Le jour oщ je dйveloppai cette thйorie devant le capitaine Nemo, il me rйpondit froidement:
«Ce ne sont pas de nouveaux continents qu’il faut а la terre, mais de nouveaux hommes! »
Les hasards de sa navigation avaient prйcisйment conduit le Nautilus vers l’оle Clermont-Tonnerre, l’une des plus curieuses du groupe, qui fut dйcouvert en 1822, par le capitaine Bell, de la Minerve. Je pus alors йtudier ce systиme madrйporique auquel sont dues les оles de cet Ocйan.
Les madrйpores, qu’il faut se garder de confondre avec les coraux, ont un tissu revкtu d’un encroыtement calcaire, et les modifications de sa structure ont amenй M. Milne-Edwards, mon illustre maоtre, а les classer en cinq sections. Les petits animalcules qui sйcrиtent ce polypier vivent par milliards au fond de leurs cellules. Ce sont leurs dйpфts calcaires qui deviennent rochers, rйcifs, оlots, оles. Ici, ils forment un anneau circulaire, entourant un lagon ou un petit lac intйrieur, que des brиches mettent en communication avec la mer. Lа, ils figurent des barriиres de rйcifs semblables а celles qui existent sur les cфtes de la Nouvelle-Calйdonie et de diverses оles des Pomotou. En d’autres endroits, comme а la Rйunion et а Maurice, ils йlиvent des rйcifs frangйs, hautes murailles droites, prиs desquelles les profondeurs de l’Ocйan sont considйrables.
En prolongeant а quelques encablures seulement les accores de l’оle Clermont-Tonnerre, j’admirai l’ouvrage gigantesque, accompli par ces travailleurs microscopiques. Ces murailles йtaient spйcialement l’œuvre des madrйporaires dйsignйs par les noms de millepores, de porites, d’astrйes et de mйandrines. Ces polypes se dйveloppent particuliиrement dans les couches agitйes de la surface de la mer, et par consйquent, c’est par leur partie supйrieure qu’ils commencent ces substructions, lesquelles s’enfoncent peu а peu avec les dйbris de sйcrйtions qui les supportent. Telle est, du moins, la thйorie de M. Darwin, qui explique ainsi la formation des atolls, – thйorie supйrieure, selon moi, а celle qui donne pour base aux travaux madrйporiques des sommets de montagnes ou de volcans, immergйs а quelques pieds au-dessous du niveau de la mer.
Je pus observer de trиs-prиs ces curieuses murailles, car, а leur aplomb, la sonde accusait plus de trois cents mиtres de profondeur, et nos nappes йlectriques faisaient йtinceler ce brillant calcaire.
Rйpondant а une question que me posa Conseil, sur la durйe d’accroissement de ces barriиres colossales, je l’йtonnai beaucoup en lui disant que les savants portaient cet accroissement а un huitiиme de pouce par siиcle.
«Donc, pour йlever ces murailles, me dit-il, il a fallu?…
– Cent quatre-vingt-douze mille ans, mon brave Conseil, ce qui allonge singuliиrement les jours bibliques. D’ailleurs, la formation de la houille, c’est-а-dire la minйralisation des forкts enlisйes par les dйluges, a exigй un temps beaucoup plus considйrable. Mais j’ajouterai que les jours de la Bible ne sont que des йpoques et non l’intervalle qui s’йcoule entre deux levers de soleil, car, d’aprиs la Bible elle-mкme, le soleil ne date pas du premier jour de la crйation. »
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Lorsque le Nautilus revint а la surface de l’Ocйan, je pus embrasser dans tout son dйveloppement cette оle de Clermont-Tonnerre, basse et boisйe. Ses roches madrйporiques furent йvidemment fertilisйes par les trombes et les tempкtes. Un jour, quelque graine, enlevйe par l’ouragan aux terres voisines, tomba sur les couches calcaires, mкlйes des dйtritus dйcomposйs de poissons et de plantes marines qui formиrent l’humus vйgйtal. Une noix de coco, poussйe par les lames, arriva sur cette cфte nouvelle. Le germe prit racine. L’arbre, grandissant, arrкta la vapeur d’eau. Le ruisseau naquit. La vйgйtation gagna peu а peu. Quelques animalcules, des vers, des insectes, abordиrent sur des troncs arrachйs aux оles du vent. Les tortues vinrent pondre leurs œufs. Les oiseaux nichиrent dans les jeunes arbres. De cette faзon, la vie animale se dйveloppa, et, attirй par la verdure et la fertilitй, l’homme apparut. Ainsi se formиrent ces оles, œuvres immenses d’animaux microscopiques.
