Le Nautilus se prйsenta donc а l’entrйe du plus dangereux dйtroit du globe, de celui que les plus hardis navigateurs osent а peine franchir, dйtroit que Louis Paz de Torrиs affronta en revenant des mers du Sud dans la Mйlanйsie, et dans lequel, en 1840, les corvettes йchouйes de Dumont d’Urville furent sur le point de se perdre corps et biens. Le Nautilus lui-mкme, supйrieur а tous les dangers de la mer, allait, cependant, faire connaissance avec les rйcifs coralliens.
Le dйtroit de Torrиs a environ trente-quatre lieues de large, mais il est obstruй par une innombrable quantitй d’оles, d’оlots, de brisants, de rochers, qui rendent sa navigation presque impraticable. En consйquence, le capitaine Nemo prit toutes les prйcautions voulues pour le traverser. Le Nautilus, flottant а fleur d’eau, s’avanзait sous une allure modйrйe. Son hйlice, comme une queue de cйtacй, battait les flots avec lenteur.
Profitant de cette situation, mes deux compagnons et moi, nous avions pris place sur la plate-forme toujours dйserte. Devant nous s’йlevait la cage du timonier, et je me trompe fort, ou le capitaine Nemo devait кtre lа, dirigeant lui-mкme son Nautilus.
J’avais sous les yeux les excellentes cartes du dйtroit de Torrиs levйes et dressйes par l’ingйnieur hydrographe Vincendon Dumoulin et l’enseigne de vaisseau Coupvent-Desbois, – maintenant amiral, – qui faisaient partie de l’йtat-major de Dumont d’Urville pendant son dernier voyage de circumnavigation. Ce sont, avec celles du capitaine King, les meilleures cartes qui dйbrouillent l’imbroglio de cet йtroit passage, et je les consultais avec une scrupuleuse attention.
Autour du Nautilus la mer bouillonnait avec furie. Le courant de flots, qui portait du sud-est au nord-ouest avec une vitesse de deux milles et demi, se brisait sur les coraux dont la tкte йmergeait за et lа.
«Voilа une mauvaise mer! me dit Ned Land.
– Dйtestable, en effet, rйpondis-je, et qui ne convient guиre а un bвtiment comme le Nautilus.
– Il faut, reprit le Canadien, que ce damnй capitaine soit bien certain de sa route, car je vois lа des pвtйs de coraux qui mettraient sa coque en mille piиces, si elle les effleurait seulement! »
En effet, la situation йtait pйrilleuse, mais le Nautilus semblait se glisser comme par enchantement au milieu de ces furieux йcueils. Il ne suivait pas exactement la route de l’ Astrolabe et de la Zйlйe qui fut fatale а Dumont d’Urville. Il prit plus au nord, rangea l’оle Murray, et revint au sud-ouest, vers le passage de Cumberland. Je croyais qu’il allait y donner franchement, quand, remontant dans le nord-ouest, il se porta, а travers une grande quantitй d’оles et d’оlots peu connus, vers l’оle Tound et le canal Mauvais.
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Je me demandais dйjа si le capitaine Nemo, imprudent jusqu’а la folie, voulait engager son navire dans cette passe oщ touchиrent les deux corvettes de Dumont d’Urville, quand, modifiant une seconde fois sa direction et coupant droit а l’ouest, il se dirigea vers l’оle Gueboroar.
Il йtait alors trois heures aprиs-midi. Le flot se cassait, la marйe йtant presque pleine. Le Nautilus s’approcha de cette оle que je vois encore avec sa remarquable lisiиre de pendanus. Nous la rangions а moins de deux milles.
Soudain, un choc me renversa. Le Nautilus venait de toucher contre un йcueil, et il demeura immobile, donnant une lйgиre gоte sur bвbord.
Le Nautilus venait de toucher.
Quand je me relevai, j’aperзus sur la plate-forme le capitaine Nemo et son second. Ils examinaient la situation du navire, йchangeant quelques mots dans leur incomprйhensible idiome.
