А propos de cette йdition йlectronique 15 глава




 

Entre autres choses, nous en vоnmes а parler de la situation du Nautilus, prйcisйment йchouй dans ce dйtroit, oщ Dumont-d’Urville fut sur le point de se perdre. Puis а ce propos:

 

«Ce fut un de vos grands marins, me dit le capitaine, un de vos plus intelligents navigateurs que ce d’Urville! C’est votre capitaine Cook, а vous autres, Franзais. Infortunй savant! Avoir bravй les banquises du pфle Sud, les coraux de l’Ocйanie, les cannibales du Pacifique, pour pйrir misйrablement dans un train de chemin de fer! Si cet homme йnergique a pu rйflйchir pendant les derniиres secondes de son existence, vous figurez-vous quelles ont dы кtre ses suprкmes pensйes! »

 

En parlant ainsi, le capitaine Nemo semblait йmu, et je porte cette йmotion а son actif.

 

Puis, la carte а la main, nous revоmes les travaux du navigateur franзais, ses voyages de circumnavigation, sa double tentative au pфle Sud qui amena la dйcouverte des terres Adйlie et Louis-Philippe, enfin ses levйs hydrographiques des principales оles de l’Ocйanie.

 

«Ce que votre d’Urville a fait а la surface des mers, me dit le capitaine Nemo, je l’ai fait а l’intйrieur de l’Ocйan, et plus facilement, plus complиtement que lui. L’ Astrolabe et la Zйlйe, incessamment ballottйes par les ouragans, ne pouvaient valoir le Nautilus, tranquille cabinet de travail, et vйritablement sйdentaire au milieu des eaux!

 

– Cependant, capitaine, dis-je, il y a un point de ressemblance entre les corvettes de Dumont d’Urville et le Nautilus.

 

– Lequel, monsieur?

 

– C’est que le Nautilus s’est йchouй comme elles!

 

– Le Nautilus ne s’est pas йchouй, monsieur, me rйpondit froidement le capitaine Nemo. Le Nautilus est fait pour reposer sur le lit des mers, et les pйnibles travaux, les manœuvres qu’imposa а d’Urville le renflouage de ses corvettes, je ne les entreprendrai pas. L’ Astrolabe et la Zйlйe ont failli pйrir, mais mon Nautilus ne court aucun danger. Demain, au jour dit, а l’heure dite, la marйe le soulиvera paisiblement, et il reprendra sa navigation а travers les mers.

 

– Capitaine, dis-je, je ne doute pas…

 

– Demain, ajouta le capitaine Nemo en se levant, demain, а deux heures quarante minutes du soir, le Nautilus flottera et quittera sans avarie le dйtroit de Torrиs. »

 

Ces paroles prononcйes d’un ton trиs-bref, le capitaine Nemo s’inclina lйgиrement. C’йtait me donner congй, et je rentrai dans ma chambre.

 

Lа, je trouvai Conseil, qui dйsirait connaоtre le rйsultat de mon entrevue avec le capitaine.

 

«Mon garзon, rйpondis-je, lorsque j’ai eu l’air de croire que son Nautilus йtait menace par les naturels de la Papouasie, le capitaine m’a rйpondu trиs-ironiquement. Je n’ai donc qu’une chose а dire: Aie confiance en lui, et va dormir en paix.

 

– Monsieur n’a pas besoin de mes services?

 

– Non, mon ami. Que fait Ned Land?

 

– Que monsieur m’excuse, rйpondit Conseil, mais l’ami Ned confectionne un pвtй de kangaroo qui sera une merveille! »

 

Je restai seul, je me couchai, mais je dormis assez mal. J’entendais le bruit des sauvages qui piйtinaient sur la plate-forme en poussant des cris assourdissants. La nuit se passa ainsi, et sans que l’йquipage sortоt de son inertie habituelle. Il ne s’inquiйtait pas plus de la prйsence de ces cannibales que les soldats d’un fort blindй ne se prйoccupent des fourmis qui courent sur son blindage.

 

А six heures du matin, je me levai. Les panneaux n’avaient pas йtй ouverts. L’air ne fut donc pas renouvelй а l’intйrieur, mais les rйservoirs, chargйs а toute occurrence, fonctionnиrent а propos et lancиrent quelques mиtres cubes d’oxygиne dans l’atmosphиre appauvrie du Nautilus.

