire vers les lieux dйserts.

 

Cependant ils ne marchaient plus trиs rapidement. Le pas de Cosette ralentissait le pas de Jean Valjean.

 

Il se remit а la porter. Cosette appuyait sa tкte sur l’йpaule du bonhomme et ne disait pas un mot.

 

Il se retournait de temps en temps et regardait. Il avait soin de se tenir toujours du cфtй obscur de la rue. La rue йtait droite derriиre lui. Les deux ou trois premiиres fois qu’il se retourna, il ne vit rien, le silence йtait profond, il continua sa marche un peu rassurй. Tout а coup, а un certain instant, s’йtant retournй, il lui sembla voir dans la partie de la rue oщ il venait de passer, loin dans l’obscuritй, quelque chose qui bougeait.

 

Il se prйcipita en avant, plutфt qu’il ne marcha, espйrant trouver quelque ruelle latйrale, s’йvader par lа, et rompre encore une fois sa piste.

 

Il arriva а un mur.

 

Ce mur pourtant n’йtait point une impossibilitй d’aller plus loin; c’йtait une muraille bordant une ruelle transversale а laquelle aboutissait la rue oщ s’йtait engagй Jean Valjean.

 

Ici encore il fallait se dйcider; prendre а droite ou а gauche.

 

Il regarda а droite. La ruelle se prolongeait en tronзon entre des constructions qui йtaient des hangars ou des granges, puis se terminait en impasse. On voyait distinctement le fond du cul-de-sac; un grand mur blanc.

 

Il regarda а gauche. La ruelle de ce cфtй йtait ouverte, et, au bout de deux cents pas environ, tombait dans une rue dont elle йtait l’affluent. C’йtait de ce cфtй-lа qu’йtait le salut.

 

Au moment oщ Jean Valjean songeait а tourner а gauche, pour tвcher de gagner la rue qu’il entrevoyait au bout de la ruelle, il aperзut, а l’angle de la ruelle et de cette rue vers laquelle il allait se diriger, une espиce de statue noire, immobile.

 

C’йtait quelqu’un, un homme, qui venait d’кtre postй lа йvidemment, et qui, barrant le passage, attendait.

 

Jean Valjean recula.

 

Le point de Paris oщ se trouvait Jean Valjean, situй entre le faubourg Saint-Antoine et la Rвpйe, est un de ceux qu’ont transformйs de fond en comble les travaux rйcents, enlaidissements selon les uns, transfiguration selon les autres. Les cultures, les chantiers et les vieilles bвtisses se sont effacйs. Il y a lа aujourd’hui de grandes rues toutes neuves, des arиnes, des cirques, des hippodromes, des embarcadиres de chemin de fer, une prison, Mazas[83]; le progrиs, comme on voit, avec son correctif.

Il y a un demi-siиcle, dans cette langue usuelle populaire, toute faite de traditions, qui s’obstine а appeler l’Institut les Quatre-Nations et l’Opйra-Comique Feydeau, l’endroit prйcis oщ йtait parvenu Jean Valjean se nommait le Petit-Picpus. La porte Saint-Jacques, la porte Paris, la barriиre des Sergents, les Porcherons, la Galiote, les Cйlestins, les Capucins, le Mail, la Bourbe, l’Arbre-de-Cracovie, la Petite-Pologne, le Petit-Picpus[84], ce sont les noms du vieux Paris surnageant dans le nouveau. La mйmoire du peuple flotte sur ces йpaves du passй.

 

Le Petit-Picpus, qui du reste a existй а peine et n’a jamais йtй qu’une йbauche de quartier, avait presque l’aspect monacal d’une ville espagnole[85]. Les chemins йtaient peu pavйs, les rues йtaient peu bвties. Exceptй les deux ou trois rues dont nous allons parler, tout y йtait muraille et solitude. Pas une boutique, pas une voiture; а peine за et lа une chandelle allumйe aux fenкtres; toute lumiиre йteinte aprиs dix heures. Des jardins, des couvents, des chantiers, des marais; de rares maisons basses, et de grands murs aussi hauts que les maisons.

 

Tel йtait ce quartier au dernier siиcle. La rйvolution l’avait dйjа fort rabrouй. L’йdilitй rйpublicaine l’avait dйmoli, percй, trouй. Des dйpфts de gravats y avaient йtй йtablis. Il y a trente ans, ce quartier disparaissait sous la rature des constructions nouvelles. Aujourd’hui il est biffй tout а fait. Le Petit-Picpus, dont aucun plan actuel n’a gardй trace, est assez clairement indiquй dans le plan de 1727, publiй а Paris chez Denis Thierry, rue Saint-Jacques, vis-а-vis la rue du Plвtre, et а Lyon chez Jean Girin rue Merciиre, а la Prudence. Le Petit-Picpus avait ce que nous venons d’appeler un Y de rues, formй par la rue du Chemin-Vert-Saint-Antoine s’йcartant en deux branches et prenant а gauche le nom de petite rue Picpus et а droite le nom de rue Polonceau. Les deux branches de l’Y йtaient rйunies а leur sommet comme par une barre. Cette barre se nommait rue Droit-Mur. La rue Polonceau y aboutissait; la petite rue Picpus passait outre, et montait vers le marchй Lenoir. Celui qui, venant de la Seine, arrivait а l’extrйmitй de la rue Polonceau, avait а sa gauche la rue Droit-Mur, tournant brusquement а angle droit, devant lui la muraille de cette rue, et а sa droite un prolongement tronquй de la rue Droit-Mur, sans issue, appelй le cul-de-sac Genrot.

 

C’est lа qu’йtait Jean Valjean.

 

Comme nous venons de le dire, en apercevant la silhouette noire, en vedette а l’angle de la rue Droit-Mur et de la petite rue Picpus, il recula. Nul doute. Il йtait guettй par ce fantфme.

 

Que faire?

 

Il n’йtait plus temps de rйtrograder. Ce qu’il avait vu remuer dans l’ombre а quelque distance derriиre lui le moment d’auparavant, c’йtait sans doute Javert et son escouade. Javert йtait probablement dйjа au commencement de la rue а la fin de laquelle йtait Jean Valjean. Javert, selon toute apparence, connaissait ce petit dйdale, et avait pris ses prйcautions en envoyant un de ses hommes garder l’issue. Ces conjectures, si ressemblantes а des йvidences, tourbillonnиrent tout de suite, comme une poignйe de poussiиre qui s’envole а un vent subit, dans le cerveau douloureux de Jean Valjean. Il examina le cul-de-sac Genrot; lа, barrage. Il examina la petite rue Picpus; lа, une sentinelle. Il voyait cette figure sombre se dйtacher en noir sur le pavй blanc inondй de lune. Avancer, c’йtait tomber sur cet homme. Reculer, c’йtait se jeter dans Javert. Jean Valjean se sentait pris comme dans un filet qui se resserrait lentement. Il regarda le ciel avec dйsespoir.

