Pendant deux heures encore, la colиre de Ned Land s’exalta. Le Canadien appelait, il criait, mais en vain. Les murailles de tфle йtaient sourdes. Je n’entendais mкme aucun bruit а l’intйrieur de ce bateau, qui semblait mort. Il ne bougeait pas, car j’aurais йvidemment senti les frйmissements de la coque sous l’impulsion de l’hйlice. Plongй sans doute dans l’abоme des eaux, il n’appartenait plus а la terre. Tout ce morne silence йtait effrayant.
Quant а notre abandon, notre isolement au fond de cette cellule, je n’osais estimer ce qu’il pourrait durer. Les espйrances que j’avais conзues aprиs notre entrevue avec le commandant du bord s’effaзaient peu а peu. La douceur du regard de cet homme, l’expression gйnйreuse de sa physionomie, la noblesse de son maintien, tout disparaissait de mon souvenir. Je revoyais cet йnigmatique personnage tel qu’il devait кtre, nйcessairement impitoyable, cruel. Je le sentais en-dehors de l’humanitй, inaccessible а tout sentiment de pitiй, implacable ennemi de ses semblables auxquels il avait dы vouer une impйrissable haine!
Mais, cet homme, allait-il donc nous laisser pйrir d’inanition, enfermйs dans cette prison йtroite, livrйs а ces horribles tentations auxquelles pousse la faim farouche? Cette affreuse pensйe prit dans mon esprit une intensitй terrible, et l’imagination aidant, je me sentis envahir par une йpouvante insensйe. Conseil restait calme, Ned Land rugissait.
En ce moment, un bruit se fit entendre extйrieurement. Des pas rйsonnиrent sur la dalle de mйtal. Les serrures furent fouillйes, la porte s’ouvrit, le stewart parut.
Avant que j’eusse fait un mouvement pour l’en empкcher, le Canadien s’йtait prйcipitй sur ce malheureux; il l’avait renversй; il le tenait а la gorge. Le stewart йtouffait sous sa main puissante.
Le Canadien s’йtait prйcipitй sur le malheureux.
Conseil cherchait dйjа а retirer des mains du harponneur sa victime а demi suffoquйe, et j’allais joindre mes efforts aux siens, quand, subitement, je fus clouй а ma place par ces mots prononcйs en franзais:
«Calmez-vous, maоtre Land, et vous, monsieur le professeur, veuillez m’йcouter! »
X
L’HOMME DES EAUX
C’йtait le commandant du bord qui parlait ainsi.
А ces mots, Ned Land se releva subitement. Le stewart, presque йtranglй sortit en chancelant sur un signe de son maоtre; mais tel йtait l’empire du commandant а son bord, que pas un geste ne trahit le ressentiment dont cet homme devait кtre animй contre le Canadien. Conseil, intйressй malgrй lui, moi stupйfait, nous attendions en silence le dйnouement de cette scиne.
Le commandant, appuyй sur l’angle de la table, les bras croisйs, nous observait avec une profonde attention. Hйsitait-il а parler? Regrettait-il ces mots qu’il venait de prononcer en franзais? On pouvait le croire.
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Aprиs quelques instants d’un silence qu’aucun de nous ne songea а interrompre:
«Messieurs, dit-il d’une voix calme et pйnйtrante, je parle йgalement le franзais, l’anglais, l’allemand et le latin. J’aurais donc pu vous rйpondre dиs notre premiиre entrevue, mais je voulais vous connaоtre d’abord, rйflйchir ensuite. Votre quadruple rйcit, absolument semblable au fond, m’a affirmй l’identitй de vos personnes. Je sais maintenant que le hasard a mis en ma prйsence monsieur Pierre Aronnax, professeur d’histoire naturelle au Musйum de Paris, chargй d’une mission scientifique а l’йtranger, Conseil son domestique, et Ned Land, d’origine canadienne, harponneur а bord de la frйgate l’ Abraham-Lincoln, de la marine nationale des Йtats-Unis d’Amйrique. »
Le steward sorti en chancelant.
