– Aucune, rйpondit le capitaine. Acceptez ce cigare, monsieur Aronnax, et, bien qu’il ne vienne pas de La Havane, vous en serez content, si vous кtes connaisseur. »
Je pris le cigare qui m’йtait offert, et dont la forme rappelait celle du londrиs; mais il semblait fabriquй avec des feuilles d’or. Je l’allumai а un petit brasero que supportait un йlйgant pied de bronze, et j’aspirai ses premiиres bouffйes avec la voluptй d’un amateur qui n’a pas fumй depuis deux jours.
«C’est excellent, dis-je, mais ce n’est pas du tabac.
– Non, rйpondit le capitaine, ce tabac ne vient ni de La Havane ni de l’Orient. C’est une sorte d’algue, riche en nicotine, que la mer me fournit, non sans quelque parcimonie. Regrettez-vous les londrиs, monsieur?
– Capitaine, je les mйprise а partir de ce jour.
– Fumez donc а votre fantaisie, et sans discuter l’origine de ces cigares. Aucune rйgie ne les a contrфlйs, mais ils n’en sont pas moins bons, j’imagine.
– Au contraire. »
А ce moment le capitaine Nemo ouvrit une porte qui faisait face а celle par laquelle j’йtais entrй dans la bibliothиque, et je passai dans un salon immense et splendidement йclairй.
C’йtait un vaste quadrilatиre, а pans coupйs, long de dix mиtres, large de six, haut de cinq. Un plafond lumineux, dйcorй de lйgиres arabesques, distribuait un jour clair et doux sur toutes les merveilles entassйes dans ce musйe. Car, c’йtait rйellement un musйe dans lequel une main intelligente et prodigue avait rйuni tous les trйsors de la nature et de l’art, avec ce pкle-mкle artiste qui distingue un atelier de peintre.
C’йtait un vaste quadrilatиre а pans coupйs.
Une trentaine de tableaux de maоtres, а cadres uniformes, sйparйs par d’йtincelantes panoplies, ornaient les parois tendues de tapisseries d’un dessin sйvиre. Je vis lа des toiles de la plus haute valeur, et que, pour la plupart, j’avais admirйes dans les collections particuliиres de l’Europe et aux expositions de peinture. Les diverses йcoles des maоtres anciens йtaient reprйsentйes par une madone de Raphaлl, une vierge de Lйonard de Vinci, une nymphe du Corrиge, une femme du Titien, une adoration de Vйronиse, une assomption de Murillo, un portrait d’Holbein, un moine de Vйlasquez, un martyr de Ribeira, une kermesse de Rubens, deux paysages flamands de Tйniers, trois petits tableaux de genre de Gйrard Dow, de Metsu, de Paul Potter, deux toiles de Gйricault et de Prudhon, quelques marines de Backuysen et de Vernet. Parmi les œuvres de la peinture moderne, apparaissaient des tableaux signйs Delacroix, Ingres, Decamps, Troyon, Meissonnier, Daubigny, etc., et quelques admirables rйductions de statues de marbre ou de bronze, d’aprиs les plus beaux modиles de l’antiquitй, se dressaient sur leurs piйdestaux dans les angles de ce magnifique musйe. Cet йtat de stupйfaction que m’avait prйdit le commandant du Nautilus commenзait dйjа а s’emparer de mon esprit.
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«Monsieur le professeur, dit alors cet homme йtrange, vous excuserez le sans-gкne avec lequel je vous reзois, et le dйsordre qui rиgne dans ce salon.
– Monsieur, rйpondis-je, sans chercher а savoir qui vous кtes, m’est-il permis de reconnaоtre en vous un artiste?
– Un amateur, tout au plus, monsieur. J’aimais autrefois а collectionner ces belles œuvres crййes par la main de l’homme. J’йtais un chercheur avide, un fureteur infatigable, et j’ai pu rйunir quelques objets d’un haut prix. Ce sont mes derniers souvenirs de cette terre qui est morte pour moi. А mes yeux, vos artistes modernes ne sont dйjа plus que des anciens; ils ont deux ou trois mille ans d’existence, et je les confonds dans mon esprit. Les maоtres n’ont pas d’вge.
