XXIV
LE ROYAUME DU CORAIL
Le lendemain, je me rйveillai la tкte singuliиrement dйgagйe. А ma grande surprise, j’йtais dans ma chambre. Mes compagnons, sans doute, avaient йtй rйintйgrйs dans leur cabine, sans qu’ils s’en fussent aperзus plus que moi. Ce qui s’йtait passй pendant cette nuit, ils l’ignoraient comme je l’ignorais moi-mкme, et pour dйvoiler ce mystиre, je ne comptais que sur les hasards de l’avenir.
Je songeai alors а quitter ma chambre. Йtais-je encore une fois libre ou prisonnier? Libre entiиrement. J’ouvris la porte, je pris par les coursives, je montai l’escalier central. Les panneaux, fermйs la veille, йtaient ouverts. J’arrivai sur la plate-forme.
Ned Land et Conseil m’y attendaient. Je les interrogeai. Ils ne savaient rien. Endormis d’un sommeil pesant qui ne leur laissait aucun souvenir, ils avaient йtй trиs-surpris de se retrouver dans leur cabine.
Quant au Nautilus, il nous parut tranquille et mystйrieux comme toujours. Il flottait а la surface des flots sous une allure modйrйe. Rien ne semblait changй а bord.
Ned Land, de ses yeux pйnйtrants, observa la mer. Elle йtait dйserte. Le Canadien ne signala rien de nouveau а l’horizon, ni voile, ni terre. Une brise d’ouest soufflait bruyamment, et de longues lames, йchevelйes par le vent, imprimaient а l’appareil un trиs-sensible roulis.
Le Nautilus, aprиs avoir renouvelй son air, se maintint а une profondeur moyenne de quinze mиtres, de maniиre а pouvoir revenir promptement а la surface des flots. Opйration qui, contre l’habitude, fut pratiquйe plusieurs fois, pendant cette journйe du 19 janvier. Le second montait alors sur la plate-forme, et la phrase accoutumйe retentissait а l’intйrieur du navire.
Quant au capitaine Nemo, il ne parut pas. Des gens du bord, je ne vis que l’impassible stewart, qui me servit avec son exactitude et son mutisme ordinaires.
Vers deux heures, j’йtais au salon, occupй а classer mes notes, lorsque le capitaine ouvrit la porte et parut. Je le saluai. Il me rendit un salut presque imperceptible, sans m’adresser la parole. Je me remis а mon travail, espйrant qu’il me donnerait peut-кtre des explications sur les йvйnements qui avaient marquй la nuit prйcйdente. Il n’en fit rien. Je le regardai. Sa figure me parut fatiguйe; ses yeux rougis n’avaient pas йtй rafraоchis par le sommeil; sa physionomie exprimait une tristesse profonde, un rйel chagrin. Il allait et venait, s’asseyait et se relevait, prenait un livre au hasard, l’abandonnait aussitфt, consultait ses instruments sans prendre ses notes habituelles, et semblait ne pouvoir tenir un instant en place.
Enfin, il vint vers moi et me dit:
«Кtes-vous mйdecin, monsieur Aronnax? »
Je m’attendais si peu а cette demande, que je le regardai quelque temps sans rйpondre.
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«Кtes-vous mйdecin? rйpйta-t-il. Plusieurs de vos collиgues ont fait leurs йtudes de mйdecine, Gratiolet, Moquin-Tandon et autres.
– En effet, dis-je, je suis docteur et interne des hфpitaux. J’ai pratiquй pendant plusieurs annйes avant d’entrer au Musйum.
– Bien, monsieur. »
Ma rйponse avait йvidemment satisfait le capitaine Nemo. Mais ne sachant oщ il en voulait venir, j’attendis de nouvelles questions, me rйservant de rйpondre suivant les circonstances.
«Monsieur Aronnax, me dit le capitaine, consentiriez-vous а donner vos soins а l’un de mes hommes?
– Vous avez un malade?
– Oui.
– Je suis prкt а vous suivre.
– Venez. »
J’avouerai que mon cœur battait. Je ne sais pourquoi je voyais une certaine connexitй entre cette maladie d’un homme de l’йquipage et les йvйnements de la veille, et ce mystиre me prйoccupait au moins autant que le malade.
