А propos de cette йdition йlectronique 4 глава




 

– Allez, Ned, rйpondit le commandant Farragut. Ingйnieur, cria-t-il, faites monter la pression. »

 

Ned Land se rendit а son poste. Les feux furent plus activement poussйs; l’hйlice donna quarante-trois tours а la minute, et la vapeur fusa par les soupapes. Le loch jetй, on constata que l’ Abraham-Lincoln marchait а raison de dix-huit milles cinq dixiиmes а l’heure.

 

Mais le maudit animal filait aussi avec une vitesse de dix-huit milles cinq dixiиmes.

 

Pendant une heure encore, la frйgate se maintint sous cette allure, sans gagner une toise! C’йtait humiliant pour l’un des plus rapides marcheurs de la marine amйricaine. Une sourde colиre courait parmi l’йquipage. Les matelots injuriaient le monstre, qui, d’ailleurs, dйdaignait de leur rйpondre. Le commandant Farragut ne se contentait plus de tordre sa barbiche, il la mordait.

 

L’ingйnieur fut encore une fois appelй.

 

«Vous avez atteint votre maximum de pression? Lui demanda le commandant.

 

– Oui, monsieur, rйpondit l’ingйnieur.

 

– Et vos soupapes sont chargйes?…

 

– А six atmosphиres et demie.

 

– Chargez-les а dix atmosphиres. »

 

Voilа un ordre amйricain s’il en fut. On n’eыt pas mieux fait sur le Mississippi pour distancer «une concurrence »!

 

«Conseil, dis-je а mon brave serviteur qui se trouvait prиs de moi, sais-tu bien que nous allons probablement sauter?

 

– Comme il plaira а monsieur! » rйpondit Conseil.

 

Eh bien! je l’avouerai, cette chance, il ne me dйplaisait pas de la risquer.

 

Les soupapes furent chargйes. Le charbon s’engouffra dans les fourneaux. Les ventilateurs envoyиrent des torrents d’air sur les brasiers. La rapiditй de l’ Abraham Lincoln s’accrut. Ses mвts tremblaient jusque dans leurs emplantures, et les tourbillons de fumйe pouvaient а peine trouver passage par les cheminйes trop йtroites.

 

On jeta le loch une seconde fois.

 

«Eh bien! timonier? demanda le commandant Farragut.

 

– Dix neuf milles trois dixiиmes, monsieur.

 

– Forcez les feux. »

 

L’ingйnieur obйit. Le manomиtre marqua dix atmosphиres. Mais le cйtacй «chauffa » lui aussi, sans doute, car, sans se gкner, il fila ses dix-neuf milles et trois dixiиmes.

 

Quelle poursuite! Non, je ne puis dйcrire l’йmotion qui faisait vibrer tout mon кtre. Ned Land se tenait а son poste, le harpon а la main. Plusieurs fois, l’animal se laissa approcher.

 

«Nous le gagnons! nous le gagnons! » s’йcriait le Canadien.

 

Puis, au moment oщ il se disposait а frapper, le cйtacй se dйrobait avec une rapiditй que je ne puis estimer а moins de trente milles а l’heure. Et mкme, pendant notre maximum de vitesse, ne se permit-il pas de narguer la frйgate en en faisant le tour! Un cri de fureur s’йchappa de toutes les poitrines!

 

А midi, nous n’йtions pas plus avancйs qu’а huit heures du matin.

 

Le commandant Farragut se dйcida alors а employer des moyens plus directs.

 

«Ah! dit-il, cet animal-lа va plus vite que l’ Abraham-Lincoln! Eh bien: nous allons voir s’il distancera ses boulets coniques. Maоtre, des hommes а la piиce de l’avant. »

 

Le canon de gaillard fut immйdiatement chargй et braquй. Le coup partit, mais le boulet passa а quelques pieds au-dessus du cйtacй, qui se tenait а un demi-mille.

 

«А un autre plus adroit! cria le commandant, et cinq cents dollars а qui percera cette infernale bкte! »

 

Un vieux canonnier а barbe grise, – que je vois encore, –, l’œil calme, la physionomie froide, s’approcha de sa piиce, la mit en position et visa longtemps. Une forte dйtonation йclata, а laquelle se mкlиrent les hurrahs de l’йquipage.