– Et ces musiciens? dis-je, en montrant des partitions de Weber, de Rossini, de Mozart, de Beethoven, d’Haydn, de Meyerbeer, d’Herold, de Wagner, d’Auber, de Gounod, et nombre d’autres, йparses sur un piano-orgue de grand modиle qui occupait un des panneaux du salon.
– Ces musiciens, me rйpondit le capitaine Nemo, ce sont des contemporains d’Orphйe, car les diffйrences chronologiques s’effacent dans la mйmoire des morts, – et je suis mort, monsieur le professeur, aussi bien mort que ceux de vos amis qui reposent а six pieds sous terre! »
Le capitaine Nemo se tut et sembla perdu dans une rкverie profonde. Je le considйrais avec une vive йmotion, analysant en silence les йtrangetйs de sa physionomie. Accoudй sur l’angle d’une prйcieuse table de mosaпque, il ne me voyait plus, il oubliait ma prйsence.
Je respectai ce recueillement, et je continuai de passer en revue les curiositйs qui enrichissaient ce salon.
Auprиs des œuvres de l’art, les raretйs naturelles tenaient une place trиs-importante. Elles consistaient principalement en plantes, en coquilles et autres productions de l’Ocйan, qui devaient кtre les trouvailles personnelles du capitaine Nemo. Au milieu du salon, un jet d’eau, йlectriquement йclairй, retombait dans une vasque faite d’un seul tridacne. Cette coquille, fournie par le plus grand des mollusques acйphales, mesurait sur ses bords, dйlicatement festonnйs, une circonfйrence de six mиtres environ; elle dйpassait donc en grandeur ces beaux tridacnes qui furent donnйs а Franзois 1er par la Rйpublique de Venise, et dont l’йglise Saint-Sulpice, а Paris, a fait deux bйnitiers gigantesques.
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Autour de cette vasque, sous d’йlйgantes vitrines fixйes par des armatures de cuivre, йtaient classйs et йtiquetйs les plus prйcieux produits de la mer qui eussent jamais йtй livrйs aux regards d’un naturaliste. On conзoit ma joie de professeur.
L’embranchement des zoophytes offrait de trиs-curieux spйcimens de ses deux groupes des polypes et des йchinodermes. Dans le premier groupe, des tubipores, des gorgones disposйes en йventail, des йponges douces de Syrie, des isis des Molluques, des pennatules, une virgulaire admirable des mers de Norwйge, des ombellulaires variйes, des alcyonnaires, toute une sйrie de ces madrйpores que mon maоtre Milne-Edwards a si sagacement classйs en sections, et parmi lesquels je remarquai d’adorables flabellines, des oculines de l’оle Bourbon, le «char de Neptune » des Antilles, de superbes variйtйs de coraux, enfin toutes les espиces de ces curieux polypiers dont l’assemblage forme des оles entiиres qui deviendront un jour des continents. Dans les йchinodermes, remarquables par leur enveloppe йpineuse, les astйries, les йtoiles de mer, les pantacrines, les comatules, les astйrophons, les oursins, les holoturies, etc., reprйsentaient la collection complиte des individus de ce groupe.
