А propos de cette йdition йlectronique 2 глава




 

Trois heures avant que l’ Abraham-Lincoln ne quittвt la pier de Brooklyn, je reзus une lettre libellйe en ces termes:

 

«Monsieur Aronnax, professeur au Musйum de Paris,

«Fifth Avenue hotel.

 

«New York.

 

«Monsieur,

 

«Si vous voulez vous joindre а l’expйdition de l’Abraham-Lincoln, le gouvernement de l’Union verra avec plaisir que la France soit reprйsentйe par vous dans cette entreprise. Le commandant Farragut tient une cabine а votre disposition.

 

«Trиs-cordialement, votre

«J. -B. HOBSON,

Secrйtaire de la marine. »

 

III

COMME IL PLAIRA А MONSIEUR

 

Trois secondes avant l’arrivйe de la lettre de J. -B. Hobson, je ne songeais pas plus а poursuivre la Licorne qu’а tenter le passage du Nord-Ouest. Trois secondes aprиs avoir lu la lettre de l’honorable secrйtaire de la marine, je comprenais enfin que ma vйritable vocation, l’unique but de ma vie, йtait de chasser ce monstre inquiйtant et d’en purger le monde.

 

Cependant, je revenais d’un pйnible voyage, fatiguй, avide de repos. Je n’aspirais plus qu’а revoir mon pays, mes amis, mon petit logement du Jardin des Plantes, mes chиres et prйcieuses collections! Mais rien ne put me retenir. J’oubliai tout, fatigues, amis, collections, et j’acceptai sans plus de rйflexions l’offre du gouvernement amйricain.

 

«D’ailleurs, pensai-je, tout chemin ramиne en Europe, et la Licorne sera assez aimable pour m’entraоner vers les cфtes de France! Ce digne animal se laissera prendre dans les mers d’Europe, – pour mon agrйment personnel, – et je ne veux pas rapporter moins d’un demi mиtre de sa hallebarde d’ivoire au Musйum d’histoire naturelle. »

 

Mais, en attendant, il me fallait chercher ce narwal dans le nord de l’ocйan Pacifique; ce qui, pour revenir en France, йtait prendre le chemin des antipodes.

 

«Conseil! » criai-je d’une voix impatiente.

 

Conseil йtait mon domestique. Un garзon dйvouй qui m’accompagnait dans tous mes voyages; un brave Flamand que j’aimais et qui me le rendait bien, un кtre phlegmatique par nature, rйgulier par principe, zйlй par habitude, s’йtonnant peu des surprises de la vie, trиs-adroit de ses mains, apte а tout service, et, en dйpit de son nom, ne donnant jamais de conseils, – mкme quand on ne lui en demandait pas.

 

А se frotter aux savants de notre petit monde du Jardin des Plantes, Conseil en йtait venu а savoir quelque chose. J’avais en lui un spйcialiste, trиs-ferrй sur la classification en histoire naturelle, parcourant avec une agilitй d’acrobate toute l’йchelle des embranchements des groupes, des classes, des sous-classes, des ordres, des familles, des genres, des sous-genres, des espиces et des variйtйs. Mais sa science s’arrкtait lа. Classer, c’йtait sa vie, et il n’en savait pas davantage. Trиs-versй dans la thйorie de la classification, peu dans la pratique, il n’eыt pas distinguй, je crois, un cachalot d’une baleine! Et cependant, quel brave et digne garзon!

 

Conseil, jusqu’ici et depuis dix ans, m’avait suivi partout oщ m’entraоnait la science. Jamais une rйflexion de lui sur la longueur ou la fatigue d’un voyage. Nulle objection а boucler sa valise pour un pays quelconque, Chine ou Congo, si йloignй qu’il fыt. Il allait lа comme ici, sans en demander davantage. D’ailleurs d’une belle santй qui dйfiait toutes les maladies; des muscles solides, mais pas de nerfs, pas l’apparence de nerfs, – au moral, s’entend.

 

Ce garзon avait trente ans, et son вge йtait а celui de son maоtre comme quinze est а vingt. Qu’on m’excuse de dire ainsi que j’avais quarante ans.