Je m’inclinai d’un air d’assentiment. Ce n’йtait pas une question que me posait le commandant. Donc, pas de rйponse а faire. Cet homme s’exprimait avec une aisance parfaite, sans aucun accent. Sa phrase йtait nette, ses mots justes, sa facilitй d’йlocution remarquable. Et cependant, je ne «sentais » pas en lui un compatriote.
Il reprit la conversation en ces termes:
«Vous avez trouvй sans doute, monsieur, que j’ai longtemps tardй а vous rendre cette seconde visite. C’est que, votre identitй reconnue, je voulais peser mыrement le parti а prendre envers vous. J’ai beaucoup hйsitй. Les plus fвcheuses circonstances vous ont mis en prйsence d’un homme qui a rompu avec l’humanitй. Vous кtes venu troubler mon existence…
– Involontairement, dis-je.
– Involontairement? rйpondit l’inconnu, en forзant un peu sa voix. Est-ce involontairement que l’ Abraham-Lincoln me chasse sur toutes les mers? Est-ce involontairement que vous avez pris passage а bord de cette frйgate? Est-ce involontairement que vos boulets ont rebondi sur la coque de mon navire? Est-ce involontairement que maоtre Ned Land m’a frappй de son harpon? »
Je surpris dans ces paroles une irritation contenue. Mais, а ces rйcriminations j’avais une rйponse toute naturelle а faire, et je la fis.
«Monsieur, dis-je, vous ignorez sans doute les discussions qui ont eu lieu а votre sujet en Amйrique et en Europe. Vous ne savez pas que divers accidents, provoquйs par le choc de votre appareil sous-marin, ont йmu l’opinion publique dans les deux continents. Je vous fais grвce des hypothиses sans nombre par lesquelles on cherchait а expliquer l’inexplicable phйnomиne dont seul vous aviez le secret. Mais sachez qu’en vous poursuivant jusque sur les hautes mers du Pacifique, l’ Abraham-Lincoln croyait chasser quelque puissant monstre marin dont il fallait а tout prix dйlivrer l’Ocйan. »
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Un demi-sourire dйtendit les lиvres du commandant, puis, d’un ton plus calme:
«Monsieur Aronnax, rйpondit-il, oseriez-vous affirmer que votre frйgate n’aurait pas poursuivi et canonnй un bateau sous-marin aussi bien qu’un monstre? »
Cette question m’embarrassa, car certainement le commandant Farragut n’eыt pas hйsitй. Il eыt cru de son devoir de dйtruire un appareil de ce genre tout comme un narwal gigantesque.
«Vous comprenez donc, monsieur, reprit l’inconnu, que j’ai le droit de vous traiter en ennemis. »
Je ne rйpondis rien, et pour cause. А quoi bon discuter une proposition semblable, quand la force peut dйtruire les meilleurs arguments.
«J’ai longtemps hйsitй, reprit le commandant. Rien ne m’obligeait а vous donner l’hospitalitй. Si je devais me sйparer de vous, je n’avais aucun intйrкt а vous revoir. Je vous remettais sur la plate-forme de ce navire qui vous avait servi de refuge. Je m’enfonзais sous les mers, et j’oubliais que vous aviez jamais existй. N’йtait-ce pas mon droit?
– C’йtait peut-кtre le droit d’un sauvage, rйpondis-je, ce n’йtait pas celui d’un homme civilisй.
– Monsieur le professeur, rйpliqua vivement le commandant, je ne suis pas ce que vous appelez un homme civilisй! J’ai rompu avec la sociйtй tout entiиre pour des raisons que moi seul j’ai le droit d’apprйcier. Je n’obйis donc point а ses rиgles, et je vous engage а ne jamais les invoquer devant moi! »
Ceci fut dit nettement. Un йclair de colиre et de dйdain avait allumй les yeux de l’inconnu, et dans la vie de cet homme, j’entrevis un passй formidable. Non-seulement il s’йtait mis en dehors des lois humaines, mais il s’йtait fait indйpendant, libre dans la plus rigoureuse acception du mot, hors de toute atteinte! Qui donc oserait le poursuivre au fond des mers, puisque, а leur surface, il dйjouait les efforts tentйs contre lui? Quel navire rйsisterait au choc de son monitor sous-marin? Quelle cuirasse, si йpaisse qu’elle fыt, supporterait les coups de son йperon? Nul, entre les hommes, ne pouvait lui demander compte de ses œuvres. Dieu, s’il y croyait, sa conscience, s’il en avait une, йtaient les seuls juges dont il put dйpendre.