 


Un vieux canonnier а barbe grise.

 

Le boulet atteignit son but, il frappa l’animal, mais non pas normalement, et glissant sur sa surface arrondie, il alla se perdre а deux milles en mer.

 

«Ah зa! dit le vieux canonnier, rageant, ce gueux-lа est donc blindй avec des plaques de six pouces!

 

– Malйdiction! » s’йcria le commandant Farragut.

 

La chasse recommenзa, et le commandant Farragut se penchant vers moi, me dit:

 

«Je poursuivrai l’animal jusqu’а ce que ma frйgate йclate!

 

– Oui, rйpondis-je, et vous aurez raison! »

 

On pouvait espйrer que l’animal s’йpuiserait, et qu’il ne serait pas indiffйrent а la fatigue comme une machine а vapeur. Mais il n’en fut rien. Les heures s’йcoulиrent, sans qu’il donnвt aucun signe d’йpuisement.

 

Cependant, il faut dire а la louange de l’ Abraham-Lincoln qu’il lutta avec une infatigable tйnacitй. Je n’estime pas а moins de cinq cents kilomиtres la distance qu’il parcourut pendant cette malencontreuse journйe du 6 novembre! Mais la nuit vint et enveloppa de ses ombres le houleux ocйan.

 

En ce moment, je crus que notre expйdition йtait terminйe, et que nous ne reverrions plus jamais le fantastique animal. Je me trompais.

 

А dix heures cinquante minutes du soir, la clartй йlectrique rйapparut, а trois milles au vent de la frйgate, aussi pure, aussi intense que pendant la nuit derniиre.

 

Le narwal semblait immobile. Peut-кtre, fatiguй de sa journйe, dormait-il, se laissant aller а l’ondulation des lames? Il y avait lа une chance dont le commandant Farragut rйsolut de profiter.

 

Il donna ses ordres. L’ Abraham-Lincoln fut tenu sous petite vapeur, et s’avanзa prudemment pour ne pas йveiller son adversaire. Il n’est pas rare de rencontrer en plein ocйan des baleines profondйment endormies que l’on attaque alors avec succиs, et Ned Land en avait harponnй plus d’une pendant son sommeil. Le Canadien alla reprendre son poste dans les sous-barbes du beauprй.

 

La frйgate s’approcha sans bruit, stoppa а deux encablures de l’animal, et courut sur son erre. On ne respirait plus а bord. Un silence profond rйgnait sur le pont. Nous n’йtions pas а cent pieds du foyer ardent, dont l’йclat grandissait et йblouissait nos yeux.

 

En ce moment, penchй sur la lisse du gaillard d’avant je voyais au-dessous de moi Ned Land, accrochй d’une main а la martingale, de l’autre brandissant son terrible harpon Vingt pieds а peine le sйparaient de l’animal immobile.

 

Tout d’un coup, son bras se dйtendit violemment, et le harpon fut lancй. J’entendis le choc sonore de l’arme, qui semblait avoir heurtй un corps dur.

 

La clartй йlectrique s’йteignit soudain, et deux йnormes trombes d’eau s’abattirent sur le pont de la frйgate, courant comme un torrent de l’avant а l’arriиre, renversant les hommes, brisant les saisines des dromes.

 

Un choc effroyable se produisit, et, lancй par-dessus la lisse, sans avoir le temps de me retenir, je fus prйcipitй а la mer.

 

VII

UNE BALEINE D’ESPИCE INCONNUE

 

Bien que j’eusse йtй surpris par cette chute inattendue, je n’en conservai pas moins une impression trиs-nette de mes sensations.

 

Je fus d’abord entraоnй а une profondeur de vingt pieds environ. Je suis bon nageur, sans prйtendre йgaler Byron et Edgar Poe, qui sont des maоtres, et ce plongeon ne me fit point perdre la tкte. Deux vigoureux coups de talons me ramenиrent а la surface de la mer.

 

Mon premier soin fut de chercher des yeux la frйgate. L’йquipage s’йtait-il aperзu de ma disparition? L’ Abraham-Lincoln avait-il virй de bord? Le commandant Farragut mettait-il une embarcation а la mer? Devais-je espйrer d’кtre sauvй?