Vers le soir, Clermont-Tonnerre se fondit dans l’йloignement, et la route du Nautilus se modifia d’une maniиre sensible. Aprиs avoir touchй le tropique du Capricorne par le cent trente-cinquiиme degrй de longitude, il se dirigea vers l’ouest-nord-ouest, remontant toute la zone intertropicale. Quoique le soleil de l’йtй fыt prodigue de ses rayons, nous ne souffrions aucunement de la chaleur, car а trente ou quarante mиtres au-dessous de l’eau, la tempйrature ne s’йlevait pas au-dessus de dix а douze degrйs.
Le 15 dйcembre, nous laissions dans l’est le sйduisant archipel de la Sociйtй, et la gracieuse Taiti, la reine du Pacifique, J’aperзus le matin, quelques milles sous le vent, les sommets йlevйs de cette оle. Ses eaux fournirent aux tables du bord d’excellents poissons, des maquereaux, des bonites, des albicores, et des variйtйs d’un serpent de mer nommй munйrophis.
Le Nautilus avait franchi huit mille cent milles. Neuf mille sept cent vingt milles йtaient relevйs au loch, lorsqu’il passa entre l’archipel de Tonga-Tabou, oщ pйrirent les йquipages de l’ Argo, du Port-au-Prince et du Duke-of-Portland, et l’archipel des Navigateurs, oщ fut tuй le capitaine de Langle, l’ami de La Pйrouse. Puis, il eut connaissance de l’archipel Viti, oщ les sauvages massacrиrent les matelots de l’ Union et le capitaine Bureau, de Nantes, commandant l’ Aimable-Josephine.
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Cet archipel qui se prolonge sur une йtendue de cent lieues du nord au sud, et sur quatre-vingt-dix lieues de l’est а l’ouest, est compris entre 6° et 2° de latitude sud, et 174° et 179° de longitude ouest. Il se compose d’un certain nombre d’оles, d’оlots et d’йcueils, parmi lesquels on remarque les оles de Viti-Levou, de Vanoua-Levou et de Kandubon.
Ce fut Tasman qui dйcouvrit ce groupe en 1643, l’annйe mкme oщ Toricelli inventait le baromиtre, et oщ Louis XIV montait sur le trфne. Je laisse а penser lequel de ces faits fut le plus utile а l’humanitй. Vinrent ensuite Cook en 1714, d’Entrecasteaux en 1793, et enfin Dumont-d’Urville, en 1827, dйbrouilla tout le chaos gйographique de cet archipel. Le Nautilus s’approcha de la baie de Wailea, thйвtre des terribles aventures de ce capitaine Dillon, qui, le premier, йclaira le mystиre du naufrage de La Pйrouse.
Cette baie, draguйe а plusieurs reprises, fournit abondamment des huоtres excellentes. Nous en mangeвmes immodйrйment, aprиs les avoir ouvertes sur notre table mкme, suivant le prйcepte de Sйnиque. Ces mollusques appartenaient а l’espиce connue sous le nom d’ ostrea lamellosa, qui est trиs-commune en Corse. Ce banc de Wailea devait кtre considйrable, et certainement, sans des causes multiples de destruction, ces agglomйrations finiraient par combler les baies, puisque l’on compte jusqu’а deux millions d’œufs dans un seul individu.
Et si maоtre Ned Land n’eut pas а se repentir de sa gloutonnerie en cette circonstance, c’est que l’huоtre est le seul mets qui ne provoque jamais d’indigestion. En effet, il ne faut pas moins de seize douzaines de ces mollusques acйphales pour fournir les trois cent quinze grammes de substance azotйe, nйcessaires а la nourriture quotidienne d’un seul homme.
