А propos de cette йdition йlectronique 10 глава




 

– Et le moyen d’кtre libre? demandai-je.

 

– C’est d’employer l’appareil Rouquayrol-Denayrouze, imaginй par deux de vos compatriotes, mais que j’ai perfectionnй pour mon usage, et qui vous permettra de vous risquer dans ces nouvelles conditions physiologiques, sans que vos organes en souffrent aucunement. Il se compose d’un rйservoir en tфle йpaisse, dans lequel j’emmagasine l’air sous une pression de cinquante atmosphиres. Ce rйservoir se fixe sur le dos au moyen de bretelles, comme un sac de soldat. Sa partie supйrieure forme une boоte d’oщ l’air, maintenu par un mйcanisme а soufflet, ne peut s’йchapper qu’а sa tension normale. Dans l’appareil Rouquayrol, tel qu’il est employй, deux tuyaux en caoutchouc, partant de cette boоte, viennent aboutir а une sorte de pavillon qui emprisonne le nez et la bouche de l’opйrateur; l’un sert а l’introduction de l’air inspirй, l’autre а l’issue de l’air expirй, et la langue ferme celui-ci ou celui-lа, suivant les besoins de la respiration. Mais, moi qui affronte des pressions considйrables au fond des mers, j’ai dы enfermer ma tкte, comme celle des scaphandres, dans une sphиre de cuivre, et c’est а cette sphиre qu’aboutissent les deux tuyaux inspirateurs et expirateurs.

 

– Parfaitement, capitaine Nemo, mais l’air que vous emportez doit s’user vite, et dиs qu’il ne contient plus que quinze pour cent d’oxygиne, il devient irrespirable.

 

Sans doute, mais je vous l’ai dit, monsieur Aronnax, les pompes du Nautilus me permettent de l’emmagasiner sous une pression considйrable, et, dans ces conditions, le rйservoir de l’appareil peut fournir de l’air respirable pendant neuf ou dix heures.

 

– Je n’ai plus d’objection а faire, rйpondis-je. Je vous demanderai seulement, capitaine, comment vous pouvez йclairer votre route au fond de l’Ocйan?

 

– Avec l’appareil Ruhmkorff, monsieur Aronnax. Si le premier se porte sur le dos, le second s’attache а la ceinture. Il se compose d’une pile de Bunzen que je mets en activitй, non avec du bichromate de potasse, mais avec du sodium. Une bobine d’induction recueille l’йlectricitй produite, et la dirige vers une lanterne d’une disposition particuliиre. Dans cette lanterne se trouve un serpentin de verre qui contient seulement un rйsidu de gaz carbonique. Quand l’appareil fonctionne, ce gaz devient lumineux, en donnant une lumiиre blanchвtre et continue. Ainsi pourvu, je respire et je vois.

 

– Capitaine Nemo, а toutes mes objections vous faites de si йcrasantes rйponses que je n’ose plus douter. Cependant, si je suis bien forcй d’admettre les appareils Rouquayrol et Ruhmkorff, je demande а faire des rйserves pour le fusil dont vous voulez m’armer.

 

– Mais ce n’est point un fusil а poudre, rйpondit le capitaine.

 

– C’est donc un fusil а vent?

 

– Sans doute. Comment voulez-vous que je fabrique de la poudre а mon bord, n’ayant ni salpкtre, ni soufre ni charbon?

 

– D’ailleurs, dis-je, pour tirer sous l’eau, dans un milieu huit cent cinquante-cinq fois plus dense que l’air il faudrait vaincre une rйsistance considйrable.

 

– Ce ne serait pas une raison. Il existe certains canons, perfectionnйs aprиs Fulton par les Anglais Philippe Coles et Burley, par le Franзais Furcy, par l’Italien Landi, qui sont munis d’un systиme particulier de fermeture, et qui peuvent tirer dans ces conditions. Mais je vous le rйpиte, n’ayant pas de poudre, je l’ai remplacйe par de l’air а haute pression, que les pompes du Nautilus me fournissent abondamment.

 

– Mais cet air doit rapidement s’user.

 

– Eh bien, n’ai-je pas mon rйservoir Rouquayrol, qui peut, au besoin, m’en fournir. Il suffit pour cela d’un robinet ad hoc. D’ailleurs, monsieur Aronnax, vous verrez par vous-mкme que, pendant ces chasses sous-marines, on ne fait pas grande dйpense d’air ni de balles.