 

Je travaillai dans ma chambre jusqu’а midi, sans avoir vu, mкme un instant, le capitaine Nemo. On ne paraissait faire а bord aucun prйparatif de dйpart.

 

J’attendis quelque temps encore, puis, je me rendis au grand salon. La pendule marquait deux heures et demie. Dans dix minutes, le flot devait avoir atteint son maximum de hauteur, et, si le capitaine Nemo n’avait point fait une promesse tйmйraire, le Nautilus serait immйdiatement dйgagй. Sinon, bien des mois se passeraient avant qu’il pыt quitter son lit de corail.

 

Cependant, quelques tressaillements avant-coureurs se firent bientфt sentir dans la coque du bateau. J’entendis grincer sur son bordage les aspйritйs calcaires du fond corallien.

 

А deux heures trente-cinq minutes, le capitaine Nemo parut dans le salon.

 

«Nous allons partir, dit-il.

 

– Ah! fis-je.

 

– J’ai donnй l’ordre d’ouvrir les panneaux.

 

– Et les Papouas?

 

– Les Papouas? rйpondit le capitaine Nemo, haussant lйgиrement les йpaules.

 

– Ne vont-ils pas pйnйtrer а l’intйrieur du Nautilus?

 

– Et comment?

 

– En franchissant les panneaux que vous aurez fait ouvrir.

 

– Monsieur Aronnax, rйpondit tranquillement le capitaine Nemo, on n’entre pas ainsi par les panneaux du Nautilus, mкme quand ils sont ouverts. »

 

Je regardai le capitaine.

 

«Vous ne comprenez pas? me dit-il.

 

– Aucunement.

 

– Eh bien! venez et vous verrez. »

 

Je me dirigeai vers l’escalier central. Lа, Ned Land et Conseil, trиs-intriguйs, regardaient quelques hommes de l’йquipage qui ouvraient les panneaux, tandis que des cris de rage et d’йpouvantables vocifйrations rйsonnaient au-dehors.

 

Les mantelets furent rabattus extйrieurement. Vingt figures horribles apparurent. Mais le premier de ces indigиnes qui mit la main sur la rampe de l’escalier, rejetй en arriиre par je ne sais quelle force invisible, s’enfuit, poussant des cris affreux et faisant des gambades exorbitantes.


Dix de ses compagnons eurent le mкme sort.

 

Dix de ses compagnons lui succйdиrent. Dix eurent le mкme sort.

 

Conseil йtait dans l’extase. Ned Land, emportй par ses instincts violents, s’йlanзa sur l’escalier. Mais, dиs qu’il eut saisi la rampe а deux mains, il fut renversй а son tour.

 

«Mille diables! s’йcria-t-il. Je suis foudroyй! »

 

Ce mot m’expliqua tout. Ce n’йtait plus une rampe, mais un cвble de mйtal, tout chargй de l’йlectricitй du bord, qui aboutissait а la plate-forme. Quiconque la touchait ressentait une formidable secousse, et cette secousse eыt йtй mortelle, si le capitaine Nemo eыt lancй dans ce conducteur tout le courant de ses appareils! On peut rйellement dire, qu’entre ses assaillants et lui, il avait tendu un rйseau йlectrique que nul ne pouvait impunйment franchir.

 

Cependant, les Papouas йpouvantйs avaient battu en retraite, affolйs de terreur. Nous, moitiй riants, nous consolions et frictionnions le malheureux Ned Land qui jurait comme un possйdй.

 

Mais, en ce moment, le Nautilus, soulevй par les derniиres ondulations du flot, quitta son lit de corail а cette quarantiиme minute exactement fixйe par le capitaine. Son hйlice battit les eaux avec une majestueuse lenteur. Sa vitesse s’accrut peu а peu, et, naviguant а la surface de l’Ocйan, il abandonna sain et sauf les dangereuses passes du dйtroit de Torrиs.

 

XXIII

ЖGRI SOMNIA

 

Le jour suivant, 10 janvier, le Nautilus reprit sa marche entre deux eaux, mais avec une vitesse remarquable que je ne puis estimer а moins de trente-cinq milles а l’heure. La rapiditй de son hйlice йtait telle que je ne pouvais ni suivre ses tours ni les compter.