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Ces rйflexions traversиrent rapidement mon esprit, pendant que l’йtrange personnage se taisait, absorbй et comme retirй en lui-mкme. Je le considйrais avec un effroi mйlangй d’intйrкt, et sans doute, ainsi qu’Œdipe considйrait le Sphinx.
Aprиs un assez long silence, le commandant reprit la parole.
«J’ai donc hйsitй, dit-il, mais j’ai pensй que mon intйrкt pouvait s’accorder avec cette pitiй naturelle а laquelle tout кtre humain a droit. Vous resterez а mon bord, puisque la fatalitй vous y a jetйs. Vous y serez libres, et, en йchange de cette libertй, toute relative d’ailleurs, je ne vous imposerai qu’une seule condition. Votre parole de vous y soumettre me suffira.
– Parlez, monsieur, rйpondis-je, je pense que cette condition est de celles qu’un honnкte homme peut accepter?
– Oui, monsieur, et la voici. Il est possible que certains йvйnements imprйvus m’obligent а vous consigner dans vos cabines pour quelques heures ou quelques jours, suivant le cas. Dйsirant ne jamais employer la violence, j’attends de vous, dans ce cas, plus encore que dans tous les autres, une obйissance passive. En agissant ainsi, je couvre votre responsabilitй, je vous dйgage entiиrement, car c’est а moi de vous mettre dans l’impossibilitй de voir ce qui ne doit pas кtre vu. Acceptez-vous cette condition? »
Il se passait donc а bord des choses tout au moins singuliиres, et que ne devaient point voir des gens qui ne s’йtaient pas mis hors des lois sociales! Entre les surprises que l’avenir me mйnageait, celle-ci ne devait pas кtre la moindre.
«Nous acceptons, rйpondis-je. Seulement, je vous demanderai, monsieur, la permission de vous adresser une question, une seule.
– Parlez, monsieur.
– Vous avez dit que nous serions libres а votre bord?
– Entiиrement.
– Je vous demanderai donc ce que vous entendez par cette libertй.
– Mais la libertй d’aller, de venir, de voir, d’observer mкme tout ce qui se passe ici, – sauf en quelques circonstances rares, – la libertй enfin dont nous jouissons nous-mкmes, mes compagnons et moi. »
Il йtait йvident que nous ne nous entendions point.
«Pardon, monsieur, repris-je, mais cette libertй, ce n’est que celle que tout prisonnier a de parcourir sa prison! Elle ne peut nous suffire.
– Il faudra, cependant, qu’elle vous suffise!
– Quoi! nous devons renoncer а jamais de revoir notre patrie, nos amis, nos parents!
– Oui, monsieur. Mais renoncer а reprendre cet insupportable joug de la terre, que les hommes croient кtre la libertй, n’est peut-кtre pas aussi pйnible que vous le pensez!
– Par exemple, s’йcria Ned Land, jamais je ne donnerai ma parole de ne pas chercher а me sauver!
– Je ne vous demande pas de parole, maоtre Land rйpondit froidement le commandant.
– Monsieur, rйpondis-je, emportй malgrй moi, vous abusez de votre situation envers nous! C’est de la cruautй!
– Non, monsieur, c’est de la clйmence! Vous кtes mes prisonniers aprиs combat! Je vous garde, quand je pourrais d’un mot vous replonger dans les abоmes de l’Ocйan! Vous m’avez attaquй! Vous кtes venus surprendre un secret que nul homme au monde ne doit pйnйtrer, le secret de toute mon existence! Et vous croyez que Je vais vous renvoyer sur cette terre qui ne doit plus me connaоtre! Jamais! En vous retenant, ce n’est pas vous que je garde, c’est moi-mкme! »
Ces paroles indiquaient de la part du commandant un parti pris contre lequel ne prйvaudrait aucun argument.