 

Les tйnиbres йtaient profondes. J’entrevis une masse noire qui disparaissait vers l’est, et dont les feux de position s’йteignirent dans l’йloignement. C’йtait la frйgate. Je me sentis perdu.

 

«А moi! а moi! » criai-je, en nageant vers l’ Abraham-Lincoln d’un bras dйsespйrй.

 

Mes vкtements m’embarrassaient. L’eau les collait а mon corps, ils paralysaient mes mouvements. Je coulais! je suffoquais!…

 

«А moi! »

 

Ce fut le dernier cri que je jetai. Ma bouche s’emplit d’eau. Je me dйbattis, entraоnй dans l’abоme…

 

Soudain, mes habits furent saisis par une main vigoureuse, je me sentis violemment ramenй а la surface de lamer, et j’entendis, oui, j’entendis ces paroles prononcйes а mon oreille:

 

«Si monsieur veut avoir l’extrкme obligeance de s’appuyer sur mon йpaule, monsieur nagera beaucoup plus а son aise. »

 

Je saisis d’une main le bras de mon fidиle Conseil.

 

«Toi! dis-je, toi!

 

– Moi-mкme, rйpondit Conseil, et aux ordres de monsieur.

 

– Et ce choc t’a prйcipitй en mкme temps que moi а la mer?

 

– Nullement. Mais йtant au service de monsieur, j’ai suivi monsieur! »

 

Le digne garзon trouvait cela tout naturel!

 

«Et la frйgate? demandai-je.

 

– La frйgate! rйpondit Conseil en se retournant sur le dos, je crois que monsieur fera bien de ne pas trop compter sur elle!

 

– Tu dis?

 

– Je dis qu’au moment oщ je me prйcipitai а la mer, j’entendis les hommes de barre s’йcrier: «L’hйlice et le gouvernail sont brisйs… »

 

– Brisйs?

 

– Oui! brisйs par la dent du monstre. C’est la seule avarie, je pense, que l’ Abraham-Lincoln ait йprouvйe. Mais, circonstance fвcheuse pour nous, il ne gouverne plus.

 

– Alors, nous sommes perdus!

 

– Peut-кtre, rйpondit tranquillement Conseil. Cependant, nous avons encore quelques heures devant nous, et en quelques heures, on fait bien des choses! »

 

L’imperturbable sang-froid de Conseil me remonta. Je nageai plus vigoureusement; mais, gкnй par mes vкtements qui me serraient comme une chape de plomb, j’йprouvais une extrкme difficultй а me soutenir. Conseil s’en aperзut.

 

«Que monsieur me permette de lui faire une incision », dit-il.

 

Et glissant un couteau ouvert sous mes habits, il les fendit de haut en bas d’un coup rapide. Puis, il m’en dйbarrassa lestement, tandis que je nageais pour tous deux.

 

А mon tour, je rendis le mкme service а Conseil, et nous continuвmes de «naviguer » l’un prиs de l’autre.

 

Cependant, la situation n’en йtait pas moins terrible. Peut-кtre notre disparition n’avait-elle pas йtй remarquйe, et l’eыt-elle йtй, la frйgate ne pouvait revenir sous le vent а nous, йtant dйmontйe de son gouvernail. Il ne fallait donc compter que sur ses embarcations.

 

Conseil raisonna froidement dans cette hypothиse et fit son plan en consйquence. Йtonnante nature! Ce phlegmatique garзon йtait lа comme chez lui!

 


Pendant que l’un de nous, йtendu sur le dos.

 

Il fut donc dйcidй que notre seule chance de salut йtant d’кtre recueillis par les embarcations de l’ Abraham-Lincoln, nous devions nous organiser de maniиre а les attendre le plus longtemps possible. Je rйsolus alors de diviser nos forces afin de ne pas les йpuiser simultanйment, et voici ce qui fut convenu: pendant que l’un de nous, йtendu sur le dos, se tiendrait, immobile, les bras croisйs, les jambes allongйes, l’autre nagerait et le pousserait en avant. Ce rфle de remorqueur ne devait pas durer plus de dix minutes, et nous relayant ainsi, nous pouvions surnager pendant quelques heures, et peut-кtre jusqu’au lever du jour.