Chapitre IV
Les tвtonnements de l'йvasion

Pour comprendre ce qui va suivre, il faut se figurer d’une maniиre exacte la ruelle Droit-Mur, et en particulier l’angle qu’on laissait а gauche quand on sortait de la rue Polonceau pour entrer dans cette ruelle. La ruelle Droit-Mur йtait а peu prиs entiиrement bordйe а droite jusqu’а la petite rue Picpus par des maisons de pauvre apparence; а gauche par un seul bвtiment d’une ligne sйvиre composй de plusieurs corps de logis qui allaient se haussant graduellement d’un йtage ou deux а mesure qu’ils approchaient de la petite rue Picpus; de sorte que ce bвtiment, trиs йlevй du cфtй de la petite rue Picpus, йtait assez bas du cфtй de la rue Polonceau. Lа, а l’angle dont nous avons parlй, il s’abaissait au point de n’avoir plus qu’une muraille. Cette muraille n’allait pas aboutir carrйment а la rue; elle dessinait un pan coupй fort en retraite, dйrobй par ses deux angles а deux observateurs qui eussent йtй l’un rue Polonceau, l’autre rue Droit-Mur.

 

А partir des deux angles du pan coupй, la muraille se prolongeait sur la rue Polonceau jusqu’а une maison qui portait le no 49 et sur la rue Droit-Mur, oщ son tronзon йtait beaucoup plus court, jusqu’au bвtiment sombre dont nous avons parlй et dont elle coupait le pignon, faisant ainsi dans la rue un nouvel angle rentrant. Ce pignon йtait d’un aspect morne; on n’y voyait qu’une seule fenкtre, ou, pour mieux dire, deux volets revкtus d’une feuille de zinc, et toujours fermйs.

 

L’йtat de lieux que nous dressons ici est d’une rigoureuse exactitude et йveillera certainement un souvenir trиs prйcis dans l’esprit des anciens habitants du quartier.

 

Le pan coupй йtait entiиrement rempli par une chose qui ressemblait а une porte colossale et misйrable. C’йtait un vaste assemblage informe de planches perpendiculaires, celles d’en haut plus larges que celles d’en bas, reliйes par de longues laniиres de fer transversales. А cфtй il y avait une porte cochиre de dimension ordinaire et dont le percement ne remontait йvidemment pas а plus d’une cinquantaine d’annйes.

 

Un tilleul montrait son branchage au-dessus du pan coupй, et le mur йtait couvert de lierre du cфtй de la rue Polonceau.

 

Dans l’imminent pйril oщ se trouvait Jean Valjean, ce bвtiment sombre avait quelque chose d’inhabitй et de solitaire qui le tentait. Il le parcourut rapidement des yeux. Il se disait que s’il parvenait а y pйnйtrer, il йtait peut-кtre sauvй. Il eut d’abord une idйe et une espйrance.

 

Dans la partie moyenne de la devanture de ce bвtiment sur la rue Droit-Mur, il y avait а toutes les fenкtres des divers йtages de vieilles cuvettes-entonnoirs en plomb. Les embranchements variйs des conduits qui allaient d’un conduit central aboutir а toutes ces cuvettes dessinaient sur la faзade une espиce d’arbre. Ces ramifications de tuyaux avec leurs cent coudes imitaient ces vieux ceps de vigne dйpouillйs qui se tordent sur les devantures des anciennes fermes.

 

Ce bizarre espalier aux branches de tфle et de fer fut le premier objet qui frappa le regard de Jean Valjean. Il assit Cosette le dos contre une borne en lui recommandant le silence et courut а l’endroit oщ le conduit venait toucher le pavй. Peut-кtre y avait-il moyen d’escalader par lа et d’entrer dans la maison. Mais le conduit йtait dйlabrй et hors de service et tenait а peine а son scellement. D’ailleurs toutes les fenкtres de ce logis silencieux йtaient grillйes d’йpaisses barres de fer, mкme les mansardes du toit. Et puis la lune йclairait pleinement cette faзade, et l’homme qui l’observait du bout de la rue aurait vu Jean Valjean faire l’escalade. Enfin que faire de Cosette? comment la hisser au haut d’une maison а trois йtages?

 

Il renonзa а grimper par le conduit et rampa le long du mur pour rentrer dans la rue Polonceau.

 

Quand il fut au pan coupй oщ il avait laissй Cosette, il remarqua que, lа, personne ne pouvait le voir. Il йchappait, comme nous venons de l’expliquer, а tous les regards, de quelque cфtй qu’ils vinssent. En outre il йtait dans l’ombre. Enfin il y avait deux portes. Peut-кtre pourrait-on les forcer. Le mur au-dessus duquel il voyait le tilleul et le lierre donnait йvidemment dans un jardin oщ il pourrait tout au moins se cacher, quoiqu’il n’y eыt pas encore de feuilles aux arbres, et passer le reste de la nuit.

 

Le temps s’йcoulait. Il fallait faire vite.

 

Il tвta la porte cochиre et reconnut tout de suite quelle йtait condamnйe au dedans et au dehors. Il s’approcha de l’autre grande porte avec plus d’espoir. Elle йtait affreusement dйcrйpite, son immensitй mкme la rendait moins solide, les planches йtaient pourries, les ligatures de fer, il n’y en avait que trois, йtaient rouillйes. Il semblait possible de percer cette clфture vermoulue.

 

En l’examinant, il vit que cette porte n’йtait pas une porte. Elle n’avait ni gonds, ni pentures, ni serrure, ni fente au milieu. Les bandes de fer la traversaient de part en part sans solution de continuitй. Par les crevasses des planches il entrevit des moellons et des pierres grossiиrement cimentйs que les passants pouvaient y voir encore il y a dix ans. Il fut forcй de s’avouer avec consternation que cette apparence de porte йtait simplement le parement en bois d’une bвtisse а laquelle elle йtait adossйe. Il йtait facile d’arracher une planche, mais on se trouvait face а face avec un mur.

Chapitre V
Qui serait impossible avec l'йclairage au gaz

En ce moment un bruit sourd et cadencй commenзa а se faire entendre а quelque distance. Jean Valjean risqua un peu son regard en dehors du coin de la rue. Sept ou huit soldats disposйs en peloton venaient de dйboucher dans la rue Polonceau. Il voyait briller les bayonnettes. Cela venait vers lui.

