PREMIИRE PARTIE
I
UN ЙCUEIL FUYANT
L’annйe 1866 fut marquйe par un йvйnement bizarre, un phйnomиne inexpliquй et inexplicable que personne n’a sans doute oubliй. Sans parler des rumeurs qui agitaient les populations des ports et surexcitaient l’esprit public а l’intйrieur des continents, les gens de mer furent particuliиrement йmus. Les nйgociants, armateurs, capitaines de navires, skippers et masters de l’Europe et de l’Amйrique, officiers des marines militaires de tous pays, et, aprиs eux, les gouvernements des divers Йtats des deux continents, se prйoccupиrent de ce fait au plus haut point.
En effet, depuis quelque temps, plusieurs navires s’йtaient rencontrйs sur mer avec «une chose йnorme » un objet long, fusiforme, parfois phosphorescent, infiniment plus vaste et plus rapide qu’une baleine.
Les faits relatifs а cette apparition, consignйs aux divers livres de bord, s’accordaient assez exactement sur la structure de l’objet ou de l’кtre en question, la vitesse inouпe de ses mouvements, la puissance surprenante de sa locomotion, la vie particuliиre dont il semblait douй. Si c’йtait un cйtacй, il surpassait en volume tous ceux que la science avait classйs jusqu’alors. Ni Cuvier, ni Lacйpиde, ni M. Dumeril, ni M. de Quatrefages n’eussent admis l’existence d’un tel monstre, – а moins de l’avoir vu, ce qui s’appelle vu de leurs propres yeux de savants.
А prendre la moyenne des observations faites а diverses reprises, – en rejetant les йvaluations timides qui assignaient а cet objet une longueur de deux cents pieds et en repoussant les opinions exagйrйes qui le disaient large d’un mille et long de trois, – on pouvait affirmer, cependant, que cet кtre phйnomйnal dйpassait de beaucoup toutes les dimensions admises jusqu’а ce jour par les ichtyologistes, – s’il existait toutefois.
Or, il existait, le fait en lui-mкme n’йtait plus niable, et, avec ce penchant qui pousse au merveilleux la cervelle humaine, on comprendra l’йmotion produite dans le monde entier par cette surnaturelle apparition. Quant а la rejeter au rang des fables, il fallait y renoncer.
En effet, le 20 juillet 1866, le steamer Governor-Higginson, de Calcutta and Burnach steam navigation Company, avait rencontrй cette masse mouvante а cinq milles dans l’est des cфtes de l’Australie. Le capitaine Baker se crut, tout d’abord, en prйsence d’un йcueil inconnu; il se disposait mкme а en dйterminer la situation exacte, quand deux colonnes d’eau, projetйes par l’inexplicable objet, s’йlancиrent en sifflant а cent cinquante pieds dans l’air. Donc, а moins que cet йcueil ne fыt soumis aux expansions intermittentes d’un geyser, le Governor-Higginson avait affaire bel et bien а quelque mammifиre aquatique, inconnu jusque-lа, qui rejetait par ses йvents des colonnes d’eau, mйlangйes d’air et de vapeur.
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Pareil fait fut йgalement observй le 23 juillet de la mкme annйe, dans les mers du Pacifique, par le Cristobal-Colon, de West India and Pacific steam navigation Company. Donc, ce cйtacй extraordinaire pouvait se transporter d’un endroit а un autre avec une vйlocitй surprenante, puisque а trois jours d’intervalle, le Governor-Higginson et le Cristobal-Colon l’avaient observй en deux points de la carte sйparйs par une distance de plus de sept cents lieues marines.
Quinze jours plus tard, а deux mille lieues de lа l’ Helvetia, de la Compagnie Nationale, et le Shannon, du Royal-Mail, marchant а contrebord dans cette portion de l’Atlantique comprise entre les Йtats-Unis et l’Europe, se signalиrent respectivement le monstre par 42°15’ de latitude nord, et 60°35’ de longitude а l’ouest du mйridien de Greenwich. Dans cette observation simultanйe, on crut pouvoir йvaluer la longueur minimum du mammifиre а plus de trois cent cinquante pieds anglais[1], puisque le Shannon et l’ Helvetia йtaient de dimension infйrieure а lui, bien qu’ils mesurassent cent mиtres de l’йtrave а l’йtambot. Or, les plus vastes baleines, celles qui frйquentent les parages des оles Alйoutiennes, le Kulammak et l’Umgullick, n’ont jamais dйpassй la longueur de cinquante-six mиtres, – si mкme elles l’atteignent.