 

Faible chance! mais l’espoir est si fortement enracinй au cœur de l’homme! Puis, nous йtions deux. Enfin je l’affirme bien que cela paraisse improbable, –, si je cherchais а dйtruire en moi toute illusion, si je voulais «dйsespйrer », je ne le pouvais pas!

 

La collision de la frйgate et du cйtacй s’йtait produite vers onze heures du soir environ. Je comptais donc sur huit heures de nage jusqu’au lever du soleil. Opйration rigoureusement praticable, en nous relayant. La mer assez belle, nous fatiguait peu. Parfois, je cherchais а percer du regard ces йpaisses tйnиbres que rompait seule la phosphorescence provoquйe par nos mouvements. Je regardais ces ondes lumineuses qui se brisaient sur ma main et dont la nappe miroitante se tachait de plaques livides. On eыt dit que nous йtions plongйs dans un bain de mercure.

 

Vers une heure du matin, je fus pris d’une extrкme fatigue. Mes membres se raidirent sous l’йtreinte de crampes violentes. Conseil dut me soutenir, et le soin de notre conservation reposa sur lui seul. J’entendis bientфt haleter le pauvre garзon; sa respiration devint courte et pressйe. Je compris qu’il ne pouvait rйsister longtemps.

 

«Laisse-moi! laisse-moi! lui dis-je.

 

– Abandonner monsieur! jamais! rйpondit-il. Je compte bien me noyer avant lui! »

 

En ce moment, la lune apparut а travers les franges d’un gros nuage que le vent entraоnait dans l’est. La surface de la mer йtincela sous ses rayons. Cette bienfaisante lumiиre ranima nos forces. Ma tкte se redressa. Mes regards se portиrent а tous les points de l’horizon. J’aperзus la frйgate. Elle йtait а cinq mille de nous, et ne formait plus qu’une masse sombre, а peine apprйciable! Mais d’embarcations, point!

 

Je voulus crier. А quoi bon, а pareille distance! Mes lиvres gonflйes ne laissиrent passer aucun son. Conseil put articuler quelques mots, et je l’entendis rйpйter а plusieurs reprises:

 

«А nous! а nous! »

 

Nos mouvements un instant suspendus, nous йcoutвmes. Et, fыt-ce un de ces bourdonnements dont le sang oppressй emplit l’oreille, mais il me sembla qu’un cri rйpondait au cri de Conseil.

 

«As-tu entendu? murmurai-je.

 

– Oui! oui! »

 

Et Conseil jeta dans l’espace un nouvel appel dйsespйrй.

 

Cette fois, pas d’erreur possible! Une voix humaine rйpondait а la nфtre! Йtait-ce la voix de quelque infortunй, abandonnй au milieu de l’Ocйan, quelque autre victime du choc йprouvй par le navire? Ou plutфt une embarcation de la frйgate ne nous hйlait-elle pas dans l’ombre?

 

Conseil fit un suprкme effort, et, s’appuyant sur mon йpaule, tandis que je rйsistais dans une derniиre convulsion, il se dressa а demi hors de l’eau et retomba йpuisй.

 

«Qu’as-tu vu?

 

– J’ai vu… murmura-t-il, j’ai vu… mais ne parlons pas… gardons toutes nos forces!… »

 

Qu’avait-il vu? Alors, je ne sais pourquoi, la pensйe du monstre me vint pour la premiиre fois а l’esprit!… Mais cette voix cependant?… Les temps ne sont plus oщ les Jonas se rйfugient dans le ventre des baleines!

 

Pourtant, Conseil me remorquait encore. Il relevait parfois la tкte, regardait devant lui, et jetait un cri de reconnaissance auquel rйpondait une voix de plus en plus rapprochйe. Je l’entendais а peine. Mes forces йtaient а bout; mes doigts s’йcartaient; ma main ne me fournissait plus un point d’appui; ma bouche, convulsivement ouverte, s’emplissait d’eau salйe; le froid m’envahissait. Je relevai la tкte une derniиre fois, puis, je m’abоmai…

 

En cet instant, un corps dur me heurta. Je m’y cramponnai. Puis, je sentis qu’on me retirait, qu’on me ramenait а la surface de l’eau, que ma poitrine se dйgonflait, et je m’йvanouis…

 

Il est certain que je revins promptement а moi, grвce а de vigoureuses frictions qui me sillonnиrent le corps. J’entr’ouvris les yeux…

 

«Conseil! murmurai-je.