 

Quand je songeais que ce merveilleux agent йlectrique, aprиs avoir donnй le mouvement, la chaleur, la lumiиre au Nautilus, le protйgeait encore contre les attaques extйrieures, et le transformait en une arche sainte а laquelle nul profanateur ne touchait sans кtre foudroyй, mon admiration n’avait plus de bornes, et de l’appareil, elle remontait aussitфt а l’ingйnieur qui l’avait crйй.

 

Nous marchions directement vers l’ouest, et, le 11 janvier, nous doublвmes ce cap Wessel, situй par 135° de longitude et 10° de latitude nord, qui forme la pointe est du golfe de Carpentarie. Les rйcifs йtaient encore nombreux, mais plus clairsemйs, et relevйs sur la carte avec une extrкme prйcision. Le Nautilus йvita facilement les brisants de Money а bвbord, et les rйcifs Victoria а tribord, placйs par 130° de longitude, et sur ce dixiиme parallиle que nous suivions rigoureusement.

 

Le 13 janvier, le capitaine Nemo, arrivй dans la mer de Timor, avait connaissance de l’оle de ce nom par 122° de longitude. Cette оle dont la superficie est de seize cent vingt-cinq lieues carrйes est gouvernйe par des radjahs. Ces princes se disent fils de crocodiles, c’est-а-dire issus de la plus haute origine а laquelle un кtre humain puisse prйtendre. Aussi, ces ancкtres йcailleux foisonnent dans les riviиres de l’оle, et sont l’objet d’une vйnйration particuliиre. On les protиge, on les gвte, on les adule, on les nourrit, on leur offre des jeunes filles en pвture, et malheur а l’йtranger qui porte la main sur ces lйzards sacrйs.

 

Mais le Nautilus n’eut rien а dйmкler avec ces vilains animaux. Timor ne fut visible qu’un instant, а midi, pendant que le second relevait sa position. Йgalement, je ne fis qu’entrevoir cette petite оle Rotti, qui fait partie du groupe, et dont les femmes ont une rйputation de beautй trиs-йtablie sur les marchйs malais.

 

А partir de ce point, la direction du Nautilus, en latitude, s’inflйchit vers le sud-ouest. Le cap fut mis sur l’ocйan Indien. Oщ la fantaisie du capitaine Nemo allait-elle nous entraоner? Remontrait-il vers les cфtes de l’Asie? Se rapprocherait-il des rivages de l’Europe? Rйsolutions peu probables de la part d’un homme qui fuyait les continents habitйs? Descendrait-il donc vers le sud? Irait-il doubler le cap de Bonne-Espйrance, puis le cap Horn, et pousser au pфle antarctique? Reviendrait-il enfin vers ses mers du Pacifique, oщ son Nautilus trouvait une navigation facile et indйpendante? L’avenir devait nous l’apprendre.

 

Aprиs avoir prolongй les йcueils de Cartier, d’Hibernia, de Seringapatam, de Scott, derniers efforts de l’йlйment solide contre l’йlйment liquide, le 14 janvier, nous йtions au-delа de toutes terres. La vitesse du Nautilus fut singuliиrement ralentie, et, trиs-capricieux dans ses allures, tantфt il nageait au milieu des eaux, et tantфt il flottait а leur surface.

 

Pendant cette pйriode du voyage, le capitaine Nemo fit d’intйressantes expйriences sur les diverses tempйratures de la mer а des couches diffйrentes. Dans les conditions ordinaires, ces relevйs s’obtiennent au moyen d’instruments assez compliquйs, dont les rapports sont au moins douteux, que ce soient des sondes thermomйtriques, dont les verres se brisent souvent sous la pression des eaux, ou des appareils basйs sur la variation de rйsistance de mйtaux aux courants йlectriques. Ces rйsultats ainsi obtenus ne peuvent кtre suffisamment contrфlйs. Au contraire, le capitaine Nemo allait lui-mкme chercher cette tempйrature dans les profondeurs de la mer, et son thermomиtre, mis en communication avec les diverses nappes liquides, lui donnait immйdiatement et sыrement le degrй recherchй.