Voici quelle йtait cette situation. А deux milles, par tribord, apparaissait l’оle Gueboroar dont la cфte s’arrondissait du nord а l’ouest, comme un immense bras. Vers le sud et l’est se montraient dйjа quelques tкtes de coraux que le jusant laissait а dйcouvert. Nous nous йtions йchouйs au plein, et dans une de ces mers oщ les marйes sont mйdiocres, circonstance fвcheuse pour le renflouage du Nautilus. Cependant. Le navire n’avait aucunement souffert, tant sa coque йtait solidement liйe. Mais s’il ne pouvait ni couler, ni s’ouvrir, il risquait fort d’кtre а jamais attachй sur ces йcueils, et alors c’en йtait fait de l’appareil sous-marin du capitaine Nemo.
Je rйflйchissais ainsi, quand le capitaine, froid et calme, toujours maоtre de lui, ne paraissant ni йmu ni contrariй, s’approcha:
«Un accident? lui dis-je.
– Non, un incident, me rйpondit-il.
– Mais un incident, rйpliquai-je, qui vous obligera peut-кtre а redevenir un habitant de ces terres que vous fuyez! »
Le capitaine Nemo me regarda d’un air singulier, et fit un geste nйgatif. C’йtait me dire assez clairement que rien ne le forcerait jamais а remettre les pieds sur un continent. Puis il dit:
«D’ailleurs, monsieur Aronnax, le Nautilus n’est pas en perdition. Il vous transportera encore au milieu des merveilles de l’Ocйan. Notre voyage ne fait que commencer, et je ne dйsire pas me priver si vite de l’honneur de votre compagnie.
– Cependant, capitaine Nemo, repris-je sans relever la tournure ironique de cette phrase, le Nautilus s’est йchouй au moment de la pleine mer. Or, les marйes ne sont pas fortes dans le Pacifique, et, si vous ne pouvez dйlester le Nautilus, – ce qui me paraоt impossible je ne vois pas comment il sera renflouй.
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– Les marйes ne sont pas fortes dans le Pacifique, vous avez raison, monsieur le professeur, rйpondit le capitaine Nemo, mais, au dйtroit de Torrиs, on trouve encore une diffйrence d’un mиtre et demi entre le niveau des hautes et basses mers. C’est aujourd’hui le 4 janvier, et dans cinq jours la pleine lune. Or, je serai bien йtonnй si ce complaisant satellite ne soulиve pas suffisamment ces masses d’eau, et ne me rend pas un service que je ne veux devoir qu’а lui seul. »
Ceci dit, le capitaine Nemo, suivi de son second, redescendit а l’intйrieur du Nautilus. Quant au bвtiment, il ne bougeait plus et demeurait immobile, comme si les polypes coralliens l’eussent dйjа maзonnй dans leur indestructible ciment.
«Eh bien, monsieur? me dit Ned Land, qui vint а moi aprиs le dйpart du capitaine.
Eh bien, ami Ned, nous attendrons tranquillement la marйe du 9, car il paraоt que la lune aura la complaisance de nous remettre а flot.
– Tout simplement?
– Tout simplement.
– Et ce capitaine ne va pas mouiller ses ancres au large, mettre sa machine sur ses chaоnes, et tout faire pour se dйhaler?
Puisque la marйe suffira! » rйpondit simplement Conseil.
Le Canadien regarda Conseil, puis il haussa les йpaules. C’йtait le marin qui parlait en lui.
«Monsieur, rйpliqua-t-il, vous pouvez me croire quand je vous dis que ce morceau de fer ne naviguera plus jamais ni sur ni sous les mers. Il n’est bon qu’а vendre au poids. Je pense donc que le moment est venu de fausser compagnie au capitaine Nemo.
– Ami Ned, rйpondis-je, je ne dйsespиre pas comme vous de ce vaillant Nautilus, et dans quatre jours nous saurons а quoi nous en tenir sur les marйes du Pacifique. D’ailleurs, le conseil de fuir pourrait кtre opportun si nous йtions en vue des cфtes de l’Angleterre ou de la Provence, mais dans les parages de la Papouasie, c’est autre chose, et il sera toujours temps d’en venir а cette extrйmitй, si le Nautilus ne parvient pas а se relever, ce que je regarderais comme un йvйnement grave.
