А propos de cette йdition йlectronique 11 глава




 

Le capitaine Nemo continua de s’enfoncer dans les obscures profondeurs de la forкt dont les arbrisseaux se rarйfiaient de plus en plus. J’observai que la vie vйgйtale disparaissait plus vite que la vie animale. Les plantes pйlagiennes abandonnaient dйjа le sol devenu aride, qu’un nombre prodigieux d’animaux, zoophytes, articulйs, mollusques et poissons y pullulaient encore.

 

Tout en marchant, je pensais que la lumiиre de nos appareils Ruhmkorff devait nйcessairement attirer quelques habitants de ces sombres couches. Mais s’ils nous approchиrent, ils se tinrent du moins а une distance regrettable pour des chasseurs. Plusieurs fois, je vis le capitaine Nemo s’arrкter et mettre son fusil en joue; puis, aprиs quelques instants d’observation, il se relevait et reprenait sa marche.

 

Enfin, vers quatre heures environ, cette merveilleuse excursion s’acheva. Un mur de rochers superbes et d’une masse imposante se dressa devant nous, entassement de blocs gigantesques, йnorme falaise de granit, creusйe de grottes obscures, mais qui ne prйsentait aucune rampe praticable. C’йtaient les accores de l’оle Crespo. C’йtait la terre.

 

Le capitaine Nemo s’arrкta soudain. Un geste de lui nous fit faire halte, et si dйsireux que je fusse de franchir cette muraille, je dus m’arrкter. Ici finissaient les domaines du capitaine Nemo. Il ne voulait pas les dйpasser. Au-delа, c’йtait cette portion du globe qu’il ne devait plus fouler du pied.

 

Le retour commenзa. Le capitaine Nemo avait repris la tкte de sa petite troupe, se dirigeant toujours sans hйsiter. Je crus voir que nous ne suivions pas le mкme chemin pour revenir au Nautilus. Cette nouvelle route, trиs-raide, et par consйquent trиs-pйnible, nous rapprocha rapidement de la surface de la mer. Cependant, ce retour dans les couches supйrieures ne fut pas tellement subit que la dйcompression se fit trop rapidement, ce qui aurait pu amener dans notre organisme des dйsordres graves, et dйterminer ces lйsions internes si fatales aux plongeurs. Trиs-promptement, la lumiиre reparut et grandit, et, le soleil йtant dйjа bas sur l’horizon, la rйfraction borda de nouveau les divers objets d’un anneau spectral.

 


Un geste du capitaine nous fit faire halte.

 

А dix mиtres de profondeur, nous marchions au milieu d’un essaim de petits poissons de toute espиce, plus nombreux que les oiseaux dans l’air, plus agiles aussi, mais aucun gibier aquatique, digne d’un coup de fusil, ne s’йtait encore offert а nos regards.

 

En ce moment, je vis l’arme du capitaine, vivement йpaulйe, suivre entre les buissons un objet mobile. Le coup partit, j’entendis un faible sifflement, et un animal retomba foudroyй а quelques pas.

 

C’йtait une magnifique loutre de mer, une enhydre, le seul quadrupиde qui soit exclusivement marin. Cette loutre, longue d’un mиtre cinquante centimиtres, devait avoir un trиs-grand prix. Sa peau, d’un brun marron en dessus, et argentйe en dessous, faisait une de ces admirables fourrures si recherchйes sur les marchйs russes et chinois; la finesse et le lustre de son poil lui assuraient une valeur minimum de deux mille francs. J’admirai fort ce curieux mammifиre а la tкte arrondie et ornйe d’oreilles courtes, aux yeux ronds, aux moustaches blanches et semblables а celles du chat, aux pieds palmйs et unguiculйs, а la queue touffue. Ce prйcieux carnassier, chassй et traquй par les pкcheurs, devient extrкmement rare, et il s’est principalement rйfugiй dans les portions borйales du Pacifique, oщ vraisemblablement son espиce ne tardera pas а s’йteindre.

 

Le compagnon du capitaine Nemo vint prendre la bкte, la chargea sur son йpaule, et l’on se remit en route.

