– Je ne saurais vous rйpondre, maоtre Land. D’ailleurs, croyez-moi, abandonnez, pour le moment, cette idйe de vous emparer du Nautilus ou de le fuir. Ce bateau est un des chefs-d’œuvre de l’industrie moderne, et je regretterais de ne pas l’avoir vu! Bien des gens accepteraient la situation qui nous est faite, ne fыt-ce que pour se promener а travers ces merveilles. Ainsi, tenez-vous tranquille, et tвchons de voir ce qui se passe autour de nous.
– Voir! s’йcria le harponneur, mais on ne voit rien, on ne verra rien de cette prison de tфle! Nous marchons, nous naviguons en aveugles… »
– Ned Land prononзait ces derniers mots, quand l’obscuritй se fit subitement, mais une obscuritй absolue. Le plafond lumineux s’йteignit, et si rapidement, que mes yeux en йprouvиrent une impression douloureuse, analogue а celle que produit le passage contraire des profondes tйnиbres а la plus йclatante lumiиre.
Nous йtions restйs muets, ne remuant pas, ne sachant quelle surprise, agrйable ou dйsagrйable, nous attendait. Mais un glissement se fit entendre. On eыt dit que des panneaux se manœuvraient sur les flancs du Nautilus.
«C’est la fin de la fin! dit Ned Land.
– Ordre des Hydromйduses! » murmura Conseil.
Soudain, le jour se fit de chaque cфtй du salon, а travers deux ouvertures oblongues. Les masses liquides apparurent vivement йclairйes par les effluences йlectriques. Deux plaques de cristal nous sйparaient de la mer. Je frйmis, d’abord, а la pensйe que cette fragile paroi pouvait se briser; mais de fortes armatures de cuivre la maintenaient et lui donnaient une rйsistance presque infinie.
La mer йtait distinctement visible dans un rayon d’un mille autour du Nautilus. Quel spectacle! Quelle plume le pourrait dйcrire! Qui saurait peindre les effets de la lumiиre а travers ces nappes transparentes, et la douceur de ses dйgradations successives jusqu’aux couchйs infйrieures et supйrieures de l’Ocйan!
On connaоt la diaphanйitй de la mer. On sait que sa limpiditй l’emporte sur celle de l’eau de roche. Les substances minйrales et organiques, qu’elle tient en suspension, accroissent mкme sa transparence. Dans certaines parties de l’Ocйan, aux Antilles, cent quarante-cinq mиtres d’eau laissent apercevoir le lit de sable avec une surprenante nettetй, et la force de pйnйtration des rayons solaires ne paraоt s’arrкter qu’а une profondeur de trois cents mиtres. Mais, dans ce milieu fluide que parcourait le Nautilus, l’йclat йlectrique se produisait au sein mкme des ondes. Ce n’йtait plus de l’eau lumineuse, mais de la lumiиre liquide.
Si l’on admet l’hypothиse d’Erhemberg, qui croit а une illumination phosphorescente des fonds sous-marins, la nature a certainement rйservй pour les habitants de la mer l’un de ses plus prodigieux spectacles, et j’en pouvais juger ici par les mille jeux de cette lumiиre. De chaque cфtй, j’avais une fenкtre ouverte sur ces abоmes inexplorйs. L’obscuritй du salon faisait valoir la clartй extйrieure, et nous regardions comme si ce pur cristal eыt йtй la vitre d’un immense aquarium.
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Une fenкtre ouverte sur ces abоmes inexplorйs.
Le Nautilus ne semblait pas bouger. C’est que les points de repиre manquaient. Parfois, cependant, les lignes d’eau, divisйes par son йperon, filaient devant nos regards avec une vitesse excessive.
Йmerveillйs, nous йtions accoudйs devant ces vitrines, et nul de nous n’avait encore rompu ce silence de stupйfaction, quand Conseil dit:
«Vous vouliez voir, ami Ned, eh bien, vous voyez!