– Mais ne saurait-on tвter, au moins, de ce terrain? reprit Ned Land. Voilа une оle. Sur cette оle, il y a des arbres. Sous ces arbres, des animaux terrestres, des porteurs de cфtelettes et de roastbeefs, auxquels je donnerais volontiers quelques coups de dents.
– Ici, l’ami Ned a raison, dit Conseil, et je me range а son avis. Monsieur ne pourrait-il obtenir de son ami le capitaine Nemo de nous transporter а terre, ne fыt-ce que pour ne pas perdre l’habitude de fouler du pied les parties solides de notre planиte?
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– Je peux le lui demander, rйpondis-je, mais il refusera.
– Que monsieur se risque, dit Conseil, et nous saurons а quoi nous en tenir sur l’amabilitй du capitaine. »
А ma grande surprise, le capitaine Nemo m’accorda la permission que je lui demandais, et il le fit avec beaucoup de grвce et d’empressement, sans mкme avoir exigй de moi la promesse de revenir а bord. Mais une fuite а travers les terres de la Nouvelle-Guinйe eыt йtй trиs-pйrilleuse, et je n’aurais pas conseillй а Ned Land de la tenter. Mieux valait кtre prisonnier а bord du Nautilus, que de tomber entre les mains des naturels de la Papouasie.
Le canot fut mis а notre disposition pour le lendemain matin. Je ne cherchai pas а savoir si le capitaine Nemo nous accompagnerait. Je pensai mкme qu’aucun homme de l’йquipage ne nous serait donnй, et que Ned Land serait seul chargй de diriger l’embarcation. D’ailleurs, la terre se trouvait а deux milles au plus, et ce n’йtait qu’un jeu pour le Canadien de conduire ce lйger canot entre les lignes de rйcifs si fatales aux grands navires.
Le lendemain, 5 janvier, le canot, dйpontй, fut arrachй de son alvйole et lancй а la mer du haut de la plate-forme. Deux hommes suffirent а cette opйration. Les avirons йtaient dans l’embarcation, et nous n’avions plus qu’а y prendre place.
А huit heures, armйs de fusils et de haches, nous dйbordions du Nautilus. La mer йtait assez calme. Une petite brise soufflait de terre. Conseil et moi, placйs aux avirons, nous nagions vigoureusement, et Ned gouvernait dans les йtroites passes que les brisants laissaient entre eux. Le canot se maniait bien et filait rapidement.
Ned Land ne pouvait contenir sa joie. C’йtait un prisonnier йchappй de sa prison, et il ne songeait guиre qu’il lui faudrait y rentrer.
«De la viande! rйpйtait-il, nous allons donc manger de la viande, et quelle viande! Du vйritable gibier! Pas de pain, par exemple! Je ne dis pas que le poisson ne soit une bonne chose, mais il ne faut pas en abuser, et un morceau de fraоche venaison, grillй sur des charbons ardents, variera agrйablement notre ordinaire.
– Gourmand! rйpondait Conseil, il m’en fait venir l’eau а la bouche.
– Il reste а savoir, dis-je, si ces forкts sont giboyeuses, et si le gibier n’y est pas de telle taille qu’il puisse lui-mкme chasser le chasseur.
– Bon! monsieur Aronnax, rйpondit le Canadien, dont les dents semblaient кtre affыtйes comme un tranchant de hache, mais je mangerai du tigre, de l’aloyau de tigre, s’il n’y a pas d’autre quadrupиde dans cette оle.
– L’ami Ned est inquiйtant, rйpondit Conseil.
– Quel qu’il soit, reprit Ned Land, tout animal а quatre pattes sans plumes, ou а deux pattes avec plumes, sera saluй de mon premier coup de fusil.
– Bon! rйpondis-je, voilа les imprudences de maоtre Land qui vont recommencer!
