«Des oiseaux de paradis! m’йcriai-je.
– Ordre des passereaux, section des clystomores, rйpondit Conseil.
– Famille des perdreaux? demanda Ned Land.
– Je ne crois pas, maоtre Land. Nйanmoins, je compte sur votre adresse pour attraper un de ces charmants produits de la nature tropicale!
– On essayera, monsieur le professeur, quoique je sois plus habituй а manier le harpon que le fusil. »
Les Malais, qui font un grand commerce de ces oiseaux avec les Chinois, ont, pour les prendre, divers moyens que nous ne pouvions employer. Tantфt ils disposent des lacets au sommet des arbres йlevйs que les paradisiers habitent de prйfйrence. Tantфt ils s’en emparent avec une glu tenace qui paralyse leurs mouvements. Ils vont mкme jusqu’а empoisonner les fontaines oщ ces oiseaux ont l’habitude de boire. Quant а nous, nous йtions rйduits а les tirer au vol, ce qui nous laissait peu de chances de les atteindre. Et en effet, nous йpuisвmes vainement une partie de nos munitions.
Vers onze heures du matin, le premier plan des montagnes qui forment le centre de l’оle йtait franchi, et nous n’avions encore rien tuй. La faim nous aiguillonnait. Les chasseurs s’йtaient fiйs au produit de leur chasse, et ils avaient eu tort. Trиs-heureusement, Conseil, а sa grande surprise, fit un coup double et assura le dйjeuner. Il abattit un pigeon blanc et un ramier, qui, lestement plumйs et suspendus а une brochette, rфtirent devant un feu ardent de bois mort. Pendant que ces intйressants animaux cuisaient, Ned prйpara des fruits de l’artocarpus. Puis, le pigeon et le ramier furent dйvorйs jusqu’aux os et dйclarйs excellents. La muscade, dont ils ont l’habitude de se gaver, parfume leur chair et en fait un manger dйlicieux.
«C’est comme si les poulardes se nourrissaient de truffes, dit Conseil.
– Et maintenant, Ned, que vous manque-t-il? demandai-je au Canadien.
– Un gibier а quatre pattes, monsieur Aronnax, rйpondit Ned Land. Tous ces pigeons ne sont que hors-d’œuvre et amusettes de la bouche. Aussi, tant que je n’aurai pas tuй un animal а cфtelettes, je ne serai pas content!
– Ni moi, Ned, si je n’attrape pas un paradisier.
– Continuons donc la chasse, rйpondit Conseil, mais en revenant vers la mer. Nous sommes arrivйs aux premiиres pentes des montagnes, et je pense qu’il vaut mieux regagner la rйgion des forкts. »
C’йtait un avis sensй, et il fut suivi. Aprиs une heure de marche, nous avions atteint une vйritable forкt de sagoutiers. Quelques serpents inoffensifs fuyaient sous nos pas. Les oiseaux de paradis se dйrobaient а notre approche, et vйritablement, je dйsespйrais de les atteindre, lorsque Conseil, qui marchait en avant, se baissa soudain, poussa un cri de triomphe, et revint а moi, rapportant un magnifique paradisier.
|
«Ah! bravo! Conseil, m’йcriai-je.
– Monsieur est bien bon, rйpondit Conseil.
– Mais non, mon garзon. Tu as fait lа un coup de maоtre. Prendre un de ces oiseaux vivants, et le prendre а la main!
– Si monsieur veut l’examiner de prиs, il verra que je n’ai pas eu grand mйrite.
– Et pourquoi, Conseil?
– Parce que cet oiseau est ivre comme une caille.
– Ivre?
– Oui, monsieur, ivre des muscades qu’il dйvorait sous le muscadier oщ je l’ai pris. Voyez, ami Ned, voyez les monstrueux effets de l’intempйrance!
– Mille diables! riposta le Canadien, pour ce que j’ai bu de gin depuis deux mois, ce n’est pas la peine de me le reprocher! »
Cependant, j’examinais le curieux oiseau. Conseil ne se trompait pas. Le paradisier, enivrй par le suc capiteux, йtait rйduit а l’impuissance. Il ne pouvait voler. Il marchait а peine. Mais cela m’inquiйta peu, et je le laissai cuver ses muscades.