Le capitaine Nemo me conduisit а l’arriиre du Nautilus, et me fit entrer dans une cabine situйe prиs du poste des matelots.
Lа, sur un lit, reposait un homme d’une quarantaine d’annйes, а figure йnergique, vrai type de l’Anglo-Saxon.
Je me penchai sur lui. Ce n’йtait pas seulement un malade, c’йtait un blessй. Sa tкte, emmaillotйe de linges sanglants, reposait sur un double oreiller. Je dйtachai ces linges, et le blessй, regardant de ses grands yeux fixes, me laissa faire, sans profйrer une seule plainte.
Lа, sur un lit, reposait un homme а la figure йnergique.
La blessure йtait horrible. Le crвne, fracassй par un instrument contondant, montrait la cervelle а nu, et la substance cйrйbrale avait subi une attrition profonde. Des caillots sanguins s’йtaient formйs dans la masse diffluente, qui affectait une couleur lie de vin. Il y avait eu а la fois contusion et commotion du cerveau. La respiration du malade йtait lente, et quelques mouvements spasmodiques des muscles agitaient sa face. La phlegmasie cйrйbrale йtait complиte et entraоnait la paralysie du sentiment et du mouvement.
Je pris le pouls du blessй. Il йtait intermittent. Les extrйmitйs du corps se refroidissaient dйjа, et je vis que la mort s’approchait, sans qu’il me parыt possible de l’enrayer. Aprиs avoir pansй ce malheureux, je rajustai les linges de sa tкte, et je me retournai vers le capitaine Nemo.
«D’oщ vient cette blessure? Lui demandai-je.
– Qu’importe! rйpondit йvasivement le capitaine. Un choc du Nautilus a brisй un des leviers de la machine, qui a frappй cet homme. Mais votre avis sur son йtat? »
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J’hйsitais а me prononcer.
«Vous pouvez parler, me dit le capitaine. Cet homme n’entend pas le franзais. »
Je regardai une derniиre fois le blessй, puis je rйpondis:
«Cet homme sera mort dans deux heures.
– Rien ne peut le sauver?
– Rien. »
La main du capitaine Nemo se crispa, et quelques larmes glissиrent de ses yeux, que je ne croyais pas faits pour pleurer.
Pendant quelques instants, j’observai encore ce mourant dont la vie se retirait peu а peu. Sa pвleur s’accroissait encore sous l’йclat йlectrique qui baignait son lit de mort. Je regardais sa tкte intelligente, sillonnйe de rides prйmaturйes, que le malheur, la misиre peut-кtre, avaient creusйes depuis longtemps. Je cherchais а surprendre le secret de sa vie dans les derniиres paroles йchappйes а ses lиvres!
«Vous pouvez vous retirer, monsieur Aronnax », me dit le capitaine Nemo.
Je laissai le capitaine dans la cabine du mourant, et je regagnai ma chambre, trиs-йmu de cette scиne, Pendant toute la journйe, je fus agitй de sinistres pressentiments. La nuit, je dormis mal, et, entre mes songes frйquemment interrompus, je crus entendre des soupirs lointains et comme une psalmodie funиbre. Йtait-ce la priиre des morts, murmurйe dans cette langue que je ne savais comprendre?
Le lendemain matin, je montai sur le pont. Le capitaine Nemo m’y avait prйcйdй. Dиs qu’il m’aperзut, il vint а moi.
«Monsieur le professeur, me dit-il, vous conviendrait-il de faire aujourd’hui une excursion sous-marine?
– Avec mes compagnons? demandai-je.
– Si cela leur plaоt.
– Nous sommes а vos ordres, capitaine.
– Veuillez donc aller revкtir vos scaphandres. »
Du mourant ou du mort il ne fut pas question. Je rejoignis Ned Land et Conseil. Je leur fis connaоtre la proposition du capitaine Nemo. Conseil s’empressa d’accepter, et, cette fois, le Canadien se montra trиs-disposй а nous suivre.
Il йtait huit heures du matin. А huit heures et demie, nous йtions vкtus pour cette nouvelle promenade, et munis des deux appareils d’йclairage et de respiration. La double porte fut ouverte, et, accompagnйs du capitaine Nemo que suivaient une douzaine d’hommes de l’йquipage, nous prenions pied а une profondeur de dix mиtres sur le sol ferme oщ reposait le Nautilus.