 

Seulement, Conseil avait un dйfaut. Formaliste enragй il ne me parlait jamais qu’а la troisiиme personne, – au point d’en кtre agaзant.

 

«Conseil! » rйpйtai-je, tout en commenзant d’une main fйbrile mes prйparatifs de dйpart.

 

Certainement, j’йtais sыr de ce garзon si dйvouй. D’ordinaire, je ne lui demandais jamais s’il lui convenait ou non de me suivre dans mes voyages, mais cette fois, il s’agissait d’une expйdition qui pouvait indйfiniment se prolonger, d’une entreprise hasardeuse, а la poursuite d’un animal capable de couler une frйgate comme une coque de noix! Il y avait lа matiиre а rйflexion, mкme pour l’homme le plus impassible du monde! Qu’allait dire Conseil?

 

«Conseil! » criai-je une troisiиme fois.

 

Conseil parut.

 

«Monsieur m’appelle? dit-il en entrant.

 

– Oui, mon garзon. Prйpare-moi, prйpare-toi. Nous partons dans deux heures.

 

– Comme il plaira а monsieur, rйpondit tranquillement Conseil.

 

– Pas un instant а perdre. Serre dans ma malle tous mes ustensiles de voyage, des habits, des chemises, des chaussettes, sans compter, mais le plus que tu pourras, et hвte-toi!

 

– Et les collections de monsieur? fit observer Conseil.

 

– On s’en occupera plus tard.

 

– Quoi! les archiotherium, les hyracotherium, les orйodons, les chйropotamus et autres carcasses de monsieur?

 

– On les gardera а l’hфtel.

 


«Comme il plaira а monsieur. »

 

– Et le babiroussa vivant de monsieur?

 

– On le nourrira pendant notre absence. D’ailleurs, je donnerai l’ordre de nous expйdier en France notre mйnagerie.

 

– Nous ne retournons donc pas а Paris? demanda Conseil.

 

– Si… certainement… rйpondis-je йvasivement, mais en faisant un crochet.

 

– Le crochet qui plaira а monsieur.

 

– Oh! ce sera peu de chose! Un chemin un peu moins direct, voilа tout. Nous prenons passage sur l’ Abraham-Lincoln

 

– Comme il conviendra а monsieur, rйpondit paisiblement Conseil.

 

– Tu sais, mon ami, il s’agit du monstre… du fameux narwal… Nous allons en purger les mers!… L’auteur d’un ouvrage in-quarto en deux volumes sur les Mystиres des grands fonds sous-marins ne peut se dispenser de s’embarquer avec le commandant Farragut. Mission glorieuse, mais… dangereuse aussi! On ne sait pas oщ l’on va! Ces bкtes-lа peuvent кtre trиs-capricieuses! Mais nous irons quand mкme! Nous avons un commandant qui n’a pas froid aux yeux!…

 

– Comme fera monsieur, je ferai, rйpondit Conseil.

 

– Et songes-y bien! car je ne veux rien te cacher. C’est lа un de ces voyages dont on ne revient pas toujours!

 

– Comme il plaira а monsieur. »

 

Un quart d’heure aprиs, nos malles йtaient prкtes. Conseil avait fait en un tour de main, et j’йtais sыr que rien ne manquait, car ce garзon classait les chemises et les habits aussi bien que les oiseaux ou les mammifиres.

 

L’ascenseur de l’hфtel nous dйposa au grand vestibule de l’entresol. Je descendis les quelques marches qui conduisaient au rez-de-chaussйe. Je rйglai ma note а ce vaste comptoir toujours assiйgй par une foule considйrable. Je donnai l’ordre d’expйdier pour Paris (France) mes ballots d’animaux empaillйs et de plantes dessйchйes. Je fis ouvrir un crйdit suffisant au babiroussa, et, Conseil me suivant, je sautai dans une voiture.