Ces rapports arrivйs coup sur coup, de nouvelles observations faites а bord du transatlantique le Pereire, un abordage entre l’ Etna, de la ligne Inman, et le monstre, un procиs-verbal dressй par les officiers de la frйgate franзaise la Normandie, un trиs-sйrieux relиvement obtenu par l’йtat-major du commodore Fitz-James а bord du Lord-Clyde, йmurent profondйment l’opinion publique. Dans les pays d’humeur lйgиre, on plaisanta le phйnomиne, mais les pays graves et pratiques, l’Angleterre, l’Amйrique, l’Allemagne, s’en prйoccupиrent vivement.
Partout dans les grands centres, le monstre devint а la mode; on le chanta dans les cafйs, on le bafoua dans les journaux, on le joua sur les thйвtres. Les canards eurent lа une belle occasion de pondre des œufs de toute couleur. On vit rйapparaоtre dans les journaux, – а court de copie, – tous les кtres imaginaires et gigantesques, depuis la baleine blanche, le terrible «Moby Dick » des rйgions hyperborйennes, jusqu’au Kraken dйmesurй, dont les tentacules peuvent enlacer un bвtiment de cinq cents tonneaux et l’entraоner dans les abоmes de l’Ocйan. On reproduisit mкme les procиs-verbaux des temps anciens les opinions d’Aristote et de Pline, qui admettaient l’existence de ces monstres, puis les rйcits norvйgiens de l’йvкque Pontoppidan, les relations de Paul Heggede, et enfin les rapports de M. Harrington, dont la bonne foi ne peut кtre soupзonnйe, quand il affirme avoir vu, йtant а bord du Castillan, en 1857, cet йnorme serpent qui n’avait jamais frйquentй jusqu’alors que les mers de l’ancien Constitutionnel.
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Alors йclata l’interminable polйmique des crйdules et des incrйdules dans les sociйtйs savantes et les journaux scientifiques. La «question du monstre » enflamma les esprits. Les journalistes, qui font profession de science en lutte avec ceux qui font profession d’esprit, versиrent des flots d’encre pendant cette mйmorable campagne; quelques-uns mкme, deux ou trois gouttes de sang, car du serpent de mer, ils en vinrent aux personnalitйs les plus offensantes.
Six mois durant, la guerre se poursuivit avec des chances diverses. Aux articles de fond de l’Institut gйographique du Brйsil, de l’Acadйmie royale des sciences de Berlin, de l’Association Britannique, de l’Institution Smithsonnienne de Washington, aux discussions du The Indian Archipelago, du Cosmos de l’abbй Moigno, des Mittheilungen de Petermann, aux chroniques scientifiques des grands journaux de la France et de l’йtranger, la petite presse ripostait avec une verve intarissable. Ses spirituels йcrivains parodiant un mot de Linnй, citй par les adversaires du monstre, soutinrent en effet que «la nature ne faisait pas de sots », et ils adjurиrent leurs contemporains de ne point donner un dйmenti а la nature, en admettant l’existence des Krakens, des serpents de mer, des «Moby Dick », et autres йlucubrations de marins en dйlire. Enfin, dans un article d’un journal satirique trиs-redoutй, le plus aimй de ses rйdacteurs, brochant sur le tout, poussa au monstre, comme Hippolyte, lui porta un dernier coup et l’acheva au milieu d’un йclat de rire universel. L’esprit avait vaincu la science.
Pendant les premiers mois de l’annйe 1867, la question parut кtre enterrйe, et elle ne semblait pas devoir renaоtre, quand de nouveaux faits furent portйs а la connaissance du public. Il ne s’agit plus alors d’un problиme scientifique а rйsoudre, mais bien d’un danger rйel sйrieux а йviter. La question prit une tout autre face. Le monstre redevint оlot, rocher, йcueil, mais йcueil fuyant, indйterminable, insaisissable.