Une lйgиre pente aboutissait а un fond accidentй, par quinze brasses de profondeur environ. Ce fond diffйrait complиtement de celui que j’avais visitй pendant ma premiиre excursion sous les eaux de l’Ocйan Pacifique. Ici, point de sable fin, point de prairies sous-marines, nulle forкt pйlagienne. Je reconnus immйdiatement cette rйgion merveilleuse dont, ce jour-lа, le capitaine Nemo nous faisait les honneurs. C’йtait le royaume du corail.
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Dans l’embranchement des zoophytes et dans la classe des alcyonnaires, on remarque l’ordre des gorgonaires qui renferme les trois groupes des gorgoniens, des isidiens et des coralliens. C’est а ce dernier qu’appartient le corail, curieuse substance qui fut tour а tour classйe dans les rиgnes minйral, vйgйtal et animal. Remиde chez les anciens, bijou chez les modernes, ce fut seulement en 1694 que le Marseillais Peysonnel le rangea dйfinitivement dans le rиgne animal.
Le corail est un ensemble d’animalcules, rйunis sur un polypier de nature cassante et pierreuse. Ces polypes ont un gйnйrateur unique qui les a produits par bourgeonnement, et ils possиdent une existence propre, tout en participant а la vie commune. C’est donc une sorte de socialisme naturel. Je connaissais les derniers travaux faits sur ce bizarre zoophyte, qui se minйralise tout en s’arborisant, suivant la trиs-juste observation des naturalistes, et rien ne pouvait кtre plus intйressant pour moi que de visiter l’une de ces forкts pйtrifiйes que la nature a plantйes au fond des mers.
Les appareils Rumhkorff furent mis en activitй, et nous suivоmes un banc de corail en voie de formation, qui, le temps aidant, fermera un jour cette portion de l’ocйan indien. La route йtait bordйe d’inextricables buissons formйs par l’enchevкtrement d’arbrisseaux que couvraient de petites fleurs йtoilйes а rayons blancs. Seulement, а l’inverse des plantes de la terre, ces arborisations, fixйes aux rochers du sol, se dirigeaient toutes de haut en bas.
La lumiиre produisait mille effets charmants en se jouant au milieu de ces ramures si vivement colorйes. Il me semblait voir ces tubes membraneux et cylindriques trembler sous l’ondulation des eaux. J’йtais tentй de cueillir leurs fraоches corolles ornйes de dйlicats tentacules, les unes nouvellement йpanouies, les autres naissant а peine, pendant que de lйgers poissons, aux rapides nageoires, les effleuraient en passant comme des volйes d’oiseaux. Mais, si ma main s’approchait de ces fleurs vivantes, de ces sensitives animйes, aussitфt l’alerte se mettait dans la colonie. Les corolles blanches rentraient dans leurs йtuis rouges, les fleurs s’йvanouissaient sous mes regards, et le buisson se changeait en un bloc de mamelons pierreux.
Le hasard m’avait mis lа en prйsence des plus prйcieux йchantillons de ce zoophyte. Ce corail valait celui qui se pкche dans la Mйditerranйe, sur les cфtes de France, d’Italie et de Barbarie. Il justifiait par ses tons vifs ces noms poйtiques de fleur de sang et d’ йcume de sang que le commerce donne а ses plus beaux produits. Le corail se vend jusqu’а cinq cents francs le kilogramme, et en cet endroit, les couches liquides recouvraient la fortune de tout un monde de corailleurs. Cette prйcieuse matiиre, souvent mйlangйe avec d’autres polypiers, formait alors des ensembles compacts et inextricables appelйs «macciota », et sur lesquels je remarquai d’admirables spйcimens de corail rose.