 

Pendant une heure, une plaine de sable se dйroula devant nos pas. Elle remontait souvent а moins de deux mиtres de la surface des eaux. Je voyais alors notre image, nettement reflйtйe, se dessiner en sens inverse, et, au-dessus de nous, apparaissait une troupe identique, reproduisant nos mouvements et nos gestes, de tout point semblable, en un mot, а cela prиs qu’elle marchait la tкte en bas et les pieds en l’air.

 

Autre effet а noter. C’йtait le passage de nuages йpais qui se formaient et s’йvanouissaient rapidement; mais en rйflйchissant, je compris que ces prйtendus nuages n’йtaient dus qu’а l’йpaisseur variable des longues lames de fond, et j’apercevais mкme les «moutons » йcumeux que leur crкte brisйe multipliait sur les eaux. Il n’йtait pas jusqu’а l’ombre des grands oiseaux qui passaient sur nos tкtes, dont je ne surprisse le rapide effleurement а la surface de la mer.

 

En cette occasion, je fus tйmoin de l’un des plus beaux coups de fusil qui ait jamais fait tressaillir les fibres d’un chasseur. Un grand oiseau, а large envergure, trиs-nettement visible, s’approchait en planant. Le compagnon du capitaine Nemo le mit en joue et le tira, lorsqu’il fut а quelques mиtres seulement au-dessus des flots. L’animal tomba foudroyй, et sa chute l’entraоna jusqu’а la portйe de l’adroit chasseur qui s’en empara. C’йtait un albatros de la plus belle espиce, admirable spйcimen des oiseaux pйlagiens.

 

Notre marche n’avait pas йtй interrompue par cet incident. Pendant deux heures, nous suivоmes tantфt des plaines sableuses, tantфt des prairies de varechs, fort pйnibles а traverser. Franchement, je n’en pouvais plus, quand j’aperзus une vague lueur qui rompait, а un demi mille, l’obscuritй des eaux. C’йtait le fanal du Nautilus. Avant vingt minutes, nous devions кtre а bord, et lа, je respirerais а l’aise, car il me semblait que mon rйservoir ne fournissait plus qu’un air trиs-pauvre en oxygиne. Mais je comptais sans une rencontre qui retarda quelque peu notre arrivйe.

 

J’йtais restй d’une vingtaine de pas en arriиre, lorsque je vis le capitaine Nemo revenir brusquement vers moi. De sa main vigoureuse, il me courba а terre, tandis que son compagnon en faisait autant de Conseil. Tout d’abord, je ne sus trop que penser de cette brusque attaque, mais je me rassurai en observant que le capitaine se couchait prиs de moi et demeurait immobile.

 


Un grand oiseau s’approchait en planant.

 

J’йtais donc йtendu sur le sol, et prйcisйment а l’abri d’un buisson de varechs, quand, relevant la tкte, j’aperзus d’йnormes masses passer bruyamment en jetant des lueurs phosphorescentes.

 

Mon sang se glaзa dans mes veines! J’avais reconnu les formidables squales qui nous menaзaient. C’йtait un couple de tintorйas, requins terribles, а la queue йnorme, au regard terne et vitreux, qui distillent une matiиre phosphorescente par des trous percйs autour de leur museau. Monstrueuses mouches а feu, qui broient un homme tout entier dans leurs mвchoires de fer! Je ne sais si Conseil s’occupait а les classer, mais pour mon compte, j’observais leur ventre argentй, leur gueule formidable, hйrissйe de dents, а un point de vue peu scientifique, et plutфt en victime qu’en naturaliste.

 

Trиs-heureusement, ces voraces animaux y voient mal. Ils passиrent sans nous apercevoir, nous effleurant de leurs nageoires brunвtres, et nous йchappвmes, comme par miracle, а ce danger plus grand, а coup sыr, que la rencontre d’un tigre en pleine forкt.

 

Une demi-heure aprиs, guidйs par la traоnйe йlectrique, nous atteignions le Nautilus. La porte extйrieure йtait restйe ouverte, et le capitaine Nemo la referma, dиs que nous fыmes rentrйs dans la premiиre cellule. Puis, il pressa un bouton. J’entendis manœuvrer les pompes au dedans du navire, je sentis l’eau baisser autour de moi et, en quelques instants, la cellule fut entiиrement vidйe. La porte intйrieure s’ouvrit alors, et nous passвmes dans le vestiaire.