 

C’est ainsi que, soit en surchargeant ses rйservoirs, soit en descendant obliquement au moyen de ses plans inclinйs, le Nautilus atteignit successivement des profondeurs de trois, quatre, cinq, sept, neuf et dix mille mиtres, et le rйsultat dйfinitif de ces expйriences fut que la mer prйsentait une tempйrature permanente de quatre degrйs et demi, а une profondeur de mille mиtres, sous toutes les latitudes.

 

Je suivais ces expйriences avec le plus vif intйrкt. Le capitaine Nemo y apportait une vйritable passion. Souvent, je me demandai dans quel but il faisait ces observations. Йtait-ce au profit de ces semblables? Ce n’йtait pas probable, car, un jour ou l’autre, ses travaux devaient pйrir avec lui dans quelque mer ignorйe! А moins qu’il ne me destinвt le rйsultat de ses expйriences. Mais c’йtait admettre que mon йtrange voyage aurait un terme, et ce terme, je ne l’apercevais pas encore.

 

Quoi qu’il en soit, le capitaine Nemo me fit йgalement connaоtre divers chiffres obtenus par lui et qui йtablissaient le rapport des densitйs de l’eau dans les principales mers du globe. De cette communication, je tirai un enseignement personnel qui n’avait rien de scientifique.

 

C’йtait pendant la matinйe du 15 janvier. Le capitaine, avec lequel je me promenais sur la plate-forme, me demanda si je connaissais les diffйrentes densitйs que prйsentent les eaux de la mer. Je lui rйpondis nйgativement, et j’ajoutai que la science manquait d’observations rigoureuses а ce sujet.

 

«Je les ai faites, ces observations, me dit-il, et je puis en affirmer la certitude.

 

– Bien, rйpondis-je, mais le Nautilus est un monde а part, et les secrets de ses savants n’arrivent pas jusqu’а la terre.

 

– Vous avez raison, monsieur le professeur, me dit-il, aprиs quelques instants de silence. C’est un monde а part. Il est aussi йtranger а la terre que les planиtes qui accompagnent ce globe autour du soleil, et l’on ne connaоtra jamais les travaux des savants de Saturne ou de Jupiter. Cependant, puisque le hasard a liй nos deux existences, je puis vous communiquer le rйsultat de mes observations.

 

– Je vous йcoute, capitaine.

 

– Vous savez, monsieur le professeur, que l’eau de mer est plus dense que l’eau douce, mais cette densitй n’est pas uniforme. En effet, si je reprйsente par un la densitй de l’eau douce, je trouve un vingt-huit milliиme pour les eaux de l’Atlantique, un vingt-six milliиme pour les eaux du Pacifique, un trente-milliиme pour les eaux de la Mйditerranйe…

 

– Ah! pensai-je, il s’aventure dans la Mйditerranйe?

 

– Un dix-huit milliиme pour les eaux de la mer Ionienne, et un vingt-neuf milliиme pour les eaux de l’Adriatique. »

 

Dйcidйment, le Nautilus ne fuyait pas les mers frйquentйes de l’Europe, et j’en conclus qu’il nous ramиnerait, – peut-кtre avant peu, – vers des continents plus civilisйs. Je pensai que Ned Land apprendrait cette particularitй avec une satisfaction trиs-naturelle.

 

Pendant plusieurs jours, nos journйes se passиrent en expйriences de toutes sortes, qui portиrent sur les degrйs de salure des eaux а diffйrentes profondeurs, sur leur йlectrisation, sur leur coloration, sur leur transparence, et dans toutes ces circonstances, le capitaine Nemo dйploya une ingйniositй qui ne fut йgalйe que par sa bonne grвce envers moi. Puis, pendant quelques jours, je ne le revis plus, et demeurai de nouveau comme isolй а son bord.

 

Le 16 janvier, le Nautilus parut s’endormir а quelques mиtres seulement au-dessous de la surface des flots. Ses appareils йlectriques ne fonctionnaient pas, et son hйlice immobile le laissait errer au grй des courants. Je supposai que l’йquipage s’occupait de rйparations intйrieures, nйcessitйes par la violence des mouvements mйcaniques de la machine.