Mais bientфt les buissons se resserrиrent, les arborisations grandirent. De vйritables taillis pйtrifiйs et de longues travйes d’une architecture fantaisiste s’ouvrirent devant nos pas. Le capitaine Nemo s’engagea sous une obscure galerie dont la pente douce nous conduisit а une profondeur de cent mиtres. La lumiиre de nos serpentins produisait parfois des effets magiques, en s’accrochant aux rugueuses aspйritйs de ces arceaux naturels et aux pendentifs disposйs comme des lustres, qu’elle piquait de pointes de feu. Entre les arbrisseaux coralliens, j’observai d’autres polypes non moins curieux, des mйlites, des iris aux ramifications articulйes, puis quelques touffes de corallines, les unes vertes, les autres rouges, vйritables algues encroыtйes dans leurs sels calcaires, que les naturalistes, aprиs longues discussions, ont dйfinitivement rangйes dans le rиgne vйgйtal. Mais, suivant la remarque d’un penseur, «c’est peut-кtre lа le point rйel oщ la vie obscurйment se soulиve du sommeil de pierre, sans se dйtacher encore de ce rude point de dйpart ».
Enfin, aprиs deux heures de marche, nous avions atteint une profondeur de trois cents mиtres environ, c’est-а-dire la limite extrкme sur laquelle le corail commence а se former. Mais lа, ce n’йtait plus le buisson isolй, ni le modeste taillis de basse futaie. C’йtait la forкt immense, les grandes vйgйtations minйrales, les йnormes arbres pйtrifiйs, rйunis par des guirlandes d’йlйgantes plumarias, ces lianes de la mer, toutes parйes de nuances et de reflets. Nous passions librement sous leur haute ramure perdue dans l’ombre des flots, tandis qu’а nos pieds, les tubipores, les mйandrines, les astrйes, les fongies, les cariophylles, formaient un tapis de fleurs, semй de gemmes йblouissantes.
Quel indescriptible spectacle! Ah! que ne pouvions-nous communiquer nos sensations! Pourquoi йtions-nous emprisonnйs sous ce masque de mйtal et de verre! Pourquoi les paroles nous йtaient-elles interdites de l’un а l’autre! Que ne vivions-nous, du moins, de la vie de ces poissons qui peuplent le liquide йlйment, ou plutфt encore de celle de ces amphibies qui, pendant de longues heures, peuvent parcourir, au grй de leur caprice, le double domaine de la terre et des eaux!
Cependant, le capitaine Nemo s’йtait arrкtй. Mes compagnons et moi nous suspendоmes notre marche, et, me retournant, je vis que ses hommes formaient un demi-cercle autour de leur chef. En regardant avec plus d’attention, j’observai que quatre d’entre eux portaient sur leurs йpaules un objet de forme oblongue.
Nous occupions, en cet endroit. Le centre d’une vaste clairiиre, entourйe par les hautes arborisations de la forкt sous-marine. Nos lampes projetaient sur cet espace une sorte de clartй crйpusculaire qui allongeait dйmesurйment les ombres sur le sol. А la limite de la clairiиre, l’obscuritй redevenait profonde, et ne recueillait que de petites йtincelles retenues par les vives arкtes du corail.
Ned Land et Conseil йtaient prиs de moi. Nous regardions, et il me vint а la pensйe que j’allais assister а une scиne йtrange, En observant le sol, je vis qu’il йtait gonflй, en de certains points, par de lйgиres extumescences encroыtйes de dйpфts calcaires, et disposйes avec une rйgularitй qui trahissait la main de l’homme.
Au milieu de la clairiиre, sur un piйdestal de rocs grossiиrement entassйs, se dressait une croix de corail, qui йtendait ses longs bras qu’on eыt dit faits d’un sang pйtrifiй.
Sur un signe du capitaine Nemo, un de ses hommes s’avanзa, et а quelques pieds de la croix, il commenзa а creuser un trou avec une pioche qu’il dйtacha de sa ceinture.
Je compris tout! Cette clairiиre c’йtait un cimetiиre, ce trou, une tombe, cet objet oblong, le corps de l’homme mort dans la nuit! Le capitaine Nemo et les siens venaient enterrer leur compagnon dans cette demeure commune, au fond de cet inaccessible Ocйan!
Non! jamais mon esprit ne fut surexcitй а ce point! Jamais idйes plus impressionnantes n’envahirent mon cerceau! Je ne voulais pas voir ce que voyait mes yeux!