– Curieux! curieux! faisait le Canadien, – qui oubliant ses colиres et ses projets d’йvasion, subissait une attraction irrйsistible, – et l’on viendrait de plus loin pour admirer ce spectacle!
– Ah! m’йcriai-je, je comprends la vie de cet homme! Il s’est fait un monde а part qui lui rйserve ses plus йtonnantes merveilles!
– Mais les poissons? fit observer le Canadien. Je ne vois pas de poissons!
– Que vous importe, ami Ned, rйpondit Conseil, puisque vous ne les connaissez pas.
– Moi! un pкcheur! » s’йcria Ned Land.
Et sur ce sujet, une discussion s’йleva entre les deux amis, car ils connaissaient les poissons, mais chacun d’une faзon trиs-diffйrente.
Tout le monde sait que les poissons forment la quatriиme et derniиre classe de l’embranchement des vertйbrйs. On les a trиs-justement dйfinis: «des vertйbrйs а circulation double et а sang froid, respirant par des branchies et destinйs а vivre dans l’eau ». Ils composent deux sйries distinctes: la sйrie des poissons osseux, c’est-а-dire ceux dont l’йpine dorsale est faite de vertиbres osseuses, et les poissons cartilagineux, c’est-а-dire ceux dont l’йpine dorsale est faite de vertиbres cartilagineuses.
Le Canadien connaissait peut-кtre cette distinction, mais Conseil en savait bien davantage, et maintenant, liй d’amitiй avec Ned, il ne pouvait admettre qu’il fыt moins instruit que lui. Aussi lui dit-il:
«Ami Ned, vous кtes un tueur de poissons, un trиs-habile pкcheur. Vous avez pris un grand nombre de ces intйressants animaux. Mais je gagerais que vous ne savez pas comment on les classe.
– Si, rйpondit sйrieusement le harponneur. On les classe en poissons qui se mangent et en poissons qui ne se mangent pas!
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– Voilа une distinction de gourmand, rйpondit Conseil. Mais dites-moi si vous connaissez la diffйrence qui existe entre les poissons osseux et les poissons cartilagineux?
– Peut-кtre bien, Conseil.
– Et la subdivision de ces deux grandes classes?
– Je ne m’en doute pas, rйpondit le Canadien.
– Eh bien, ami Ned, йcoutez et retenez! Les poissons osseux se subdivisent en six ordres: Primo, les acanthoptйrygiens, dont la mвchoire supйrieure est complиte, mobile, et dont les branchies affectent la forme d’un peigne. Cet ordre comprend quinze familles, c’est-а-dire les trois quarts des poissons connus. Type: la perche commune.
– Assez bonne а manger, rйpondit Ned Land.
– Secundo, reprit Conseil, les abdominaux, qui ont les nageoires ventrales suspendues sous l’abdomen et en arriиre des pectorales, sans кtre attachйes aux os de l’йpaule, – ordre qui se divise en cinq familles, et qui comprend la plus grande partie des poissons d’eau douce. Type: la carpe, le brochet.
– Peuh! fit le Canadien avec un certain mйpris, des poissons d’eau douce!
– Tertio, dit Conseil, les subrachiens, dont les ventrales sont attachйes sous les pectorales et immйdiatement suspendues aux os de l’йpaule. Cet ordre contient quatre familles. Type: plies, limandes, turbots, barbues, soles, etc.
– Excellent! excellent! s’йcriait le harponneur, qui ne voulait considйrer les poissons qu’au point de vue comestible.
– Quarto, reprit Conseil, sans se dйmonter, les apodes, au corps allongй, dйpourvus de nageoires ventrales, et revкtus d’une peau йpaisse et souvent gluante, – ordre qui ne comprend qu’une famille. Type: l’anguille, le gymnote.
– Mйdiocre! mйdiocre! rйpondit Ned Land.
– Quinto, dit Conseil, les lophobranches, qui ont les mвchoires complиtes et libres, mais dont les branchies sont formйes de petites houppes, disposйes par paires le long des arcs branchiaux. Cet ordre ne compte qu’une famille. Type: les hippocampes, les pйgases dragons.