«Ainsi, monsieur, repris-je, vous nous donnez tout simplement а choisir entre la vie ou la mort?
– Tout simplement.
– Mes amis, dis-je, а une question ainsi posйe, il n’y a rien а rйpondre. Mais aucune parole ne nous lie au maоtre de ce bord.
– Aucune, monsieur », rйpondit l’inconnu.
Puis, d’une voix plus douce, il reprit:
«Maintenant, permettez-moi d’achever ce que j’ai а vous dire. Je vous connais, monsieur Aronnax. Vous, sinon vos compagnons, vous n’aurez peut-кtre pas tant а vous plaindre du hasard qui vous lie а mon sort. Vous trouverez parmi les livres qui servent а mes йtudes favorites cet ouvrage que vous avez publiй sur les grands fonds de la mer. Je l’ai souvent lu. Vous avez poussй votre œuvre aussi loin que vous le permettait la science terrestre. Mais vous ne savez pas tout, vous n’avez pas tout vu. Laissez-moi donc vous dire, monsieur le professeur, que vous ne regretterez pas le temps passй а mon bord. Vous allez voyager dans le pays des merveilles. L’йtonnement, la stupйfaction seront probablement l’йtat habituel de votre esprit. Vous ne vous blaserez pas facilement sur le spectacle incessamment offert а vos yeux. Je vais revoir dans un nouveau tour du monde sous-marin, – qui sait? le dernier peut-кtre, – tout ce que j’ai pu йtudier au fond de ces mers tant de fois parcourues, et vous serez mon compagnon d’йtudes. А partir de ce jour, vous entrez dans un nouvel йlйment, vous verrez ce que n’a vu encore aucun homme, – car moi et les miens nous ne comptons plus, – et notre planиte, grвce а moi, va vous livrer ses derniers secrets. »
Je ne puis le nier; ces paroles du commandant firent sur moi un grand effet. J’йtais pris lа par mon faible, et j’oubliai, pour un instant, que la contemplation de ces choses sublimes ne pouvait valoir la libertй perdue. D’ailleurs, je comptais sur l’avenir pour trancher cette grave question. Aussi, je me contentai de rйpondre:
«Monsieur, si vous avez brisй avec l’humanitй, je veux croire que vous n’avez pas reniй tout sentiment humain. Nous sommes des naufragйs charitablement recueillis а votre bord, nous ne l’oublierons pas. Quant а moi, je ne mйconnais pas que, si l’intйrкt de la science pouvait absorber jusqu’au besoin de libertй, ce que me promet notre rencontre m’offrirait de grandes compensations. »
Je pensais que le commandant allait me tendre la main pour sceller notre traitй. Il n’en fit rien. Je le regrettai pour lui.
«Une derniиre question, dis-je, au moment oщ cet кtre inexplicable semblait vouloir se retirer.
– Parlez, monsieur le professeur.
– De quel nom dois-je vous appeler?
– Monsieur, rйpondit le commandant, je ne suis pour vous que le capitaine Nemo, et vos compagnons et vous, n’кtes pour moi que les passagers du Nautilus. »
Le capitaine Nemo appela. Un stewart parut. Le capitaine lui donna ses ordres dans cette langue йtrangиre que je ne pouvais reconnaоtre. Puis, se tournant vers le Canadien et Conseil:
«Un repas vous attend dans votre cabine, leur dit-il. Veuillez suivre cet homme.
– Зa n’est pas de refus! » rйpondit le harponneur.
Conseil et lui sortirent enfin de cette cellule oщ ils йtaient renfermйs depuis plus de trente heures.
«Et maintenant, monsieur Aronnax, notre dйjeuner est prкt. Permettez-moi de vous prйcйder.