 

– Monsieur m’a sonnй? » rйpondit Conseil.

 

En ce moment, aux derniиres clartйs de la lune qui s’abaissait vers l’horizon, j’aperзus une figure qui n’йtait pas celle de Conseil, et que je reconnus aussitфt.

 

«Ned! m’йcriai-je.

 

– En personne, monsieur, et qui court aprиs sa prime! rйpondit le Canadien.

 

– Vous avez йtй prйcipitй а la mer au choc de la frйgate?

 

– Oui, monsieur le professeur, mais plus favorisй que vous, j’ai pu prendre pied presque immйdiatement sur un оlot flottant.

 

– Un оlot?

 

– Ou, pour mieux dire, sur notre narwal gigantesque.

 

– Expliquez-vous, Ned.

 

– Seulement, j’ai bientфt compris pourquoi mon harpon n’avait pu l’entamer et s’йtait йmoussй sur sa peau.

 

– Pourquoi, Ned, pourquoi?

 

– C’est que cette bкte-lа, monsieur le professeur, est faite en tфle d’acier! »

 

Il faut que je reprenne mes esprits, que je revivifie mes souvenirs, que je contrфle moi-mкme mes assertions.

 

Les derniиres paroles du Canadien avaient produit un revirement subit dans mon cerveau. Je me hissai rapidement au sommet de l’кtre ou de l’objet а demi immergй qui nous servait de refuge. Je l’йprouvai du pied. C’йtait йvidemment un corps dur, impйnйtrable, et non pas cette substance molle qui forme la masse des grands mammifиres marins.

 

Mais ce corps dur pouvait кtre une carapace osseuse, semblable а celle des animaux antйdiluviens, et j’en serais quitte pour classer le monstre parmi les reptiles amphibies, tels que les tortues ou les alligators.

 

Eh bien! non! Le dos noirвtre qui me supportait йtait lisse, poli, non imbriquй. Il rendait au choc une sonoritй mйtallique, et, si incroyable que cela fыt, il semblait que, dis-je, il йtait fait de plaques boulonnйes.

 

Le doute n’йtait pas possible! L’animal, le monstre, le phйnomиne naturel qui avait intriguй le monde savant tout entier, bouleversй et fourvoyй l’imagination des marins des deux hйmisphиres, il fallait bien le reconnaоtre, c’йtait un phйnomиne plus йtonnant encore, un phйnomиne de main d’homme.

 

La dйcouverte de l’existence de l’кtre le plus fabuleux, le plus mythologique, n’eыt pas, au mкme degrй, surpris ma raison. Que ce qui est prodigieux vienne du Crйateur, c’est tout simple. Mais trouver tout а coup, sous ses yeux, l’impossible mystйrieusement et humainement rйalisй, c’йtait а confondre l’esprit!

 

Il n’y avait pas а hйsiter cependant. Nous йtions йtendus sur le dos d’une sorte de bateau sous-marin, qui prйsentait, autant que j’en pouvais juger, la forme d’un immense poisson d’acier. L’opinion de Ned Land йtait faite sur ce point. Conseil et moi, nous ne pыmes que nous y ranger.

 

«Mais alors, dis-je, cet appareil renferme en lui un mйcanisme de locomotion et un йquipage pour le manœuvrer?

 

– Йvidemment, rйpondit le harponneur, et nйanmoins, depuis trois heures que j’habite cette оle flottante, elle n’a pas donnй signй de vie.

 

– Ce bateau n’a pas marchй?

 

– Non, monsieur Aronnax. Il se laisse bercer au grй des lames, mais il ne bouge pas.

 


Nous йtions sur le dos d’un bateau sous-marin.