 

Le vйhicule а vingt francs la course descendit Broadway jusqu’а Union-square, suivit Fourth-Avenue jusqu’а sa jonction avec Bowery-street, prit Katrin-street et s’arrкta а la trente-quatriиme pier[2]. Lа, le Katrin-ferry-boat nous transporta, hommes, chevaux et voiture, а Brooklyn, la grande annexe de New York, situйe sur la rive gauche de la riviиre de l’Est, et en quelques minutes, nous arrivions au quai prиs duquel l’ Abraham-Lincoln vomissait par ses deux cheminйes des torrents de fumйe noire.

 

Nos bagages furent immйdiatement transbordйs sur le pont de la frйgate. Je me prйcipitai а bord. Je demandai le commandant Farragut. Un des matelots me conduisit sur la dunette, oщ je me trouvai en prйsence d’un officier de bonne mine qui me tendit la main.

 

«Monsieur Pierre Aronnax? me dit-il.

 

– Lui-mкme, rйpondis-je. Le commandant Farragut?

 

– En personne. Soyez le bienvenu, monsieur le professeur. Votre cabine vous attend. »

 

Je saluai, et laissant le commandant aux soins de son appareillage, je me fis conduire а la cabine qui m’йtait destinйe.

 

L’ Abraham-Lincoln avait йtй parfaitement choisi et amйnagй pour sa destination nouvelle. C’йtait une frйgate de grande marche, munie d’appareils surchauffeurs, qui permettaient de porter а sept atmosphиres la tension de sa vapeur. Sous cette pression, l’ Abraham-Lincoln atteignait une vitesse moyenne de dix-huit milles et trois dixiиmes а l’heure, vitesse considйrable, mais cependant insuffisante pour lutter avec le gigantesque cйtacй.

 

Les amйnagements intйrieurs de la frйgate rйpondaient а ses qualitйs nautiques. Je fus trиs-satisfait de ma cabine, situйe а l’arriиre, qui s’ouvrait sur le carrй des officiers.

 

«Nous serons bien ici, dis-je а Conseil.

 

– Aussi bien, n’en dйplaise а monsieur, rйpondit Conseil, qu’un bernard-l’ermite dans la coquille d’un buccin. »

 

Je laissai Conseil arrimer convenablement nos malles, et je remontai sur le pont afin de suivre les prйparatifs de l’appareillage.

 

А ce moment, le commandant Farragut faisait larguer les derniиres amarres qui retenaient l’ Abraham-Lincoln а la pier de Brooklyn. Ainsi donc, un quart d’heure de retard, moins mкme, et la frйgate partait sans moi, et je manquais cette expйdition extraordinaire, surnaturelle, invraisemblable, dont le rйcit vйridique pourra bien trouver cependant quelques incrйdules.

 

Mais le commandant Farragut ne voulait perdre ni un jour, ni une heure pour rallier les mers dans lesquelles l’animal venait d’кtre signalй. Il fit venir son ingйnieur.

 

«Sommes-nous en pression? lui demanda-t-il.

 

– Oui, monsieur, rйpondit l’ingйnieur.

 

– Go head, » cria le commandant Farragut.

 

А cet ordre, qui fut transmis а la machine au moyen d’appareils а air comprimй, les mйcaniciens firent agir la roue de la mise en train. La vapeur siffla en se prйcipitant dans les tiroirs entr’ouverts. Les longs pistons horizontaux gйmirent et poussиrent les bielles de l’arbre. Les branches de l’hйlice battirent les flots avec une rapiditй croissante, et l’ Abraham-Lincoln s’avanзa majestueusement au milieu d’une centaine de ferry-boats et de tenders[3] chargйs de spectateurs, qui lui faisaient cortиge.

 

Les quais de Brooklyn et toute la partie de New York qui borde la riviиre de l’Est йtaient couverts de curieux. Trois hurrahs, partis de cinq cent mille poitrines, йclatиrent successivement. Des milliers de mouchoirs s’agitиrent au-dessus de la masse compacte et saluиrent l’ Abraham-Lincoln jusqu’а son arrivйe dans les eaux de l’Hudson, а la pointe de cette presqu’оle allongйe qui forme la ville de New York.