 

Lа, nos habits de scaphandre furent retirйs, non sans peine, et, trиs-harassй, tombant d’inanition et de sommeil, je regagnai ma chambre, tout йmerveillй de cette surprenante excursion au fond des mers.

 

XVIII

QUATRE MILLE LIEUES SOUS LE PACIFIQUE

 

Le lendemain matin, 18 novembre, j’йtais parfaitement remis de mes fatigues de la veille, et je montai sur la plate-forme, au moment ou le second du Nautilus prononзait sa phrase quotidienne. Il me vint alors а l’esprit qu’elle se rapportait а l’йtat de la mer, ou plutфt qu’elle signifiait: «Nous n’avons rien en vue. »

 

Et en effet, l’Ocйan йtait dйsert. Pas une voile а l’horizon. Les hauteurs de l’оle Crespo avaient disparu pendant la nuit. La mer, absorbant les couleurs du prisme, а l’exception des rayons bleus, rйflйchissait ceux-ci dans toutes les directions et revкtait une admirable teinte d’indigo. Une moire, а larges raies, se dessinait rйguliиrement sur les flots onduleux.

 

J’admirais ce magnifique aspect de l’Ocйan, quand le capitaine Nemo apparut. Il ne sembla pas s’apercevoir de ma prйsence, et commenзa une sйrie d’observations astronomiques. Puis, son opйration terminйe, il alla s’accouder sur la cage du fanal, et ses regards se perdirent а la surface de l’Ocйan.

 

Cependant, une vingtaine de matelots du Nautilus, tous gens vigoureux et bien constitues, йtaient montйs sur la plate-forme. Ils venaient retirer les filets qui avaient йtй mis а la traоne pendant la nuit. Ces marins appartenaient йvidemment а des nations diffйrentes, bien que le type europйen fыt indiquй chez tous. Je reconnus, а ne pas me tromper, des Irlandais, des Franзais, quelques Slaves, un Grec ou un Candiote. Du reste, ces hommes йtaient sobres de paroles, et n’employaient entre eux que ce bizarre idiome dont je ne pouvais pas mкme soupзonner l’origine. Aussi, je dus renoncer а les interroger.

 

Les filets furent halйs а bord. C’йtaient des espиces de chaluts, semblables а ceux des cфtes normandes, vastes poches qu’une vergue flottante et une chaоne transfilйe dans les mailles infйrieures tiennent entr’ouvertes. Ces poches, ainsi traоnйes sur leurs gantiers de fer, balayaient le fond de l’Ocйan et ramassaient tous ses produits sur leur passage. Ce jour-lа, ils ramenиrent de curieux йchantillons de ces parages poissonneux, des lophies, auxquels leurs mouvements comiques ont valu le qualificatif d’histrions, des commerзons noirs, munis de leurs antennes, des balistes ondulйs, entourйs de bandelettes rouges, des tйtrodons-croissants, dont le venin est extrкmement subtil, quelques lamproies olivвtres, des macrorhinques, couverts d’йcailles argentйes, des trichiures, dont la puissance йlectrique est йgale а celle du gymnote et de la torpille, des notoptиres йcailleux, а bandes brunes et transversales, des gades verdвtres, plusieurs variйtйs de gobies, etc., enfin, quelques poissons de proportions plus vastes, un caranx а tкte proйminente, long d’un mиtre, plusieurs beaux scombres bonites, chamarrйs de couleurs bleues et argentйes, et trois magnifiques thons que la rapiditй de leur marche n’avait pu sauver du chalut.

 

J’estimai que ce coup de filet rapportait plus de mille livres de poissons. C’йtait une belle pкche, mais non surprenante. En effet, ces filets restent а la traоne pendant plusieurs heures et enserrent dans leur prison de fil tout un monde aquatique. Nous ne devions donc pas manquer de vivres d’une excellente qualitй, que la rapiditй du Nautilus et l’attraction de sa lumiиre йlectrique pouvaient renouveler sans cesse.

 

Ces divers produits de la mer furent immйdiatement affalйs par le panneau vers les cambuses, destinйs, les uns а кtre mangйs frais, les autres а кtre conservйs.