 

Ces soldats, en tкte desquels il distinguait la haute stature de Javert, s’avanзaient lentement et avec prйcaution. Ils s’arrкtaient frйquemment. Il йtait visible qu’ils exploraient tous les recoins des murs et toutes les embrasures de portes et d’allйes.

 

C’йtait, et ici la conjecture ne pouvait se tromper, quelque patrouille que Javert avait rencontrйe et qu’il avait requise.

 

Les deux acolytes de Javert marchaient dans leurs rangs.

 

Du pas dont ils marchaient, et avec les stations qu’ils faisaient, il leur fallait environ un quart d’heure pour arriver а l’endroit oщ se trouvait Jean Valjean. Ce fut un instant affreux. Quelques minutes sйparaient Jean Valjean de cet йpouvantable prйcipice qui s’ouvrait devant lui pour la troisiиme fois. Et le bagne maintenant n’йtait plus seulement le bagne, c’йtait Cosette perdue а jamais; c’est-а-dire une vie qui ressemblait au dedans d’une tombe.

 

Il n’y avait plus qu’une chose possible.

 

Jean Valjean avait cela de particulier qu’on pouvait dire qu’il portait deux besaces; dans l’une il avait les pensйes d’un saint, dans l’autre les redoutables talents d’un forзat. Il fouillait dans l’une ou dans l’autre, selon l’occasion.

 

Entre autres ressources, grвce а ses nombreuses йvasions du bagne de Toulon, il йtait, on s’en souvient, passй maоtre dans cet art incroyable de s’йlever, sans йchelles, sans crampons, par la seule force musculaire, en s’appuyant de la nuque, des йpaules, des hanches et des genoux, en s’aidant а peine des rares reliefs de la pierre, dans l’angle droit d’un mur, au besoin jusqu’а la hauteur d’un sixiиme йtage; art qui a rendu si effrayant et si cйlиbre le coin de la cour de la Conciergerie de Paris par oщ s’йchappa, il y a une vingtaine d’annйes, le condamnй Battemolle[86].

 

Jean Valjean mesura des yeux la muraille au-dessus de laquelle il voyait le tilleul. Elle avait environ dix-huit pieds de haut. L’angle qu’elle faisait avec le pignon du grand bвtiment йtait rempli, dans sa partie infйrieure, d’un massif de maзonnerie de forme triangulaire, probablement destinй а prйserver ce trop commode recoin des stations de ces stercoraires qu’on appelle les passants. Ce remplissage prйventif des coins de mur est fort usitй а Paris.

 

Ce massif avait environ cinq pieds de haut. Du sommet de ce massif l’espace а franchir pour arriver sur le mur n’йtait guиre que de quatorze pieds.

 

Le mur йtait surmontй d’une pierre plate sans chevron.

 

La difficultй йtait Cosette. Cosette elle, ne savait pas escalader un mur. L’abandonner? Jean Valjean n’y songeait pas. L’emporter йtait impossible. Toutes les forces d’un homme lui sont nйcessaires pour mener а bien ces йtranges ascensions. Le moindre fardeau dйrangerait son centre de gravitй et le prйcipiterait.

 

Il aurait fallu une corde. Jean Valjean n’en avait pas. Oщ trouver une corde а minuit, rue Polonceau? Certes, en cet instant-lа, si Jean Valjean avait eu un royaume, il l’eыt donnй pour une corde[87].

Toutes les situations extrкmes ont leurs йclairs qui tantфt nous aveuglent, tantфt nous illuminent.

 

Le regard dйsespйrй de Jean Valjean rencontra la potence du rйverbиre du cul-de-sac Genrot.

 

А cette йpoque il n’y avait point de becs de gaz dans les rues de Paris. А la nuit tombante on y allumait des rйverbиres placйs de distance en distance, lesquels montaient et descendaient au moyen d’une corde qui traversait la rue de part en part et qui s’ajustait dans la rainure d’une potence. Le tourniquet oщ se dйvidait cette corde йtait scellй au-dessous de la lanterne dans une petite armoire de fer dont l’allumeur avait la clef, et la corde elle-mкme йtait protйgйe jusqu’а une certaine hauteur par un йtui de mйtal.

 

Jean Valjean, avec l’йnergie d’une lutte suprкme, franchit la rue d’un bond, entra dans le cul-de-sac, fit sauter le pкne de la petite armoire avec la pointe de son couteau, et un instant aprиs il йtait revenu prиs de Cosette. Il avait une corde. Ils vont vite en besogne, ces sombres trouveurs d’expйdients, aux prises avec la fatalitй.

 

Nous avons expliquй que les rйverbиres n’avaient pas йtй allumйs cette nuit-lа. La lanterne du cul-de-sac Genrot se trouvait donc naturellement йteinte comme les autres, et l’on pouvait passer а cфtй sans mкme remarquer qu’elle n’йtait plus а sa place.

 

Cependant l’heure, le lieu, l’obscuritй, la prйoccupation de Jean Valjean, ses gestes singuliers, ses allйes et venues, tout cela commenзait а inquiйter Cosette. Tout autre enfant qu’elle aurait depuis longtemps jetй les hauts cris. Elle se borna а tirer Jean Valjean par le pan de sa redingote. On entendait toujours de plus en plus distinctement le bruit de la patrouille qui approchait.

 

– Pиre, dit-elle tout bas, j’ai peur. Qu’est-ce qui vient donc lа?

 

– Chut! rйpondit le malheureux homme. C’est la Thйnardier.

 

Cosette tressaillit. Il ajouta:

 

– Ne dis rien. Laisse-moi faire. Si tu cries, si tu pleures, la Thйnardier te guette. Elle vient pour te ravoir.

 

Alors, sans se hвter, mais sans s’y reprendre а deux fois pour rien, avec une prйcision ferme et brиve, d’autant plus remarquable en un pareil moment que la patrouille et Javert pouvaient survenir d’un instant а l’autre, il dйfit sa cravate, la passa autour du corps de Cosette sous les aisselles en ayant soin qu’elle ne pыt blesser l’enfant, rattacha cette cravate а un bout de la corde au moyen de ce nњud que les gens de mer appellent nњud d’hirondelle, prit l’autre bout de cette corde dans ses dents, фta ses souliers et ses bas qu’il jeta pardessus la muraille, monta sur le massif de maзonnerie, et commenзa а s’йlever dans l’angle du mur et du pignon avec autant de soliditй et de certitude que s’il eыt eu des йchelons sous les talons et sous les coudes. Une demi-minute ne s’йtait pas йcoulйe qu’il йtait а genoux sur le mur.