Le 25 dйcembre, le Nautilus naviguait au milieu de l’archipel des Nouvelles-Hйbrides, que Quiros dйcouvrit en 1606, que Bougainville explora en 1768, et auquel Cook donna son nom actuel en 1773. Ce groupe se compose principalement de neuf grandes оles, et forme une bande de cent vingt lieues du nord-nord-ouest au sud-sud-est, comprise entre 15° et 2° de latitude sud, et entre 164° et 168° de longitude. Nous passвmes assez prиs de l’оle d’Aurou, qui, au moment des observations de midi, m’apparut comme une masse de bois verts, dominйe par un pic d’une grande hauteur.
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Ce jour-lа, c’йtait Noлl, et Ned Land me sembla regretter vivement la cйlйbration du «Christmas », la vйritable fкte de la famille, dont les protestants sont fanatiques.
Je n’avais pas aperзu le capitaine Nemo depuis une huitaine de jours, quand le 27, au matin, il entra dans le grand salon, ayant toujours l’air d’un homme qui vous a quittй depuis cinq minutes. J’йtais occupй а reconnaоtre sur le planisphиre la route du Nautilus. Le capitaine s’approcha, posa un doigt sur un point de la carte, et prononзa ce seul mot:
«Vanikoro. »
Ce nom fut magique. C’йtait le nom des оlots sur lesquels vinrent se perdre les vaisseaux de La Pйrouse. Je me relevai subitement.
«Le Nautilus nous porte а Vanikoro? demandai-je.
– Oui, monsieur le professeur, rйpondit le capitaine.
– Et je pourrai visiter ces оles cйlиbres oщ se brisиrent la Boussole et l’ Astrolabe?
– Si cela vous plaоt, monsieur le professeur.
– Quand serons-nous а Vanikoro?
– Nous y sommes, monsieur le professeur. »
Suivi du capitaine Nemo, je montais sur la plate-forme, et de lа, mes regards parcoururent avidement l’horizon.
Dans le nord-est йmergeaient deux оles volcaniques d’inйgale grandeur, entourйes d’un rйcif de coraux qui mesurait quarante milles de circuit. Nous йtions en prйsence de l’оle de Vanikoro proprement dite, а laquelle Dumont d’Urville imposa le nom d’оle de la Recherche, et prйcisйment devant le petit havre de Vanou, situй par 16°4’ de latitude sud, et 164°32’ de longitude est. Les terres semblaient recouvertes de verdure depuis la plage jusqu’aux sommets de l’intйrieur, que dominait le mont Kapogo, haut de quatre cent soixante-seize toises.
Le Nautilus, aprиs avoir franchi la ceinture extйrieure de roches par une йtroite passe, se trouva en dedans des brisants, oщ la mer avait une profondeur de trente а quarante brasses. Sous le verdoyant ombrage des palйtuviers, j’aperзus quelques sauvages qui montrиrent une extrкme surprise а notre approche. Dans ce long corps noirвtre, s’avanзant а fleur d’eau, ne voyaient-ils pas quelque cйtacй formidable dont ils devaient se dйfier?
En ce moment, le capitaine Nemo me demanda ce que je savais du naufrage de La Pйrouse.
«Ce que tout le monde en sait, capitaine, lui rйpondis-je.
– Et pourriez-vous m’apprendre ce que tout le monde en sait? me demanda-t-il d’un ton un peu ironique.
– Trиs-facilement. »
Je lui racontai ce que les derniers travaux de Dumont-d’Urville avaient fait connaоtre, travaux dont voici le rйsumй trиs-succinct.
L’оle de Vankoro.
La Pйrouse et son second, le capitaine de Langle, furent envoyйs par Louis XVI, en 1785, pour accomplir un voyage de circumnavigation. Ils montaient les corvettes la Boussole et l’ Astrolabe, qui ne reparurent plus.
En 1791, le gouvernement franзais, justement inquiet du sort des deux corvettes, arma deux grandes flыtes, la Recherche et l’ Espйrance, qui quittиrent Brest, le 28 septembre, sous les ordres de Bruni d’Entrecasteaux. Deux mois aprиs, on apprenait par la dйposition d’un certain Bowen, commandant l’ Albermale, que des dйbris de navires naufragйs avaient йtй vus sur les cфtes de la Nouvelle-Gйorgie. Mais d’Entrecasteaux, ignorant cette communication, – assez incertaine, d’ailleurs, – se dirigea vers les оles de l’Amirautй, dйsignйes dans un rapport du capitaine Hunter comme йtant le lieu du naufrage de La Pйrouse.