 

Alors, la frйgate, suivant du cфtй de New-Jersey l’admirable rive droite du fleuve toute chargйe de villas, passa entre les forts qui la saluиrent de leurs plus gros canons. L’ Abraham-Lincoln rйpondit en amenant et en hissant trois fois le pavillon amйricain, dont les trente-neuf йtoiles resplendissaient а sa corne d’artimon; puis, modifiant sa marche pour prendre le chenal balisй qui s’arrondit dans la baie intйrieure formйe par la pointe de Sandy-Hook, il rasa cette langue sablonneuse oщ quelques milliers de spectateurs l’acclamиrent encore une fois.

 

Le cortиge des boats et des tenders suivait toujours la frйgate, et il ne la quitta qu’а la hauteur du light-boat dont les deux feux marquent l’entrйe des passes de New York.

 

Trois heures sonnaient alors. Le pilote descendit dans son canot, et rejoignit la petite goйlette qui l’attendait sous le vent. Les feux furent poussйs; l’hйlice battit plus rapidement les flots; la frйgate longea la cфte jaune et basse de Long-Island, et, а huit heures du soir, aprиs avoir perdu dans le nord-ouest les feux de Fire-Island, elle courut а toute vapeur sur les sombres eaux de l’Atlantique.

 


Le cortиge suivait toujours la frйgate.

IV

NED LAND

 

Le commandant Farragut йtait un bon marin, digne de la frйgate qu’il commandait. Son navire et lui ne faisaient qu’un. Il en йtait l’вme. Sur la question du cйtacй, aucun doute ne s’йlevait dans son esprit, et il ne permettait pas que l’existence de l’animal fыt discutйe а son bord. Il y croyait comme certaines bonnes femmes croient au Lйviathan, – par foi, non par raison. Le monstre existait, il en dйlivrerait les mers, il l’avait jurй. C’йtait une sorte de chevalier de Rhodes, un Dieudonnй de Gozon, marchant а la rencontre du serpent qui dйsolait son оle. Ou le commandant Farragut tuerait le narwal, ou le narwal tuerait le commandant Farragut. Pas de milieu.

 

Les officiers du bord partageaient l’opinion de leur chef. Il fallait les entendre causer, discuter, disputer, calculer les diverses chances d’une rencontre, et observer la vaste йtendue de l’Ocйan. Plus d’un s’imposait un quart volontaire dans les barres de perroquet, qui eыt maudit une telle corvйe en toute autre circonstance. Tant que le soleil dйcrivait son arc diurne, la mвture йtait peuplйe de matelots auxquels les planches du pont brыlaient les pieds, et qui n’y pouvaient tenir en place! Et cependant. L’ Abraham-Lincoln ne tranchait pas encore de son йtrave les eaux suspectes du Pacifique.

 

Quant а l’йquipage, il ne demandait qu’а rencontrer la licorne, а la harponner, et а la hisser а bord, а la dйpecer. Il surveillait la mer avec une scrupuleuse attention. D’ailleurs, le commandant Farragut parlait d’une certaine somme de deux mille dollars, rйservйe а quiconque, mousse ou matelot, maоtre ou officier, signalerait l’animal. Je laisse а penser si les yeux s’exerзaient а bord de l’ Abraham-Lincoln.

 

Pour mon compte, je n’йtais pas en reste avec les autres, et je ne laissais а personne ma part d’observations quotidiennes. La frйgate aurait eu cent fois raison de s’appeler l’ Argus. Seul entre tous, Conseil protestait par son indiffйrence touchant la question qui nous passionnait, et dйtonnait sur l’enthousiasme gйnйral du bord.

 

J’ai dit que le commandant Farragut avait soigneusement pourvu son navire d’appareils propres а pкcher le gigantesque cйtacй. Un baleinier n’eыt pas йtй mieux armй. Nous possйdions tous les engins connus, depuis le harpon qui se lance а la main, jusqu’aux flиches barbelйes des espingoles et aux balles explosibles des canardiиres. Sur le gaillard d’avant s’allongeait un canon perfectionnй, se chargeant par la culasse, trиs-йpais de parois, trиs-йtroit d’вme, et dont le modиle doit figurer а l’Exposition universelle de 1867. Ce prйcieux instrument, d’origine amйricaine, envoyait sans se gкner, un projectile conique de quatre kilogrammes а une distance moyenne de seize kilomиtres.