Le 5 mars 1867, le Moravian, de Montrйal Ocйan Company, se trouvant pendant la nuit par 27°30’ de latitude et 72°15’ de longitude, heurta de sa hanche de tribord un roc qu’aucune carte ne marquait dans ces parages. Sous l’effort combinй du vent et de ses quatre cents chevaux-vapeur, il marchait а la vitesse de treize nœuds. Nul doute que sans la qualitй supйrieure de sa coque, le Moravian, ouvert au choc, ne se fыt englouti avec les deux cent trente-sept passagers qu’il ramenait du Canada.
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L’accident йtait arrivй vers cinq heures du matin, lorsque le jour commenзait а poindre. Les officiers de quart se prйcipitиrent а l’arriиre du bвtiment. Ils examinиrent l’Ocйan avec la plus scrupuleuse attention. Ils ne virent rien, si ce n’est un fort remous qui brisait а trois encablures, comme si les nappes liquides eussent йtй violemment battues. Le relиvement du lieu fut exactement pris, et le Moravian continua sa route sans avaries apparentes. Avait-il heurtй une roche sous-marine, ou quelque йnorme йpave d’un naufrage? On ne put le savoir; mais, examen fait de sa carиne dans les bassins de radoub, il fut reconnu qu’une partie de la quille avait йtй brisйe.
Ce fait, extrкmement grave en lui-mкme, eыt peut-кtre йtй oubliй comme tant d’autres, si, trois semaines aprиs, il ne se fыt reproduit dans des conditions identiques. Seulement, grвce а la nationalitй du navire victime de ce nouvel abordage, grвce а la rйputation de la Compagnie а laquelle ce navire appartenait, l’йvйnement eut un retentissement immense.
Personne n’ignore le nom du cйlиbre armateur anglais Cunard. Cet intelligent industriel fonda, en 1840, un service postal entre Liverpool et Halifax, avec trois navires en bois et а roues d’une force de quatre cents chevaux, et d’une jauge de onze cent soixante-deux tonneaux. Huit ans aprиs, le matйriel de la Compagnie s’accroissait de quatre navires de six cent cinquante chevaux et de dix-huit cent vingt tonnes, et, deux ans plus tard, de deux autres bвtiments supйrieurs en puissance et en tonnage. En 1853, la compagnie Cunard, dont le privilиge pour le transport des dйpкches venait d’кtre renouvelй, ajouta successivement а son matйriel l’ Arabia, le Persia, le China, le Scotia, le Java, le Russia, tous navires de premiиre marche, et les plus vastes qui, aprиs le Great-Eastern, eussent jamais sillonnй les mers. Ainsi donc, en 1867, la Compagnie possйdait douze navires, dont huit а roues et quatre а hйlices.
Si je donne ces dйtails trиs-succincts, c’est afin que chacun sache bien quelle est l’importance de cette compagnie de transports maritimes, connue du monde entier pour son intelligente gestion. Nulle entreprise de navigation transocйanienne n’a йtй conduite avec plus d’habiletй; nulle affaire n’a йtй couronnйe de plus de succиs. Depuis vingt-six ans, les navires Cunard ont traversй deux mille fois l’Atlantique, et jamais un voyage n’a йtй manquй, jamais un retard n’a eu lieu, jamais ni une lettre, ni un homme, ni un bвtiment n’ont йtй perdus. Aussi, les passagers choisissent-ils encore, malgrй la concurrence puissante que lui fait la France, la ligne Cunard de prйfйrence а toute autre, ainsi qu’il appert d’un relevй fait sur les documents officiels des derniиres annйes. Ceci dit, personne ne s’йtonnera du retentissement que provoqua l’accident arrivй а l’un de ses plus beaux steamers.