– N’ayez pas peur, monsieur Aronnax, rйpondit le Canadien, et nagez ferme! Je ne demande pas vingt-cinq minutes pour vous offrir un mets de ma faзon. »
А huit heures et demie, le canot du Nautilus venait s’йchouer doucement sur une grиve de sable, aprиs avoir heureusement franchi l’anneau coralligиne qui entourait l’оle de Gueboroar.
XXI
QUELQUES JOURS А TERRE
Je fus assez vivement impressionnй en touchant terre. Ned Land essayait le sol du pied, comme pour en prendre possession. Il n’y avait pourtant que deux mois que nous йtions, suivant l’expression du capitaine Nemo, les «passagers du Nautilus », c’est-а-dire, en rйalitй, les prisonniers de son commandant.
En quelques minutes, nous fыmes а une portйe de fusil de la cфte. Le sol йtait presque entiиrement madrйporique, mais certains lits de torrents dessйchйs, semйs de dйbris granitiques, dйmontraient que cette оle йtait due а une formation primordiale. Tout l’horizon se cachait derriиre un rideau de forкts admirables. Des arbres йnormes, dont la taille atteignait parfois deux cents pieds, se reliaient l’un а l’autre par des guirlandes de lianes, vrais hamacs naturels que berзait une brise lйgиre. C’йtaient des mimosas, des ficus, des casuarinas, des teks, des hibiscus, des pendanus, des palmiers, mйlangйs а profusion, et sous l’abri de leur voыte verdoyante, au pied de leur stype gigantesque, croissaient des orchidйes, des lйgumineuses et des fougиres.
Mais, sans remarquer tous ces beaux йchantillons de la flore papouasienne, le Canadien abandonna l’agrйable pour l’utile. Il aperзut un cocotier, abattit quelques-uns de ses fruits, les brisa, et nous bыmes leur lait, nous mangeвmes leur amande, avec une satisfaction qui protestait contre l’ordinaire du Nautilus.
Tout l’horizon se cachait derriиre un rideau de forкts.
«Excellent! disait Ned Land.
– Exquis! rйpondait Conseil.
– Et je ne pense pas, dit le Canadien, que votre Nemo s’oppose а ce que nous introduisions une cargaison de cocos а son bord?
– Je ne le crois pas, rйpondis-je, mais il n’y voudra pas goыter!
– Tant pis pour lui! dit Conseil.
– Et tant mieux pour nous! riposta Ned Land. Il en restera davantage.
– Un mot seulement, maоtre Land, dis-je au harponneur qui se disposait а ravager un autre cocotier, le coco est une bonne chose, mais avant d’en remplir le canot, il me paraоt sage de reconnaоtre si l’оle ne produit pas quelque substance non moins utile. Des lйgumes frais seraient bien reзus а l’office du Nautilus.
– Monsieur a raison, rйpondit Conseil, et je propose de rйserver trois places dans notre embarcation, l’une pour les fruits, l’autre pour les lйgumes, et la troisiиme pour la venaison, dont je n’ai pas encore entrevu le plus mince йchantillon.
– Conseil, il ne faut dйsespйrer de rien, rйpondit le Canadien.
– Continuons donc notre excursion, repris-je, mais ayons l’œil aux aguets. Quoique l’оle paraisse inhabitйe, elle pourrait renfermer, cependant, quelques individus qui seraient moins difficiles que nous sur la nature du gibier!
– Hй! hй! fit Ned Land, avec un mouvement de mвchoire trиs-significatif.
– Eh bien! Ned! s’йcria Conseil.
– Ma foi, riposta le Canadien, je commence а comprendre les charmes de l’anthropophagie!
– Ned! Ned! que dites-vous lа! rйpliqua Conseil. Vous, anthropophage! Mais je ne serai plus en sыretй prиs de vous, moi qui partage votre cabine! Devrai-je donc me rйveiller un jour а demi dйvorй?
– Ami Conseil, je vous aime beaucoup, mais pas assez pour vous manger sans nйcessitй.