Cependant, la tombe se creusait lentement. Les poissons fuyaient за et lа leur retraite troublйe. J’entendais rйsonner, sur le sol calcaire, le fer du pic qui йtincelait parfois en heurtant quelque silex perdu au fond des eaux. Le trou s’allongeait, s’йlargissait, et bientфt il fut assez profond pour recevoir le corps.
Alors, les porteurs s’approchиrent. Le corps, enveloppй dans un tissu de byssus blanc, descendit dans son humide tombe. Le capitaine Nemo, les bras croisйs sur la poitrine, et tous les amis de celui qui les avait aimйs s’agenouillиrent dans l’attitude de la priиre… Mes deux compagnons et moi, nous nous йtions religieusement inclinйs.
La tombe fut alors recouverte des dйbris arrachйs au sol, qui formиrent un lйger renflement.
Quand ce fut fait, le capitaine Nemo et ses hommes se redressиrent; puis, se rapprochant de la tombe, tous flйchirent encore le genou, et tous йtendirent leur main en signe de suprкme adieu…
Alors, la funиbre troupe reprit le chemin du Nautilus, repassant sous les arceaux de la forкt, au milieu des taillis, le long des buissons de corail, et toujours montant.
Tous s’agenouillиrent dans une attitude de priиre.
Enfin, les feux du bord apparurent. Leur traоnйe lumineuse nous guida jusqu’au Nautilus. А une heure, nous йtions de retour.
Dиs que mes vкtements furent changйs, je remontai sur la plate-forme, et, en proie а une terrible obsession d’idйes, j’allai m’asseoir prиs du fanal.
Le capitaine Nemo me rejoignit. Je me levai et lui dis:
«Ainsi, suivant mes prйvisions, cet homme est mort dans la nuit?
– Oui, monsieur Aronnax, rйpondit le capitaine Nemo.
– Et il repose maintenant prиs de ses compagnons, dans ce cimetiиre de corail?
– Oui, oubliйs de tous, mais non de nous! Nous creusons la tombe, et les polypes se chargent d’y sceller nos morts pour l’йternitй! »
Et cachant d’un geste brusque son visage dans ses mains crispйes, le capitaine essaya vainement de comprimer un sanglot. Puis il ajouta:
«C’est lа notre paisible cimetiиre, а quelques centaines de pieds au-dessous de la surface des flots!
– Vos morts y dorment, du moins, tranquilles, capitaine, hors de l’atteinte des requins!
– Oui, monsieur, rйpondit gravement le capitaine Nemo, des requins et des hommes! »
DEUXIИME PARTIE
I
L’OCЙAN INDIEN
Ici commence la seconde partie de ce voyage sous les mers. La premiиre s’est terminйe sur cette йmouvante scиne du cimetiиre de corail qui a laissй dans mon esprit une impression profonde. Ainsi donc, au sein de cette mer immense, la vie du capitaine Nemo se dйroulait tout entiиre, et il n’йtait pas jusqu’а sa tombe qu’il n’eыt prйparйe dans le plus impйnйtrable de ses abоmes. Lа, pas un des monstres de l’Ocйan ne viendrait troubler le dernier sommeil de ces hфtes du Nautilus, de ces amis, rivйs les uns aux autres, dans la mort aussi bien que dans la vie! «Nul homme, non plus! » avait ajoutй le capitaine.
Toujours cette mкme dйfiance, farouche, implacable, envers les sociйtйs humaines!
Pour moi, je ne me contentais plus des hypothиses qui satisfaisaient Conseil. Ce digne garзon persistait а ne voir dans le commandant du Nautilus qu’un de ces savants mйconnus qui rendent а l’humanitй mйpris pour indiffйrence. C’йtait encore pour lui un gйnie incompris qui, las des dйceptions de la terre, avait dы se rйfugier dans cet inaccessible milieu oщ ses instincts s’exerзaient librement. Mais, а mon avis, cette hypothиse n’expliquait qu’un des cфtйs du capitaine Nemo.
En effet, le mystиre de cette derniиre nuit pendant laquelle nous avions йtй enchaоnйs dans la prison et le sommeil, la prйcaution si violemment prise par le capitaine d’arracher de mes yeux la lunette prкte а parcourir l’horizon, la blessure mortelle de cet homme due а un choc inexplicable du Nautilus, tout cela me poussait dans une voie nouvelle. Non! le capitaine Nemo ne se contentait pas de fuir les hommes! Son formidable appareil servait non-seulement ses instincts de libertй, mais peut-кtre aussi les intйrкts de je ne sais quelles terribles reprйsailles.