– Mauvais! mauvais! rйpliqua le harponneur.
– Sexto, enfin, dit Conseil, les plectognathes, dont l’os maxillaire est attachй fixement sur le cфtй de l’intermaxillaire qui forme la mвchoire, et dont l’arcade palatine s’engrиne par suture avec le crвne, ce qui la rend immobile, – ordre qui manque de vraies ventrales, et qui se compose de deux familles. Types: les tйtrodons, les poissons-lunes.
– Bons а dйshonorer une chaudiиre! s’йcria le Canadien.
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– Avez-vous compris, ami Ned? demanda le savant Conseil.
– Pas le moins du monde, ami Conseil, rйpondit le harponneur. Mais allez toujours, car vous кtes trиs-intйressant.
– Quant aux poissons cartilagineux, reprit imperturbablement Conseil, ils ne comprennent que trois ordres.
– Tant mieux, fit Ned.
– Primo, les cyclostomes, dont les mвchoires sont soudйes en un anneau mobile, et dont les branchies s’ouvrent par des trous nombreux, – ordre ne comprenant qu’une seule famille. Type: la lamproie.
– Faut l’aimer, rйpondit Ned Land.
– Secundo, les sйlaciens, avec branchies semblables а celles des cyclostomes, mais dont la mвchoire infйrieure est mobile. Cet ordre, qui est le plus important de la classe, comprend deux familles. Types: la raie et les squales.
– Quoi! s’йcria Ned, des raies et des requins dans le mкme ordre! Eh bien, ami Conseil, dans l’intйrкt des raies, je ne vous conseille pas de les mettre ensemble dans le mкme bocal!
– Tertio, rйpondit Conseil, les sturioniens, dont les branchies sont ouvertes, comme а l’ordinaire, par une seule fente garnie d’un opercule, – ordre qui comprend quatre genres. Type: l’esturgeon.
– Ah! ami Conseil, vous avez gardй le meilleur pour la fin, – а mon avis, du moins. Et c’est tout?
– Oui, mon brave Ned, rйpondit Conseil, et remarquez que quand on sait cela, on ne sait rien encore, car les familles se subdivisent en genres, en sous-genres, en espиces, en variйtйs…
– Eh bien, ami Conseil, dit le harponneur, se penchant sur la vitre du panneau, voici des variйtйs qui passent!
– Oui! des poissons, s’йcria Conseil. On se croirait devant un aquarium!
– Non, rйpondis-je, car l’aquarium n’est qu’une cage, et ces poissons-lа sont libres comme l’oiseau dans l’air.
– Eh bien, ami Conseil, nommez-les donc, nommez-les donc! disait Ned Land.
– Moi, rйpondit Conseil, je n’en suis pas capable! Cela regarde mon maоtre! »
Et en effet, le digne garзon, classificateur enragй, n’йtait point un naturaliste, et je ne sais pas s’il aurait distinguй un thon d’une bonite. En un mot, le contraire du Canadien, qui nommait tous ces poissons sans hйsiter.
«Un baliste, avais-je dit.
– Et un baliste chinois! rйpondait Ned Land.
– Genre des balistes, famille des sclйrodermes, ordre des plectognathes », murmurait Conseil.
Dйcidйment, а eux deux, Ned et Conseil auraient fait un naturaliste distinguй.
Le Canadien ne s’йtait pas trompй. Une troupe de balistes, а corps comprimй, а peau grenue, armйs d’un aiguillon sur leur dorsale, se jouaient autour du Nautilus, et agitaient les quatre rangйes de piquants qui hйrissent chaque cфtй de leur queue. Rien de plus admirable que leur enveloppe, grise par-dessus, blanche par-dessous dont les taches d’or scintillaient dans le sombre remous des lames. Entre eux ondulaient des raies, comme une nappe abandonnйe aux vents, et parmi elles, j’aperзus, а ma grande joie, cette raie chinoise, jaunвtre а sa partie supйrieure, rose tendre sous le ventre et munie de trois aiguillons en arriиre de son œil: espиce rare, et mкme douteuse au temps de Lacйpиde, qui ne l’avait jamais vue que dans un recueil de dessins japonais.