 

Donc, l’ Abraham-Lincoln ne manquait d’aucun moyen de destruction. Mais il avait mieux encore. Il avait Ned Land, le roi des harponneurs.

 

Ned Land йtait un Canadien, d’une habiletй de main peu commune, et qui ne connaissait pas d’йgal dans son pйrilleux mйtier. Adresse et sang-froid, audace et ruse, il possйdait ces qualitйs а un degrй supйrieur, et il fallait кtre une baleine bien maligne, ou un cachalot singuliиrement astucieux pour йchapper а son coup de harpon.

 


Ned Land avait environ quarante ans.

 

Ned Land avait environ quarante ans. C’йtait un homme de grande taille, – plus de six pieds anglais, – vigoureusement bвti, l’air grave, peu communicatif, violent parfois, et trиs-rageur quand on le contrariait. Sa personne provoquait l’attention, et surtout la puissance de son regard qui accentuait singuliиrement sa physionomie.

 

Je crois que le commandant Farragut avait sagement fait d’engager cet homme а son bord. Il valait tout l’йquipage, а lui seul, pour l’œil et le bras. Je ne saurais le mieux comparer qu’а un tйlescope puissant qui serait en mкme temps un canon toujours prкt а partir.

 

Qui dit Canadien, dit Franзais, et, si peu communicatif que fыt Ned Land, je dois avouer qu’il se prit d’une certaine affection pour moi. Ma nationalitй l’attirait sans doute. C’йtait une occasion pour lui de parler, et pour moi d’entendre cette vieille langue de Rabelais qui est encore en usage dans quelques provinces canadiennes. La famille du harponneur йtait originaire de Quйbec, et formait dйjа une tribu de hardis pкcheurs а l’йpoque oщ cette ville appartenait а la France.

 

Peu а peu, Ned prit goыt а causer, et j’aimais а entendre le rйcit de ses aventures dans les mers polaires. Il racontait ses pкches et ses combats avec une grande poйsie naturelle. Son rйcit prenait une forme йpique, et je croyais йcouter quelque Homиre canadien, chantant l’ Iliade des rйgions hyperborйennes.

 

Je dйpeins maintenant ce hardi compagnon, tel que je le connais actuellement. C’est que nous sommes devenus de vieux amis, unis de cette inaltйrable amitiй qui naоt et se cimente dans les plus effrayantes conjonctures! Ah! brave Ned! je ne demande qu’а vivre cent ans encore, pour me souvenir plus longtemps de toi!

 

Et maintenant, quelle йtait l’opinion de Ned Land sur la question du monstre marin? Je dois avouer qu’il ne croyait guиre а la licorne, et que, seul а bord, il ne partageait pas la conviction gйnйrale. Il йvitait mкme de traiter ce sujet, sur lequel je crus devoir l’entreprendre un jour.

 

Par une magnifique soirйe du 30 juillet, c’est-а-dire trois semaines aprиs notre dйpart, la frйgate se trouvait а la hauteur du cap Blanc, а trente milles sous le vent des cфtes patagonnes. Nous avions dйpassй le tropique du Capricorne, et le dйtroit de Magellan s’ouvrait а moins de sept cent milles dans le sud. Avant huit jours, l’ Abraham-Lincoln sillonnerait les flots du Pacifique.

 

Assis sur la dunette, Ned Land et moi, nous causions de choses et d’autres, regardant cette mystйrieuse mer dont les profondeurs sont restйes jusqu’ici inaccessibles aux regards de l’homme. J’amenai tout naturellement la conversation sur la licorne gйante, et j’examinai les diverses chances de succиs ou d’insuccиs de notre expйdition. Puis, voyant que Ned me laissait parler sans trop rien dire, je le poussai plus directement.