Cet oiseau appartenait а la plus belle des huit espиces que l’on compte en Papouasie et dans les оles voisines. C’йtait le paradisier «grand-йmeraude », l’un des plus rares. Il mesurait trois dйcimиtres de longueur. Sa tкte йtait relativement petite, ses yeux placйs prиs de l’ouverture du bec, et petits aussi. Mais il offrait une admirable rйunion de nuances, йtant jaune de bec, brun de pieds et d’ongles, noisette aux ailes empourprйes а leurs extrйmitйs, jaune pвle а la tкte et sur le derriиre du cou, couleur d’йmeraude а la gorge, brun marron au ventre et а la poitrine. Deux filets cornйs et duveteux s’йlevaient au-dessus de sa queue, que prolongeaient de longues plumes trиs-lйgиres, d’une finesse admirable, et ils complйtaient l’ensemble de ce merveilleux oiseau que les indigиnes ont poйtiquement appelй l’«oiseau du soleil ».
Je souhaitais vivement de pouvoir ramener а Paris ce superbe spйcimen des paradisiers, afin d’en faire don au Jardin des Plantes, qui n’en possиde pas un seul vivant.
«C’est donc bien rare? demanda le Canadien, du ton d’un chasseur qui estime fort peu le gibier au point de vue de l’art.
– Trиs-rare, mon brave compagnon, et surtout trиs-difficile а prendre vivant. Et mкmes morts, ces oiseaux sont encore l’objet d’un important trafic. Aussi, les naturels ont-ils imaginй d’en fabriquer comme on fabrique des perles ou des diamants.
– Quoi! s’йcria Conseil, on fait de faux oiseaux de paradis?
|
– Oui, Conseil.
C’йtait le paradisier grand-йmeraude.
– Et monsieur connaоt-il le procйdй des indigиnes?
– Parfaitement. Les paradisiers, pendant la mousson d’est, perdent ces magnifiques plumes qui entourent leur queue, et que les naturalistes ont appelйes plumes subalaires. Ce sont ces plumes que recueillent les faux-monnayeurs en volatiles, et qu’ils adaptent adroitement а quelque pauvre perruche prйalablement mutilйe. Puis ils teignent la suture, ils vernissent l’oiseau, et ils expйdient aux musйums et aux amateurs d’Europe ces produits de leur singuliиre industrie.
– Bon! fit Ned Land, si ce n’est pas l’oiseau, ce sont toujours ses plumes, et tant que l’objet n’est pas destinй а кtre mangй, je n’y vois pas grand mal! »
Mais si mes dйsirs йtaient satisfaits par la possession de ce paradisier, ceux du chasseur canadien ne l’йtaient pas encore. Heureusement, vers deux heures, Ned Land abattit un magnifique cochon des bois, de ceux que les naturels appellent «bari-outang ». L’animal venait а propos pour nous procurer de la vraie viande de quadrupиde, et il fut bien reзu. Ned Land se montra trиs-glorieux de son coup de fusil. Le cochon, touchй par la balle йlectrique, йtait tombй raide mort.
Le Canadien le dйpouilla et le vida proprement, aprиs en avoir retirй une demi-douzaine de cфtelettes destinйes а fournir une grillade pour le repas du soir. Puis, cette chasse fut reprise, qui devait encore кtre marquйe par les exploits de Ned et de Conseil.
En effet, les deux amis, battant les buissons, firent lever une troupe de kangaroos, qui s’enfuirent en bondissant sur leurs pattes йlastiques. Mais ces animaux ne s’enfuirent pas si rapidement que la capsule йlectrique ne put les arrкter dans leur course.