 

– Cependant, il me semble que dans cette demi-obscuritй, et au milieu de ce liquide trиs-dense par rapport а l’atmosphиre, les coups ne peuvent porter loin et sont difficilement mortels?

 

– Monsieur, avec ce fusil tous les coups sont mortels, au contraire, et dиs qu’un animal est touchй, si lйgиrement que ce soit, il tombe foudroyй.

 

– Pourquoi?

 

– Parce que ce ne sont pas des balles ordinaires que ce fusil lance, mais de petites capsules de verre, – inventйes par le chimiste autrichien Leniebroek, – et dont j’ai un approvisionnement considйrable. Ces capsules de verre, recouvertes d’une armature d’acier, et alourdies par un culot de plomb, sont de vйritables petites bouteilles de Leyde, dans lesquelles l’йlectricitй est forcйe а une trиs-haute tension. Au plus lйger choc, elles se dйchargent, et l’animal, si puissant qu’il soit, tombe mort. J’ajouterai que ces capsules ne sont pas plus grosses que du numйro quatre, et que la charge d’un fusil ordinaire pourrait en contenir dix.

 

– Je ne discute plus, rйpondis-je en me levant de table, et je n’ai plus qu’а prendre mon fusil. D’ailleurs, ou vous irez, j’irai. »

 

Le capitaine Nemo me conduisit vers l’arriиre du Nautilus, et, en passant devant la cabine de Ned et de Conseil, j’appelai mes deux compagnons qui nous suivirent aussitфt.

 

Puis, nous arrivвmes а une cellule situйe en abord prиs de la chambre des machines, et dans laquelle nous devions revкtir nos vкtements de promenade.

 

XVI

PROMENADE EN PLAINE

 

Cette cellule йtait, а proprement parler, l’arsenal et le vestiaire du Nautilus. Une douzaine d’appareils de scaphandres, suspendus а la paroi, attendaient les promeneurs.

 

Ned Land, en les voyant, manifesta une rйpugnance йvidente а s’en revкtir.

 

«Mais, mon brave Ned, lui dis-je, les forкts de l’оle de Crespo ne sont que des forкts sous-marines!

 

– Bon! fit le harponneur dйsappointй, qui voyait s’йvanouir ses rкves de viande fraоche. Et vous, monsieur Aronnax, vous allez vous introduire dans ces habits-lа?

 

– Il le faut bien, maоtre Ned.

 

– Libre а vous, monsieur, rйpondit le harponneur, haussant les йpaules, mais quant а moi, а moins qu’on ne m’y force, je n’entrerai jamais lа-dedans.

 

– On ne vous forcera pas, maоtre Ned, dit le capitaine Nemo.

 

– Et Conseil va se risquer? demanda Ned.

 

– Je suis monsieur partout oщ va monsieur », rйpondit Conseil.

 

Sur un appel du capitaine, deux hommes de l’йquipage vinrent nous aider а revкtir ces lourds vкtements impermйables, faits en caoutchouc sans couture, et prйparйs de maniиre а supporter des pressions considйrables. On eыt dit une armure а la fois souple et rйsistante. Ces vкtements formaient pantalon et veste. Le pantalon se terminait par d’йpaisses chaussures, garnies de lourdes semelles de plomb. Le tissu de la veste йtait maintenu par des lamelles de cuivre qui cuirassaient la poitrine, la dйfendaient contre la poussйe des eaux, et laissaient les poumons fonctionner librement; ses manches finissaient en forme de gants assouplis, qui ne contrariaient aucunement les mouvements de la main.

 

Il y avait loin, on le voit, de ces scaphandres perfectionnйs aux vкtements informes, tels que les cuirasses de liиge, les soubrevestes, les habits de mer, les coffres, etc., qui furent inventйs et prфnйs dans le XVIIIe siиcle.

 

Le capitaine Nemo, un de ses compagnons, – sorte d’Hercule, qui devait кtre d’une force prodigieuse, –, Conseil et moi, nous eыmes bientфt revкtu ces habits de scaphandres. Il ne s’agissait plus que d’emboоter notre tкte dans sa sphиre mйtallique. Mais, avant de procйder а cette opйration, je demandai au capitaine la permission d’examiner les fusils qui nous йtaient destinйs.