 

Mes compagnons et moi, nous fыmes alors tйmoins d’un curieux spectacle. Les panneaux du salon йtaient ouverts, et comme le fanal du Nautilus n’йtait pas en activitй, une vague obscuritй rйgnait au milieu des eaux. Le ciel orageux et couvert d’йpais nuages ne donnait aux premiиres couches de l’Ocйan qu’une insuffisante clartй.

 

J’observais l’йtat de la mer dans ces conditions, et les plus gros poissons ne m’apparaissaient plus que comme des ombres а peine figurйes, quand le Nautilus se trouva subitement transportй en pleine lumiиre. Je crus d’abord que le fanal avait йtй rallumй, et qu’il projetait son йclat йlectrique dans la masse liquide. Je me trompais, et aprиs une rapide observation, je reconnus mon erreur.

 

Le Nautilus flottait au milieu d’une couche phosphorescente, qui dans cette obscuritй devenait йblouissante. Elle йtait produite par des myriades d’animalcules lumineux, dont l’йtincellement s’accroissait en glissant sur la coque mйtallique de l’appareil. Je surprenais alors des йclairs au milieu de ces nappes lumineuses, comme eussent йtй des coulйes de plomb fondu dans une fournaise ardente, ou des masses mйtalliques portйes au rouge blanc; de telle sorte que par opposition, certaines portions lumineuses faisaient ombre dans ce milieu ignй, dont toute ombre semblait devoir кtre bannie. Non! ce n’йtait plus l’irradiation calme de notre йclairage habituel! Il y avait lа une vigueur et un mouvement insolites! Cette lumiиre, on la sentait vivante!

 

En effet, c’йtait une agglomйration infinie d’infusoires pйlagiens, de noctiluques miliaires, vйritables globules de gelйe diaphane, pourvus d’un tentacule filiforme, et dont on a comptй jusqu’а vingt-cinq mille dans trente centimиtres cubes d’eau. Et leur lumiиre йtait encore doublйe par ces lueurs particuliиres aux mйduses, aux astйries, aux aurйlies, aux pholadesdattes, et autres zoophytes phosphorescents, imprйgnйs du graissin des matiиres organiques dйcomposйes par la mer, et peut-кtre du mucus secrйtй par les poissons.

 

Pendant plusieurs heures, le Nautilus flotta dans ces ondes brillantes, et notre admiration s’accrut а voir les gros animaux marins s’y jouer comme des salamandres. Je vis lа, au milieu de ce feu qui ne brыle pas, des marsouins йlйgants et rapides, infatigables clowns des mers, et des istiophores longs de trois mиtres, intelligents prйcurseurs des ouragans, dont le formidable glaive heurtait parfois la vitre du salon. Puis apparurent des poissons plus petits, des balistes variйs, des scomberoпdes-sauteurs, des nasons-loups, et cent autres qui zйbraient dans leur course la lumineuse atmosphиre.

 

Ce fut un enchantement que cet йblouissant spectacle! Peut-кtre quelque condition atmosphйrique augmentait-elle l’intensitй de ce phйnomиne? Peut-кtre quelque orage se dйchaоnait-il а la surface des flots? Mais, а cette profondeur de quelques mиtres, le Nautilus ne ressentait pas sa fureur, et il se balanзait paisiblement au milieu des eaux tranquilles.

 

Ainsi nous marchions, incessamment charmйs par quelque merveille nouvelle. Conseil observait et classait ses zoophytes, ses articulйs, ses mollusques, ses poissons. Les journйes s’йcoulaient rapidement, et je ne les comptais plus. Ned, suivant son habitude, cherchait а varier l’ordinaire du bord. Vйritables colimaзons, nous йtions faits а notre coquille, et j’affirme qu’il est facile de devenir un parfait colimaзon.

 

Donc, cette existence nous paraissait facile, naturelle, et nous n’imaginions plus qu’il existвt une vie diffйrente а la surface du globe terrestre, quand un йvйnement vint nous rappeler а l’йtrangetй de notre situation.

 

Le 18 janvier, le Nautilus se trouvait par 105° de longitude et 15° de latitude mйridionale. Le temps йtait menaзant, la mer dure et houleuse. Le vent soufflait de l’est en grande brise. Le baromиtre, qui baissait depuis quelques jours, annonзait une prochaine lutte des йlйments.