«Ah! monsieur le professeur, s’йcria Ned Land que la rage du chasseur prenait а la tкte, quel gibier excellent, cuit а l’йtuvйe surtout! Quel approvisionnement pour le Nautilus! Deux! trois! cinq а terre! Et quand je pense que nous dйvorerons toute cette chair, et que ces imbйciles du bord n’en auront pas miette! »
Je crois que, dans l’excиs de sa joie, le Canadien, s’il n’avait pas tant parlй, aurait massacrй toute la bande! Mais il se contenta d’une douzaine de ces intйressants marsupiaux, qui forment le premier ordre des mammifиres aplacentaires, – nous dit Conseil.
Ned Land se contenta d’une douzaine de kangourous.
Ces animaux йtaient de petite taille. C’йtait une espиce de ces «kangaroos-lapins », qui gоtent habituellement dans le creux des arbres, et dont la vйlocitй est extrкme; mais s’ils sont de mйdiocre grosseur, ils fournissent, du moins, la chair la plus estimйe.
|
Nous йtions trиs-satisfaits des rйsultats de notre chasse. Le joyeux Ned se proposait de revenir le lendemain а cette оle enchantйe, qu’il voulait dйpeupler de tous ses quadrupиdes comestibles. Mais il comptait sans les йvйnements.
А six heures du soir, nous avions regagnй la plage. Notre canot йtait йchouй а sa place habituelle. Le Nautilus, semblable а un long йcueil, йmergeait des flots а deux milles du rivage.
Ned Land, sans plus tarder, s’occupa de la grande affaire du dоner. Il s’entendait admirablement а toute cette cuisine. Les cфtelettes de «bari-outang », grillйes sur des charbons, rйpandirent bientфt une dйlicieuse odeur qui parfuma l’atmosphиre!…
Mais je m’aperзois que je marche sur les traces du Canadien. Me voici en extase devant une grillade de porc frais! Que l’on me pardonne, comme j’ai pardonnй а maоtre Land, et pour les mкmes motifs!
Enfin, le dоner fut excellent. Deux ramiers complйtиrent ce menu extraordinaire. La pвte de sagou, le pain de l’artocarpus, quelques mangues, une demi-douzaine d’ananas, et la liqueur fermentйe de certaines noix de cocos, nous mirent en joie. Je crois mкme que les idйes de mes dignes compagnons n’avaient pas toute la nettetй dйsirable.
«Si nous ne retournions pas ce soir au Nautilus? dit Conseil.
Si nous n’y retournions jamais? » ajouta Ned Land.
En ce moment une pierre vint tomber а nos pieds, et coupa court а la proposition du harponneur.
XXII
LA FOUDRE DU CAPITAINE NEMO
Nous avions regardй du cфtй de la forкt, sans nous lever, ma main s’arrкtant dans son mouvement vers ma bouche, celle de Ned Land achevant son office.
«Une pierre ne tombe pas du ciel, dit Conseil, ou bien elle mйrite le nom d’aйrolithe. »
Une seconde pierre, soigneusement arrondie, qui enleva de la main de Conseil une savoureuse cuisse de ramier, donna encore plus de poids а son observation.
Levйs tous les trois, le fusil а l’йpaule, nous йtions prкts а rйpondre а toute attaque.
«Sont-ce des singes? s’йcria Ned Land.
– А peu prиs, rйpondit Conseil, ce sont des sauvages.
– Au canot! » dis-je en me dirigeant vers la mer.
Il fallait, en effet, battre en retraite, car une vingtaine de naturels, armйs d’arcs et de frondes, apparaissaient sur la lisiиre d’un taillis, qui masquait l’horizon de droite, а cent pas а peine.
Notre canot йtait йchouй а dix toises de nous.
Les sauvages s’approchaient, sans courir, mais ils prodiguaient les dйmonstrations les plus hostiles. Les pierres et les flиches pleuvaient.
Ned Land n’avait pas voulu abandonner ses provisions, et malgrй l’imminence du danger, son cochon d’un cфtй, ses kangaroos de l’autre, il dйtalait avec une certaine rapiditй.