 

Cosette le considйrait avec stupeur, sans dire une parole. La recommandation de Jean Valjean et le nom de la Thйnardier l’avaient glacйe.

 

Tout а coup elle entendit la voix de Jean Valjean qui lui criait, tout en restant trиs basse:

 

– Adosse-toi au mur.

 

Elle obйit.

 

– Ne dis pas un mot et n’aie pas peur, reprit Jean Valjean.

 

Et elle se sentit enlever de terre.

 

Avant qu’elle eыt eu le temps de se reconnaоtre, elle йtait au haut de la muraille.

 

Jean Valjean la saisit, la mit sur son dos, lui prit ses deux petites mains dans sa main gauche, se coucha а plat ventre et rampa sur le haut du mur jusqu’au pan coupй. Comme il l’avait devinй, il y avait lа une bвtisse dont le toit partait du haut de la clфture en bois et descendait fort prиs de terre, selon un plan assez doucement inclinй, en effleurant le tilleul.

 

Circonstance heureuse, car la muraille йtait beaucoup plus haute de ce cфtй que du cфtй de la rue. Jean Valjean n’apercevait le sol au-dessous de lui que trиs profondйment.

 

Il venait d’arriver au plan inclinй du toit et n’avait pas encore lвchй la crкte de la muraille lorsqu’un hourvari violent annonзa l’arrivйe de la patrouille. On entendit la voix tonnante de Javert:

 

– Fouillez le cul-de-sac! La rue Droit-Mur est gardйe, la petite rue Picpus aussi. Je rйponds qu’il est dans le cul-de-sac!

 

Les soldats se prйcipitиrent dans le cul-de-sac Genrot.

 

Jean Valjean se laissa glisser le long du toit, tout en soutenant Cosette, atteignit le tilleul et sauta а terre. Soit terreur, soit courage, Cosette n’avait pas soufflй. Elle avait les mains un peu йcorchйes.

Chapitre VI
Commencement d'une йnigme

Jean Valjean se trouvait dans une espиce de jardin fort vaste et d’un aspect singulier; un de ces jardins tristes qui semblent faits pour кtre regardйs l’hiver et la nuit. Ce jardin йtait d’une forme oblongue, avec une allйe de grands peupliers au fond, des futaies assez hautes dans les coins, et un espace sans ombre au milieu, oщ l’on distinguait un trиs grand arbre isolй, puis quelques arbres fruitiers tordus et hйrissйs comme de grosses broussailles, des carrйs de lйgumes, une melonniиre dont les cloches brillaient а la lune, et un vieux puisard[88]. Il y avait за et lа des bancs de pierre qui semblaient noirs de mousse. Les allйes йtaient bordйes de petits arbustes sombres, et toutes droites. L’herbe en envahissait la moitiй et une moisissure verte couvrait le reste.

 

Jean Valjean avait а cфtй de lui la bвtisse dont le toit lui avait servi pour descendre, un tas de fagots, et derriиre les fagots, tout contre le mur, une statue de pierre dont la face mutilйe n’йtait plus qu’un masque informe qui apparaissait vaguement dans l’obscuritй.

 

La bвtisse йtait une sorte de ruine oщ l’on distinguait des chambres dйmantelйes dont une, tout encombrйe, semblait servir de hangar.

 

Le grand bвtiment de la rue Droit-Mur qui faisait retour sur la petite rue Picpus dйveloppait sur ce jardin deux faзades en йquerre. Ces faзades du dedans йtaient plus tragiques encore que celles du dehors. Toutes les fenкtres йtaient grillйes. On n’y entrevoyait aucune lumiиre. Aux йtages supйrieurs il y avait des hottes comme aux prisons. L’une de ces faзades projetait sur l’autre son ombre qui retombait sur le jardin comme un immense drap noir.

 

On n’apercevait pas d’autre maison. Le fond du jardin se perdait dans la brume et dans la nuit. Cependant on y distinguait confusйment des murailles qui s’entrecoupaient comme s’il y avait d’autres cultures au delа, et les toits bas de la rue Polonceau.

 

On ne pouvait rien se figurer de plus farouche et de plus solitaire que ce jardin. Il n’y avait personne, ce qui йtait tout simple а cause de l’heure; mais il ne semblait pas que cet endroit fыt fait pour que quelqu’un y marchвt, mкme en plein midi.

 

Le premier soin de Jean Valjean avait йtй de retrouver ses souliers et de se rechausser, puis d’entrer dans le hangar avec Cosette. Celui qui s’йvade ne se croit jamais assez cachй. L’enfant, songeant toujours а la Thйnardier, partageait son instinct de se blottir le plus possible.

 

Cosette tremblait et se serrait contre lui. On entendait le bruit tumultueux de la patrouille qui fouillait le cul-de-sac et la rue, les coups de crosse contre les pierres, les appels de Javert aux mouchards qu’il avait postйs, et ses imprйcations mкlйes de paroles qu’on ne distinguait point.

 

Au bout d’un quart d’heure, il sembla que cette espиce de grondement orageux commenзait а s’йloigner. Jean Valjean ne respirait pas.

 

Il avait posй doucement sa main sur la bouche de Cosette.

 

Au reste la solitude oщ il se trouvait йtait si йtrangement calme que cet effroyable tapage, si furieux et si proche, n’y jetait mкme pas l’ombre d’un trouble. Il semblait que ces murs fussent bвtis avec ces pierres sourdes dont parle l’Йcriture.

 

Tout а coup, au milieu de ce calme profond, un nouveau bruit s’йleva; un bruit cйleste, divin, ineffable, aussi ravissant que l’autre йtait horrible. C’йtait un hymne qui sortait des tйnиbres, un йblouissement de priиre et d’harmonie dans l’obscur et effrayant silence de la nuit; des voix de femmes, mais des voix composйes а la fois de l’accent pur des vierges et de l’accent naпf des enfants, de ces voix qui ne sont pas de la terre et qui ressemblent а celles que les nouveau-nйs entendent encore et que les moribonds entendent dйjа. Ce chant venait du sombre йdifice qui dominait le jardin. Au moment oщ le vacarme des dйmons s’йloignait, on eыt dit un chњur d’anges qui s’approchait dans l’ombre.

 

Cosette et Jean Valjean tombиrent а genoux.

 

Ils ne savaient pas ce que c’йtait, ils ne savaient pas oщ ils йtaient, mais ils sentaient tous deux, l’homme et l’enfant, le pйnitent et l’innocent, qu’il fallait qu’ils fussent а genoux.