Le 13 avril 1867, la mer йtant belle, la brise maniable, le Scotia se trouvait par 15°12’ de longitude et 45°37’ de latitude. Il marchait avec une vitesse de treize nœuds quarante-trois centiиmes sous la poussйe de ses mille chevaux-vapeur. Ses roues battaient la mer avec une rйgularitй parfaite. Son tirant d’eau йtait alors de six mиtres soixante-dix centimиtres, et son dйplacement de six mille six cent vingt-quatre mиtres cubes.
А quatre heures dix-sept minutes du soir, pendant le lunch des passagers rйunis dans le grand salon, un choc, peu sensible, en somme, se produisit sur la coque du Scotia, par sa hanche et un peu en arriиre de la roue de babord.
Le Scotia n’avait pas heurtй, il avait йtй heurtй, et plutфt par un instrument tranchant ou perforant que contondant. L’abordage avait semblй si lйger que personne ne s’en fыt inquiйtй а bord, sans le cri des caliers qui remontиrent sur le pont en s’йcriant:
«Nous coulons! nous coulons! »
Tout d’abord, les passagers furent trиs-effrayйs; mais le capitaine Anderson se hвta de les rassurer. En effet, le danger ne pouvait кtre imminent. Le Scotia, divisй en sept compartiments par des cloisons йtanches, devait braver impunйment une voie d’eau.
Le capitaine Anderson se rendit immйdiatement dans la cale. Il reconnut que le cinquiиme compartiment avait йtй envahi par la mer, et la rapiditй de l’envahissement prouvait que la voie d’eau йtait considйrable. Fort heureusement, ce compartiment ne renfermait pas les chaudiиres, car les feux se fussent subitement йteints.
Le capitaine Anderson fit stopper immйdiatement, et l’un des matelots plongea pour reconnaоtre l’avarie. Quelques instants aprиs, on constatait l’existence d’un trou large de deux mиtres dans la carиne du steamer. Une telle voie d’eau ne pouvait кtre aveuglйe, et le Scotia, ses roues а demi noyйes, dut continuer ainsi son voyage. Il se trouvait alors а trois cent mille du cap Clear, et aprиs trois jours d’un retard qui inquiйta vivement Liverpool, il entra dans les bassins de la Compagnie.
Les ingйnieurs procйdиrent alors а la visite du Scotia, qui fut mis en cale sиche. Ils ne purent en croire leurs yeux. А deux mиtres et demi au-dessous de la flottaison s’ouvrait une dйchirure rйguliиre, en forme de triangle isocиle. La cassure de la tфle йtait d’une nettetй parfaite, et elle n’eыt pas йtй frappйe plus sыrement а l’emporte-piиce. Il fallait donc que l’outil perforant qui l’avait produite fыt d’une trempe peu commune, – et aprиs avoir йtй lancй avec une force prodigieuse, ayant ainsi perce une tфle de quatre centimиtres, il avait dы se retirer de lui-mкme par un mouvement rйtrograde et vraiment inexplicable.
Tel йtait ce dernier fait, qui eut pour rйsultat de passionner а nouveau l’opinion publique. Depuis ce moment, en effet, les sinistres maritimes qui n’avaient pas de cause dйterminйe furent mis sur le compte du monstre. Ce fantastique animal endossa la responsabilitй de tous ces naufrages, dont le nombre est malheureusement considйrable; car sur trois mille navires dont la perte est annuellement relevйe au Bureau-Veritas, le chiffre des navires а vapeur ou а voiles, supposйs perdus corps et biens par suite d’absence de nouvelles, ne s’йlиve pas а moins de deux cents!
Or, ce fut le «monstre » qui, justement ou injustement, fut accusй de leur disparition, et, grвce а lui, les communications entre les divers continents devenant de plus en plus dangereuses, le public se dйclara et demanda catйgoriquement que les mers fussent enfin dйbarrassйes et а tout prix de ce formidable cйtacй.
Les ingйnieurs procйdиrent а la visite du Scotia.
II
LE POUR ET LE CONTRE
А l’йpoque oщ ces йvйnements se produisirent, je revenais d’une exploration scientifique entreprise dans les mauvaises terres du Nebraska, aux Йtats-Unis. En ma qualitй de professeur-supplйant au Musйum d’histoire naturelle de Paris, le gouvernement franзais m’avait joint а cette expйdition. Aprиs six mois passйs dans le Nebraska, chargй de prйcieuses collections, j’arrivai а New York vers la fin de mars. Mon dйpart pour la France йtait fixй aux premiers jours de mai. Je m’occupais donc, en attendant, de classer mes richesses minйralogiques, botaniques et zoologiques, quand arriva l’incident du Scotia.