En deux minutes, nous йtions sur la grиve. Charger le canot des provisions et des armes, le pousser а la mer, armer les deux avirons, ce fut l’affaire d’un instant. Nous n’avions pas gagnй deux encablures, que cent sauvages, hurlant et gesticulant, entrиrent dans l’eau jusqu’а la ceinture. Je regardais si leur apparition attirerait sur la plate-forme quelques hommes du Nautilus. Mais non. L’йnorme engin, couchй au large, demeurait absolument dйsert.
Vingt minutes plus tard, nous montions а bord. Les panneaux йtaient ouverts. Aprиs avoir amarrй le canot, nous rentrвmes а l’intйrieur du Nautilus.
Je descendis au salon, d’oщ s’йchappaient quelques accords. Le capitaine Nemo йtait lа, courbй sur son orgue et plongй dans une extase musicale.
«Capitaine! » lui dis-je.
Il ne m’entendit pas.
«Capitaine! » repris-je en le touchant de la main.
Il frissonna, et se retournant:
«Ah! c’est vous, monsieur le professeur? me dit-il. Eh bien! avez-vous fait bonne chasse, avez-vous herborisй avec succиs?
– Oui, capitaine, rйpondis-je, mais nous avons malheureusement ramenй une troupe de bipиdes dont le voisinage me paraоt inquiйtant.
– Quels bipиdes?
– Des sauvages.
– Des sauvages! rйpondit le capitaine Nemo d’un ton ironique. Et vous vous йtonnez, monsieur le professeur, qu’ayant mis le pied sur une des terres de ce globe, vous y trouviez des sauvages? Des sauvages, oщ n’y en a-t-il pas? Et d’ailleurs, sont-ils pires que les autres, ceux que vous appelez des sauvages?
– Mais, capitaine…
– Pour mon compte, monsieur, j’en ai rencontrй partout.
– Eh bien, rйpondis-je, si vous ne voulez pas en recevoir а bord du Nautilus, vous ferez bien de prendre quelques prйcautions.
– Tranquillisez-vous, monsieur le professeur, il n’y a pas lа de quoi se prйoccuper.
– Mais ces naturels sont nombreux.
– Combien en avez-vous comptй?
– Une centaine, au moins.
– Monsieur Aronnax, rйpondit le capitaine Nemo, dont les doigts s’йtaient replacйs sur les touches de l’orgue, quand tous les indigиnes de la Papouasie seraient rйunis sur cette plage, le Nautilus n’aurait rien а craindre de leurs attaques! »
Les doigts du capitaine couraient alors sur le clavier de l’instrument, et je remarquai qu’il n’en frappait que les touches noires, ce qui donnait а ses mйlodies une couleur essentiellement йcossaise. Bientфt, il eut oubliй ma prйsence, et fut plongй dans une rкverie que je ne cherchai plus а dissiper.
Je remontai sur la plate-forme. La nuit йtait dйjа venue, car, sous cette basse latitude, le soleil se couche rapidement et sans crйpuscule. Je n’aperзus plus que confusйment l’Оle Gueboroar. Mais des feux nombreux, allumйs sur la plage, attestaient que les naturels ne songeaient pas а la quitter.
Je restai seul ainsi pendant plusieurs heures, tantфt songeant а ces indigиnes, – mais sans les redouter autrement, car l’imperturbable confiance du capitaine me gagnait, – tantфt les oubliant, pour admirer les splendeurs de cette nuit des tropiques. Mon souvenir s’envolait vers la France, а la suite de ces йtoiles zodiacales qui devaient l’йclairer dans quelques heures. La lune resplendissait au milieu des constellations du zйnith. Je pensai alors que ce fidиle et complaisant satellite reviendrait aprиs-demain, а cette mкme place, pour soulever ces ondes et arracher le Nautilus а son lit de coraux. Vers minuit, voyant que tout йtait tranquille sur les flots assombris aussi bien que sous les arbres du rivage, je regagnai ma cabine, et je m’endormis paisiblement.
La nuit s’йcoula sans mйsaventure. Les Papouas s’effrayaient, sans doute, а la seule vue du monstre йchouй dans la baie, car, les panneaux, restйs ouverts, leur eussent offert un accиs facile а l’intйrieur du Nautilus.