 

Ces voix avaient cela d’йtrange qu’elles n’empкchaient pas que le bвtiment ne parыt dйsert. C’йtait comme un chant surnaturel dans une demeure inhabitйe.

 

Pendant que ces voix chantaient, Jean Valjean ne songeait plus а rien. Il ne voyait plus la nuit, il voyait un ciel bleu. Il lui semblait sentir s’ouvrir ces ailes que nous avons tous au dedans de nous.

 

Le chant s’йteignit. Il avait peut-кtre durй longtemps. Jean Valjean n’aurait pu le dire. Les heures de l’extase ne sont jamais qu’une minute.

 

Tout йtait retombй dans le silence. Plus rien dans la rue, plus rien dans le jardin. Ce qui menaзait, ce qui rassurait, tout s’йtait йvanoui. Le vent froissait dans la crкte du mur quelques herbes sиches qui faisaient un petit bruit doux et lugubre.

Chapitre VII
Suite de l'йnigme

La bise de nuit s’йtait levйe, ce qui indiquait qu’il devait кtre entre une et deux heures du matin. La pauvre Cosette ne disait rien. Comme elle s’йtait assise а terre а son cфtй et qu’elle avait penchй sa tкte sur lui, Jean Valjean pensa quelle s’йtait endormie. Il se baissa et la regarda. Cosette avait les yeux tout grands ouverts et un air pensif qui fit mal а Jean Valjean.

 

Elle tremblait toujours.

 

– As-tu envie de dormir? dit Jean Valjean.

 

– J’ai bien froid, rйpondit-elle.

 

Un moment aprиs elle reprit:

 

– Est-ce qu’elle est toujours lа?

 

– Qui? dit Jean Valjean.

 

– Madame Thйnardier.

 

Jean Valjean avait dйjа oubliй le moyen dont il s’йtait servi pour faire garder le silence а Cosette.

 

– Ah! dit-il, elle est partie. Ne crains plus rien.

 

L’enfant soupira comme si un poids se soulevait de dessus sa poitrine.

 

La terre йtait humide, le hangar ouvert de toute part, la bise plus fraоche а chaque instant. Le bonhomme фta sa redingote et en enveloppa Cosette.

 

– As-tu moins froid ainsi? dit-il.

 

– Oh oui, pиre!

 

– Eh bien, attends-moi un instant. Je vais revenir.

 

Il sortit de la ruine, et se mit а longer le grand bвtiment, cherchant quelque abri meilleur. Il rencontra des portes, mais elles йtaient fermйes. Il y avait des barreaux а toutes les croisйes du rez-de-chaussйe.

 

Comme il venait de dйpasser l’angle intйrieur de l’йdifice, il remarqua qu’il arrivait а des fenкtres cintrйes, et il y aperзut quelque clartй. Il se haussa sur la pointe du pied et regarda par l’une de ces fenкtres. Elles donnaient toutes dans une salle assez vaste, pavйe de larges dalles, coupйe d’arcades et de piliers, oщ l’on ne distinguait rien qu’une petite lueur et de grandes ombres. La lueur venait d’une veilleuse allumйe dans un coin. Cette salle йtait dйserte et rien n’y bougeait. Cependant, а force de regarder, il crut voir а terre, sur le pavй, quelque chose qui paraissait couvert d’un linceul et qui ressemblait а une forme humaine. Cela йtait йtendu а plat ventre, la face contre la pierre, les bras en croix, dans l’immobilitй de la mort. On eыt dit, а une sorte de serpent qui traоnait sur le pavй, que cette forme sinistre avait la corde au cou.

 

Toute la salle baignait dans cette brume des lieux а peine йclairйs qui ajoute а l’horreur.

 

Jean Valjean a souvent dit depuis que, quoique bien des spectacles funиbres eussent traversй sa vie, jamais il n’avait rien vu de plus glaзant et de plus terrible que cette figure йnigmatique accomplissant on ne sait quel mystиre inconnu dans ce lieu sombre et ainsi entrevue dans la nuit. Il йtait effrayant de supposer que cela йtait peut-кtre mort, et plus effrayant encore de songer que cela йtait peut-кtre vivant.

 

Il eut le courage de coller son front а la vitre et d’йpier si cette chose remuerait. Il eut beau rester un temps qui lui parut trиs long, la forme йtendue ne faisait aucun mouvement. Tout а coup il se sentit pris d’une йpouvante inexprimable, et il s’enfuit. Il se mit а courir vers le hangar sans oser regarder en arriиre. Il lui semblait que s’il tournait la tкte il verrait la figure marcher derriиre lui а grands pas en agitant les bras.

 

Il arriva а la ruine haletant. Ses genoux pliaient; la sueur lui coulait dans les reins.

 

Oщ йtait-il? qui aurait jamais pu s’imaginer quelque chose de pareil а cette espиce de sйpulcre au milieu de Paris? qu’йtait-ce que cette йtrange maison? Йdifice plein de mystиres nocturnes, appelant les вmes dans l’ombre avec la voix des anges et, lorsqu’elles viennent, leur offrant brusquement cette vision йpouvantable, promettant d’ouvrir la porte radieuse du ciel et ouvrant la porte horrible du tombeau! Et cela йtait bien en effet un йdifice, une maison qui avait son numйro dans une rue! Ce n’йtait pas un rкve! Il avait besoin d’en toucher les pierres pour y croire.

 

Le froid, l’anxiйtй, l’inquiйtude, les йmotions de la soirйe, lui donnaient une vйritable fiиvre, et toutes ces idйes s’entre-heurtaient dans son cerveau.

 

Il s’approcha de Cosette. Elle dormait.

Chapitre VIII
L'йnigme redouble

L'enfant avait posй sa tкte sur une pierre et s'йtait endormie.

 

Il s'assit auprиs d'elle et se mit а la considйrer. Peu а peu, а mesure qu'il la regardait, il se calmait, et il reprenait possession de sa libertй d'esprit.

 

Il percevait clairement cette vйritй, le fond de sa vie dйsormais, que tant qu'elle serait lа, tant qu'il l'aurait prиs de lui, il n'aurait besoin de rien que pour elle, ni peur de rien qu'а cause d'elle. Il ne sentait mкme pas qu'il avait trиs froid, ayant quittй sa redingote pour l'en couvrir.

 

Cependant, а travers la rкverie oщ il йtait tombй, il entendait depuis quelque temps un bruit singulier. C'йtait comme un grelot qu'on agitait. Ce bruit йtait dans le jardin. On l'entendait distinctement, quoique faiblement. Cela ressemblait а la petite musique vague que font les clarines des bestiaux la nuit dans les pвturages.