– Je ne m’y fie pas, rйpondit Conseil. En chasse! Il faut absolument abattre quelque gibier pour satisfaire ce cannibale, ou bien, l’un de ces matins, monsieur ne trouvera plus que des morceaux de domestique pour le servir. »
Tandis que s’йchangeaient ces divers propos, nous pйnйtrions sous les sombres voыtes de la forкt, et pendant deux heures, nous la parcourыmes en tous sens.
Le hasard servit а souhait cette recherche de vйgйtaux comestibles, et l’un des plus utiles produits des zones tropicales nous fournit un aliment prйcieux qui manquait а bord.
Je veux parler de l’arbre а pain, trиs-abondant dans l’оle Gueboroar, et j’y remarquai principalement cette variйtй dйpourvue de graines, qui porte en malais le nom de «Rima ».
Cet arbre se distinguait des autres arbres par un tronc droit et haut de quarante pieds. Sa cime, gracieusement arrondie et formйe de grandes feuilles multilobйes, dйsignait suffisamment aux yeux d’un naturaliste cet «artocarpus » qui a йtй trиs-heureusement naturalisй aux оles Mascareignes. De sa masse de verdure se dйtachaient de gros fruits globuleux, larges d’un dйcimиtre, et pourvus extйrieurement de rugositйs qui prenaient une disposition hexagonale. Utile vйgйtal dont la nature a gratifie les rйgions auxquelles le blй manque, et qui, sans exiger aucune culture, donne des fruits pendant huit mois de l’annйe.
Ned Land les connaissait bien, ces fruits. Il en avait dйjа mangй pendant ses nombreux voyages, et il savait prйparer leur substance comestible. Aussi leur vue excita-t-elle ses dйsirs, et il n’y put tenir plus longtemps.
«Monsieur, me dit-il, que je meure si je ne goыte pas un peu de cette pвte de l’arbre а pain!
– Goыtez, ami Ned, goыtez а votre aise. Nous sommes ici pour faire des expйriences, faisons-les.
– Ce ne sera pas long », rйpondit le Canadien.
Et, armй d’une lentille, il alluma un feu de bois mort qui pйtilla joyeusement. Pendant ce temps, Conseil et moi, nous choisissions les meilleurs fruits de l’artocarpus. Quelques-uns n’avaient pas encore atteint un degrй suffisant de maturitй, et leur peau йpaisse recouvrait une pulpe blanche, mais peu fibreuse. D’autres, en trиs-grand nombre, jaunвtres et gйlatineux, n’attendaient que le moment d’кtre cueillis.
Ces fruits ne renfermaient aucun noyau. Conseil en apporta une douzaine а Ned Land, qui les plaзa sur un feu de charbons, aprиs les avoir coupйs en tranches йpaisses, et ce faisant, il rйpйtait toujours:
«Vous verrez, monsieur, comme ce pain est bon!
– Surtout quand on en est privй depuis longtemps, dit Conseil.
– Ce n’est mкme plus du pain, ajouta le Canadien. C’est une pвtisserie dйlicate. Vous n’en avez jamais mange, monsieur?
– Non, Ned.
– Eh bien, prйparez-vous а absorber une chose succulente. Si vous n’y revenez pas, je ne suis plus le roi des harponneurs! »
Au bout de quelques minutes, la partie des fruits exposйe au feu fut complиtement charbonnйe. А l’intйrieur apparaissait une pвte blanche, sorte de mie tendre, dont la saveur rappelait celle de l’artichaut.
Il faut l’avouer, ce pain йtait excellent, et j’en mangeai avec grand plaisir.
«Malheureusement, dis-je, une telle pвte ne peut se garder fraоche, et il me paraоt inutile d’en faire une provision pour le bord.
– Par exemple, monsieur! s’йcria Ned Land. Vous parlez lа comme un naturaliste, mais moi, je vais agir comme un boulanger. Conseil, faites une rйcolte de ces fruits que nous reprendrons а notre retour.
– Et comment les prйparerez-vous? demandai-je au Canadien.
– En fabriquant avec leur pulpe une pвte fermentйe qui se gardera indйfiniment et sans se corrompre. Lorsque je voudrai l’employer, je la ferai cuire а la cuisine du bord, et malgrй sa saveur un peu acide, vous la trouverez excellente.