А six heures du matin, – 8 janvier, – je remontai sur la plate-forme. Les ombres du matin se levaient. L’оle montra bientфt, а travers les brumes dissipйes, ses plages d’abord, ses sommets ensuite.
Les indigиnes йtaient toujours lа, plus nombreux que la veille, – cinq ou six cents peut-кtre. Quelques-uns, profitant de la marйe basse, s’йtaient avancйs sur les tкtes de coraux, а moins de deux encвblures du Nautilus. Je les distinguai facilement. C’йtaient bien de vйritables Papouas, а taille athlйtique, hommes de belle race, au front large et йlevй, au nez gros mais non йpatй, aux dents blanches. Leur chevelure laineuse, teinte en rouge, tranchait sur un corps, noir et luisant comme celui des Nubiens. Au lobe de leur oreille, coupй et distendu, pendaient des chapelets en os. Ces sauvages йtaient gйnйralement nus. Parmi eux, je remarquai quelques femmes, habillйes, des hanches au genou, d’une vйritable crinoline d’herbes que soutenait une ceinture vйgйtale. Certains chefs avaient ornй leur cou d’un croissant et de colliers de verroteries rouges et blanches. Presque tous, armйs d’arcs, de flиches et de boucliers, portaient а leur йpaule une sorte de filet contenant ces pierres arrondies que leur fronde lance avec adresse.
Un de ces chefs, assez rapprochй du Nautilus, l’examinait avec attention. Ce devait кtre un «mado » de haut rang, car il se drapait dans une natte en feuilles de bananiers, dentelйe sur ses bords et relevйe d’йclatantes couleurs.
J’aurais pu facilement abattre cet indigиne, qui se trouvait а petite portйe; mais je crus qu’il valait mieux attendre des dйmonstrations vйritablement hostiles. Entre Europйens et sauvages, il convient que les Europйens ripostent et n’attaquent pas.
Pendant tout le temps de la marйe basse, ces indigиnes rфdиrent prиs du Nautilus, mais ils ne se montrиrent pas bruyants. Je les entendais rйpйter frйquemment le mot «assai », et а leurs gestes je compris qu’ils m’invitaient а aller а terre, invitation que je crus devoir dйcliner.
Ces indigиnes rфdиrent prиs du Nautilus.
Donc, ce jour-lа, le canot ne quitta pas le bord, au grand dйplaisir de maоtre Land qui ne put complйter ses provisions. Cet adroit Canadien employa son temps а prйparer les viandes et farines qu’il avait rapportйes de l’оle Gueboroar. Quant aux sauvages, ils regagnиrent la terre vers onze heures du matin, dиs que les tкtes de corail commencиrent а disparaоtre sous le flot de la marйe montante. Mais je vis leur nombre s’accroоtre considйrablement sur la plage. Il йtait probable qu’ils venaient des оles voisines ou de la Papouasie proprement dite. Cependant, je n’avais pas aperзu une seule pirogue indigиne.
N’ayant rien de mieux а faire, je songeai а draguer ces belles eaux limpides, qui laissaient voir а profusion des coquilles, des zoophytes et des plantes pйlagiennes. C’йtait, d’ailleurs, la derniиre journйe que le Nautilus allait passer dans ces parages, si, toutefois, il flottait а la pleine mer du lendemain, suivant la promesse du capitaine Nemo.
J’appelai donc Conseil qui m’apporta une petite drague lйgиre, а peu prиs semblable а celles qui servent а pкcher les huоtres.
«Et ces sauvages? me demanda Conseil. N’en dйplaise а monsieur, ils ne me semblent pas trиs-mйchants!
– Ce sont pourtant des anthropophages, mon garзon.
– On peut кtre anthropophage et brave homme, rйpondit Conseil, comme on peut кtre gourmand et honnкte. L’un n’exclut pas l’autre.