 

«Comment, Ned, lui demandai-je, comment pouvez-vous ne pas кtre convaincu de l’existence du cйtacй que nous poursuivons? Avez-vous donc des raisons particuliиres de vous montrer si incrйdule? »

 

Le harponneur me regarda pendant quelques instants avant de rйpondre, frappa de sa main son large front par un geste qui lui йtait habituel, ferma les yeux comme pour se recueillir, et dit enfin:

 

«Peut-кtre bien, monsieur Aronnax.

 

– Cependant, Ned, vous, un baleinier de profession, vous qui кtes familiarisй avec les grands mammifиres marins, vous dont l’imagination doit aisйment accepter l’hypothиse de cйtacйs йnormes, vous devriez кtre le dernier а douter en de pareilles circonstances!

 

– C’est ce qui vous trompe, monsieur le professeur, rйpondit Ned. Que le vulgaire croie а des comиtes extraordinaires qui traversent l’espace, ou а l’existence de monstres antйdiluviens qui peuplent l’intйrieur du globe, passe encore, mais ni l’astronome, ni le gйologue n’admettent de telles chimиres. De mкme, le baleinier. J’ai poursuivi beaucoup de cйtacйs, j’en ai harponnй un grand nombre, j’en ai tuй plusieurs, mais si puissants et si bien armйs qu’ils fussent, ni leurs queues, ni leurs dйfenses n’auraient pu entamer les plaques de tфle d’un steamer.

 

– Cependant, Ned, on cite des bвtiments que la dent du narwal a traversйs de part en part.

 

– Des navires en bois, c’est possible, rйpondit le Canadien, et encore, je ne les ai jamais vus. Donc, jusqu’а preuve contraire, je nie que baleines, cachalots ou licornes puissent produire un pareil effet.

 

– Йcoutez-moi, Ned…

 

– Non, monsieur le professeur, non. Tout ce que vous voudrez exceptй cela. Un poulpe gigantesque, peut-кtre?…

 

– Encore moins, Ned. Le poulpe n’est qu’un mollusque, et ce nom mкme indique le peu de consistance de ses chairs. Eыt-il cinq cents pieds de longueur, le poulpe, qui n’appartient point а l’embranchement des vertйbrйs, est tout а fait inoffensif pour des navires tels que le Scotia ou l’ Abraham-Lincoln. Il faut donc rejeter au rang des fables les prouesses des Krakens ou autres monstres de cette espиce.

 

– Alors, monsieur le naturaliste, reprit Ned Land d’un ton assez narquois, vous persistez а admettre l’existence d’un йnorme cйtacй…?

 

– Oui, Ned, je vous le rйpиte avec une conviction qui s’appuie sur la logique des faits. Je crois а l’existence d’un mammifиre, puissamment organisй, appartenant а l’embranchement des vertйbrйs, comme les baleines, les cachalots ou les dauphins, et muni d’une dйfense cornйe dont la force de pйnйtration est extrкme.

 

– Hum! fit le harponneur, en secouant la tкte de l’air d’un homme qui ne veut pas se laisser convaincre.

 

– Remarquez, mon digne Canadien, repris-je, que si un tel animal existe, s’il habite les profondeurs de l’Ocйan, s’il frйquente les couches liquides situйes а quelques milles au-dessous de la surface des eaux, il possиde nйcessairement un organisme dont la soliditй dйfie toute comparaison.

 

– Et pourquoi cet organisme si puissant? demanda Ned.

 

– Parce qu’il faut une force incalculable pour se maintenir dans les couches profondes et rйsister а leur pression.

 

– Vraiment? dit Ned qui me regardait en clignant de l’œil.

 

– Vraiment, et quelques chiffres vous le prouveront sans peine.

 

– Oh! les chiffres! rйpliqua Ned. On fait ce qu’on veut avec les chiffres!