 

Ce bruit fit retourner Jean Valjean.

 

Il regarda, et vit qu'il y avait quelqu'un dans le jardin.

 

Un кtre qui ressemblait а un homme marchait au milieu des cloches de la melonniиre, se levant, se baissant, s'arrкtant, avec des mouvements rйguliers, comme s'il traоnait ou йtendait quelque chose а terre. Cet кtre paraissait boiter.

 

Jean Valjean tressaillit avec ce tremblement continuel des malheureux. Tout leur est hostile et suspect. Ils se dйfient du jour parce qu'il aide а les voir et de la nuit parce qu'elle aide а les surprendre. Tout а l'heure il frissonnait de ce que le jardin йtait dйsert, maintenant il frissonnait de ce qu'il y avait quelqu'un.

 

Il retomba des terreurs chimйriques aux terreurs rйelles. Il se dit que Javert et les mouchards n'йtaient peut-кtre pas partis, que sans doute ils avaient laissй dans la rue des gens en observation, que, si cet homme le dйcouvrait dans ce jardin, il crierait au voleur, et le livrerait. Il prit doucement Cosette endormie dans ses bras et la porta derriиre un tas de vieux meubles hors d'usage, dans le coin le plus reculй du hangar. Cosette ne remua pas.

 

De lа il observa les allures de l'кtre qui йtait dans la melonniиre. Ce qui йtait bizarre, c'est que le bruit du grelot suivait tous les mouvements de cet homme. Quand l'homme s'approchait, le bruit s'approchait; quand il s'йloignait, le bruit s'йloignait; s'il faisait quelque geste prйcipitй, un trйmolo accompagnait ce geste; quand il s'arrкtait, le bruit cessait. Il paraissait йvident que le grelot йtait attachй а cet homme; mais alors qu'est-ce que cela pouvait signifier? qu'йtait-ce que cet homme auquel une clochette йtait suspendue comme а un bйlier ou а un bњuf?

 

Tout en se faisant ces questions, il toucha les mains de Cosette. Elles йtaient glacйes.

 

– Ah mon Dieu! dit-il.

 

Il appela а voix basse:

 

– Cosette!

 

Elle n'ouvrit pas les yeux.

 

Il la secoua vivement.

 

Elle ne s'йveilla pas.

 

– Serait-elle morte! dit-il, et il se dressa debout, frйmissant de la tкte aux pieds.

 

Les idйes les plus affreuses lui traversиrent l'esprit pкle-mкle. Il y a des moments oщ les suppositions hideuses nous assiиgent comme une cohue de furies et forcent violemment les cloisons de notre cerveau. Quand il s'agit de ceux que nous aimons, notre prudence invente toutes les folies. Il se souvint que le sommeil peut кtre mortel en plein air dans une nuit froide.

 

Cosette, pвle, йtait retombйe йtendue а terre а ses pieds sans faire un mouvement.

 

Il йcouta son souffle; elle respirait; mais d'une respiration qui lui paraissait faible et prкte а s'йteindre.

 

Comment la rйchauffer? comment la rйveiller? Tout ce qui n'йtait pas ceci s'effaзa de sa pensйe. Il s'йlanзa йperdu hors de la ruine.

 

Il fallait absolument qu'avant un quart d'heure Cosette fыt devant un feu et dans un lit.

Chapitre IX
L'homme au grelot

Il marcha droit а l'homme qu'il apercevait dans le jardin. Il avait pris а sa main le rouleau d'argent qui йtait dans la poche de son gilet.

 

Cet homme baissait la tкte et ne le voyait pas venir. En quelques enjambйes, Jean Valjean fut а lui.

 

Jean Valjean l'aborda en criant:

 

– Cent francs!

 

L'homme fit un soubresaut et leva les yeux.

 

– Cent francs а gagner, reprit Jean Valjean, si vous me donnez asile pour cette nuit!

 

La lune йclairait en plein le visage effarй de Jean Valjean.

 

– Tiens, c'est vous, pиre Madeleine! dit l'homme.

 

Ce nom, ainsi prononcй, а cette heure obscure, dans ce lieu inconnu, par cet homme inconnu, fit reculer Jean Valjean.

 

Il s'attendait а tout, exceptй а cela. Celui qui lui parlait йtait un vieillard courbй et boiteux, vкtu а peu prиs comme un paysan, qui avait au genou gauche une genouillиre de cuir oщ pendait une assez grosse clochette[89]. On ne distinguait pas son visage qui йtait dans l'ombre.

 

Cependant ce bonhomme avait фtй son bonnet, et s'йcriait tout tremblant:

 

– Ah mon Dieu! comment кtes-vous ici, pиre Madeleine? Par oщ кtes-vous entrй, Dieu Jйsus? Vous tombez donc du ciel! Ce n'est pas l'embarras, si vous tombez jamais, c'est de lа que vous tomberez. Et comme vous voilа fait! Vous n'avez pas de cravate, vous n'avez pas de chapeau, vous n'avez pas d'habit! Savez-vous que vous auriez fait peur а quelqu'un qui ne vous aurait pas connu? Mon Dieu Seigneur, est-ce que les saints deviennent fous а prйsent? Mais comment donc кtes-vous entrй ici?

 

Un mot n'attendait pas l'autre. Le vieux homme parlait avec une volubilitй campagnarde oщ il n'y avait rien d'inquiйtant. Tout cela йtait dit avec un mйlange de stupйfaction et de bonhomie naпve.

 

– Qui кtes-vous? et qu'est-ce que c'est que cette maison-ci? demanda Jean Valjean.

 

– Ah, pardieu, voilа qui est fort! s'йcria le vieillard, je suis celui que vous avez fait placer ici, et cette maison est celle oщ vous m'avez fait placer. Comment! vous ne me reconnaissez pas?

 

– Non, dit Jean Valjean. Et comment se fait-il que vous me connaissiez, vous?

 

– Vous m'avez sauvй la vie, dit l'homme.

 

Il se tourna, un rayon de lune lui dessina le profil, et Jean Valjean reconnut le vieux Fauchelevent.

 

– Ah.! dit Jean Valjean, c'est vous? oui, je vous reconnais.

 

– C'est bien heureux! fit le vieux d'un ton de reproche.

 

– Et que faites-vous ici? reprit Jean Valjean.

 

– Tiens! je couvre mes melons donc!