– Bon! Conseil, je t’accorde que ce sont d’honnкtes anthropophages, et qu’ils dйvorent honnкtement leurs prisonniers. Cependant, comme je ne tiens pas а кtre dйvorй, mкme honnкtement, je me tiendrai sur mes gardes, car le commandant du Nautilus ne paraоt prendre aucune prйcaution. Et maintenant а l’ouvrage. »
Pendant deux heures, notre pкche fut activement conduite, mais sans rapporter aucune raretй. La drague s’emplissait d’oreilles de Midas, de harpes, de mйlanies, et particuliиrement des plus beaux marteaux que j’eusse vu jusqu’а ce jour. Nous prоmes aussi quelques holoturies, des huоtres perliиres, et une douzaine de petites tortues qui furent rйservйes pour l’office du bord.
Mais, au moment oщ je m’y attendais le moins, je mis la main sur une merveille, je devrais dire sur une difformitй naturelle, trиs-rare а rencontrer. Conseil venait de donner un coup de drague, et son appareil remontait chargй de diverses coquilles assez ordinaires, quand, tout d’un coup, il me vit plonger rapidement le bras dans le filet, en retirer un coquillage, et pousser un cri de conchyliologue, c’est-а-dire le cri le plus perзant que puisse produire un gosier humain.
«Eh! qu’a donc monsieur? demanda Conseil, trиs-surpris. Monsieur a-t-il йtй mordu?
– Non, mon garзon, et cependant, j’eusse volontiers payй d’un doigt ma dйcouverte!
– Quelle dйcouverte?
– Cette coquille, dis-je en montrant l’objet de mon triomphe.
– Mais c’est tout simplement une olive porphyre, genre olive, ordre des pectinibranches, classe des gastйropodes, embranchement des mollusques…
– Oui, Conseil, mais au lieu d’кtre enroulйe de droite а gauche, cette olive tourne de gauche а droite!
– Est-il possible! s’йcria Conseil.
– Oui, mon garзon, c’est une coquille sйnestre!
– Une coquille sйnestre! rйpйtait Conseil, le cœur palpitant.
– Regarde sa spire!
– Ah! monsieur peut m’en croire, dit Conseil en prenant la prйcieuse coquille d’une main tremblante, mais je n’ai jamais йprouvй une йmotion pareille! »
Et il y avait de quoi кtre йmu! On sait, en effet, comme l’ont fait observer les naturalistes, que la dextrositй est une loi de nature. Les astres et leurs satellites, dans leur mouvement de translation et de rotation, se meuvent de droite а gauche. L’homme se sert plus souvent de sa main droite que de sa main gauche, et, consйquemment, ses instruments et ses appareils, escaliers, serrures, ressorts de montres, etc., sont combinйs de maniиre a кtre employйs de droite а gauche. Or, la nature a gйnйralement suivi cette loi pour l’enroulement de ses coquilles. Elles sont toutes dextres, а de rares exceptions, et quand, par hasard, leur spire est sйnestre, les amateurs les payent au poids de l’or.
Conseil et moi, nous йtions donc plongйs dans la contemplation de notre trйsor, et je me promettais bien d’en enrichir le Musйum, quand une pierre, malencontreusement lancйe par un indigиne, vint briser le prйcieux objet dans la main de Conseil.
Je poussai un cri de dйsespoir! Conseil se jeta sur son fusil, et visa un sauvage qui balanзait sa fronde а dix mиtres de lui. Je voulus l’arrкter, mais son coup partit et brisa le bracelet d’amulettes qui pendait au bras de l’indigиne.
«Conseil, m’йcriai-je, Conseil!
– Eh quoi! Monsieur ne voit-il pas que ce cannibale a commencй l’attaque?
Conseil se jeta sur son fusil.
– Une coquille ne vaut pas la vie d’un homme! lui dis-je.
– Ah! le gueux! s’йcria Conseil, j’aurais mieux aimй qu’il m’eыt cassй l’йpaule! »
Conseil йtait sincиre, mais je ne fus pas de son avis. Cependant, la situation avait changй depuis quelques instants, et nous ne nous en йtions pas aperзus. Une vingtaine de pirogues entouraient alors le Nautilus. Ces pirogues, creusйes dans des troncs d’arbre, longues, йtroites, bien combinйes pour la marche, s’йquilibraient au moyen d’un double balancier en bambous qui flottait а la surface de l’eau. Elles йtaient manœuvrйes par d’adroits pagayeurs а demi-nus, et je ne les vis pas s’avancer sans inquiйtude.