Ses recherches furent vaines. L’ Espйrance et la Recherche passиrent mкme devant Vanikoro sans s’y arrкter, et, en somme, ce voyage fut trиs-malheureux, car il coыta la vie а d’Entrecasteaux, а deux de ses seconds et а plusieurs marins de son йquipage.
Ce fut un vieux routier du Pacifique, le capitaine Dillon, qui, le premier, retrouva des traces indiscutables des naufragйs. Le 15 mai 1824, son navire, le Saint-Patrick, passa prиs de l’оle de Tikopia, l’une des Nouvelles-Hйbrides. Lа, un lascar, l’ayant accostй dans une pirogue, lui vendit une poignйe d’йpйe en argent qui portait l’empreinte de caractиres gravйs au burin. Ce lascar prйtendait, en outre, que, six ans auparavant, pendant un sйjour а Vanikoro, il avait vu deux Europйens qui appartenaient а des navires йchouйs depuis de longues annйes sur les rйcifs de l’оle.
Dillon devina qu’il s’agissait des navires de La Pйrouse, dont la disparition avait йmu le monde entier. Il voulut gagner Vanikoro, oщ, suivant le lascar, se trouvaient de nombreux dйbris du naufrage; mais les vents et les courants l’en empкchиrent.
Dillon revint а Calcutta. Lа, il sut intйresser а sa dйcouverte la Sociйtй Asiatique et la Compagnie des Indes. Un navire, auquel on donna le nom de la Recherche, fut mis а sa disposition, et il partit, le 23 janvier 1827, accompagnй d’un agent franзais.
La Recherche, aprиs avoir relвchй sur plusieurs points du Pacifique, mouilla devant Vanikoro, le 7 juillet 1827, dans ce mкme havre de Vanou, oщ le Nautilus flottait en ce moment.
Lа, il recueillit de nombreux restes du naufrage, des ustensiles de fer, des ancres, des estropes de poulies, des pierriers, un boulet de dix-huit, des dйbris d’instruments d’astronomie, un morceau de couronnement, et une cloche en bronze portant cette inscription: «Bazin m’a fait », marque de la fonderie de l’Arsenal de Brest vers 1785. Le doute n’йtait donc plus possible.
Dillon, complйtant ses renseignements, resta sur le lieu du sinistre jusqu’au mois d’octobre. Puis, il quitta Vanikoro, se dirigea vers la Nouvelle-Zйlande, mouilla а Calcutta, le 7 avril 1828, et revint en France, oщ il fut trиs-sympathiquement accueilli par Charles X.
Mais, а ce moment, Dumont d’Urville, sans avoir eu connaissance des travaux de Dillon, йtait dйjа parti pour chercher ailleurs le thйвtre du naufrage. Et, en effet, on avait appris par les rapports d’un baleinier que des mйdailles et une croix de Saint-Louis se trouvaient entre les mains des sauvages de la Louisiade et de la Nouvelle-Calйdonie.
Dumont d’Urville, commandant l’ Astrolabe, avait donc pris la mer, et, deux mois aprиs que Dillon venait de quitter Vanikoro, il mouillait devant Hobart-Town. Lа, il avait connaissance des rйsultats obtenus par Dillon, et, de plus, il apprenait qu’un certain James Hobbs, second de l’ Union, de Calcutta, ayant pris terre sur une оle situйe par 8°18’ de latitude sud et 156°30’ de longitude est, avait remarquй des barres de fer et des йtoffes rouges dont se servaient les naturels de ces parages.
Dumont d’Urville, assez perplexe, et ne sachant s’il devait ajouter foi а ces rйcits rapportйs par des journaux peu dignes de confiance, se dйcida cependant а se lancer sur les traces de Dillon.
Le 10 fйvrier 1828, l’ Astrolabe se prйsenta devant Tikopia, prit pour guide et interprиte un dйserteur fixй sur cette оle, fit route vers Vanikoro, en eut connaissance le 12 fйvrier, prolongea ses rйcifs jusqu’au 14, et, le 20 seulement, mouilla au-dedans de la barriиre, dans le havre de Vanou.