 

La pкche finie, la provision d’air renouvelйe, je pensais que le Nautilus allait reprendre son excursion sous-marine, et je me prйparais а regagner ma chambre, quand, se tournant vers moi, le capitaine Nemo me dit sans autre prйambule:

 

«Voyez cet ocйan, monsieur le professeur, n’est-il pas douй d’une vie rйelle? N’a-t-il pas ses colиres et ses tendresses? Hier, il s’est endormi comme nous, et le voilа qui se rйveille aprиs une nuit paisible! »

 

Ni bonjour, ni bonsoir! N’eыt-on pas dit que cet йtrange personnage continuait avec moi une conversation dйjа commencйe?

 

«Regardez, reprit-il, il s’йveille sous les caresses du soleil! Il va revivre de son existence diurne! C’est une intйressante йtude que de suivre le jeu de son organisme. Il possиde un pouls, des artиres, il a ses spasmes, et je donne raison а ce savant Maury, qui a dйcouvert en lui une circulation aussi rйelle que la circulation sanguine chez les animaux. »

 

Il est certain que le capitaine Nemo n’attendait de moi aucune rйponse, et il me parut inutile de lui prodiguer les «Йvidemment », les «А coup sыr », et les «Vous avez raison ». Il se parlait plutфt а lui-mкme, prenant de longs temps entre chaque phrase. C’йtait une mйditation а voix haute.

 

«Oui, dit-il, l’Ocйan possиde une circulation vйritable, et, pour la provoquer, il a suffi au Crйateur de toutes choses de multiplier en lui le calorique, le sel et les animalcules. Le calorique, en effet, crйe des densitйs diffйrentes, qui amиnent les courants et les contre-courants. L’йvaporation, nulle aux rйgions hyperborйennes, trиs-active dans les zones йquatoriales, constitue un йchange permanent des eaux tropicales et des eaux polaires. En outre, j’ai surpris ces courants de haut en bas et de bas en haut, qui forment la vraie respiration de l’Ocйan. J’ai vu la molйcule d’eau de mer, йchauffйe а la surface, redescendre vers les profondeurs, atteindre son maximum de densitй а deux degrйs au-dessous de zйro, puis se refroidissant encore, devenir plus lйgиre et remonter. Vous verrez, aux pфles, les consйquences de ce phйnomиne, et vous comprendrez pourquoi, par cette loi de la prйvoyante nature, la congйlation ne peut jamais se produire qu’а la surface des eaux! »

 

Pendant que le capitaine Nemo achevait sa phrase, je me disais: «Le pфle! Est-ce que cet audacieux personnage prйtend nous conduire jusque-lа! »

 

Cependant, le capitaine s’йtait tu, et regardait cet йlйment si complиtement, si incessamment йtudiй par lui. Puis reprenant:

 

«Les sels, dit-il, sont en quantitй considйrable dans la mer, monsieur le professeur, et si vous enleviez tous ceux qu’elle contient en dissolution, vous en feriez une masse de quatre millions et demi de lieues cubes, qui, йtalйe sur le globe, formerait une couche de plus de dix mиtres de hauteur. Et ne croyez pas que la prйsence de ces sels ne soit due qu’а un caprice de la nature. Non. Ils rendent les eaux marines moins йvaporables, et empкchent les vents de leur enlever une trop grande quantitй de vapeurs, qui, en se rйsolvant, submergeraient les zones tempйrйes. Rфle immense, rфle de pondйrateur dans l’йconomie gйnйrale du globe! »

 

Le capitaine Nemo s’arrкta, se leva mкme, fit quelques pas sur la plate-forme, et revint vers moi:

 

«Quant aux infusoires, reprit-il, quant а ces milliards d’animalcules, qui existent par millions dans une gouttelette, et dont il faut huit cent mille pour peser un milligramme, leur rфle n’est pas moins important. Ils absorbent les sels marins, ils s’assimilent les йlйments solides de l’eau, et, vйritables faiseurs de continents calcaires, ils fabriquent des coraux et des madrйpores! Et alors la goutte d’eau, privйe de son aliment minйral, s’allиge, remonte а la surface, y absorbe les sels abandonnйs par l’йvaporation, s’alourdit, redescend, et rapporte aux animalcules de nouveaux йlйments а absorber. De lа, un double courant ascendant et descendant, et toujours le mouvement, toujours la vie! La vie, plus intense que sur les continents, plus exubйrante, plus infinie, s’йpanouissant dans toutes les parties de cet ocйan, йlйment de mort pour l’homme, a-t-on dit, йlйment de vie pour des myriades d’animaux, – et pour moi! »

 

Quand le capitaine Nemo parlait ainsi, il se transfigurait et provoquait en moi une extraordinaire йmotion.