En ce moment, rien n’est йvident pour moi, je n’entrevois encore dans ces tйnиbres que des lueurs, et je dois me borner а йcrire, pour ainsi dire, sous la dictйe des йvйnements.
D’ailleurs rien ne nous lie au capitaine Nemo. Il sait que s’йchapper du Nautilus est impossible. Nous ne sommes pas mкme prisonniers sur parole. Aucun engagement d’honneur ne nous enchaоne. Nous ne sommes que des captifs, que des prisonniers dйguisйs sous le nom d’hфtes par un semblant de courtoisie. Toutefois, Ned Land n’a pas renoncй а l’espoir de recouvrer sa libertй. Il est certain qu’il profitera de la premiиre occasion que le hasard lui offrira. Je ferai comme lui sans doute. Et cependant, ce ne sera pas sans une sorte de regret que j’emporterai ce que la gйnйrositй du capitaine nous aura laissй pйnйtrer des mystиres du Nautilus! Car enfin, faut-il haпr cet homme ou l’admirer? Est-ce une victime ou un bourreau? Et puis, pour кtre franc, je voudrais, avant de l’abandonner а jamais, je voudrais avoir accompli ce tour du monde sous-marin dont les dйbuts sont si magnifiques. Je voudrais avoir observй la complиte sйrie des merveilles entassйes sous les mers du globe. Je voudrais avoir vu ce que nul homme n’a vu encore, quand je devrais payer de ma vie cet insatiable besoin d’apprendre! Qu’ai-je dйcouvert jusqu’ici? Rien, ou presque rien, puisque nous n’avons encore parcouru que six mille lieues а travers le Pacifique!
Pourtant je sais bien que le Nautilus se rapproche des terres habitйes, et que, si quelque chance de salut s’offre а nous, il serait cruel de sacrifier mes compagnons а ma passion pour l’inconnu. Il faudra les suivre, peut-кtre mкme les guider. Mais cette occasion se prйsentera-t-elle jamais? L’homme privй par la force de son libre arbitre la dйsire, cette occasion, mais le savant, le curieux, la redoute.
Ce jour-lа, 21 janvier 1868, а midi, le second vint prendre la hauteur du soleil. Je montai sur la plate-forme, j’allumai un cigare, et je suivis l’opйration. Il me parut йvident que cet homme ne comprenait pas le franзais, car plusieurs fois je fis а voix haute des rйflexions qui auraient dы lui arracher quelque signe involontaire d’attention, s’il les eыt comprises, mais il resta impassible et muet.
Pendant qu’il observait au moyen du sextant, un des matelots du Nautilus, – cet homme vigoureux qui nous avait accompagnйs lors de notre premiиre excursion sous-marine а l’оle Crespo, – vint nettoyer les vitres du fanal. J’examinai alors l’installation de cet appareil dont la puissance йtait centuplйe par des anneaux lenticulaires disposйs comme ceux des phares, et qui maintenaient sa lumiиre dans le plan utile. La lampe йlectrique йtait combinйe de maniиre а donner tout son pouvoir йclairant. Sa lumiиre, en effet, se produisait dans le vide, ce qui assurait а la fois sa rйgularitй et son intensitй. Ce vide йconomisait aussi les pointes de graphite entre lesquelles se dйveloppe l’arc lumineux. Йconomie importante pour le capitaine Nemo, qui n’aurait pu les renouveler aisйment. Mais, dans ces conditions, leur usure йtait presque insensible.
Lorsque le Nautilus se prйpara а reprendre sa marche sous-marine, je redescendis au salon. Les panneaux se refermиrent, et la route fut donnйe directement а l’ouest.