 

L’un des hommes du Nautilus me prйsenta un fusil simple dont la crosse, faite en tфle d’acier et creuse а l’intйrieur, йtait d’assez grande dimension. Elle servait de rйservoir а l’air comprimй, qu’une soupape, manœuvrйe par une gвchette, laissait йchapper dans le tube de mйtal. Une boоte а projectiles, йvidйe dans l’йpaisseur de la crosse, renfermait une vingtaine de balles йlectriques, qui, au moyen d’un ressort, se plaзaient automatiquement dans le canon du fusil. Dиs qu’un coup йtait tirй, l’autre йtait prкt а partir.

 

«Capitaine Nemo, dis-je, cette arme est parfaite et d’un maniement facile. Je ne demande plus qu’а l’essayer. Mais comment allons-nous gagner le fond de la mer?

 

– En ce moment, monsieur le professeur, le Nautilus est йchouй par dix mиtres d’eau, et nous n’avons plus qu’а partir.

 

– Mais comment sortirons-nous?

 

– Vous l’allez voir. »

 

Le capitaine Nemo introduisit sa tкte dans la calotte sphйrique. Conseil et moi, nous en fоmes autant, non sans avoir entendu le Canadien nous lancer un «bonne chasse » ironique. Le haut de notre vкtement йtait terminй par un collet de cuivre taraudй, sur lequel se vissait ce casque de mйtal. Trois trous, protйgйs par des verres йpais, permettaient de voir suivant toutes les directions, rien qu’en tournant la tкte а l’intйrieur de cette sphиre. Dиs qu’elle fut en place, les appareils Rouquayrol, placйs sur notre dos, commencиrent а fonctionner, et, pour mon compte, je respirai а l’aise.

 

La lampe Ruhmkorff suspendue а ma ceinture, le fusil а la main, j’йtais prкt а partir. Mais, pour кtre franc, emprisonnй dans ces lourds vкtements et clouй au tillac par mes semelles de plomb, il m’eыt йtй impossible de faire un pas.

 

Mais ce cas йtait prйvu, car je sentis que l’on me poussait dans une petite chambre contiguл au vestiaire. Mes compagnons, йgalement remorquйs, me suivaient. J’entendis une porte, munie d’obturateurs, se refermer sur nous, et une profonde obscuritй nous enveloppa.

 

Aprиs quelques minutes, un vif sifflement parvint а mon oreille. Je sentis une certaine impression de froid monter de mes pieds а ma poitrine. Йvidemment, de l’intйrieur du bateau on avait, par un robinet, donnй entrйe а l’eau extйrieure qui nous envahissait, et dont cette chambre fut bientфt remplie. Une seconde porte, percйe dans le flanc du Nautilus, s’ouvrit alors. Un demi-jour nous йclaira. Un instant aprиs, nos pieds foulaient le fond de la mer.

 


J’йtais prкt а partir.

 

Et maintenant, comment pourrais-je retracer les impressions que m’a laissйes cette promenade sous les eaux? Les mots sont impuissants а raconter de telles merveilles! Quand le pinceau lui-mкme est inhabile а rendre les effets particuliers а l’йlйment liquide, comment la plume saurait-elle les reproduire?

 

Le capitaine Nemo marchait en avant, et son compagnon nous suivait а quelques pas en arriиre. Conseil et moi, nous restions l’un prиs de l’autre, comme si un йchange de paroles eыt йtй possible а travers nos carapaces mйtalliques. Je ne sentais dйjа plus la lourdeur de mes vкtements, de mes chaussures, de mon rйservoir d’air, ni le poids de cette йpaisse sphиre, au milieu de laquelle ma tкte ballottait comme une amande dans sa coquille. Tous ces objets, plongйs dans l’eau, perdaient une partie de leur poids йgale а celui du liquide dйplacй, et je me trouvais trиs-bien de cette loi physique reconnue par Archimиde. Je n’йtais plus une masse inerte, et j’avais une libertй de mouvement relativement grande.