 

«Aussi, ajouta-t-il, lа est la vraie existence! Et je concevrais la fondation de villes nautiques, d’agglomйrations de maisons sous-marines, qui, comme le Nautilus reviendraient respirer chaque matin а la surface des mers, villes libres, s’il en fut, citйs indйpendantes! Et encore, qui sait si quelque despote… »

 

Le capitaine Nemo acheva sa phrase par un geste violent. Puis, s’adressant directement а moi, comme pour chasser une pensйe funeste:

 

«Monsieur Aronnax, me demanda-t-il, savez-vous quelle est la profondeur de l’Ocйan?

 

– Je sais, du moins, capitaine, ce que les principaux sondages nous ont appris.

 

– Pourriez-vous me les citer, afin que je les contrфle au besoin?

 

– En voici quelques-uns, rйpondis-je, qui me reviennent а la mйmoire. Si je ne me trompe, on a trouvй une profondeur moyenne de huit mille deux cents mиtres dans l’Atlantique nord, et de deux mille cinq cents mиtres dans la Mйditerranйe. Les plus remarquables sondes ont йtй faites dans l’Atlantique sud, prиs du trente-cinquiиme degrй, et elles ont donnй douze mille mиtres, quatorze mille quatre-vingt-onze mиtres, et quinze mille cent quarante-neuf mиtres. En somme, on estime que si le fond de la mer йtait nivelй, sa profondeur moyenne serait de sept kilomиtres environ.

 

– Bien, monsieur le professeur, rйpondit le capitaine Nemo, nous vous montrerons mieux que cela, je l’espиre. Quant а la profondeur moyenne de cette partie du Pacifique, je vous apprendrai qu’elle est seulement de quatre mille mиtres. »

 

Ceci dit, le capitaine Nemo se dirigea vers le panneau et disparut par l’йchelle. Je le suivis, et je regagnai le grand salon. L’hйlice se mit aussitфt en mouvement, et le loch accusa une vitesse de vingt milles а l’heure.

 

Pendant les jours, pendant les semaines qui s’йcoulиrent, le capitaine Nemo fut trиs-sobre de visites. Je ne le vis qu’а de rares intervalles. Son second faisait rйguliиrement le point que je trouvais reportй sur la carte, de telle sorte que je pouvais relever exactement la route du Nautilus.

 

Conseil et Land passaient de longues heures avec moi. Conseil avait racontй а son ami les merveilles de notre promenade, et le Canadien regrettait de ne nous avoir point accompagnйs. Mais j’espйrais que l’occasion se reprйsenterait de visiter les forкts ocйaniennes.

 

Presque chaque jour, pendant quelques heures, les panneaux du salon s’ouvraient, et nos yeux ne se fatiguaient pas de pйnйtrer les mystиres du monde sous-marin.

 

La direction gйnйrale du Nautilus йtait sud-est, et il se maintenait entre cent mиtres et cent cinquante mиtres de profondeur. Un jour, cependant, par je ne sais quel caprice, entraоnй diagonalement au moyen de ses plans inclinйs, il atteignit les couches d’eau situйes par deux mille mиtres. Le thermomиtre indiquait une tempйrature de 4,25 centigrades, tempйrature qui, sous cette profondeur, paraоt кtre commune а toutes les latitudes.

 

Le 26 novembre, а trois heures du matin le Nautilus franchit le tropique du Cancer par 172° de longitude. Le 27, il passa en vue des Sandwich, oщ l’illustre Cook trouva la mort, le 14 fйvrier 1779. Nous avions alors fait quatre mille huit cent soixante lieues depuis notre point de dйpart. Le matin, lorsque j’arrivai sur la plate-forme, j’aperзus, а deux milles sous le vent, Haouaп, la plus considйrable des sept оles qui forment cet archipel. Je distinguai nettement sa lisiиre cultivйe, les diverses chaоnes de montagnes qui courent parallиlement а la cфte, et ses volcans que domine le Mouna-Rea, йlevй de cinq mille mиtres au-dessus du niveau de la mer. Entre autres йchantillons de ces parages, les filets rapportиrent des flabellaires pavonйes, polypes comprimйs de forme gracieuse, et qui sont particuliers а cette partie de l’Ocйan.