 

J’йtais montй sur la plate-forme au moment oщ le second prenait ses mesures d’angles horaires. J’attendais, suivant la coutume, que la phrase quotidienne fыt prononcйe. Mais, ce jour-lа, elle fut remplacйe par une autre phrase non moins incomprйhensible. Presque aussitфt, je vis apparaоtre le capitaine Nemo, dont les yeux, munis d’une lunette, se dirigиrent vers l’horizon.

 

Pendant quelques minutes, le capitaine resta immobile, sans quitter le point enfermй dans le champ de son objectif. Puis, il abaissa sa lunette, et йchangea une dizaine de paroles avec son second. Celui-ci semblait кtre en proie а une йmotion qu’il voulait vainement contenir. Le capitaine Nemo, plus maоtre de lui, demeurait froid. Il paraissait, d’ailleurs, faire certaines objections auxquelles le second rйpondait par des assurances formelles. Du moins, je le compris ainsi, а la diffйrence de leur ton et de leurs gestes.

 

Quant а moi, j’avais soigneusement regardй dans la direction observйe, sans rien apercevoir. Le ciel et l’eau se confondaient sur une ligne d’horizon d’une parfaite nettetй.

 

Cependant, le capitaine Nemo se promenait d’une extrйmitй а l’autre de la plate-forme, sans me regarder, peut-кtre sans me voir. Son pas йtait assurй, mais moins rйgulier que d’habitude. Il s’arrкtait parfois, et les bras croisйs sur la poitrine, il observait la mer. Que pouvait-il chercher sur cet immense espace? Le Nautilus se trouvait alors а quelques centaines de milles de la cфte la plus rapprochйe.

 

Le second avait repris sa lunette et interrogeait obstinйment l’horizon, allant et venant, frappant du pied, contrastant avec son chef par son agitation nerveuse.

 

D’ailleurs, ce mystиre allait nйcessairement s’йclaircir, et avant peu, car, sur un ordre du capitaine Nemo, la machine, accroissant sa puissance propulsive, imprima а l’hйlice une rotation plus rapide.

 

En ce moment, le second attira de nouveau l’attention du capitaine. Celui-ci suspendit sa promenade et dirigea sa lunette vers le point indiquй. Il l’observa longtemps. De mon cфtй, trиs-sйrieusement intriguй, je descendis au salon, et j’en rapportai une excellente longue-vue dont je me servais ordinairement. Puis, l’appuyant sur la cage du fanal qui formait saillie а l’avant de la plate-forme, je me disposai а parcourir toute la ligne du ciel et de la mer.

 


Son œil restait fixй sur l’horizon.

 

Mais, mon œil ne s’йtait pas encore appliquй а l’oculaire, que l’instrument me fut vivement arrachй des mains.

 

Je me retournai. Le capitaine Nemo йtait devant moi, mais je ne le reconnus pas. Sa physionomie йtait transfigurйe. Son œil, brillant d’un feu sombre, se dйrobait sous son sourcil froncй. Ses dents se dйcouvraient а demi. Son corps raide, ses poings fermйs, sa tкte retirйe entre les йpaules, tйmoignaient de la haine violente que respirait toute sa personne. Il ne bougeait pas. Ma lunette, tombйe de sa main, avait roulй а ses pieds.

 

Venais-je donc, sans le vouloir, de provoquer cette attitude de colиre? S’imaginait-il, cet incomprйhensible personnage, que j’avais surpris quelque secret interdit aux hфtes du Nautilus?

 

Non! cette haine, je n’en йtais pas l’objet, car il ne me regardait pas, et son œil restait obstinйment fixй sur l’impйnйtrable point de l’horizon.

 

Enfin, le capitaine Nemo redevint maоtre de lui. Sa physionomie, si profondйment altйrйe, reprit son calme habituel. Il adressa а son second quelques mots en langue йtrangиre, puis il se retourna vers moi.

 

«Monsieur Aronnax, me dit-il d’un ton assez impйrieux, je rйclame de vous l’observation de l’un des engagements qui vous lient а moi.

 

– De quoi s’agit-il, capitaine?