 

Le vieux Fauchelevent tenait en effet а la main, au moment oщ Jean Valjean l'avait accostй, le bout d'un paillasson qu'il йtait occupй а йtendre sur la melonniиre. Il en avait dйjа ainsi posй un certain nombre depuis une heure environ qu'il йtait dans le jardin. C'йtait cette opйration qui lui faisait faire les mouvements particuliers observйs du hangar par Jean Valjean.

 

Il continua:

 

– Je me suis dit: la lune est claire, il va geler. Si je mettais а mes melons leurs carricks? Et, ajouta-t-il en regardant Jean Valjean avec un gros rire, vous auriez pardieu bien dы en faire autant! Mais comment donc кtes-vous ici?

 

Jean Valjean, se sentant connu par cet homme, du moins sous son nom de Madeleine, n'avanзait plus qu'avec prйcaution. Il multipliait les questions. Chose bizarre, les rфles semblaient intervertis. C'йtait lui, intrus, qui interrogeait.

 

– Et qu'est-ce que c'est que cette sonnette que vous avez au genou?

 

– Зa? rйpondit Fauchelevent, c'est pour qu'on m'йvite.

 

– Comment! pour qu'on vous йvite?

 

Le vieux Fauchelevent cligna de l'њil d'un air inexprimable.

 

– Ah dame! il n'y a que des femmes dans cette maison-ci; beaucoup de jeunes filles. Il paraоt que je serais dangereux а rencontrer. La sonnette les avertit. Quand je viens, elles s'en vont.

 

– Qu'est-ce que c'est que cette maison-ci?

 

– Tiens! vous savez bien.

 

– Mais non, je ne sais pas.

 

– Puisque vous m'y avez fait placer jardinier!

 

– Rйpondez-moi comme si je ne savais rien.

 

– Eh bien, c'est le couvent du Petit-Picpus donc!

 

Les souvenirs revenaient а Jean Valjean[90]. Le hasard, c'est-а-dire la providence, l'avait jetй prйcisйment dans ce couvent du quartier Saint-Antoine oщ le vieux Fauchelevent, estropiй par la chute de sa charrette, avait йtй admis sur sa recommandation, il y avait deux ans de cela. Il rйpйta comme se parlant а lui-mкme:

 

– Le couvent du Petit-Picpus!

 

– Ah за mais, au fait, reprit Fauchelevent, comment diable avez-vous fait pour y entrer, vous, pиre Madeleine? Vous avez beau кtre un saint, vous кtes un homme, et il n'entre pas d'hommes ici.

 

– Vous y кtes bien.

 

– Il n'y a que moi.

 

– Cependant, reprit Jean Valjean, il faut que j'y reste.

 

– Ah mon Dieu! s'йcria Fauchelevent.

 

Jean Valjean s'approcha du vieillard et lui dit d'une voix grave:

 

– Pиre Fauchelevent, je vous ai sauvй la vie.

 

– C'est moi qui m'en suis souvenu le premier, rйpondit Fauchelevent.

 

– Eh bien, vous pouvez faire aujourd'hui pour moi ce que j'ai fait autrefois pour vous.

 

Fauchelevent prit dans ses vieilles mains ridйes et tremblantes les deux robustes mains de Jean Valjean, et fut quelques secondes comme s'il ne pouvait parler. Enfin il s'йcria:

 

– Oh! ce serait une bйnйdiction du bon Dieu si je pouvais vous rendre un peu cela! Moi! vous sauver la vie! Monsieur le maire, disposez du vieux bonhomme!

 

Une joie admirable avait comme transfigurй ce vieillard. Un rayon semblait lui sortir du visage.

 

– Que voulez-vous que je fasse? reprit-il.

 

– Je vous expliquerai cela. Vous avez une chambre?

 

– J'ai une baraque isolйe, lа, derriиre la ruine du vieux couvent, dans un recoin que personne ne voit. Il y a trois chambres.

La baraque йtait en effet si bien cachйe derriиre la ruine et si bien disposйe pour que personne ne la vоt, que Jean Valjean ne l'avait pas vue.

 

– Bien, dit Jean Valjean. Maintenant je vous demande deux choses.

 

– Lesquelles, monsieur le maire?

 

– Premiиrement, vous ne direz а personne ce que vous savez de moi. Deuxiиmement, vous ne chercherez pas а en savoir davantage.

 

– Comme vous voudrez. Je sais que vous ne pouvez rien faire que d'honnкte et que vous avez toujours йtй un homme du bon Dieu. Et puis d'ailleurs, c'est vous qui m'avez mis ici. Зa vous regarde. Je suis а vous.

 

– C'est dit. А prйsent, venez avec moi. Nous allons chercher l'enfant.

 

– Ah! dit Fauchelevent. Il y a un enfant!

 

Il n'ajouta pas une parole et suivit Jean Valjean comme un chien suit son maоtre.

 

Moins d'une demi-heure aprиs, Cosette, redevenue rose а la flamme d'un bon feu, dormait dans le lit du vieux jardinier. Jean Valjean avait remis sa cravate et sa redingote; le chapeau lancй par-dessus le mur avait йtй retrouvй et ramassй; pendant que Jean Valjean endossait sa redingote, Fauchelevent avait фtй sa genouillиre а clochette, qui maintenant, accrochйe а un clou prиs d'une hotte, ornait le mur. Les deux hommes se chauffaient accoudйs sur une table oщ Fauchelevent avait posй un morceau de fromage, du pain bis, une bouteille de vin et deux verres, et le vieux disait а Jean Valjean en lui posant la main sur le genou:

 

– Ah! pиre Madeleine! vous ne m'avez pas reconnu tout de suite! Vous sauvez la vie aux gens, et aprиs vous les oubliez! Oh! c'est mal! eux ils se souviennent de vous! vous кtes un ingrat!

Chapitre X
Oщ il est expliquй comment Javert a fait buisson creux

Les йvйnements dont nous venons de voir, pour ainsi dire, l’envers, s’йtaient accomplis dans les conditions les plus simples.

 

Lorsque Jean Valjean, dans la nuit mкme du jour oщ Javert l’arrкta prиs du lit de mort de Fantine, s’йchappa de la prison municipale de Montreuil-sur-Mer, la police supposa que le forзat йvadй avait dы se diriger vers Paris. Paris est un maelstrцm oщ tout se perd, et tout disparaоt dans ce nombril du monde comme dans le nombril de la mer. Aucune forкt ne cache un homme comme cette foule. Les fugitifs de toute espиce le savent. Ils vont а Paris comme а un engloutissement; il y a des engloutissements qui sauvent. La police aussi le sait, et c’est а Paris qu’elle cherche ce qu’elle a perdu ailleurs. Elle y chercha l’ex-maire de Montreuil-sur-Mer. Javert fut appelй а Paris afin d’йclairer les perquisitions. Javert en effet aida puissamment а reprendre Jean Valjean. Le zиle et l’intelligence de Javert en cette occasion furent remarquйs de Mr Chabouillet, secrйtaire de la prйfecture sous le comte Anglиs. Mr Chabouillet, qui du reste avait dйjа protйgй Javert, fit attacher l’inspecteur de Montreuil-sur-Mer а la police de Paris. Lа Javert se rendit diversement et, disons-le, quoique le mot semble inattendu pour de pareils services, honorablement utile.