 

La direction du Nautilus se maintint au sud-est. Il coupa l’Йquateur, le 1er dйcembre, par 142° de longitude, et le 4 du mкme mois, aprиs une rapide traversйe que ne signala aucun incident, nous eыmes connaissance du groupe des Marquises. J’aperзus а trois milles, par 8°57’ de latitude sud et 139°32’ de longitude ouest, la pointe Martin de Nouka-Hiva, la principale de ce groupe qui appartient а la France. Je vis seulement les montagnes boisйes qui se dessinaient а l’horizon, car le capitaine Nemo n’aimait pas а rallier les terres. Lа, les filets rapportиrent de beaux spйcimens de poissons, des choryphиnes aux nageoires azurйes et а la queue d’or, dont la chair est sans rivale au monde, des hologymnoses а peu prиs dйpourvus d’йcailles, mais d’un goыt exquis, des ostorhinques а mвchoire osseuse, des thasards jaunвtres qui valaient la bonite, tous poissons dignes d’кtre classйs а l’office du bord.

 

Aprиs avoir quittй ces оles charmantes protйgйes par le pavillon franзais, du 4 au 11 dйcembre, le Nautilus parcourut environ deux mille milles. Cette navigation fut marquйe par la rencontre d’une immense troupe de calmars, curieux mollusques, trиs-voisins de la seiche. Les pкcheurs franзais les dйsignent sous le nom d’encornets, et ils appartiennent а la classe des cйphalopodes et а la famille des dibranchiaux, qui comprend avec eux les seiches et les argonautes. Ces animaux furent particuliиrement йtudiйs par les naturalistes de l’antiquitй, et ils fournissaient de nombreuses mйtaphores aux orateurs de l’Agora, en mкme temps qu’un plat excellent а la table des riches citoyens, s’il faut en croire Athйnйe, mйdecin grec, qui vivait avant Gallien.

 

Ce fut pendant la nuit du 9 au 10 dйcembre, que le Nautilus rencontra cette armйe de mollusques qui sont particuliиrement nocturnes. On pouvait les compter par millions. Ils йmigraient des zones tempйrйes vers les zones plus chaudes, en suivant l’itinйraire des harengs et des sardines. Nous les regardions а travers les йpaisses vitres de cristal, nageant а reculons avec une extrкme rapiditй, se mouvant au moyen de leur tube locomoteur, poursuivant les poissons et les mollusques, mangeant les petits, mangйs des gros, et agitant dans une confusion indescriptible les dix pieds que la nature leur a implantйs sur la tкte, comme une chevelure de serpents pneumatiques. Le Nautilus, malgrй sa vitesse, navigua pendant plusieurs heures au milieu de cette troupe d’animaux, et ses filets en ramenиrent une innombrable quantitй, oщ je reconnus les neuf espиces que d’Orbigny a classйes pour l’ocйan Pacifique.

 


On pouvait compter ces calmars par millions.

 

On le voit, pendant cette traversйe, la mer prodiguait incessamment ses plus merveilleux spectacles. Elle les variait а l’infini. Elle changeait son dйcor et sa mise en scиne pour le plaisir de nos yeux, et nous йtions appelйs non seulement а contempler les œuvres du Crйateur au milieu de l’йlйment liquide, mais encore а pйnйtrer les plus redoutables mystиres de l’Ocйan.

 

Pendant la journйe du 11 dйcembre, j’йtais occupй а lire dans le grand salon. Ned Land et Conseil observaient les eaux lumineuses par les panneaux entr’ouverts. Le Nautilus йtait immobile. Ses rйservoirs remplis, il se tenait а une profondeur de mille mиtres, rйgion peut habitйe des Ocйans, dans laquelle les gros poissons faisaient seuls de rares apparitions.

 

Je lisais en ce moment un livre charmant de Jean Macй, les Serviteurs de l’estomac, et j’en savourais les leзons ingйnieuses, lorsque Conseil interrompit ma lecture.

 

«Monsieur veut-il venir un instant? me dit-il d’une voix singuliиre.