J’йtais parfaitement au courant de la question а l’ordre du jour, et comment ne l’aurais-je pas йtй? J’avais lu et relu tous les journaux amйricains et europйens sans кtre plus avancй. Ce mystиre m’intriguait. Dans l’impossibilitй de me former une opinion, je flottais d’un extrкme а l’autre. Qu’il y eut quelque chose, cela ne pouvait кtre douteux, et les incrйdules йtaient invitйs а mettre le doigt sur la plaie du Scotia.
А mon arrivйe а New York, la question brыlait. L’hypothиse de l’оlot flottant, de l’йcueil insaisissable, soutenue par quelques esprits peu compйtents, йtait absolument abandonnйe. Et, en effet, а moins que cet йcueil n’eыt une machine dans le ventre, comment pouvait-il se dйplacer avec une rapiditй si prodigieuse?
De mкme fut repoussйe l’existence d’une coque flottante, d’une йnorme йpave, et toujours а cause de la rapiditй du dйplacement.
Restaient donc deux solutions possibles de la question, qui crйaient deux clans trиs-distincts de partisans: d’un cфtй, ceux qui tenaient pour un monstre d’une force colossale; de l’autre, ceux qui tenaient pour un bateau «sous-marin » d’une extrкme puissance motrice.
Or, cette derniиre hypothиse, admissible aprиs tout, ne put rйsister aux enquкtes qui furent poursuivies dans les deux mondes. Qu’un simple particulier eыt а sa disposition un tel engin mйcanique, c’йtait peu probable. Oщ et quand l’eut-il fait construire, et comment aurait-il tenu cette construction secrиte?
Seul, un gouvernement pouvait possйder une pareille machine destructive, et, en ces temps dйsastreux oщ l’homme s’ingйnie а multiplier la puissance des armes de guerre, il йtait possible qu’un Йtat essayвt а l’insu des autres ce formidable engin. Aprиs les chassepots, les torpilles, aprиs les torpilles, les bйliers sous-marins, puis. – la rйaction. Du moins, je l’espиre.
Mais l’hypothиse d’une machine de guerre tomba encore devant la dйclaration des gouvernements. Comme il s’agissait lа d’un intйrкt public, puisque les communications transocйaniennes en souffraient, la franchise des gouvernements ne pouvait кtre mise en doute. D’ailleurs, comment admettre que la construction de ce bateau sous-marin eыt йchappй aux yeux du public? Garder le secret dans ces circonstances est trиs-difficile pour un particulier, et certainement impossible pour un Йtat dont tous les actes sont obstinйment surveillйs par les puissances rivales.
Donc, aprиs enquкtes faites en Angleterre, en France, en Russie, en Prusse, en Espagne, en Italie, en Amйrique, voire mкme en Turquie, l’hypothиse d’un Monitor sous-marin fut dйfinitivement rejetйe.
А mon arrivйe а New York, plusieurs personnes m’avaient fait l’honneur de me consulter sur le phйnomиne en question. J’avais publiй en France un ouvrage in-quarto en deux volumes intitulй: Les Mystиres des grands fonds sous-marins. Ce livre, particuliиrement goыtй du monde savant, faisait de moi un spйcialiste dans cette partie assez obscure de l’histoire naturelle. Mon avis me fut demandй. Tant que je pus nier la rйalitй du fait, je me renfermai dans une absolue nйgation. Mais bientфt, collй au mur, je dus m’expliquer catйgoriquement. Et mкme, «l’honorable Pierre Aronnax, professeur au Musйum de Paris », fut mis en demeure par le New York-Herald de formuler une opinion quelconque.
Je m’exйcutai. Je parlai faute de pouvoir me taire. Je discutai la question sous toutes ses faces, politiquement et scientifiquement, et je donne ici un extrait d’un article trиs-nourri que je publiai dans le numйro du 30 avril.