Un conchyliologue un peu nerveux se serait pвmй certainement devant d’autres vitrines plus nombreuses oщ йtaient classйs les йchantillons de l’embranchement des mollusques. Je vis lа une collection d’une valeur inestimable, et que le temps me manquerait а dйcrire tout entiиre. Parmi ces produits, je citerai, pour mйmoire seulement, – l’йlйgant marteau royal de l’Ocйan indien, dont les rйguliиres taches blanches ressortaient vivement sur un fond rouge et brun, – un spondyle impйrial, aux vives couleurs, tout hйrissй d’йpines, rare spйcimen dans les musйums europйens, et dont j’estimai la valeur а vingt mille francs, un marteau commun des mers de la Nouvelle-Hollande, qu’on se procure difficilement, – des buccardes exotiques du Sйnйgal, fragiles coquilles blanches а doubles valves, qu’un souffle eыt dissipйes comme une bulle de savon, – plusieurs variйtйs des arrosoirs de Java, sortes de tubes calcaires bordйs de replis foliacйs, et trиs-disputйs par les amateurs, – toute une sйrie de troques, les uns jaunes-verdвtres, pкchйs dans les mers d’Amйrique, les autres d’un brun-roux, amis des eaux de la Nouvelle-Hollande, ceux-ci, venus du golfe du Mexique, et remarquables par leur coquille imbriquйe, ceux-lа, des stellaires trouvйs dans les mers australes, et enfin, le plus rare de tous, le magnifique йperon de la Nouvelle-Zйlande; – puis, d’admirables tellines sulfurйes, de prйcieuses espиces de cythйrйes et de Vйnus, le cadran treillissй des cфtes de Tranquebar, le sabot marbrй а nacre resplendissante, les perroquets verts des mers de Chine, le cфne presque inconnu du genre Cœnodulli, toutes les variйtйs de porcelaines qui servent de monnaie dans l’Inde et en Afrique, la «Gloire de la Mer », la plus prйcieuse coquille des Indes orientales; – enfin des littorines, des dauphinules, des turritelles des janthines, des ovules, des volutes, des olives, des mitres, des casques, des pourpres, des buccins, des harpes, des rochers, des tritons, des cйrites, des fuseaux, des strombes, des ptйrocиres, des patelles, des hyales, des clйodores, coquillages dйlicats et fragiles, que la science a baptisйs de ses noms les plus charmants.
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А part, et dans des compartiments spйciaux, se dйroulaient des chapelets de perles de la plus grande beautй, que la lumiиre йlectrique piquait de pointes de feu, des perles roses, arrachйes aux pinnes marines de la mer Rouge, des perles vertes de l’haliotyde iris, des perles jaunes, bleues, noires, curieux produits des divers mollusques de tous les ocйans et de certaines moules des cours d’eau du Nord, enfin plusieurs йchantillons d’un prix inapprйciable qui avaient йtй distillйs par les pintadines les plus rares. Quelques-unes de ces perles surpassaient en grosseur un œuf de pigeon; elles valaient, et au-delа, celle que le voyageur Tavernier vendit trois millions au shah de Perse, et primaient cette autre perle de l’iman de Mascate, que je croyais sans rivale au monde.
Ainsi donc, chiffrer la valeur de cette collection йtait, pour ainsi dire, impossible. Le capitaine Nemo avait dы dйpenser des millions pour acquйrir ces йchantillons divers, et je me demandais а quelle source il puisait pour satisfaire ainsi ses fantaisies de collectionneur, quand je fus interrompu par ces mots:
«Vous examinez mes coquilles, monsieur le professeur. En effet, elles peuvent intйresser un naturaliste; mais, pour moi, elles ont un charme de plus, car je les ai toutes recueillies de ma main, et il n’est pas une mer du globe qui ait йchappй а mes recherches.
– Je comprends, capitaine, je comprends cette joie de se promener au milieu de telles richesses. Vous кtes de ceux qui ont fait eux-mкmes leur trйsor. Aucun musйum de l’Europe ne possиde une semblable collection des produits de l’Ocйan. Mais si j’йpuise mon admiration pour elle, que me restera-t-il pour le navire qui les porte! Je ne veux point pйnйtrer des secrets qui sont les vфtres! Cependant, j’avoue que ce Nautilus, la force motrice qu’il renferme en lui, les appareils qui permettent de le manœuvrer, l’agent si puissant qui l’anime, tout cela excite au plus haut point ma curiositй. Je vois suspendus aux murs de ce salon des instruments dont la destination m’est inconnue. Puis-je savoir?…
– Monsieur Aronnax, me rйpondit le capitaine Nemo, je vous ai dit que vous seriez libre а mon bord, et par consйquent, aucune partie du Nautilus ne vous est interdite. Vous pouvez donc le visiter en dйtail et je me ferai un plaisir d’кtre votre cicйrone.