Pendant deux heures toute une armйe aquatique fit escorte au Nautilus. Au milieu de leurs jeux, de leurs bonds, tandis qu’ils rivalisaient de beautй, d’йclat et de vitesse, je distinguai le labre vert, le mulle barberin, marquй d’une double raie noire, le gobie йlйotre, а caudale arrondie, blanc de couleur et tachetй de violet sur le dos, le scombre japonais, admirable maquereau de ces mers, au corps bleu et а la tкte argentйe, de brillants azurors dont le nom seul emporte toute description, des spares rayйs, aux nageoires variйes de bleu et de jaune, des spares fascйs, relevйs d’une bande noire sur leur caudale, des spares zonйphores йlйgamment corsetйs dans leurs six ceintures, des aulostones, vйritables bouches en flыte ou bйcasses de mer, dont quelques йchantillons atteignaient une longueur d’un mиtre, des salamandres du Japon, des murиnes йchidnйes, longs serpents de six pieds, aux yeux vifs et petits, et а la vaste bouche hйrissйe de dents, etc.
Notre admiration se maintenait toujours au plus haut point. Nos interjections ne tarissaient pas. Ned nommait les poissons, Conseil les classait, moi, je m’extasiais devant la vivacitй de leurs allures et la beautй de leurs formes. Jamais il ne m’avait йtй donnй de surprendre ces animaux vivants, et libres dans leur йlйment naturel.
Je ne citerai pas toutes les variйtйs qui passиrent ainsi devant nos yeux йblouis, toute cette collection des mers du Japon et de la Chine. Ces poissons accouraient, plus nombreux que les oiseaux dans l’air, attirйs sans doute par l’йclatant foyer de lumiиre йlectrique.
Subitement, le jour se fit dans le salon. Les panneaux de tфle se refermиrent. L’enchanteresse vision disparut. Mais longtemps, je rкvai encore, jusqu’au moment oщ mes regards se fixиrent sur les instruments suspendus aux parois. La boussole montrait toujours la direction au nord-nord-est, le manomиtre indiquait une pression de cinq atmosphиres correspondant а une profondeur de cinquante mиtres, et le loch йlectrique donnait une marche de quinze milles а l’heure.
J’attendais le capitaine Nemo. Mais il ne parut pas. L’horloge marquait cinq heures.
Ned Land et Conseil retournиrent а leur cabine. Moi, je regagnai ma chambre. Mon dоner s’y trouvait prйparй. Il se composait d’une soupe а la tortue faite des carets les plus dйlicats, d’un surmulet а chair blanche, un peu feuilletйe, dont le foie prйparй а part fit un manger dйlicieux, et de filets de cette viande de l’holocante-empereur, dont la saveur me parut supйrieure а celle du saumon.
Je passai la soirйe а lire, а йcrire, а penser. Puis, le sommeil me gagnant, je m’йtendis sur ma couche de zostиre, et je m’endormis profondйment, pendant que le Nautilus se glissait а travers le rapide courant du Fleuve Noir.
XV
UNE INVITATION PAR LETTRE
Le lendemain, 9 novembre, je ne me rйveillai qu’aprиs un long sommeil de douze heures. Conseil vint, suivant son habitude, savoir «comment monsieur avait passй la nuit », et lui offrir ses services. Il avait laissй son ami le Canadien dormant comme un homme qui n’aurait fait que cela toute sa vie.
Je laissai le brave garзon babiller а sa fantaisie, sans trop lui rйpondre. J’йtais prйoccupй de l’absence du capitaine Nemo pendant notre sйance de la veille, et j’espйrais le revoir aujourd’hui.