 

La lumiиre, qui йclairait le sol jusqu’а trente pieds au-dessous de la surface de l’Ocйan, m’йtonna par sa puissance. Les rayons solaires traversaient aisйment cette masse aqueuse et en dissipaient la coloration. Je distinguais nettement les objets а une distance de cent mиtres. Au-delа, les fonds se nuanзaient des fines dйgradations de l’outremer, puis ils bleuissaient dans les lointains, et s’effaзaient au milieu d’une vague obscuritй. Vйritablement, cette eau qui m’entourait n’йtait qu’une sorte d’air, plus dense que l’atmosphиre terrestre, mais presque aussi diaphane. Au-dessus de moi, j’apercevais la calme surface de la mer.

 

Nous marchions sur un sable fin, uni, non ridй comme celui des plages qui conserve l’empreinte de la houle. Ce tapis йblouissant, vйritable rйflecteur, repoussait les rayons du soleil avec une surprenante intensitй. De lа, cette immense rйverbйration qui pйnйtrait toutes les molйcules liquides. Serai-je cru si j’affirme, qu’а cette profondeur de trente pieds, j’y voyais comme en plein jour?

 


Paysage sous-marin de l’оle Crespo.

 

Pendant un quart d’heure, je foulai ce sable ardent, semй d’une impalpable poussiиre de coquillages. La coque du Nautilus, dessinйe comme un long йcueil, disparaissait peu а peu, mais son fanal, lorsque la nuit se serait faite au milieu des eaux, devait faciliter notre retour а bord, en projetant ses rayons avec une nettetй parfaite. Effet difficile а comprendre pour qui n’a vu que sur terre ces nappes blanchвtres si vivement accusйes. Lа, la poussiиre dont l’air est saturй leur donne l’apparence d’un brouillard lumineux; mais sur mer, comme sous mer, ces traits йlectriques se transmettent avec une incomparable puretй.

 

Cependant, nous allions toujours, et la vaste plaine de sable semblait кtre sans bornes. J’йcartais de la main les rideaux liquides qui se refermaient derriиre moi, et la trace de mes pas s’effaзait soudain sous la pression de l’eau.

 

Bientфt, quelques formes d’objets, а peine estompйes dans l’йloignement, se dessinиrent а mes yeux. Je reconnus de magnifiques premiers plans de rochers, tapissйs de zoophytes du plus bel йchantillon, et je fus tout d’abord frappй d’un effet spйcial а ce milieu.

 

Il йtait alors dix heures du matin. Les rayons du soleil frappaient la surface des flots sous un angle assez oblique, et au contact de leur lumiиre dйcomposйe par la rйfraction comme а travers un prisme, fleurs, rochers, plantules, coquillages, polypes, se nuanзaient sur leurs bords des sept couleurs du spectre solaire. C’йtait une merveille, une fкte des yeux, que cet enchevкtrement de tons colorйs, une vйritable kalйidoscopie de vert, de jaune, d’orange, de violet, d’indigo, de bleu, en un mot, toute la palette d’un coloriste enragй! Que ne pouvais-je communiquer а Conseil les vives sensations qui me montaient au cerveau, et rivaliser avec lui d’interjections admiratives! Que ne savais-je, comme le capitaine Nemo et son compagnon, йchanger mes pensйes au moyen de signes convenus! Aussi, faute de mieux, je me parlais а moi-mкme, je criais dans la boоte de cuivre qui coiffait ma tкte, dйpensant peut-кtre en vaines paroles plus d’air qu’il ne convenait.

 

Devant ce splendide spectacle, Conseil s’йtait arrкtй comme moi. Йvidemment, le digne garзon, en prйsence de ces йchantillons de zoophytes et de mollusques, classait, classait toujours. Polypes et йchinodermes abondaient sur le sol. Les isis variйes, les cornulaires qui vivent isolйment, des touffes d’oculines vierges, dйsignйes autrefois sous le nom de «corail blanc », les fongies hйrissйes en forme de champignons, les anйmones adhйrant par leur disque musculaire, figuraient un parterre de fleurs, йmaillй de porpites parйes de leur collerette de tentacules azurйs, d’йtoiles de mer qui constellaient le sable, et d’astйrophytons verruqueux, fines dentelles brodйes par la main des naпades, dont les festons se balanзaient aux faibles ondulations provoquйes par notre marche. C’йtait un vйritable chagrin pour moi d’йcraser sous mes pas les brillants spйcimens de mollusques qui jonchaient le sol par milliers, les peignes concentriques, les marteaux, les donaces, vйritables coquilles bondissantes, les troques, les casques rouges, les strombes aile-d’ange, les aphysies, et tant d’autres produits de cet inйpuisable Ocйan. Mais il fallait marcher, et nous allions en avant, pendant que voguaient au-dessus de nos tкtes des troupes de physalies, laissant leurs tentacules d’outre-mer flotter а la traоne, des mйduses dont l’ombrelle opaline ou rose tendre, festonnйe d’un liston d’azur, nous abritait des rayons solaires, et des pйlagies panopyres, qui, dans l’obscuritй, eussent semй notre chemin de lueurs phosphorescentes!