 

– En affaires, Ned, mais non en mathйmatiques. Йcoutez-moi. Admettons que la pression d’une atmosphиre soit reprйsentйe par la pression d’une colonne d’eau haute de trente-deux pieds. En rйalitй, la colonne d’eau serait d’une moindre hauteur, puisqu’il s’agit de l’eau de mer dont la densitй est supйrieure а celle de l’eau douce. Eh bien, quand vous plongez, Ned, autant de fois trente-deux pieds d’eau au-dessus de vous, autant de fois votre corps supporte une pression йgale а celle de l’atmosphиre, c’est-а-dire de kilogrammes par chaque centimиtre carrй de sa surface. Il suit de lа qu’а trois cent vingt pieds cette pression est de dix atmosphиres, de cent atmosphиres а trois mille deux cents pieds, et de mille atmosphиres а trente-deux mille pieds, soit deux lieues et demie environ. Ce qui йquivaut а dire que si vous pouviez atteindre cette profondeur dans l’Ocйan, chaque centimиtre carrй de la surface de votre corps subirait une pression de mille kilogrammes. Or, mon brave Ned, savez-vous ce que vous avez de centimиtres carrйs en surface?

 

– Je ne m’en doute pas, monsieur Aronnax.

 

– Environ dix-sept mille.

 

– Tant que cela?

 

– Et comme en rйalitй la pression atmosphйrique est un peu supйrieure au poids d’un kilogramme par centimиtre carrй, vos dix-sept mille centimиtres carrйs supportent en ce moment une pression de dix-sept mille cinq cent soixante-huit kilogrammes.

 

– Sans que je m’en aperзoive?

 

– Sans que vous vous en aperceviez. Et si vous n’кtes pas йcrasй par une telle pression, c’est que l’air pйnиtre а l’intйrieur de votre corps avec une pression йgale. De lа un йquilibre parfait entre la poussйe intйrieure et la poussйe extйrieure, qui se neutralisent, ce qui vous permet de les supporter sans peine. Mais dans l’eau, c’est autre chose.

 

– Oui, je comprends, rйpondit Ned, devenu plus attentif, parce que l’eau m’entoure et ne me pйnиtre pas.

 

– Prйcisйment, Ned. Ainsi donc, а trente-deux pieds au-dessous de la surface de la mer, vous subiriez une pression de dix-sept mille cinq cent soixante-huit kilogrammes; а trois cent vingt pieds, dix fois cette pression, soit cent soixante-quinze mille six cent quatre-vingt kilogrammes; а trois mille deux cents pieds, cent fois cette pression, soit dix-sept cent cinquante-six mille huit cent kilogrammes; а trente-deux mille pieds, enfin, mille fois cette pression, soit dix-sept millions cinq cent soixante-huit mille kilogrammes; c’est-а-dire que vous seriez aplati comme si l’on vous retirait des plateaux d’une machine hydraulique!

 

– Diable! fit Ned.

 

– Eh bien, mon digne harponneur, si des vertйbrйs, longs de plusieurs centaines de mиtres et gros а proportion, se maintiennent а de pareilles profondeurs, eux dont la surface est reprйsentйe par des millions de centimиtres carrйs, c’est par milliards de kilogrammes qu’il faut estimer la poussйe qu’ils subissent. Calculez alors quelle doit кtre la rйsistance de leur charpente osseuse et la puissance de leur organisme pour rйsister а de telles pressions!

 

– Il faut, rйpondit Ned Land, qu’ils soient fabriquйs en plaques de tфle de huit pouces, comme les frйgates cuirassйes.

 

– Comme vous dites, Ned, et songez alors aux ravages que peut produire une pareille masse lancйe avec la vitesse d’un express contre la coque d’un navire.

 

– Oui… en effet… peut-кtre, rйpondit le Canadien, йbranlй par ces chiffres, mais qui ne voulait pas se rendre.

 

– Eh bien, vous ai-je convaincu?

 

– Vous m’avez convaincu d’une chose, monsieur le naturaliste, c’est que si de tels animaux existent au fond des mers, il faut nйcessairement qu’ils soient aussi forts que vous le dites.

 

– Mais s’ils n’existent pas, entкtй harponneur, comment expliquez-vous l’accident arrivй au Scotia?

 

– C’est peut-кtre…, dit Ned hйsitant.

 

– Allez donc!

 

– Parce que… зa n’est pas vrai! » rйpondit le Canadien, en reproduisant sans le savoir une cйlиbre rйponse d’Arago.



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