 

– Nous savons, а n’en pas douter, cependant, qu’il est douй d’une grande vitesse. Or, comme il faut une machine pour produire cette vitesse et un mйcanicien pour conduire cette machine, j’en conclus… que nous sommes sauvйs.

 

– Hum! » fit Ned Land d’un ton rйservй.

 

En ce moment, et comme pour donner raison а mon argumentation, un bouillonnement se fit а l’arriиre de cet йtrange appareil, dont le propulseur йtait йvidemment une hйlice, et il se mit en mouvement. Nous n’eыmes que le temps de nous accrocher а sa partie supйrieure qui йmergeait de quatre-vingts centimиtres environ. Trиs-heureusement sa vitesse n’йtait pas excessive.

 

«Tant qu’il navigue horizontalement, murmura Ned Land, je n’ai rien а dire. Mais s’il lui prend la fantaisie de plonger, je ne donnerais pas deux dollars de ma peau! »

 

Moins encore, aurait pu dire le Canadien. Il devenait donc urgent de communiquer avec les кtres quelconques renfermйs dans les flancs de cette machine. Je cherchai а sa surface une ouverture, un panneau, «un trou d’homme », pour employer l’expression technique; mais les lignes de boulons, solidement rabattues sur la jointure des tфles, йtaient nettes et uniformes.

 

D’ailleurs, la lune disparut alors, et nous laissa dans une obscuritй profonde. Il fallut attendre le jour pour aviser aux moyens de pйnйtrer а l’intйrieur de ce bateau sous-marin.

 

Ainsi donc, notre salut dйpendait uniquement du caprice des mystйrieux timoniers qui dirigeaient cet appareil, et, s’ils plongeaient, nous йtions perdus! Ce cas exceptй, je ne doutais pas de la possibilitй d’entrer en relations avec eux. Et, en effet, s’ils ne faisaient pas eux-mкmes leur air, il fallait nйcessairement qu’ils revinssent de temps en temps а la surface de l’Ocйan pour renouveler leur provision de molйcules respirables. Donc, nйcessitй d’une ouverture qui mettait l’intйrieur du bateau en communication avec l’atmosphиre.

 

Quant а l’espoir d’кtre sauvй par le commandant Farragut, il fallait y renoncer complиtement. Nous йtions entraоnйs vers l’ouest, et j’estimai que notre vitesse, relativement modйrйe, atteignait douze milles а l’heure. L’hйlice battait les flots avec une rйgularitй mathйmatique, йmergeant quelquefois et faisant jaillir l’eau phosphorescente а une grande hauteur.

 

Vers quatre heures du matin, la rapiditй de l’appareil s’accrut. Nous rйsistions difficilement а ce vertigineux entraоnement, lorsque les lames nous battaient de plein fouet. Heureusement, Ned rencontra sous sa main un large organeau fixй а la partie supйrieure du dos de tфle, et nous parvоnmes а nous y accrocher solidement.

 

Enfin cette longue nuit s’йcoula. Mon souvenir incomplet ne permet pas d’en retracer toutes les impressions. Un seul dйtail me revient а l’esprit. Pendant certaines accalmies de la mer et du vent, je crus entendre plusieurs fois des sons vagues, une sorte d’harmonie fugitive produite par des accords lointains. Quel йtait donc le mystиre de cette navigation sous-marine dont le monde entier cherchait vainement l’explication? Quels кtres vivaient dans cet йtrange bateau? Quel agent mйcanique lui permettait de se dйplacer avec une si prodigieuse vitesse?

 

Le jour parut. Les brumes du matin nous enveloppaient, mais elles ne tardиrent pas а se dйchirer. J’allais procйder а un examen attentif de la coque qui formait а sa partie supйrieure une sorte de plate-forme horizontale, quand je la sentis s’enfoncer peu а peu.

 

«Eh! mille diables! s’йcria Ned Land, frappant du pied la tфle sonore, ouvrez donc, navigateurs peu hospitaliers! »

 

Mais il йtait difficile de se faire entendre au milieu des battements assourdissants de l’hйlice. Heureusement, le mouvement d’immersion s’arrкta.

 

Soudain, un bruit de ferrures violemment poussйes se produisit а l’intйrieur du bateau. Une plaque se souleva, un homme parut, jeta un cri bizarre et disparut aussitфt.