– Je ne sais comment vous remercier, monsieur, mais je n’abuserai pas de votre complaisance. Je vous demanderai seulement а quel usage sont destinйs ces instruments de physique…
– Monsieur le professeur, ces mкmes instruments se trouvent dans ma chambre, et c’est lа que j’aurai le plaisir de vous expliquer leur emploi. Mais auparavant, venez visiter la cabine qui vous est rйservйe. Il faut que vous sachiez comment vous serez installй а bord du Nautilus. »
Je suivis le capitaine Nemo, qui, par une des portes percйes а chaque pan coupй du salon, me fit rentrer dans les coursives du navire. Il me conduisit vers l’avant, et lа je trouvai, non pas une cabine, mais une chambre йlйgante, avec lit, toilette et divers autres meubles.
Je ne pus que remercier mon hфte.
«Votre chambre est contiguл а la mienne, me dit-il, en ouvrant une porte, et la mienne donne sur le salon que nous venons de quitter. »
J’entrai dans la chambre du capitaine. Elle avait un aspect sйvиre, presque cйnobitique. Une couchette de fer, une table de travail, quelques meubles de toilette. Le tout йclairй par un demi-jour. Rien de confortable. Le strict nйcessaire, seulement.
Le capitaine Nemo me montra un siиge.
«Veuillez vous asseoir », me dit-il.
Je m’assis, et il prit la parole en ces termes:
La chambre du capitaine Nemo.
XII
TOUT PAR L’ЙLECTRICITЙ
«Monsieur, dit le capitaine Nemo, me montrant les instruments suspendus aux parois de sa chambre, voici les appareils exigйs par la navigation du Nautilus. Ici comme dans le salon, je les ai toujours sous les yeux, et ils m’indiquent ma situation et ma direction exacte au milieu de l’Ocйan. Les uns vous sont connus, tels que le thermomиtre qui donne la tempйrature intйrieure du Nautilus; le baromиtre, qui pиse le poids de l’air et prйdit les changements de temps; l’hygromиtre, qui marque le degrй de sйcheresse de l’atmosphиre; le storm-glass, dont le mйlange, en se dйcomposant, annonce l’arrivйe des tempкtes; la boussole, qui dirige ma route; le sextant, qui par la hauteur du soleil m’apprend ma latitude; les chronomиtres, qui me permettent de calculer ma longitude; et enfin des lunettes de jour et de nuit, qui me servent а scruter tous les points de l’horizon, quand le Nautilus est remontй а la surface des flots.
– Ce sont les instruments habituels au navigateur, rйpondis-je, et j’en connais l’usage. Mais en voici d’autres qui rйpondent sans doute aux exigences particuliиres du Nautilus. Ce cadran que j’aperзois et que parcourt une aiguille mobile, n’est-ce pas un manomиtre?
– C’est un manomиtre, en effet. Mis en communication avec l’eau dont il indique la pression extйrieure, il me donne par lа mкme la profondeur а laquelle se maintient mon appareil.
– Et ces sondes d’une nouvelle espиce?
– Ce sont des sondes thermomйtriques qui rapportent la tempйrature des diverses couches d’eau.
– Et ces autres instruments dont je ne devine pas l’emploi?
– Ici, monsieur le professeur, je dois vous donner quelques explications, dit le capitaine Nemo. Veuillez donc m’йcouter. »
Il garda le silence pendant quelques instants, puis il dit:
«Il est un agent puissant, obйissant, rapide, facile, qui se plie а tous les usages et qui rиgne en maоtre а mon bord. Tout se fait par lui. Il m’йclaire, il m’йchauffe, il est l’вme de mes appareils mйcaniques. Cet agent, c’est l’йlectricitй.
– L’йlectricitй! m’йcriai-je assez surpris.
– Oui, monsieur.
– Cependant, capitaine, vous possйdez une extrкme rapiditй de mouvements qui s’accorde mal avec le pouvoir de l’йlectricitй. Jusqu’ici, sa puissance dynamique est restйe trиs-restreinte et n’a pu produire que de petites forces!