 

Toutes ces merveilles, je les entrevis dans l’espace d’un quart de mille, m’arrкtant а peine, et suivant le capitaine Nemo, qui me rappelait d’un geste. Bientфt, la nature du sol se modifia. А la plaine de sable succйda une couche de vase visqueuse que les Amйricains nomment «oaze », uniquement composйe de coquilies siliceuses ou calcaires. Puis, nous parcourыmes une prairie d’algues, plantes pйlagiennes que les eaux n’avaient pas encore arrachйes, et dont la vйgйtation йtait fougueuse. Ces pelouses а tissu serrй, douces au pied, eussent rivalisй avec les plus moelleux tapis tissйs par la main des hommes. Mais, en mкme temps que la verdure s’йtalait sous nos pas, elle n’abandonnait pas nos tкtes. Un lйger berceau de plantes marines, classйes dans cette exubйrante famille des algues, dont on connaоt plus de deux mille espиces, se croisait а la surface des eaux. Je voyais flotter de longs rubans de fucus, les uns globuleux, les autres tubulйs, des laurencies, des cladostиphes, au feuillage si dйliй, des rhodymиnes palmйs, semblables а des йventails de cactus. J’observai que les plantes vertes se maintenaient plus prиs de la surface de la mer, tandis que les rouges occupaient une profondeur moyenne, laissant aux hydrophytes noires ou brunes le soin de former les jardins et les parterres des couches reculйes de l’Ocйan.

 

Ces algues sont vйritablement un prodige de la crйation, une des merveilles de la flore universelle. Cette famille produit а la fois les plus petits et les plus grands vйgйtaux du globe. Car de mкme qu’on a comptй quarante mille de ces imperceptibles plantules dans un espace de cinq millimиtres carrйs, de mкme on a recueilli des fucus dont la longueur dйpassait cinq cents mиtres.

 

Nous avions quittй le Nautilus depuis une heure et demie environ. Il йtait prиs de midi. Je m’en aperзus а la perpendicularitй des rayons solaires qui ne se rйfractaient plus. La magie des couleurs disparut peu а peu, et les nuances de l’йmeraude et du saphir s’effacиrent de notre firmament. Nous marchions d’un pas rйgulier qui rйsonnait sur le sol avec une intensitй йtonnante. Les moindres bruits se transmettaient avec une vitesse а laquelle l’oreille n’est pas habituйe sur la terre. En effet, l’eau est pour le son un meilleur vйhicule que l’air, et il s’y propage avec une rapiditй quadruple.

 

En ce moment, le sol s’abaissa par une pente prononcйe. La lumiиre prit une teinte uniforme. Nous atteignоmes une profondeur de cent mиtres, subissant alors une pression de dix atmosphиres. Mais mon vкtement de scaphandre йtait йtabli dans des conditions telles que je ne souffrais aucunement de cette pression. Je sentais seulement une certaine gкne aux articulations des doigts, et encore ce malaise ne tarda-t-il pas а disparaоtre. Quant а la fatigue que devait amener cette promenade de deux heures sous un harnachement dont j’avais si peu l’habitude, elle йtait nulle. Mes mouvements, aidйs par l’eau, se produisaient avec une surprenante facilitй.

 

Arrivй а cette profondeur de trois cents pieds, je percevais encore les rayons du soleil, mais faiblement. А leur йclat intense avait succйdй un crйpuscule rougeвtre, moyen terme entre le jour et la nuit. Cependant, nous voyions suffisamment а nous conduire, et il n’йtait pas encore nйcessaire de mettre les appareils Ruhmkorff en activitй.

 

En ce moment, le capitaine Nemo s’arrкta. Il attendit que je l’eusse rejoint, et du doigt, il me montra quelques masses obscures qui s’accusaient dans l’ombre а une petite distance.

