А propos de cette йdition йlectronique 18 глава




 

– En effet, dit Conseil. Mais monsieur nous apprendra-t-il maintenant par quels moyens on extrait ces perles?

 

– On procиde de plusieurs faзons, et souvent mкme, quand les perles adhиrent aux valves, les pкcheurs les arrachent avec des pinces. Mais, le plus communйment, les pintadines sont йtendues sur des nattes de sparterie qui couvrent le rivage. Elles meurent ainsi а l’air libre, et, au bout de dix jours, elles se trouvent dans un йtat satisfaisant de putrйfaction. On les plonge alors dans de vastes rйservoirs d’eau de mer, puis on les ouvre et on les lave. C’est а ce moment que commence le double travail des rogueurs. D’abord, ils sйparent les plaques de nacre connues dans le commerce sous le nom de franche argentйe, de bвtarde blanche et de bвtarde noire, qui sont livrйes par caisses de cent vingt-cinq а cent cinquante kilogrammes. Puis, ils enlиvent le parenchyme de l’huоtre, ils le font bouillir, et ils le tamisent afin d’en extraire jusqu’aux plus petites perles.

 

– Le prix de ces perles varie suivant leur grosseur? demanda Conseil.

 

– Non seulement selon leur grosseur, rйpondis-je, mais aussi selon leur forme, selon leur eau, c’est-а-dire leur couleur, et selon leur orient, c’est-а-dire cet йclat chatoyant et diaprй qui les rend si charmantes a l’œil. Les plus belles perles sont appelйes perles vierges ou paragons; elles se forment isolйment dans le tissu du mollusque; elles sont blanches, souvent opaques, mais quelquefois d’une transparence opaline, et le plus communйment sphйriques ou piriformes. Sphйriques, elles forment les bracelets; piriformes, des pendeloques, et, йtant les plus prйcieuses, elles se vendent а la piиce. Les autres perles adhиrent а la coquille de l’huоtre, et, plus irrйguliиres, elles se vendent au poids. Enfin, dans un ordre infйrieur se classent les petites perles, connues sous le nom de semences; elles se vendent а la mesure et servent plus particuliиrement а exйcuter des broderies sur les ornements d’йglise.

 

– Mais ce travail, qui consiste а sйparer les perles selon leur grosseur, doit кtre long et difficile, dit le Canadien.

 

– Non, mon ami. Ce travail se fait au moyen de onze tamis ou cribles percйs d’un nombre variable de trous. Les perles qui restent dans les tamis, qui comptent de vingt а quatre-vingts trous, sont de premier ordre. Celles qui ne s’йchappent pas des cribles percйs de cent а huit cents trous sont de second ordre. Enfin, les perles pour lesquelles l’on emploie les tamis percйs de neuf cents а mille trous forment la semence.

 

– C’est ingйnieux, dit Conseil, et je vois que la division, le classement des perles, s’opиre mйcaniquement. Et monsieur pourra-t-il nous dire ce que rapporte l’exploitation des bancs d’huоtres perliиres?

 

– А s’en tenir au livre de Sirr, rйpondis-je, les pкcheries de Ceylan sont affermйes annuellement pour la somme de trois millions de squales.

 

– De francs! reprit Conseil.

 

– Oui, de francs! Trois millions de francs, repris-je. Mais je crois que ces pкcheries ne rapportent plus ce qu’elles rapportaient autrefois. Il en est de mкme des pкcheries amйricaines, qui, sous le rиgne de Charles Quint, produisaient quatre millions de francs, prйsentement rйduits aux deux tiers. En somme, on peut йvaluer а neuf millions de francs le rendement gйnйral de l’exploitation des perles.

 

– Mais, demanda Conseil, est-ce que l’on ne cite pas quelques perles cйlиbres qui ont йtй cotйes а un trиs-haut prix?

 

– Oui, mon garзon. On dit que Cйsar offrit а Servillia une perle estimйe cent vingt mille francs de notre monnaie.

 

– J’ai mкme entendu raconter, dit le Canadien, qu’une certaine dame antique buvait des perles dans son vinaigre.

 

– Clйopвtre, riposta Conseil.