– Monsieur le professeur, rйpondit le capitaine Nemo, mon йlectricitй n’est pas celle de tout le monde, et c’est lа tout ce que vous me permettrez de vous en dire.
– Je n’insisterai pas, monsieur, et je me contenterai d’кtre trиs-йtonnй d’un tel rйsultat. Une seule question, cependant, а laquelle vous ne rйpondrez pas si elle est indiscrиte. Les йlйments que vous employez pour produire ce merveilleux agent doivent s’user vite. Le zinc, par exemple, comment le remplacez-vous, puisque vous n’avez plus aucune communication avec la terre?
– Votre question aura sa rйponse, rйpondit le capitaine Nemo. Je vous dirai, d’abord, qu’il existe au fond des mers des mines de zinc, de fer, d’argent, d’or, dont l’exploitation serait trиs-certainement praticable. Mais je n’ai rien empruntй а ces mйtaux de la terre, et j’ai voulu ne demander qu’а la mer elle-mкme les moyens de produire mon йlectricitй.
– А la mer?
– Oui, monsieur le professeur, et les moyens ne me manquaient pas. J’aurais pu, en effet, en йtablissant un circuit entre des fils plongйs а diffйrentes profondeurs, obtenir l’йlectricitй par la diversitй de tempйratures qu’ils йprouvaient; mais j’ai prйfйrй employer un systиme plus pratique.
– Et lequel?
– Vous connaissez la composition de l’eau de mer. Sur mille grammes on trouve quatre-vingt-seize centiиmes et demi d’eau, et deux centiиmes deux tiers environ de chlorure de sodium; puis, en petite quantitй, des chlorures de magnйsium et de potassium, du bromure de magnйsium, du sulfate de magnйsie, du sulfate et du carbonate de chaux. Vous voyez donc que le chlorure de sodium s’y rencontre dans une proportion notable. Or, c’est ce sodium que j’extrais de l’eau de mer et dont je compose mes йlйments.
– Le sodium?
– Oui, monsieur. Mйlangй avec le mercure, il forme un amalgame qui tient lieu du zinc dans les йlйments Bunzen. Le mercure ne s’use jamais. Le sodium seul se consomme, et la mer me le fournit elle-mкme. Je vous dirai, en outre, que les piles au sodium doivent кtre considйrйes comme les plus йnergiques, et que leur force йlectro-motrice est double de celle des piles au zinc.
– Je comprends bien, capitaine, l’excellence du sodium dans les conditions oщ vous vous trouvez. La mer le contient. Bien. Mais il faut encore le fabriquer, l’extraire en un mot. Et comment faites-vous? Vos piles pourraient йvidemment servir а cette extraction; mais, si je ne me trompe, la dйpense du sodium nйcessitйe par les appareils йlectriques dйpasserait la quantitй extraite. Il arriverait donc que vous en consommeriez pour le produire plus que vous n’en produiriez!
– Aussi, monsieur le professeur, je ne l’extrais pas par la pile, et j’emploie tout simplement la chaleur du charbon de terre.
– De terre? dis-je en insistant.
Disons le charbon de mer, si vous voulez, rйpondit le capitaine Nemo.
– Et vous pouvez exploiter des mines sous-marines de houille?
– Monsieur Aronnax, vous me verrez а l’œuvre. Je ne vous demande qu’un peu de patience, puisque vous avez le temps d’кtre patient. Rappelez-vous seulement ceci: je dois tout а l’Ocйan; il produit l’йlectricitй, et l’йlectricitй donne au Nautilus la chaleur, la lumiиre, le mouvement, la vie en un mot.
– Mais non pas l’air que vous respirez?
– Oh! je pourrais fabriquer l’air nйcessaire а ma consommation, mais c’est inutile puisque je remonte а la surface de la mer, quand il me plaоt. Cependant, si l’йlectricitй ne me fournit pas l’air respirable, elle manœuvre, du moins, des pompes puissantes qui l’emmagasinent dans des rйservoirs spйciaux, ce qui me permet de prolonger, au besoin, et aussi longtemps que je le veux, mon sйjour dans les couches profondes.