 

Il ne songeait plus а Jean Valjean, – а ces chiens toujours en chasse, le loup d’aujourd’hui fait oublier le loup d’hier, – lorsqu’en dйcembre 1823 il lut un journal, lui qui ne lisait jamais de journaux; mais Javert, homme monarchique, avait tenu а savoir les dйtails de l’entrйe triomphale du «prince gйnйralissime » а Bayonne. Comme il achevait l’article qui l’intйressait, un nom, le nom de Jean Valjean, au bas d’une page, appela son attention. Le journal annonзait que le forзat Jean Valjean йtait mort, et publiait le fait en termes si formels que Javert n’en douta pas. Il se borna а dire: c’est lа le bon йcrou. Puis il jeta le journal, et n’y pensa plus.

 

Quelque temps aprиs il arriva qu’une note de police fut transmise par la prйfecture de Seine-et-Oise а la prйfecture de police de Paris sur l’enlиvement d’un enfant, qui avait eu lieu, disait-on, avec des circonstances particuliиres, dans la commune de Montfermeil. Une petite fille de sept а huit ans, disait la note, qui avait йtй confiйe par sa mиre а un aubergiste du pays, avait йtй volйe par un inconnu; cette petite rйpondait au nom de Cosette et йtait l’enfant d’une fille nommйe Fantine, morte а l’hфpital, on ne savait quand ni oщ. Cette note passa sous les yeux de Javert, et le rendit rкveur.

 

Le nom de Fantine lui йtait bien connu. Il se souvenait que Jean Valjean l’avait fait йclater de rire, lui Javert, en lui demandant un rйpit de trois jours pour aller chercher l’enfant de cette crйature. Il se rappela que Jean Valjean avait йtй arrкtй а Paris au moment oщ il montait dans la voiture de Montfermeil. Quelques indications avaient mкme fait songer а cette йpoque que c’йtait la seconde fois qu’il montait dans cette voiture, et qu’il avait dйjа, la veille, fait une premiиre excursion aux environs de ce village, car on ne l’avait point vu dans le village mкme. Qu’allait-il faire dans ce pays de Montfermeil? on ne l’avait pu deviner. Javert le comprenait maintenant. La fille de Fantine s’y trouvait. Jean Valjean l’allait chercher. Or, cette enfant venait d’кtre volйe par un inconnu. Quel pouvait кtre cet inconnu? Serait-ce Jean Valjean? mais Jean Valjean йtait mort. Javert, sans rien dire а personne, prit le coucou du Plat d’йtain, cul-de-sac de la Planchette, et fit le voyage de Montfermeil.

 

Il s’attendait а trouver lа un grand йclaircissement; il y trouva une grande obscuritй.

 

Dans les premiers jours, les Thйnardier, dйpitйs, avaient jasй. La disparition de l’Alouette avait fait bruit dans le village. Il y avait eu tout de suite plusieurs versions de l’histoire qui avait fini par кtre un vol d’enfant. De lа, la note de police. Cependant, la premiиre humeur passйe, le Thйnardier, avec son admirable instinct, avait trиs vite compris qu’il n’est jamais utile d’йmouvoir monsieur le procureur du roi, et que ses plaintes а propos de l’ enlиvement de Cosette auraient pour premier rйsultat de fixer sur lui, Thйnardier, et sur beaucoup d’affaires troubles qu’il avait, l’йtincelante prunelle de la justice. La premiиre chose que les hiboux ne veulent pas, c’est qu’on leur apporte une chandelle. Et d’abord, comment se tirerait-il des quinze cents francs qu’il avait reзus? Il tourna court, mit un bвillon а sa femme, et fit l’йtonnй quand on lui parlait de l’ enfant volй. Il n’y comprenait rien; sans doute il s’йtait plaint dans le moment de ce qu’on lui «enlevait » si vite cette chиre petite; il eыt voulu par tendresse la garder encore deux ou trois jours; mais c’йtait son «grand-pиre » qui йtait venu la chercher le plus naturellement du monde. Il avait ajoutй le grand-pиre, qui faisait bien. Ce fut sur cette histoire que Javert tomba en arrivant а Montfermeil. Le grand-pиre faisait йvanouir Jean Valjean.

 

Javert pourtant enfonзa quelques questions, comme des sondes, dans l’histoire de Thйnardier. – Qu’йtait-ce que ce grand-pиre, et comment s’appelait-il? – Thйnardier rйpondit avec simplicitй: – C’est un riche cultivateur. J’ai vu son passeport. Je crois qu’il s’appelle Mr Guillaume Lambert.

 

Lambert est un nom bonhomme et trиs rassurant. Javert s’en revint а Paris.

 

– Le Jean Valjean est bien mort, se dit-il, et je suis un jobard.

 

Il recommenзait а oublier toute cette histoire, lorsque, dans le courant de mars 1824, il entendit parler d’un personnage bizarre qui habitait sur la paroisse de Saint-Mйdard et qu’on surnommait «le mendiant qui fait l’aumфne ». Ce personnage йtait, disait-on, un rentier dont personne ne savait au juste le nom et qui vivait seul avec une petite fille de huit ans, laquelle ne savait rien elle-mкme sinon qu’elle venait de Montfermeil. Montfermeil! ce nom revenait toujours, et fit dresser l’oreille а Javert. Un vieux mendiant mouchard, ancien bedeau, auquel ce personnage faisait la charitй, ajoutait quelques autres dйtails. – Ce rentier йtait un кtre trиs farouche, – ne sortant jamais que le soir, – ne parlant а personne, – qu’aux pauvres quelquefois, – et ne se laissant pas approcher. Il portait une horrible vieille redingote jaune qui valait plusieurs millions, йtant toute cousue de billets de banque. – Ceci piqua dйcidйment la curiositй de Javert. Afin de voir ce rentier fantastique de trиs prиs sans l’effaroucher, il emprunta un jour au bedeau sa dйfroque et la place oщ le vieux mouchard s’accroupissait tous les soirs en nasilla



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