 

Quelques instants aprиs, huit solides gaillards, le visage voilй, apparaissaient silencieusement, et nous entraоnaient dans leur formidable machine.

 

VIII

MOBILIS IN MOBILE

 

Cet enlиvement, si brutalement exйcutй, s’йtait accompli avec la rapiditй de l’йclair. Mes compagnons et moi, nous n’avions pas eu le temps de nous reconnaоtre. Je ne sais ce qu’ils йprouvиrent en se sentant introduits dans cette prison flottante; mais, pour mon compte, un rapide frisson me glaзa l’йpiderme. А qui avions-nous affaire? Sans doute а quelques pirates d’une nouvelle espиce qui exploitaient la mer а leur faзon.

 

А peine l’йtroit panneau fut-il refermй sur moi, qu’une obscuritй profonde m’enveloppa. Mes yeux, imprйgnйs de la lumiиre extйrieure, ne purent rien percevoir. Je sentis mes pieds nus se cramponner aux йchelons d’une йchelle de fer. Ned Land et Conseil, vigoureusement saisis, me suivaient. Au bas de l’йchelle, une porte s’ouvrit et se referma immйdiatement sur nous avec un retentissement sonore.

 

Nous йtions seuls. Oщ? Je ne pouvais le dire, а peine l’imaginer. Tout йtait noir, mais d’un noir si absolu, qu’aprиs quelques minutes, mes yeux n’avaient encore pu saisir une de ces lueurs indйterminйes qui flottent dans les plus profondes nuits.

 

Cependant, Ned Land, furieux de ces faзons de procйder, donnait un libre cours а son indignation.

 

«Mille diables! s’йcriait-il, voilа des gens qui en remonteraient aux Calйdoniens pour l’hospitalitй! Il ne leur manque plus que d’кtre anthropophages! Je n’en serais pas surpris, mais je dйclare que l’on ne me mangera pas sans que je proteste!

 

– Calmez-vous, ami Ned, calmez-vous, rйpondit tranquillement Conseil. Ne vous emportez pas avant l’heure. Nous ne sommes pas encore dans la rфtissoire!

 

– Dans la rфtissoire, non, riposta le Canadien, mais dans le four, а coup sыr! Il y fait assez noir. Heureusement, mon «bowie-kniff [4] » ne m’a pas quittй, et j’y vois toujours assez clair pour m’en servir. Le premier de ces bandits qui met la main sur moi…

 

– Ne vous irritez pas, Ned, dis-je alors au harponneur, et ne nous compromettez point par d’inutiles violences. Qui sait si on ne nous йcoute pas! Tвchons plutфt de savoir oщ nous sommes! »

 

Je marchai en tвtonnant. Aprиs cinq pas, je rencontrai une muraille de fer, faite de tфles boulonnйes. Puis, me retournant, je heurtai une table de bois, prиs de laquelle йtaient rangйs plusieurs escabeaux. Le plancher de cette prison se dissimulait sous une йpaisse natte de phormium qui assourdissait le bruit des pas. Les murs nus ne rйvйlaient aucune trace de porte ni de fenкtre. Conseil, faisant un tour en sens inverse, me rejoignit, et nous revоnmes au milieu de cette cabine, qui devait avoir vingt pieds de long sur dix pieds de large. Quant а sa hauteur, Ned Land, malgrй sa grande taille, ne put la mesurer.

 

Une demi-heure s’йtait dйjа йcoulйe sans que la situation se fыt modifiйe, quand, d’une extrкme obscuritй, nos yeux passиrent subitement а la plus violente lumiиre. Notre prison s’йclaira soudain, c’est-а-dire qu’elle s’emplit d’une matiиre lumineuse tellement vive que je ne pus d’abord en supporter l’йclat. А sa blancheur, а son intensitй, je reconnus cet йclairage йlectrique, qui produisait autour du bateau sous-marin comme un magnifique phйnomиne de phosphorescence. Aprиs avoir involontairement fermй les yeux, je les rouvris, et je vis que l’agent lumineux s’йchappait d’un demi-globe dйpoli qui s’arrondissait а la partie supйrieure de la cabine.



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