– Alors, maоtre Ned, je vois qu’il ne manque rien а ce pain…
– Si, monsieur le professeur, rйpondit le Canadien, il y manque quelques fruits ou tout ou moins quelques lйgumes!
Cherchons les fruits et les lйgumes. »
Lorsque notre rйcolte fut terminйe, nous nous mоmes en route pour complйter ce dоner «terrestre ».
Nos recherches ne furent pas vaines, et, vers midi, nous avions fait une ample provision de bananes. Ces produits dйlicieux de la zone torride mыrissent pendant toute l’annйe, et les Malais, qui leur ont donnй le nom de «pisang », les mangent sans les faire cuire. Avec ces bananes, nous recueillоmes des jaks йnormes dont le goыt est trиs-accusй, des mangues savoureuses, et des ananas d’une grosseur invraisemblable. Mais cette rйcolte prit une grande partie de notre temps, que, d’ailleurs, il n’y avait pas lieu de regretter.
Conseil observait toujours Ned. Le harponneur marchait en avant, et, pendant sa promenade а travers la forкt, il glanait d’une main sыre d’excellents fruits qui devaient complйter sa provision.
«Enfin, demanda Conseil, il ne vous manque plus rien, ami Ned?
– Hum! fit le Canadien.
– Quoi! vous vous plaignez?
– Tous ces vйgйtaux ne peuvent constituer un repas, rйpondit Ned. C’est la fin d’un repas, c’est un dessert. Mais le potage? mais le rфti?
– En effet, dis-je, Ned nous avait promis des cфtelettes qui me semblent fort problйmatiques.
– Monsieur, rйpondit le Canadien, non seulement la chasse n’est pas finie, mais elle n’est mкme pas commencйe. Patience! Nous finirons bien par rencontrer quelque animal de plume ou de poil, et, si ce n’est pas en cet endroit, ce sera dans un autre…
– Et si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera demain, ajouta Conseil, car il ne faut pas trop s’йloigner. Je propose mкme de revenir au canot.
– Quoi! dйjа! s’йcria Ned.
– Nous devons кtre de retour avant la nuit, dis-je.
– Mais quelle heure est-il donc? demanda le Canadien.
– Deux heures, au moins, rйpondit Conseil.
– Comme le temps passe sur ce sol ferme! s’йcria maоtre Ned Land avec un soupir de regret.
– En route », rйpondit Conseil.
Nous revоnmes donc а travers la forкt, et nous complйtвmes notre rйcolte en faisant une razzia de choux-palmistes qu’il fallut cueillir а la cime des arbres, de petits haricots que je reconnus pour кtre les «abrou » des Malais, et d’ignames d’une qualitй supйrieure.
Nous йtions surchargйs quand nous arrivвmes au canot. Cependant, Ned Land ne trouvait pas encore sa provision suffisante. Mais le sort le favorisa. Au moment de s’embarquer, il aperзut plusieurs arbres, hauts de vingt-cinq а trente pieds, qui appartenaient а l’espиce des palmiers. Ces arbres, aussi prйcieux que l’artocarpus, sont justement comptйs parmi les plus utiles produits de la Malaisie.
C’йtaient des sagoutiers, vйgйtaux qui croissent sans culture, se reproduisant, comme les mыriers, par leurs rejetons et leurs graines.
Ned Land connaissait la maniиre de traiter ces arbres. Il prit sa hache, et la maniant avec une grande vigueur, il eut bientфt couchй sur le sol deux ou trois sagoutiers dont la maturitй se reconnaissait а la poussiиre blanche qui saupoudrait leurs palmes.
Je le regardai faire plutфt avec les yeux d’un naturaliste qu’avec les yeux d’un homme affamй. Il commenзa par enlever а chaque tronc une bande d’йcorce, йpaisse d’un pouce, qui recouvrait un rйseau de fibres allongйes formant d’inextricables nœuds, que mastiquait une sorte de farine gommeuse. Cette farine, c’йtait le sagou, substance comestible qui sert principalement а l’alimentation des populations mйlanйsiennes.