Bientфt j’eus revкtu mes vкtements de byssus. Leur nature provoqua plus d’une fois les rйflexions de Conseil. Je lui appris qu’ils йtaient fabriquйs avec les filaments lustrйs et soyeux qui rattachent aux rochers les «jambonneaux », sortes de coquilles trиs-abondantes sur les rivages de la Mйditerranйe. Autrefois, on en faisait de belles йtoffes, des bas, des gants, car ils йtaient а la fois trиs-moelleux et trиs-chauds. L’йquipage du Nautilus pouvait donc se vкtir а bon compte, sans rien demander ni aux cotonniers, ni aux moutons, ni aux vers а soie de la terre.
Lorsque je fus habillй, je me rendis au grand salon. Il йtait dйsert.
Je me plongeai dans l’йtude de ces trйsors de conchyliologie, entassйs sous les vitrines. Je fouillai aussi de vastes herbiers, emplis des plantes marines les plus rares, et qui, quoique dessйchйes, conservaient leurs admirables couleurs. Parmi ces prйcieuses hydrophytes, je remarquai des cladostиphes verticillйes, des padines-paon, des caulerpes а feuilles de vigne, des callithamnes granifиres, de dйlicates cйramies а teintes йcarlates, des agares disposйes en йventails, des acйtabules, semblables а des chapeaux de champignons trиs-dйprimйs, et qui furent longtemps classйes parmi les zoophytes, enfin toute une sйrie de varechs.
La journйe entiиre se passa, sans que je fusse honorй de la visite du capitaine Nemo. Les panneaux du salon ne s’ouvrirent pas. Peut-кtre ne voulait-on pas nous blaser sur ces belles choses.
La direction du Nautilus se maintint а l’est-nord-est, sa vitesse а douze milles, sa profondeur entre cinquante et soixante mиtres.
Le lendemain, 10 novembre, mкme abandon, mкme solitude. Je ne vis personne de l’йquipage. Ned et Conseil passиrent la plus grande partie de la journйe avec moi. Ils s’йtonnиrent de l’inexplicable absence du capitaine. Cet homme singulier йtait-il malade? Voulait-il modifier ses projets а notre йgard?
Aprиs tout, suivant la remarque de Conseil, nous jouissions d’une entiиre libertй, nous йtions dйlicatement et abondamment nourris. Notre hфte se tenait dans les termes de son traitй. Nous ne pouvions nous plaindre, et d’ailleurs, la singularitй mкme de notre destinйe nous rйservait de si belles compensations, que nous n’avions pas encore le droit de l’accuser.
Ce jour-lа, je commenзai le journal de ces aventures, ce qui m’a permis de les raconter avec la plus scrupuleuse exactitude, et, dйtail curieux, je l’йcrivis sur un papier fabriquй avec la zostиre marine.
Le 11 novembre, de grand matin, l’air frais rйpandu а l’intйrieur du Nautilus m’apprit que nous йtions revenus а la surface de l’Ocйan, afin de renouveler les provisions d’oxygиne. Je me dirigeai vers l’escalier central, et je montai sur la plate-forme.
Il йtait six heures. Je trouvai le temps couvert, la mer grise, mais calme. А peine de houle. Le capitaine Nemo, que j’espйrais rencontrer lа, viendrait-il? Je n’aperзus que le timonier, emprisonnй dans sa cage de verre. Assis sur la saillie produite par la coque du canot, j’aspirai avec dйlices les йmanations salines.
Peu а peu, la brume se dissipa sous l’action des rayons solaires. L’astre radieux dйbordait de l’horizon oriental. La mer s’enflamma sous son regard comme une traоnйe de poudre. Les nuages, йparpillйs dans les hauteurs, se colorиrent de tons vifs admirablement nuancйs, et de nombreuses «langues de chat »[7] annoncиrent du vent pour toute la journйe.
Mais que faisait le vent а ce Nautilus que les tempкtes ne pouvaient effrayer!
J’admirai donc ce joyeux lever de soleil, si gai, si vivifiant, lorsque j’entendis quelqu’un monter vers la plate-forme.