Le 23, plusieurs des officiers firent le tour de l’оle, et rapportиrent quelques dйbris peu importants. Les naturels, adoptant un systиme de dйnйgations et de faux-fuyants, refusaient de les mener sur le lieu du sinistre. Cette conduite, trиs-louche, laissa croire qu’ils avaient maltraitй les naufragйs, et, en effet, ils semblaient craindre que Dumont d’Urville ne fыt venu venger La Pйrouse et ses infortunйs compagnons.
Cependant, le 26, dйcidйs par des prйsents, et comprenant qu’ils n’avaient а craindre aucune reprйsaille, ils conduisirent le second, M. Jacquinot, sur le thйвtre du naufrage.
Lа, par trois ou quatre brasses d’eau, entre les rйcifs Pacou et Vanou, gisaient des ancres, des canons, des saumons de fer et de plomb, empвtйs dans les concrйtions calcaires. La chaloupe et la baleiniиre de l’ Astrolabe furent dirigйes vers cet endroit, et, non sans de longues fatigues, leurs йquipages parvinrent а retirer une ancre pesant dix-huit cents livres, un canon de huit en fonte, un saumon de plomb et deux pierriers de cuivre.
Dumont d’Urville, interrogeant les naturels, apprit aussi que La Pйrouse, aprиs avoir perdu ses deux navires sur les rйcifs de l’оle, avait construit un bвtiment plus petit, pour aller se perdre une seconde fois… Oщ? On ne savait.
Le commandant de l’ Astrolabe fit alors йlever, sous une touffe de mangliers, un cйnotaphe а la mйmoire du cйlиbre navigateur et de ses compagnons. Ce fut une simple pyramide quadrangulaire, assise sur une base de coraux, et dans laquelle n’entra aucune ferrure qui pыt tenter la cupiditй des naturels.
Puis, Dumont d’Urville voulut partir; mais ses йquipages йtaient minйs par les fiиvres de ces cфtes malsaines, et, trиs-malade lui-mкme, il ne put appareiller que le 17 mars.
Cependant, le gouvernement franзais, craignant que Dumont d’Urville ne fыt pas au courant des travaux de Dillon, avait envoyй а Vanikoro la corvette la Bayonnaise, commandйe par Legoarant de Tromelin, qui йtait en station sur la cфte ouest de l’Amйrique. La Bayonnaise mouilla devant Vanikoro, quelques mois aprиs le dйpart de l’ Astrolabe, ne trouva aucun document nouveau, mais constata que les sauvages avaient respectй le mausolйe de La Pйrouse.
Telle est la substance du rйcit que je fis au capitaine Nemo.
«Ainsi, me dit-il, on ne sait encore oщ est allй pйrir ce troisiиme navire construit par les naufragйs sur l’оle de Vanikoro?
– On ne sait. »
Le capitaine Nemo ne rйpondit rien, et me fit signe de le suivre au grand salon. Le Nautilus s’enfonзa de quelques mиtres au-dessous des flots, et les panneaux s’ouvrirent.
Je me prйcipitai vers la vitre, et sous les empвtements de coraux, revкtus de fongies, de syphonules, d’alcyons, de cariophyllйes, а travers des myriades de poissons charmants, des girelles, des glyphisidons, des pomphйrides, des diacopes, des holocentres, je reconnus certains dйbris que les dragues n’avaient pu arracher, des йtriers de fer, des ancres, des canons, des boulets, une garniture de cabestan, une йtrave, tous objets provenant des navires naufragйs et maintenant tapissйs de fleurs vivantes.
Et pendant que je regardais ces йpaves dйsolйes, le capitaine Nemo me dit d’une voix grave:
«Le commandant La Pйrouse partit le 7 dйcembre 1785 avec ses navires la Boussole et l’ Astrolabe. Il mouilla d’abord а Botany-Bay, visita l’archipel des Amis, la Nouvelle-Calйdonie, se dirigea vers Santa-Cruz et relвcha а Namouka, l’une des оles du groupe Hapaп. Puis, ses navires arrivиrent sur les rйcifs inconnus de Vanikoro. La Boussole, qui marchait en avant, s’engagea sur la cфte mйridionale. L’ Astrolabe vint а son secours et s’йchoua de mкme. Le premier navire se dйtruisit presque immйdiatement. Le second, engravй sous le vent, rйsista quelques jours. Les naturels firent assez bon accueil aux naufragйs. Ceux-ci s’installиrent dans l’оle, et construisirent un bвtiment plus petit avec les dйbris des deux grands. Quelques matelots restиrent volontairement а Vanikoro. Les autres, affaiblis, malades, partirent avec La Pйrouse. Ils se dirigиrent vers les оles Salomon, et ils pйrirent, corps et biens, sur la cфte occidentale de l’оle principale du groupe, entre les caps Dйception et Satisfaction!