Ned Land se contenta, pour le moment, de couper ces troncs par morceaux, comme il eыt fait de bois а brыler, se rйservant d’en extraire plus tard la farine, de la passer dans une йtoffe afin de la sйparer de ses ligaments fibreux, d’en faire йvaporer l’humiditй au soleil, et de la laisser durcir dans des moules.
Enfin, а cinq heures du soir, chargйs de toutes nos richesses, nous quittions le rivage de l’оle, et, une demi-heure aprиs, nous accostions le Nautilus. Personne ne parut а notre arrivйe. L’йnorme cylindre de tфle semblait dйsert. Les provisions embarquйes, je descendis а ma chambre. J’y trouvai mon souper prкt. Je mangeai, puis je m’endormis.
Le lendemain, 6 janvier, rien de nouveau а bord. Pas un bruit а l’intйrieur, pas un signe de vie. Le canot йtait restй le long du bord, а la place mкme oщ nous l’avions laissй. Nous rйsolыmes de retourner а l’оle Gueboroar. Ned Land espйrait кtre plus heureux que la veille au point de vue du chasseur, et dйsirait visiter une autre partie de la forкt.
Ned Land prit sa hache.
Au lever du soleil, nous йtions en route. L’embarcation, enlevйe par le flot qui portait а terre, atteignit l’оle en peu d’instants.
Nous dйbarquвmes, et, pensant qu’il valait mieux s’en rapporter а l’instinct du Canadien, nous suivоmes Ned Land dont les longues jambes menaзaient de nous distancer.
Ned Land remonta la cфte vers l’ouest, puis, passant а guй quelques lits de torrents, il gagna la haute plaine que bordaient d’admirables forкts. Quelques martins-pкcheurs rфdaient le long des cours d’eau, mais ils ne se laissaient pas approcher. Leur circonspection me prouva que ces volatiles savaient а quoi s’en tenir sur des bipиdes de notre espиce, et j’en conclus que, si l’оle n’йtait pas habitйe, du moins, des кtres humains la frйquentaient.
Aprиs avoir traversй une assez grasse prairie, nous arrivвmes а la lisiиre d’un petit bois qu’animaient le chant et le vol d’un grand nombre d’oiseaux.
«Ce ne sont encore que des oiseaux, dit Conseil.
– Mais il y en a qui se mangent! rйpondit le harponneur.
– Point, ami Ned, rйpliqua Conseil, car je ne vois lа que de simples perroquets.
– Ami Conseil, rйpondit gravement Ned, le perroquet est le faisan de ceux qui n’ont pas autre chose а manger.
– Et j’ajouterai, dis-je, que cet oiseau, convenablement prйparй, vaut son coup de fourchette. »
En effet, sous l’йpais feuillage de ce bois, tout un monde de perroquets voltigeait de branche en branche, n’attendant qu’une йducation plus soignйe pour parler la langue humaine. Pour le moment, ils caquetaient en compagnie de perruches de toutes couleurs, de graves kakatouas, qui semblaient mйditer quelque problиme philosophique, tandis que des loris d’un rouge йclatant passaient comme un morceau d’йtamine emportй par la brise, au milieu de kalaos au vol bruyant, de papouas peints des plus fines nuances de l’azur, et de toute une variйtй de volatiles charmants, mais gйnйralement peu comestibles.
Cependant, un oiseau particulier а ces terres, et qui n’a jamais dйpassй la limite des оles d’Arrou et des оles des Papouas, manquait а cette collection. Mais le sort me rйservait de l’admirer avant peu.
Aprиs avoir traversй un taillis de mйdiocre йpaisseur, nous avions retrouvй une plaine obstruйe de buissons. Je vis alors s’enlever de magnifiques oiseaux que la disposition de leurs longues plumes obligeait а se diriger contre le vent. Leur vol ondulй, la grвce de leurs courbes aйriennes, le chatoiement de leurs couleurs, attiraient et charmaient le regard. Je n’eus pas de peine а les reconnaоtre.