– Capitaine, rйpondis-je, je me contente d’admirer. Vous avez йvidemment trouvй ce que les hommes trouveront sans doute un jour, la vйritable puissance dynamique de l’йlectricitй.
– Je ne sais s’ils la trouveront, rйpondit froidement le capitaine Nemo. Quoi qu’il en soit, vous connaissez dйjа la premiиre application que j’ai faite de ce prйcieux agent. C’est lui qui nous йclaire avec une йgalitй, une continuitй que n’a pas la lumiиre du soleil. Maintenant, regardez cette horloge; elle est йlectrique, et marche avec une rйgularitй qui dйfie celle des meilleurs chronomиtres. Je l’ai divisйe en vingt-quatre heures, comme les horloges italiennes, car pour moi, il n’existe ni nuit, ni jour, ni soleil, ni lune, mais seulement cette lumiиre factice que j’entraоne jusqu’au fond des mers! Voyez, en ce moment, il est dix heures du matin.
– Parfaitement.
– Autre application de l’йlectricitй. Ce cadran, suspendu devant nos yeux, sert а indiquer la vitesse du Nautilus. Un fil йlectrique le met en communication avec l’hйlice du loch, et son aiguille m’indique la marche rйelle de l’appareil. Et, tenez, en ce moment, nous filons avec une vitesse modйrйe de quinze milles а l’heure.
– C’est merveilleux, rйpondis-je, et je vois bien, capitaine, que vous avez eu raison d’employer cet agent, qui est destinй а remplacer le vent, l’eau et la vapeur.
– Nous n’avons pas fini, monsieur Aronnax, dit le capitaine Nemo en se levant, et si vous voulez me suivre, nous visiterons l’arriиre du Nautilus. »
En effet, je connaissais dйjа toute la partie antйrieure de ce bateau sous-marin, dont voici la division exacte, en allant du centre а l’йperon: la salle а manger de cinq mиtres, sйparйe de la bibliothиque par une cloison йtanche, c’est-а-dire ne pouvant кtre pйnйtrйe par l’eau, – la bibliothиque de cinq mиtres, – le grand salon de dix mиtres, sйparй de la chambre du capitaine par une seconde cloison йtanche, – ladite chambre du capitaine de cinq mиtres, – la mienne de deux mиtres cinquante, – et enfin un rйservoir d’air de sept mиtres cinquante, qui s’йtendait jusqu’а l’йtrave. Total, trente-cinq mиtres de longueur. Les cloisons йtanches йtaient percйes de portes qui se fermaient hermйtiquement au moyen d’obturateurs en caoutchouc, et elles assuraient toute sйcuritй а bord du Nautilus, au cas oщ une voie d’eau se fыt dйclarйe.
Je suivis le capitaine Nemo, а travers les coursives situйes en abord, et j’arrivai au centre du navire. Lа, se trouvait une sorte de puits qui s’ouvrait entre deux cloisons йtanches. Une йchelle de fer, cramponnйe а la paroi, conduisait а son extrйmitй supйrieure. Je demandai au capitaine а quel usage servait cette йchelle.
«Elle aboutit au canot, rйpondit-il.
– Quoi! vous avez un canot? rйpliquai-je, assez йtonnй.
– Sans doute. Une excellente embarcation, lйgиre et insubmersible, qui sert а la promenade et а la pкche.
– Mais alors, quand vous voulez vous embarquer, vous кtes forcй de revenir а la surface de la mer?
– Aucunement. Ce canot adhиre а la partie supйrieure de la coque du Nautilus, et occupe une cavitй disposйe pour le recevoir. Il est entiиrement pontй, absolument йtanche, et retenu par de solides boulons. Cette йchelle conduit а un trou d’homme percй dans la coque du Nautilus, qui correspond а un trou pareil percй dans le flanc du canot. C’est par cette double ouverture que je m’introduis dans l’embarcation. On referme l’une, celle du Nautilus; je referme l’autre, celle du canot, au moyen de vis de pression; je largue les boulons, et l’embarcation remonte avec une prodigieuse rapiditй а la surface de la mer. J’ouvre alors le panneau du pont, soigneusement clos jusque-lа, je mвte, je hisse ma voile ou je prends mes avirons, et je me promиne.