 

«C’est la forкt de l’оle Crespo », pensai-je, et je ne me trompais pas.

 

XVII

UNE FФRET SOUS-MARINE

 

Nous йtions enfin arrivйs а la lisiиre de cette forкt, sans doute l’une des plus belles de l’immense domaine du capitaine Nemo. Il la considйrait comme йtant sienne, et s’attribuait sur elle les mкmes droits qu’avaient les premiers hommes aux premiers jours du monde. D’ailleurs, qui lui eыt disputй la possession de cette propriйtй sous-marine? Quel autre pionnier plus hardi serait venu, la hache а la main, en dйfricher les sombres taillis?

 

Cette forкt se composait de grandes plantes arborescentes, et, dиs que nous eыmes pйnйtrй sous ses vastes arceaux, mes regards furent tout d’abord frappйs d’une singuliиre disposition de leurs ramures – disposition que je n’avais pas encore observйe jusqu’alors.

 

Aucune des herbes qui tapissaient le sol, aucune des branches qui hйrissaient les arbrisseaux, ne rampait, ni ne se courbait, ni ne s’йtendait dans un plan horizontal. Toutes montaient vers la surface de l’Ocйan. Pas de filaments, pas de rubans, si minces qu’ils fussent, qui ne se tinssent droit comme des tiges de fer. Les fucus et les lianes se dйveloppaient suivant une ligne rigide et perpendiculaire, commandйe par la densitй de l’йlйment qui les avait produits. Immobiles, d’ailleurs, lorsque je les йcartais de la main, ces plantes reprenaient aussitфt leur position premiиre. C’йtait ici le rиgne de la verticalitй.

 

Bientфt, je m’habituai а cette disposition bizarre, ainsi qu’а l’obscuritй relative qui nous enveloppait. Le sol de la forкt йtait semй de blocs aigus, difficiles а йviter. La flore sous-marine m’y parut кtre assez complиte, plus riche mкme qu’elle ne l’eыt йtй sous les zones arctiques ou tropicales, oщ ses produits sont moins nombreux. Mais, pendant quelques minutes, je confondis involontairement les rиgnes entre eux, prenant des zoophytes pour des hydrophytes, des animaux pour des plantes. Et qui ne s’y fыt pas trompй? La faune et la flore se touchent de si prиs dans ce monde sous-marin!

 

J’observai que toutes ces productions du rиgne vйgйtal ne tenaient au sol que par un empвtement superficiel. Dйpourvues de racines, indiffйrentes au corps solide, sable, coquillage, test ou galet, qui les supporte, elles ne lui demandent qu’un point d’appui, non la vitalitй. Ces plantes ne procиdent que d’elles-mкmes, et le principe de leur existence est dans cette eau qui les soutient, qui les nourrit. La plupart, au lieu de feuilles, poussaient des lamelles de formes capricieuses, circonscrites dans une gamme restreinte de couleurs, qui ne comprenait que le rose, le carmin, le vert, l’olivвtre, le fauve et le brun. Je revis lа, mais non plus dessйchйes comme les йchantillons du Nautilus, des padines-paons, dйployйes en йventails qui semblaient solliciter la brise, des cйramies йcarlates, des laminaires allongeant leurs jeunes pousses comestibles, des nйrйocystйes filiformes et fluxueuses, qui s’йpanouissaient а une hauteur de quinze mиtres, des bouquets s’acйtabules, dont les tiges grandissent par le sommet, et nombre d’autres plantes pйlagiennes, toutes dйpourvues de fleurs. «Curieuse anomalie, bizarre йlйment, a dit un spirituel naturaliste, oщ le rиgne animal fleurit, et oщ le rиgne vйgйtal ne fleurit pas! »

 

Entre ces divers arbrisseaux, grands comme les arbres des zones tempйrйes, et sous leur ombre humide, se massaient de vйritables buissons а fleurs vivantes, des haies de zoophytes, sur lesquels s’йpanouissaient des mйandrines zйbrйes de sillons tortueux, des cariophylles jaunвtres а tentacules diaphanes, des touffes gazonnantes de zoanthaires, et pour complйter l’illusion, –, les poissons-mouches volaient de branches en branches, comme un essaim de colibris, tandis que de jaunes lйpisacanthes, а la mвchoire hйrissйe, aux йcailles aiguлs, des dactyloptиres et des monocentres, se levaient sous nos pas, semblables а une troupe de bйcassines.