 

– Qu’y a-t-il donc, Conseil?

 

– Que monsieur regarde. »

 

Je me levai, j’allai m’accouder devant la vitre, et je regardai.

 

En pleine lumiиre йlectrique, une йnorme masse noirвtre, immobile, se tenait suspendue au milieu des eaux. Je l’observai attentivement, cherchant а reconnaоtre la nature de ce gigantesque cйtacй. Mais une pensйe traversa subitement mon esprit.

 

«Un navire! m’йcriai-je.

 

– Oui, rйpondit le Canadien, un bвtiment dйsemparй qui a coule а pic! »

 

Ned Land ne se trompait pas. Nous йtions en prйsence d’un navire, dont les haubans coupйs pendaient encore а leurs cadиnes. Sa coque paraissait кtre en bon йtat, et son naufrage datait au plus de quelques heures. Trois tronзons de mвts, rasйs а deux pieds au-dessus du pont, indiquaient que ce navire engagй avait dы sacrifier sa mвture. Mais, couchй sur le flanc, il s’йtait rempli, et il donnait encore la bande а bвbord. Triste spectacle que celui de cette carcasse perdue sous les flots, mais plus triste encore la vue de son pont oщ quelques cadavres, amarrйs par des cordes, gisaient encore! J’en comptai quatre, – quatre hommes, dont l’un se tenait debout, au gouvernail, – puis une femme, а demi-sortie par la claire-voie de la dunette, et tenant un enfant dans ses bras. Cette femme йtait jeune. Je pus reconnaоtre, vivement йclairйs par les feux du Nautilus, ses traits que l’eau n’avait pas encore dйcomposйs. Dans un suprкme effort, elle avait йlevй au-dessus de sa tкte son enfant, pauvre petit кtre dont les bras enlaзaient le cou de sa mиre! L’attitude des quatre marins me parut effrayante, tordus qu’ils йtaient dans des mouvements convulsifs, et faisant un dernier effort pour s’arracher des cordes qui les liaient au navire. Seul, plus calme, la face nette et grave, ses cheveux grisonnants collйs а son front, la main crispйe а la roue du gouvernail, le timonier semblait encore conduire son trois-mвts naufragй а travers les profondeurs de l’Ocйan!

 

Quelle scиne! Nous йtions muets, le cœur palpitant, devant ce naufrage pris sur le fait, et, pour ainsi dire, photographiй а sa derniиre minute! Et je voyais dйjа s’avancer, l’œil en feu, d’йnormes squales, attirйs par cet appвt de chair humaine!

 

Cependant le Nautilus, йvoluant, tourna autour du navire submergй, et, un instant, je pus lire sur son tableau d’arriиre:

 

Florida, Sunderland.


Nous йtions en prйsence d’un navire.

XIX

VANIKORO

 

Ce terrible spectacle inaugurait la sйrie des catastrophes maritimes, que le Nautilus devait rencontrer sur sa route. Depuis qu’il suivait des mers plus frйquentйes, nous apercevions souvent des coques naufragйes qui achevaient de pourrir entre deux eaux, et, plus profondйment, des canons, des boulets, des ancres, des chaоnes, et mille autres objets de fer, que la rouille dйvorait.

 

Cependant, toujours entraоnйs par ce Nautilus, oщ nous vivions comme isolйs, le 11 dйcembre, nous eыmes connaissance de l’archipel des Pomotou, ancien «groupe dangereux » de Bougainville, qui s’йtend sur un espace de cinq cents lieues de l’est-sud-est а l’ouest-nord-ouest, entre 13°30’et 23°50’ de latitude sud, et 125°30’et 151°30’ de longitude ouest, depuis l’оle Ducie jusqu’а l’оle Lazareff. Cet archipel couvre une superficie de trois cent soixante-dix lieues carrйes, et il est formй d’une soixantaine de groupes d’оles, parmi lesquels on remarque le groupe Gambier, auquel la France a imposй son protectorat. Ces оles sont coralligиnes. Un soulиvement lent, mais continu, provoquй par le travail des polypes, les reliera un jour entre elles. Puis, cette nouvelle оle se soudera plus tard aux archipels voisins, et un cinquiиme continent s’йtendra depuis la Nouvelle-Zйlande et la Nouvelle-Calйdonie jusqu’aux Marquises.



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