C’йtait йvident que ces Papouas avaient eu dйjа des relations avec les Europйens, et qu’ils connaissaient leurs navires. Mais ce long cylindre de fer allongй dans la baie, sans mвts, sans cheminйe, que devaient-ils en penser? Rien de bon, car ils s’en йtaient d’abord tenus а distance respectueuse. Cependant, le voyant immobile, ils reprenaient peu а peu confiance, et cherchaient а se familiariser avec lui. Or, c’йtait prйcisйment cette familiaritй qu’il fallait empкcher. Nos armes, auxquelles la dйtonation manquait, ne pouvaient produire qu’un effet mйdiocre sur ces indigиnes, qui n’ont de respect que pour les engins bruyants. La foudre, sans les roulements du tonnerre, effraierait peu les hommes, bien que le danger soit dans l’йclair, non dans le bruit.
En ce moment, les pirogues s’approchиrent plus prиs du Nautilus, et une nuйe de flиches s’abattit sur lui.
«Diable! il grкle! dit Conseil, et peut-кtre une grкle empoisonnйe!
– Il faut prйvenir le capitaine Nemo », dis-je en rentrant par le panneau.
Je descendis au salon. Je n’y trouvai personne. Je me hasardai а frapper а la porte qui s’ouvrait sur la chambre du capitaine.
Un «entrez » me rйpondit. J’entrai, et je trouvai le capitaine Nemo plongй dans un calcul oщ les x et autres signes algйbriques ne manquaient pas.
«Je vous dйrange? dis-je par politesse.
– En effet, monsieur Aronnax, me rйpondit le capitaine, mais je pense que vous avez eu des raisons sйrieuses de me voir?
– Trиs-sйrieuses. Les pirogues des naturels nous entourent, et, dans quelques minutes, nous serons certainement assaillis par plusieurs centaines de sauvages.
– Ah! fit tranquillement le capitaine Nemo, ils sont venus avec leurs pirogues?
– Oui, monsieur.
– Eh bien, monsieur, il suffit de fermer les panneaux.
– Prйcisйment, et je venais vous dire…
– Rien n’est plus facile », dit le capitaine Nemo.
Et, pressant un bouton йlectrique, il transmit un ordre au poste de l’йquipage.
«Voilа qui est fait, monsieur, me dit-il, aprиs quelques instants. Le canot est en place, et les panneaux sont fermйs. Vous ne craignez pas, j’imagine, que ces messieurs dйfoncent des murailles que les boulets de votre frйgate n’ont pu entamer?
– Non, capitaine, mais il existe encore un danger.
– Lequel, monsieur?
– C’est que demain, а pareille heure, il faudra rouvrir les panneaux pour renouveler l’air du Nautilus …
– Sans contredit, monsieur, puisque notre bвtiment respire а la maniиre des cйtacйs.
– Or, si а ce moment, les Papouas occupent la plate-forme, je ne vois pas comment vous pourrez les empкcher d’entrer.
– Alors, monsieur, vous supposez qu’ils monteront а bord?
– J’en suis certain.
– Eh bien, monsieur, qu’ils montent. Je ne vois aucune raison pour les en empкcher. Au fond, ce sont de pauvres diables, ces Papouas, et je ne veux pas que ma visite а l’оle Gueboroar coыte la vie а un seul de ces malheureux! »
Cela dit, j’allais me retirer; mais le capitaine Nemo me retint et m’invita а m’asseoir prиs de lui. Il me questionna avec intйrкt sur nos excursions а terre, sur nos chasses, et n’eut pas l’air de comprendre ce besoin de viande qui passionnait le Canadien. Puis, la conversation effleura divers sujets, et, sans кtre plus communicatif, le capitaine Nemo se montra plus aimable.