 

– Il faut vous laisser enfermer, vos compagnons et vous, jusqu’au moment oщ je jugerai convenable de vous rendre la libertй.

 

– Vous кtes le maоtre, lui rйpondis-je, en le regardant fixement. Mais puis-je vous adresser une question?

 

– Aucune, monsieur. »

 

Sur ce mot, je n’avais pas а discuter, mais а obйir, puisque toute rйsistance eыt йtй impossible.

 

Je descendis а la cabine qu’occupaient Ned Land et Conseil, et je leur fis part de la dйtermination du capitaine. Je laisse а penser comment cette communication fut reзue par le Canadien. D’ailleurs, le temps manqua а toute explication. Quatre hommes de l’йquipage attendaient а la porte, et ils nous conduisirent а cette cellule oщ nous avions passй notre premiиre nuit а bord du Nautilus.

 

Ned Land voulut rйclamer, mais la porte se ferma sur lui pour toute rйponse.

 

«Monsieur me dira-t-il ce que cela signifie? » me demanda Conseil.

 

Je racontai а mes compagnons ce qui s’йtait passй. Ils furent aussi йtonnйs que moi, mais aussi peu avancйs.

 

Cependant, j’йtais plongй dans un abоme de rйflexions, et l’йtrange apprйhension de la physionomie du capitaine Nemo ne quittait pas ma pensйe. J’йtais incapable d’accoupler deux idйes logiques, et je me perdais dans les plus absurdes hypothиses, quand je fus tirй de ma contention d’esprit par ces paroles de Ned Land:

 

«Tiens! le dйjeuner est servi! »

 

En effet, la table йtait prйparйe. Il йtait йvident que le capitaine Nemo avait donnй cet ordre en mкme temps qu’il faisait hвter la marche du Nautilus.

 

«Monsieur me permettra-t-il de lui faire une recommandation? me demanda Conseil.

 

– Oui, mon garзon, rйpondis-je.

 

– Eh bien! que monsieur dйjeune. C’est prudent, car nous ne savons ce qui peut arriver.

 

– Tu as raison, Conseil.

 

– Malheureusement, dit Ned Land, on ne nous a donnй que le menu du bord.

 

– Ami Ned, rйpliqua Conseil, que diriez-vous donc, si le dйjeuner avait manquй totalement! »

 

Cette raison coupa net aux rйcriminations du harponneur.

 

Nous nous mоmes а table. Le repas se fit assez silencieusement. Je mangeai peu. Conseil «se forзa », toujours par prudence, et Ned Land, quoi qu’il en eыt, ne perdit pas un coup de dent. Puis, le dйjeuner terminй, chacun de nous s’accota dans son coin.

 

En ce moment, le globe lumineux qui йclairait la cellule s’йteignit et nous laissa dans une obscuritй profonde. Ned Land ne tarda pas а s’endormir, et, ce qui m’йtonna, Conseil se laissa aller aussi а un lourd assoupissement. Je me demandais ce qui avait pu provoquer chez lui cet impйrieux besoin de sommeil, quand je sentis mon cerveau s’imprйgner d’une йpaisse torpeur. Mes yeux, que je voulais tenir ouverts, se fermиrent malgrй moi. J’йtais en proie а une hallucination douloureuse. Йvidemment, des substances soporifiques avaient йtй mкlйes aux aliments que nous venions de prendre! Ce n’йtait donc pas assez de la prison pour nous dйrober les projets du capitaine Nemo, il fallait encore le sommeil!

 

J’entendis alors les panneaux se refermer. Les ondulations de la mer qui provoquaient un lйger mouvement de roulis, cessиrent. Le Nautilus avait-il donc quittй la surface de l’Ocйan? Йtait-il rentrй dans la couche immobile des eaux?

 


Chacun de nous s’accota.

 

Je voulus rйsister au sommeil. Ce fut impossible. Ma respiration s’affaiblit. Je sentis un froid mortel glacer mes membres alourdis et comme paralysйs. Mes paupiиres, vйritables calottes de plomb, tombиrent sur mes yeux. Je ne pus les soulever. Un sommeil morbide, plein d’hallucinations, s’empara de tout mon кtre. Puis, les visions disparurent, et me laissиrent dans un complet anйantissement.



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