«Ainsi donc, disais-je, aprиs avoir examinй une а une les diverses hypothиses, toute autre supposition йtant rejetйe, il faut nйcessairement admettre l’existence d’un animal marin d’une puissance excessive.
«Les grandes profondeurs de l’Ocйan nous sont totalement inconnues. La sonde n’a su les atteindre. Que se passe-t-il dans ces abоmes reculйs? Quels кtres habitent et peuvent habiter а douze ou quinze milles au-dessous de la surface des eaux? Quel est l’organisme de ces animaux? On saurait а peine le conjecturer.
«Cependant, la solution du problиme qui m’est soumis peut affecter la forme du dilemme.
«Ou nous connaissons toutes les variйtйs d’кtres qui peuplent notre planиte, ou nous ne les connaissons pas.
«Si nous ne les connaissons pas toutes, si la nature a encore des secrets pour nous en ichtyologie, rien de plus acceptable que d’admettre l’existence de poissons ou de cйtacйs, d’espиces ou mкme de genres nouveaux, d’une organisation essentiellement «fondriиre », qui habitent les couches inaccessibles а la sonde, et qu’un йvйnement quelconque, une fantaisie, un caprice, si l’on veut, ramиne а de longs intervalles vers le niveau supйrieur de l’Ocйan.
«Si, au contraire, nous connaissons toutes les espиces vivantes, il faut nйcessairement chercher l’animal en question parmi les кtres marins dйjа cataloguйs, et dans ce cas, je serai disposй а admettre l’existence d’un Narwal gйant.
«Le narwal vulgaire ou licorne de mer atteint souvent une longueur de soixante pieds. Quintuplez, dйcuplez mкme cette dimension, donnez а ce cйtacй une force proportionnelle а sa taille, accroissez ses armes offensives, et vous obtenez l’animal voulu. Il aura les proportions dйterminйes par les officiers du Shannon, l’instrument exigй par la perforation du Scotia, et la puissance nйcessaire pour entamer la coque d’un steamer.
«En effet, le narwal est armй d’une sorte d’йpйe d’ivoire, d’une hallebarde, suivant l’expression de certains naturalistes. C’est une dent principale qui a la duretй de l’acier. On a trouvй quelques-unes de ces dents implantйes dans le corps des baleines que le narwal attaque toujours avec succиs. D’autres ont йtй arrachйes, non sans peine, de carиnes de vaisseaux qu’elles avaient percйes d’outre en outre, comme un foret perce un tonneau. Le musйe de la Facultй de mйdecine de Paris possиde une de ces dйfenses longue de deux mиtres vingt-cinq centimиtres, et large de quarante-huit centimиtres а sa base!
«Eh bien! supposez l’arme dix fois plus forte, et l’animal dix fois plus puissant, lancez-le avec une rapiditй de vingt milles а l’heure, multipliez sa masse par sa vitesse, et vous obtenez un choc capable de produire la catastrophe demandйe.
«Donc, jusqu’а plus amples informations, j’opinerais pour une licorne de mer, de dimensions colossales, armйe, non plus d’une hallebarde, mais d’un vйritable йperon comme les frйgates cuirassйes ou les «rams » de guerre, dont elle aurait а la fois la masse et la puissance motrice.
«Ainsi s’expliquerait ce phйnomиne inexplicable, – а moins qu’il n’y ait rien, en dйpit de ce qu’on a entrevu, vu, senti et ressenti, – ce qui est encore possible! »
Ces derniers mots йtaient une lвchetй de ma part; mais je voulais jusqu’а un certain point couvrir ma dignitй de professeur, et ne pas trop prкter а rire aux Amйricains, qui rient bien, quand ils rient. Je me rйservais une йchappatoire. Au fond, j’admettais l’existence du «monstre ».