Nous sillonnions alors les flots de l’ocйan Indien, vaste plaine liquide d’une contenance de cinq cent cinquante millions d’hectares, et dont les eaux sont si transparentes qu’elles donnent le vertige а qui se penche а leur surface. Le Nautilus y flottait gйnйralement entre cent et deux cents mиtres de profondeur. Ce fut ainsi pendant quelques jours. А tout autre que moi, pris d’un immense amour de la mer, les heures eussent sans doute paru longues et monotones; mais ces promenades quotidiennes sur la plate-forme oщ je me retrempais dans l’air vivifiant de l’Ocйan, le spectacle de ces riches eaux а travers les vitres du salon, la lecture des livres de la bibliothиque, la rйdaction de mes mйmoires, employaient tout mon temps et ne me laissaient pas un moment de lassitude ou d’ennui.
Notre santй а tous se maintenait dans un йtat trиs-satisfaisant. Le rйgime du bord nous convenait parfaitement, et pour mon compte, je me serais bien passй des variantes que Ned Land, par esprit de protestation, s’ingйniait а y apporter. De plus, dans cette tempйrature constante, il n’y avait pas mкme un rhume а craindre. D’ailleurs, ce madrйporaire Dendrophyllйe, connu en Provence sous le nom de «Fenouil de mer », et dont il existait une certaine rйserve а bord, eыt fourni avec la chair fondante de ses polypes une pвte excellente contre la toux.
Pendant quelques jours, nous vоmes une grande quantitй d’oiseaux aquatiques, palmipиdes, mouettes ou goйlands. Quelques-uns furent adroitement tuйs, et, prйparйs d’une certaine faзon, ils fournirent un gibier d’eau trиs-acceptable. Parmi les grands voiliers, emportйs а de longues distances de toutes terres, et qui se reposent sur les flots des fatigues du vol, j’aperзus de magnifiques albatros au cri discordant comme un braiement d’вne, oiseaux qui appartiennent а la famille des longipennes. La famille des totipalmes йtait reprйsentйe par des frйgates rapides qui pкchaient prestement les poissons de la surface, et par de nombreux phaйtons ou paille-en-queue, entre autres, ce phaйton а brins rouges, gros comme un pigeon, et dont le plumage blanc est nuancй de tons roses qui font valoir la teinte noire des ailes.
Les filets du Nautilus rapportиrent plusieurs sortes de tortues marines, du genre caret, а dos bombй, et dont l’йcaille est trиs-estimйe. Ces reptiles, qui plongent facilement, peuvent se maintenir longtemps sous l’eau en fermant la soupape charnue situйe а l’orifice externe de leur canal nasal. Quelques-uns de ces carets, lorsqu’on les prit, dormaient encore dans leur carapace, а l’abri des animaux marins. La chair de ces tortues йtait gйnйralement mйdiocre, mais leurs œufs formaient un rйgal excellent.
Albatros, frйgates et phaйtons.
Quant aux poissons, ils provoquaient toujours notre admiration, quand nous surprenions а travers les panneaux ouverts les secrets de leur vie aquatique. Je remarquai plusieurs espиces qu’il ne m’avait pas йtй donnй d’observer jusqu’alors.
Je citerai principalement des ostracions particuliers а la mer Rouge, а la mer des Indes et а cette partie de l’Ocйan qui baigne les cфtes de l’Amйrique йquinoxiale. Ces poissons, comme les tortues, les tatous, les oursins, les crustacйs, sont protйgйs par une cuirasse qui n’est ni crйtacйe, ni pierreuse, mais vйritablement osseuse. Tantфt, elle affecte la forme d’un solide triangulaire, tantфt la forme d’un solide quadrangulaire. Parmi les triangulaires, j’en notai quelques-uns d’une longueur d’un demi-dйcimиtre, d’une chair salubre, d’un goыt exquis, bruns а la queue, jaunes aux nageoires, et dont je recommande l’acclimatation mкme dans les eaux douces, auxquelles d’ailleurs un certain nombre de poissons de mer s’accoutument aisйment. Je citerai aussi des ostracions quadrangulaires, surmontйs sur le dos de quatre gros tubercules: des ostracions mouchetйs de points blancs sous la partie infйrieure du corps, qui s’apprivoisent comme des oiseaux; des trigones, pourvus d’aiguillons formйs par la prolongation de leur croыte osseuse, et auxquels leur singulier grognement a valu le surnom de «cochons de mer »; puis des dromadaires а grosses bosses en forme de cфne, dont la chair est dure et coriace.