– А vos ordres, capitaine. »
Je suivis le capitaine Nemo, et dиs que j’eus franchi la porte, je pris une sorte de couloir йlectriquement йclairй, semblable aux coursives d’un navire. Aprиs un parcours d’une dizaine de mиtres, une seconde porte s’ouvrit devant moi.
J’entrai alors dans une salle а manger, ornйe et meublйe avec un goыt sйvиre. De hauts dressoirs de chкne, incrustйs d’ornements d’йbиne, s’йlevaient aux deux extrйmitйs de cette salle, et sur leurs rayons а ligne ondulйe йtincelaient des faпences, des porcelaines, des verreries d’un prix inestimable. La vaisselle plate y resplendissait sous les rayons que versait un plafond lumineux, dont de fines peintures tamisaient et adoucissaient l’йclat.
Au centre de la salle йtait une table richement servie. Le capitaine Nemo m’indiqua la place que je devais occuper.
«Asseyez-vous, me dit-il, et mangez comme un homme qui doit mourir de faim. »
Le dйjeuner se composait d’un certain nombre de plats dont la mer seule avait fourni le contenu, et de quelques mets dont j’ignorais la nature et la provenance. J’avouerai que c’йtait bon, mais avec un goыt particulier auquel je m’habituai facilement. Ces divers aliments me parurent riches en phosphore, et je pensai qu’ils devaient avoir une origine marine.
Le capitaine Nemo me regardait. Je ne lui demandai rien, mais il devina mes pensйes, et il rйpondit de lui-mкme aux questions que je brыlais de lui adresser.
«La plupart de ces mets vous sont inconnus, me dit-il. Cependant, vous pouvez en user sans crainte. Ils sont sains et nourrissants. Depuis longtemps, j’ai renoncй aux aliments de la terre, et je ne m’en porte pas plus mal. Mon йquipage, qui est vigoureux, ne se nourrit pas autrement que moi.
J’entrai alors dans une salle а manger.
– Ainsi, dis-je, tous ces aliments sont des produits de la mer?
– Oui, monsieur le professeur, la mer fournit а tous mes besoins. Tantфt, je mets mes filets а la traоne, et je les retire, prкts а se rompre. Tantфt, je vais chasser au milieu de cet йlйment qui paraоt кtre inaccessible а l’homme, et je force le gibier qui gоte dans mes forкts sous-marines. Mes troupeaux, comme ceux du vieux pasteur de Neptune, paissent sans crainte les immenses prairies de l’Ocйan. J’ai lа une vaste propriйtй que j’exploite moi-mкme et qui est toujours ensemencйe par la main du Crйateur de toutes choses. »
Je regardai le capitaine Nemo avec un certain йtonnement, et je lui rйpondis:
«Je comprends parfaitement, monsieur, que vos filets fournissent d’excellents poissons а votre table; je comprends moins que vous poursuiviez le gibier aquatique dans vos forкts sous-marines; mais je ne comprends plus du tout qu’une parcelle de viande, si petite qu’elle soit, figure dans votre menu.
– Aussi, monsieur, me rйpondit le capitaine Nemo, ne fais-je jamais usage de la chair des animaux terrestres.
– Ceci, cependant, repris-je, en dйsignant un plat oщ restaient encore quelques tranches de filet.
– Ce que vous croyez кtre de la viande, monsieur le professeur, n’est autre chose que du filet de tortue de mer. Voici йgalement quelques foies de dauphin que vous prendriez pour un ragoыt de porc. Mon cuisinier est un habile prйparateur, qui excelle а conserver ces produits variйs de l’Ocйan. Goыtez а tous ces mets. Voici une conserve d’holoturies qu’un Malais dйclarerait sans rivale au monde, voilа une crиme dont le lait a йtй fourni par la mamelle des cйtacйs, et le sucre par les grands fucus de la mer du Nord, et enfin, permettez-moi de vous offrir des confitures d’anйmones qui valent celles des fruits les plus savoureux. »
Et je goыtais, plutфt en curieux qu’en gourmet, tandis que le capitaine Nemo m’enchantait par ses invraisemblables rйcits.