– Mais comment revenez-vous а bord?
– Je ne reviens pas, monsieur Aronnax, c’est le Nautilus qui revient.
– А vos ordres!
– А mes ordres. Un fil йlectrique me rattache а lui. Je lance un tйlйgramme, et cela suffit.
– En effet, dis-je, grisй par ces merveilles, rien n’est plus simple! »
Aprиs avoir dйpassй la cage de l’escalier qui aboutissait а la plate-forme, je vis une cabine longue de deux mиtres, dans laquelle Conseil et Ned Land, enchantйs de leur repas, s’occupaient а le dйvorer а belles dents. Puis, une porte s’ouvrit sur la cuisine longue de trois mиtres, situйe entre les vastes cambuses du bord.
Lа, l’йlectricitй, plus йnergique et plus obйissante que le gaz lui-mкme, faisait tous les frais de la cuisson. Les fils, arrivant sous les fourneaux, communiquaient а des йponges de platine une chaleur qui se distribuait et se maintenait rйguliиrement. Elle chauffait йgalement des appareils distillatoires qui, par la vaporisation, fournissaient une excellente eau potable. Auprиs de cette cuisine s’ouvrait une salle de bains, confortablement disposйe, et dont les robinets fournissaient l’eau froide ou l’eau chaude, а volontй.
А la cuisine succйdait le poste de l’йquipage, long de cinq mиtres. Mais la porte en йtait fermйe, et je ne pus voir son amйnagement, qui m’eыt peut-кtre fixй sur le nombre d’hommes nйcessitй par la manœuvre du Nautilus.
Au fond s’йlevait une quatriиme cloison йtanche qui sйparait ce poste de la chambre des machines. Une porte s’ouvrit, et je me trouvai dans ce compartiment oщ le capitaine Nemo, – ingйnieur de premier ordre, а coup sыr, – avait disposй ses appareils de locomotion.
Cette chambre des machines, nettement йclairйe, ne mesurait pas moins de vingt mиtres en longueur. Elle йtait naturellement divisйe en deux parties; la premiиre renfermait les йlйments qui produisaient l’йlectricitй, et la seconde, le mйcanisme qui transmettait le mouvement а l’hйlice.
Je fus surpris, tout d’abord, de l’odeur sui generis qui emplissait ce compartiment. Le capitaine Nemo s’aperзut de mon impression.
«Ce sont, me dit-il, quelques dйgagements de gaz, produits par l’emploi du sodium; mais ce n’est qu’un lйger inconvйnient. Tous les matins, d’ailleurs, nous purifions le navire en le ventilant а grand air. »
Cependant, j’examinais avec un intйrкt facile а concevoir la machine du Nautilus.
La chambre des machines nettement йclairйe.
«Vous le voyez, me dit le capitaine Nemo, j’emploie des йlйments Bunzen, et non des йlйments Ruhmkorff. Ceux-ci eussent йtй impuissants. Les йlйments Bunzen sont peu nombreux, mais forts et grands, ce qui vaut mieux, expйrience faite. L’йlectricitй produite se rend а l’arriиre, oщ elle agit par des йlectro-aimants de grande dimension sur un systиme particulier de leviers et d’engrenages qui transmettent le mouvement а l’arbre de l’hйlice. Celle-ci, dont le diamиtre est de six mиtres et le pas de sept mиtres cinquante, peut donner jusqu’а cent vingt tours par seconde.
– Et vous obtenez alors?
– Une vitesse de cinquante milles а l’heure. »
Il y avait lа un mystиre, mais je n’insistai pas pour le connaоtre. Comment l’йlectricitй pouvait-elle agir avec une telle puissance? Oщ cette force presque illimitйe prenait-elle son origine? Йtait-ce dans sa tension excessive obtenue par des bobines d’une nouvelle sorte? Йtait-ce dans sa transmission qu’un systиme de leviers inconnus[6] pouvait accroоtre а l’infini? C’est ce que je ne pouvais comprendre.