Mon article fut chaudement discutй, ce qui lui valut un grand retentissement. Il rallia un certain nombre de partisans. La solution qu’il proposait, d’ailleurs, laissait libre carriиre а l’imagination. L’esprit humain se plaоt а ces conceptions grandioses d’кtres surnaturels. Or la mer est prйcisйment leur meilleur vйhicule, le seul milieu oщ ces gйants prиs desquels les animaux terrestres, йlйphants ou rhinocйros, ne sont que des nains, – puissent se produire et se dйvelopper. Les masses liquides transportent les plus grandes espиces connues de mammifиres, et peut-кtre recиlent-elles des mollusques d’une incomparable taille, des crustacйs effrayants а contempler, tels que seraient des homards de cent mиtres ou des crabes pesant deux cents tonnes! Pourquoi non? Autrefois, les animaux terrestres, contemporains des йpoques gйologiques, les quadrupиdes, les quadrumanes, les reptiles, les oiseaux йtaient construits sur des gabarits gigantesques. Le Crйateur les avait jetйs dans un moule colossal que le temps a rйduit peu а peu. Pourquoi la mer, dans ses profondeurs ignorйes, n’aurait-elle pas gardй ces vastes йchantillons de la vie d’un autre вge, elle qui ne se modifie jamais, alors que le noyau terrestre change presque incessamment? Pourquoi ne cacherait-elle pas dans son sein les derniиres variйtйs de ces espиces titanesques, dont les annйes sont des siиcles, et les siиcles des millйnaires?
Mais je me laisse entraоner а des rкveries qu’il ne m’appartient plus d’entretenir! Trкve а ces chimиres que le temps a changйes pour moi en rйalitйs terribles. Je le rйpиte, l’opinion se fit alors sur la nature du phйnomиne, et le public admit sans conteste l’existence d’un кtre prodigieux qui n’avait rien de commun avec les fabuleux serpents de mer.
Mais si les uns ne virent lа qu’un problиme purement scientifique а rйsoudre, les autres, plus positifs, surtout en Amйrique et en Angleterre, furent d’avis de purger l’Ocйan de ce redoutable monstre, afin de rassurer les communications transocйaniennes. Les journaux industriels et commerciaux traitиrent la question principalement а ce point de vue. La Shipping and Mercantile Gazette, le Lloyd, le Paquebot, la Revue maritime et coloniale, toutes les feuilles dйvouйes aux Compagnies d’assurances qui menaзaient d’йlever le taux de leurs primes, furent unanimes sur ce point.
L’opinion publique s’йtant prononcйe, les Йtats de l’Union se dйclarиrent les premiers. On fit а New York les prйparatifs d’une expйdition destinйe а poursuivre le narwal. Une frйgate de grande marche l’ Abraham-Lincoln, se mit en mesure de prendre la mer au plus tфt. Les arsenaux furent ouverts au commandant Farragut, qui pressa activement l’armement de sa frйgate.
La frйgate l’Abraham Lincoln.
Prйcisйment, et ainsi que cela arrive toujours, du moment que l’on se fut dйcidй а poursuivre le monstre, le monstre ne reparut plus. Pendant deux mois, personne n’en entendit parler. Aucun navire ne le rencontra. Il semblait que cette Licorne eыt connaissance des complots qui se tramaient contre elle. On en avait tant causй, et mкme par le cвble transatlantique! Aussi les plaisants prйtendaient-ils que cette fine mouche avait arrкtй au passage quelque tйlйgramme dont elle faisait maintenant son profit.
Donc, la frйgate armйe pour une campagne lointaine et pourvue de formidables engins de pкche, on ne savait plus oщ la diriger. Et l’impatience allait croissant, quand, le 2 juillet, on apprit qu’un steamer de la ligne de San Francisco de Californie а Shangaп avait revu l’animal, trois semaines auparavant, dans les mers septentrionales du Pacifique.
L’йmotion causйe par cette nouvelle fut extrкme. On n’accorda pas vingt-quatre heures de rйpit au commandant Farragut. Ses vivres йtaient embarquйs. Ses soutes regorgeaient de charbon. Pas un homme ne manquait а son rфle d’йquipage. Il n’avait qu’а allumer ses fourneaux, а chauffer, а dйmarrer! On ne lui eыt pas pardonnй une demi-journйe de retard! D’ailleurs, le commandant Farragut ne demandait qu’а partir.