Je me prйparais а saluer le capitaine Nemo, mais ce fut son second, – que j’avais dйjа vu pendant la premiиre visite du capitaine, – qui apparut. Il s’avanзa sur la plate-forme, et ne sembla pas s’apercevoir de ma prйsence. Sa puissante lunette aux yeux, il scruta tous les points de l’horizon avec une attention extrкme. Puis, cet examen fait, il s’approcha du panneau, et prononзa une phrase dont voici exactement les termes. Je l’ai retenue, car, chaque matin, elle se reproduisit dans des conditions identiques. Elle йtait ainsi conзue:
«Nautron respoc lorni virch. »
Ce qu’elle signifiait, je ne saurais le dire.
La mer s’enflamma а son regard.
Ces mots prononcйs, le second redescendit. Je pensai que le Nautilus allait reprendre sa navigation sous-marine. Je regagnai donc le panneau, et par les coursives je revins а ma chambre.
Cinq jours s’йcoulиrent ainsi, sans que la situation se modifiвt. Chaque matin, je montais sur la plate-forme. La mкme phrase йtait prononcйe par le mкme individu. Le capitaine Nemo ne paraissait pas.
J’avais pris mon parti de ne plus le voir, quand, le 16 novembre, rentrй dans ma chambre avec Ned et Conseil, je trouvai sur la table un billet а mon adresse.
Je l’ouvris d’une main impatiente. Il йtait йcrit d’une йcriture franche et nette, mais un peu gothique et qui rappelait les types allemands.
Ce billet йtait libellй en ces termes:
Monsieur le professeur Aronnax, а bord du Nautilus.
16 novembre 1867.
Le capitaine Nemo invite monsieur le professeur Aronnax а une partie de chasse qui aura lieu demain matin dans ses forкts de l’оle Crespo. Il espиre que rien n’empкchera monsieur le professeur d’y assister, et il verra avec plaisir que ses compagnons se joignent а lui.
Le commandant du Nautilus,
Capitaine NEMO. »
«Une chasse! s’йcria Ned.
– Et dans ses forкts de l’оle Crespo! ajouta Conseil.
– Mais il va donc а terre, ce particulier-lа? reprit Ned Land.
– Cela me paraоt clairement indiquй, dis-je en relisant la lettre.
– Eh bien! il faut accepter, rйpliqua le Canadien. Une fois sur la terre ferme, nous aviserons а prendre un parti. D’ailleurs, je ne serai pas fвchй de manger quelques morceaux de venaison fraоche. »
Sans chercher а concilier ce qu’il y avait de contradictoire entre l’horreur manifeste du capitaine Nemo pour les continents et les оles, et son invitation de chasser en forкt, je me contentai de rйpondre:
«Voyons d’abord ce que c’est que l’оle Crespo. »
Je consultai le planisphиre, et, par 32°40’ de latitude nord et 167°50’ de longitude ouest, je trouvai un оlot qui fut reconnu en 1801 par le capitaine Crespo, et que les anciennes cartes espagnoles nommaient Rocca de la Plata, c’est-а-dire «Roche d’Argent ». Nous йtions donc а dix-huit cents milles environ de notre point de dйpart, et la direction un peu modifiйe du Nautilus le ramenait vers le sud-est.
Je montrai а mes compagnons ce petit roc perdu au milieu du Pacifique nord.
«Si le capitaine Nemo va quelquefois а terre, leur dis-je, il choisit du moins des оles absolument dйsertes! »
Ned Land hocha la tкte sans rйpondre, puis Conseil et lui me quittиrent. Aprиs un souper qui me fut servi par le stewart muet et impassible, je m’endormis, non sans quelque prйoccupation.
Le lendemain, 17 novembre, а mon rйveil, je sentis que le Nautilus йtait absolument immobile. Je m’habillai lestement, et j’entrai dans le grand salon.
Le capitaine Nemo йtait lа. Il m’attendait, se leva, salua, et me demanda s’il me convenait de l’accompagner.