– Et comment le savez-vous? m’йcriai-je.
– Voici ce que j’ai trouvй sur le lieu mкme de ce dernier naufrage! »
Le capitaine Nemo me montra une boоte de fer-blanc, estampillйe aux armes de France, et toute corrodйe par les eaux salines. Il l’ouvrit, et je vis une liasse de papiers jaunis, mais encore lisibles.
Je vis une liasse de papier jaunis.
C’йtaient les instructions mкme du ministre de la Marine au commandant La Pйrouse, annotйes en marge de la main de Louis XVI!
«Ah! c’est une belle mort pour un marin! dit alors le capitaine Nemo. C’est une tranquille tombe que cette tombe de corail, et fasse le ciel que, mes compagnons et moi, nous n’en ayons jamais d’autre! »
XX
LE DЙTROIT DE TORRИS
Pendant la nuit du 27 au 28 dйcembre, le Nautilus abandonna les parages de Vanikoro avec une vitesse excessive. Sa direction йtait sud-ouest, et, en trois jours, il franchit les sept cent cinquante lieues qui sйparent le groupe de La Pйrouse de la pointe sud-est de la Papouasie.
Le 1er janvier 1863, de grand matin, Conseil me rejoignit sur la plate-forme.
«Monsieur, me dit ce brave garзon, monsieur me permettra-t-il de lui souhaiter une bonne annйe?
– Comment donc, Conseil, mais exactement comme si j’йtais а Paris, dans mon cabinet du Jardin des Plantes. J’accepte tes vœux et je t’en remercie. Seulement, je te demanderai ce que tu entends par «une bonne annйe », dans les circonstances oщ nous nous trouvons. Est-ce l’annйe qui amиnera la fin de notre emprisonnement, ou l’annйe qui verra se continuer cet йtrange voyage?
– Ma foi, rйpondit Conseil, je ne sais trop que dire а monsieur. Il est certain que nous voyons de curieuses choses, et que, depuis deux mois, nous n’avons pas eu le temps de nous ennuyer. La derniиre merveille est toujours la plus йtonnante, et si cette progression se maintient, je ne sais pas comment cela finira. M’est avis que nous ne retrouverons jamais une occasion semblable.
– Jamais, Conseil.
– En outre, monsieur Nemo, qui justifie bien son nom latin, n’est pas plus gкnant que s’il n’existait pas.
– Comme tu le dis, Conseil.
– Je pense donc, n’en dйplaise а monsieur, qu’une bonne annйe serait une annйe qui nous permettrait de tout voir…
– De tout voir, Conseil? Ce serait peut-кtre long. Mais qu’en pense Ned Land?
– Ned Land pense exactement le contraire de moi, rйpondit Conseil. C’est un esprit positif et un estomac impйrieux. Regarder les poissons et toujours en manger ne lui suffit pas. Le manque de vin, de pain, de viande, cela ne convient guиre а un digne Saxon auquel les beefsteaks sont familiers, et que le brandy ou le gin, pris dans une proportion modйrйe, n’effrayent guиre!
– Pour mon compte, Conseil, ce n’est point lа ce qui me tourmente, et je m’accommode trиs-bien du rйgime du bord.
– Moi de mкme, rйpondit Conseil. Aussi je pense autant а rester que maоtre Land а prendre la fuite. Donc, si l’annйe qui commence n’est pas bonne pour moi, elle le sera pour lui, et rйciproquement. De cette faзon, il y aura toujours quelqu’un de satisfait. Enfin, pour conclure, je souhaite а monsieur ce qui fera plaisir а monsieur.
– Merci, Conseil. Seulement je te demanderai de remettre а plus tard la question des йtrennes, et de les remplacer provisoirement par une bonne poignйe de main. Je n’ai que cela sur moi.