«Mais cette mer, monsieur Aronnax, me dit-il, cette nourrice prodigieuse, inйpuisable, elle ne me nourrit pas seulement; elle me vкtit encore. Ces йtoffes qui vous couvrent sont tissйes avec le byssus de certains coquillages; elles sont teintes avec la pourpre des anciens et nuancйes de couleurs violettes que j’extrais des aplysis de la Mйditerranйe. Les parfums que vous trouverez sur la toilette de votre cabine sont le produit de la distillation des plantes marines. Votre lit est fait du plus doux zostиre de l’Ocйan. Votre plume sera un fanon de baleine, votre encre la liqueur sйcrйtйe par la seiche ou l’encornet. Tout me vient maintenant de la mer comme tout lui retournera un jour!
– Vous aimez la mer, capitaine.
– Oui! je l’aime! La mer est tout! Elle couvre les sept dixiиmes du globe terrestre. Son souffle est pur et sain. C’est l’immense dйsert oщ l’homme n’est jamais seul, car il sent frйmir la vie а ses cфtйs. La mer n’est que le vйhicule d’une surnaturelle et prodigieuse existence; elle n’est que mouvement et amour; c’est l’infini vivant, comme l’a dit un de vos poиtes. Et en effet, monsieur le professeur, la nature s’y manifeste par ses trois rиgnes, minйral, vйgйtal, animal. Ce dernier y est largement reprйsentй par les quatre groupes des zoophytes, par trois classes des articulйs, par cinq classes des mollusques, par trois classes des vertйbrйs, les mammifиres, les reptiles et ces innombrables lйgions de poissons, ordre infini d’animaux qui compte plus de treize mille espиces, dont un dixiиme seulement appartient а l’eau douce. La mer est le vaste rйservoir de la nature. C’est par la mer que le globe a pour ainsi dire commencй, et qui sait s’il ne finira pas par elle! Lа est la suprкme tranquillitй. La mer n’appartient pas aux despotes. А sa surface, ils peuvent encore exercer des droits iniques, s’y battre, s’y dйvorer, y transporter toutes les horreurs terrestres. Mais а trente pieds au-dessous de son niveau, leur pouvoir cesse, leur influence s’йteint, leur puissance disparaоt! Ah! monsieur, vivez, vivez au sein des mers! Lа seulement est l’indйpendance! Lа je ne reconnais pas de maоtres! Lа je suis libre! »
Le capitaine Nemo se tut subitement au milieu de cet enthousiasme qui dйbordait de lui. S’йtait-il laissй entraоner au-delа de sa rйserve habituelle? Avait-il trop parlй? Pendant quelques instants, il se promena, trиs-agitй. Puis, ses nerfs se calmиrent, sa physionomie reprit sa froideur accoutumйe, et, se tournant vers moi:
«Maintenant, monsieur le professeur, dit-il, si vous voulez visiter le Nautilus, je suis a vos ordres. »
XI
LE NAUTILUS
Le capitaine Nemo se leva. Je le suivis. Une double porte, mйnagйe а l’arriиre de la salle, s’ouvrit, et j’entrai dans une chambre de dimension йgale а celle que je venais de quitter.
C’йtait une bibliothиque. De hauts meubles en palissandre noir, incrustйs de cuivres, supportaient sur leurs larges rayons un grand nombre de livres uniformйment reliйs. Ils suivaient le contour de la salle et se terminaient а leur partie infйrieure par de vastes divans, capitonnйs de cuir marron, qui offraient les courbes les plus confortables. De lйgers pupitres mobiles, en s’йcartant ou se rapprochant а volontй, permettaient d’y poser le livre en lecture. Au centre se dressait une vaste table, couverte de brochures, entre lesquelles apparaissaient quelques journaux dйjа vieux. La lumiиre йlectrique inondait tout cet harmonieux ensemble, et tombait de quatre globes dйpolis а demi engagйs dans les volutes du plafond. Je regardais avec une admiration rйelle cette salle si ingйnieusement amйnagйe, et je ne pouvais en croire mes yeux.