 

Vers une heure, le capitaine Nemo donna le signal de la halte. J’en fus assez satisfait pour mon compte, et nous nous йtendоmes sous un berceau d’alariйes, dont les longues laniиres amincies se dressaient comme des flиches.

 

Cet instant de repos me parut dйlicieux. Il ne nous manquait que le charme de la conversation. Mais impossible de parler, impossible de rйpondre. J’approchai seulement ma grosse tкte de cuivre de la tкte de Conseil. Je vis les yeux de ce brave garзon briller de contentement, et en signe de satisfaction, il s’agita dans sa carapace de l’air le plus comique du monde.

 

Aprиs quatre heures de cette promenade, je fus trиs-йtonnй de ne pas ressentir un violent besoin de manger. А quoi tenait cette disposition de l’estomac, je ne saurais le dire. Mais, en revanche, j’йprouvais une insurmontable envie de dormir, ainsi qu’il arrive а tous les plongeurs. Aussi mes yeux se fermиrent-ils bientфt derriиre leur йpaisse vitre, et je tombai dans une invincible somnolence, que le mouvement de la marche avait seul pu combattre jusqu’alors. Le capitaine Nemo et son robuste compagnon, йtendus dans ce limpide cristal, nous donnaient l’exemple du sommeil.

 

Combien de temps restai-je ainsi plongй dans cet assoupissement, je ne pus l’йvaluer; mais lorsque je me rйveillai, il me sembla que le soleil s’abaissait vers l’horizon. Le capitaine Nemo s’йtait dйjа relevй, et je commenзais а me dйtirer les membres, quand une apparition inattendue me remit brusquement sur les pieds.

 


Une monstrueuse araignйe de mer.

 

А quelques pas, une monstrueuse araignйe de mer, haute d’un mиtre, me regardait de ses yeux louches, prкte а s’йlancer sur moi. Quoique mon habit de scaphandre fыt assez йpais pour me dйfendre contre les morsures de cet animal, je ne pus retenir un mouvement d’horreur. Conseil et le matelot du Nautilus s’йveillиrent en ce moment. Le capitaine Nemo montra а son compagnon le hideux crustacй, qu’un coup de crosse abattit aussitфt, et je vis les horribles pattes du monstre se tordre dans des convulsions terribles.

 

Cette rencontre me fit penser que d’autres animaux, plus redoutables, devaient hanter ces fonds obscurs, et que mon scaphandre ne me protйgerait pas contre leurs attaques. Je n’y avais pas songй jusqu’alors, et je rйsolus de me tenir sur mes gardes. Je supposais, d’ailleurs, que cette halte marquait le terme de notre promenade; mais je me trompais, et, au lieu de retourner au Nautilus, le capitaine Nemo continua son audacieuse excursion.

 

Le sol se dйprimait toujours, et sa pente, s’accusant davantage, nous conduisit а de plus grandes profondeurs. Il devait кtre а peu prиs trois heures, quand nous atteignоmes une йtroite vallйe, creusйe entre de hautes parois а pic, et situйe par cent cinquante mиtres de fond. Grвce а la perfection de nos appareils, nous dйpassions ainsi de quatre-vingt-dix mиtres la limite que la nature semblait avoir imposйe jusqu’ici aux excursions sous-marines de l’homme.

 

Je dis cent cinquante mиtres, bien qu’aucun instrument ne me permоt d’йvaluer cette distance. Mais je savais que, mкme dans les mers les plus limpides, les rayons solaires ne pouvaient pйnйtrer plus avant. Or, prйcisйment, l’obscuritй devint profonde. Aucun objet n’йtait visible а dix pas. Je marchais donc en tвtonnant, quand je vis briller subitement une lumiиre blanche assez vive. Le capitaine Nemo venait de mettre son appareil йlectrique en activitй. Son compagnon l’imita. Conseil et moi nous suivоmes leur exemple. J’йtablis, en tournant une vis, la communication entre la bobine et le serpentin de verre, et la mer, йclairйe par nos quatre lanternes, s’illumina dans un rayon de vingt-cinq mиtres.



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