Comme il ne fit aucune allusion а son absence pendant ces huit jours, je m’abstins de lui en parler, et je rйpondis simplement que mes compagnons et moi nous йtions prкts а le suivre.
«Seulement, monsieur, ajoutai-je, je me permettrai de vous adresser une question.
– Adressez, monsieur Aronnax, et, si je puis y rйpondre, j’y rйpondrai.
– Eh bien, capitaine, comment se fait-il que vous, qui avez rompu toute relation avec la terre, vous possйdiez des forкts dans l’оle Crespo?
– Monsieur le professeur, me rйpondit le capitaine, les forкts que je possиde ne demandent au soleil ni sa lumiиre ni sa chaleur. Ni les lions, ni les tigres, ni les panthиres, ni aucun quadrupиde ne les frйquentent. Elles ne sont connues que de moi seul. Elles ne poussent que pour moi seul. Ce ne sont point des forкts terrestres, mais bien des forкts sous-marines.
– Des forкts sous-marines! m’йcriai-je.
– Oui, monsieur le professeur.
– Et vous m’offrez de m’y conduire?
– Prйcisйment.
– А pied?
– Et mкme а pied sec.
– En chassant?
– En chassant.
– Le fusil а la main?
– Le fusil а la main. »
Je regardai le commandant du Nautilus d’un air qui n’avait rien de flatteur pour sa personne.
«Dйcidйment, il a le cerveau malade, pensai-je. Il a eu un accиs qui a dure huit jours, et mкme qui dure encore. C’est dommage! Je l’aimais mieux йtrange que fou! »
Cette pensйe se lisait clairement sur mon visage, mais le capitaine Nemo se contenta de m’inviter а le suivre, et je le suivis en homme rйsignй а tout.
Nous arrivвmes dans la salle а manger, oщ le dйjeuner se trouvait servi.
«Monsieur Aronnax, me dit le capitaine, je vous prierai de partager mon dйjeuner sans faзon. Nous causerons en mangeant. Mais, si je vous ai promis une promenade en forкt, je ne me suis point engagй а vous y faire rencontrer un restaurant. Dйjeunez donc en homme qui ne dоnera probablement que fort tard. »
Je fis honneur au repas.
Je fis honneur au repas. Il se composait de divers poissons et de tranches d’holoturies, excellents zoophytes, relevйs d’algues trиs-apйritives, telles que la Porphyria laciniata et la Laurentia primafetida. La boisson se composait d’eau limpide а laquelle, а l’exemple du capitaine, j’ajoutai quelques gouttes d’une liqueur fermentйe, extraite, suivant la mode kamchatkienne, de l’algue connue sous le nom de «Rhodomйnie palmйe ».
Le capitaine Nemo mangea, d’abord, sans prononcer une seule parole. Puis, il me dit:
«Monsieur le professeur, quand je vous ai proposй de venir chasser dans mes forкts de Crespo, vous m’avez cru en contradiction avec moi-mкme. Quand je vous ai appris qu’il s’agissait de forкts sous-marines, vous m’avez cru fou. Monsieur le professeur, il ne faut jamais juger les hommes а la lйgиre.
– Mais, capitaine, croyez que…
– Veuillez m’йcouter, et vous verrez si vous devez m’accuser de folie ou de contradiction.
– Je vous йcoute.
– Monsieur le professeur, vous le savez aussi bien que moi, l’homme peut vivre sous l’eau а la condition d’emporter avec lui sa provision d’air respirable. Dans les travaux sous-marins, l’ouvrier, revкtu d’un vкtement impermйable et la tкte emprisonnйe dans une capsule de mйtal, reзoit l’air de l’extйrieur au moyen de pompes foulantes et de rйgulateurs d’йcoulement.
– C’est l’appareil des scaphandres, dis-je.
– En effet, mais dans ces conditions, l’homme n’est pas libre. Il est rattache а la pompe qui lui envoie l’air par un tuyau de caoutchouc, vйritable chaоne qui le rive а la terre, et si nous devions кtre ainsi retenus au Nautilus, nous ne pourrions aller loin.