«Capitaine Nemo, dis-je а mon hфte, qui venait de s’йtendre sur un divan, voilа une bibliothиque qui ferait honneur а plus d’un palais des continents, et je suis vraiment йmerveillй, quand je songe qu’elle peut vous suivre au plus profond des mers.
– Oщ trouverait-on plus de solitude, plus de silence, monsieur le professeur? rйpondit le capitaine Nemo. Votre cabinet du Musйum vous offre-t-il un repos aussi complet?
C’йtait une bibliothиque.
– Non, monsieur, et je dois ajouter qu’il est bien pauvre auprиs du vфtre. Vous possйdez lа six ou sept mille volumes…
– Douze mille, monsieur Aronnax. Ce sont les seuls liens qui me rattachent а la terre. Mais le monde a fini pour moi le jour oщ mon Nautilus s’est plongй pour la premiиre fois sous les eaux. Ce jour-lа, j’ai achetй mes derniers volumes, mes derniиres brochures, mes derniers journaux, et depuis lors, je veux croire que l’humanitй n’a plus ni pensй, ni йcrit. Ces livres, monsieur le professeur, sont d’ailleurs а votre disposition, et vous pourrez en user librement. »
Je remerciai le capitaine Nemo, et je m’approchai des rayons de la bibliothиque. Livres de science, de morale et de littйrature, йcrits en toute langue, y abondaient; mais je ne vis pas un seul ouvrage d’йconomie politique; ils semblaient кtre sйvиrement proscrits du bord. Dйtail curieux, tous ces livres йtaient indistinctement classйs, en quelque langue qu’ils fussent йcrits, et ce mйlange prouvait que le capitaine du Nautilus devait lire couramment les volumes que sa main prenait au hasard.
Parmi ces ouvrages, je remarquai les chefs-d’œuvre des maоtres anciens et modernes, c’est-а-dire tout ce que l’humanitй a produit de plus beau dans l’histoire, la poйsie, le roman et la science, depuis Homиre jusqu’а Victor Hugo, depuis Xйnophon jusqu’а Michelet, depuis Rabelais jusqu’а madame Sand. Mais la science, plus particuliиrement, faisait les frais de cette bibliothиque; les livres de mйcanique, de balistique, d’hydrographie, de mйtйorologie, de gйographie, de gйologie, etc., y tenaient une place non moins importante que les ouvrages d’histoire naturelle, et je compris qu’ils formaient la principale йtude du capitaine. Je vis lа tout le Humboldt, tout l’Arago, les travaux de Foucault, d’Henry Sainte-Claire Deville, de Chasles, de Milne-Edwards, de Quatrefages, de Tyndall, de Faraday, de Berthelot, de l’abbй Secchi, de Petermann, du commandant Maury, d’Agassis etc., les mйmoires de l’Acadйmie des sciences, les bulletins des diverses sociйtйs de gйographie, etc., et, en bon rang, les deux volumes qui m’avaient peut-кtre valu cet accueil relativement charitable du capitaine Nemo. Parmi les œuvres de Joseph Bertrand, son livre intitulй les Fondateurs de l’Astronomie me donna mкme une date certaine; et comme je savais qu’il avait paru dans le courant de 1865, je pus en conclure que l’installation du Nautilus ne remontait pas а une йpoque postйrieure. Ainsi donc, depuis trois ans, au plus, le capitaine Nemo avait commencй son existence sous-marine. J’espйrai, d’ailleurs, que des ouvrages plus rйcents encore me permettraient de fixer exactement cette йpoque; mais j’avais le temps de faire cette recherche, et je ne voulus pas retarder davantage notre promenade а travers les merveilles du Nautilus.
«Monsieur, dis-je au capitaine, je vous remercie d’avoir mis cette bibliothиque а ma disposition. Il y a lа des trйsors de science, et j’en profiterai.
– Cette salle n’est pas seulement une bibliothиque, dit le capitaine Nemo, c’est aussi un fumoir.
– Un fumoir? m’йcriai-je. On fume donc а bord?
– Sans doute.
– Alors, monsieur, je suis forcй de croire que vous avez conservй des relations avec La Havane.