– Monsieur n’a jamais йtй si gйnйreux », rйpondit Conseil.
Et lа-dessus, le brave garзon s’en alla.
Le 2 janvier, nous avions fait onze mille trois cent quarante milles, soit cinq mille deux cent cinquante lieues, depuis notre point de dйpart dans les mers du Japon. Devant l’йperon du Nautilus s’йtendaient les dangereux parages de la mer de corail, sur la cфte nord-est de l’Australie. Notre bateau prolongeait а une distance de quelques milles ce redoutable banc sur lequel les navires de Cook faillirent se perdre, le 10 juin 1770. Le bвtiment que montait Cook donna sur un roc, et s’il ne coula pas, ce fut grвce а cette circonstance que le morceau de corail, dйtachй au choc, resta engagй dans la coque entr’ouverte.
J’aurais vivement souhaitй de visiter ce rйcif long de trois cent soixante lieues, contre lequel la mer, toujours houleuse, se brisait avec une intensitй formidable et comparable aux roulements du tonnerre. Mais en ce moment, les plans inclinйs du Nautilus nous entraоnaient а une grande profondeur, et je ne pus rien voir de ces hautes murailles coralligиnes. Je dus me contenter des divers йchantillons de poissons rapportйs par nos filets. Je remarquai, entre autres, des germons, espиces de scombres grands comme des thons, aux flancs bleuвtres et rayйs de bandes transversales qui disparaissent avec la vie de l’animal. Ces poissons nous accompagnaient par troupes et fournirent а notre table une chair excessivement dйlicate. On prit aussi un grand nombre de spares vertors, longs d’un demi-dйcimиtre, ayant le goыt de la dorade, et des pyrapиdes volants, vйritables hirondelles sous-marines, qui, par les nuits obscures, rayent alternativement les airs et les eaux de leurs lueurs phosphorescentes. Parmi les mollusques et les zoophytes, je trouvai dans les mailles du chalut diverses espиces d’alcyoniaires, des oursins, des marteaux, des йperons, des cadrans, des cйrites, des hyalles. La flore йtait reprйsentйe par de belles algues flottantes, des laminaires et des macrocystes, imprйgnйes du mucilage qui transsudait а travers leurs pores, et parmi lesquelles je recueillis une admirable Nemastoma Geliniaroide, qui fut classйe parmi les curiositйs naturelles du musйe.
Deux jours aprиs avoir traversй la mer de Corail, le 4 janvier, nous eыmes connaissance des cфtes de la Papouasie. А cette occasion, le capitaine Nemo m’apprit que son intention йtait de gagner l’ocйan Indien par le dйtroit de Torrиs. Sa communication se borna lа. Ned vit avec plaisir que cette route le rapprochait des mers europйennes.
Ce dйtroit de Torrиs est regardй comme non moins dangereux par les йcueils qui le hйrissent que par les sauvages habitants qui frйquentent ses cфtes. Il sйpare de la Nouvelle-Hollande la grande оle de la Papouasie, nommйe aussi Nouvelle-Guinйe.
La Papouasie a quatre cents lieues de long sur cent trente lieues de large, et une superficie de quarante mille lieues gйographiques. Elle est situйe, en latitude, entre 0°19’et 10°2’sud, et en longitude, entre 128°23’et 146°15’. А midi, pendant que le second prenait la hauteur du soleil, j’aperзus les sommets des monts Arfalxs, йlevйs par plans et terminйs par des pitons aigus.
Cette terre, dйcouverte en 1511 par le Portugais Francisco Serrano, fut visitйe successivement par don Josй de Menesиs en 1526, par Grijalva en 1527, par le gйnйral espagnol Alvar de Saavedra en 1528, par Juigo Ortez en 1545, par le Hollandais Shouten en 1616, par Nicolas Sruick en 1753, par Tasman, Dampier, Fumel, Carteret, Edwards, Bougainville, Cook, Forrest, Mac Cluer, par d’Entrecasteaux en 1792, par Duperrey en 1823, et par Dumont d’Urville en 1827. «C’est le foyer des noirs qui occupent toute la Malaisie », a dit M. de Rienzi, et je ne me doutais guиre que les hasards de cette navigation allaient me mettre en prйsence des redoutables Andamиnes.