 

– Зa devait кtre mauvais, ajouta Ned Land.

 

– Dйtestable, ami Ned, rйpondit Conseil; mais un petit verre de vinaigre qui coыte quinze cents mille francs, c’est d’un joli prix.

 

– Je regrette de ne pas avoir йpousй cette dame, dit le Canadien en manœuvrant son bras d’un air peu rassurant.

 

– Ned Land l’йpoux de Clйopвtre! s’йcria Conseil.

 

– Mais j’ai dы me marier, Conseil, rйpondit sйrieusement le Canadien, et ce n’est pas ma faute si l’affaire n’a pas rйussi. J’avais mкme achetй un collier de perles а Kat Tender, ma fiancйe, qui, d’ailleurs, en a йpousй un autre. Eh bien, ce collier ne m’avait pas coыtй plus d’un dollar et demi, et cependant, – monsieur le professeur voudra bien me croire, – les perles qui le composaient n’auraient pas passй par le tamis de vingt trous.

 

– Mon brave Ned, rйpondis-je en riant, c’йtaient des perles artificielles, de simples globules de verre enduits а l’intйrieur d’essence d’Orient.

 

– Eh! cette essence d’Orient, rйpondit le Canadien, cela doit coыter cher.

 

– Si peu que rien! Ce n’est autre chose que la substance argentйe de l’йcaille de l’ablette, recueillie dans l’eau et conservйe dans l’ammoniaque. Elle n’a aucune valeur.

 

– C’est peut-кtre pour cela que Kat Tender en a йpousй un autre, rйpondit philosophiquement maоtre Land.

 

– Mais, dis-je, pour en revenir aux perles de haute valeur, je ne crois pas que jamais souverain en ait possйdй une supйrieure а celle du capitaine Nemo.

 

– Celle-ci, dit Conseil, en montrant le magnifique bijou enfermй sous sa vitrine.

 

– Certainement, je ne me trompe pas en lui assignant une valeur de deux millions de…

 

– Francs! dit vivement Conseil.

 

– Oui, dis-je, deux millions de francs, et, sans doute elle n’aura coыtй au capitaine que la peine de la ramasser.

 

– Eh! s’йcria Ned Land, qui dit que demain, pendant notre promenade, nous ne rencontrerons pas sa pareille!

 

– Bah! fit Conseil.

 

– Et pourquoi pas?

 

– А quoi des millions nous serviraient-ils а bord du Nautilus?

 

– А bord, non, dit Ned Land, mais… ailleurs.

 

– Oh! ailleurs! fit Conseil en secouant la tкte.

 

– Au fait, dis-je, maоtre Land a raison. Et si nous rapportons jamais en Europe ou en Amйrique une perle de quelques millions, voilа du moins qui donnera une grande authenticitй, et, en mкme temps, un grand prix au rйcit de nos aventures.

 

– Je le crois, dit le Canadien.

 

– Mais, dit Conseil, qui revenait toujours au cфtй instructif des choses, est-ce que cette pкche des perles est dangereuse?

 

– Non, rйpondis-je vivement, surtout si l’on prend certaines prйcautions.

 

– Que risque-t-on dans ce mйtier? dit Ned Land: d’avaler quelques gorgйes d’eau de mer!

 

– Comme vous dites, Ned. А propos, dis-je, en essayant de prendre le ton dйgagй du capitaine Nemo, est-ce que vous avez peur des requins, brave Ned?

 

– Moi, rйpondit le Canadien, un harponneur de profession! C’est mon mйtier de me moquer d’eux!

 

– Il ne s’agit pas, dis-je, de les pкcher avec un йmerillon, de les hisser sur le pont d’un navire, de leur couper la queue а coups de hache, de leur ouvrir le ventre, de leur arracher le cœur et de le jeter а la mer!

 

– Alors, il s’agit de…?

 

– Oui, prйcisйment.

 

– Dans l’eau?

 

– Dans l’eau.

 

– Ma foi, avec un bon harpon! Vous savez, monsieur, ces requins, ce sont des bкtes assez mal faзonnйes. Il faut qu’elles se retournent sur le ventre pour vous happer, et, pendant ce temps… »

 

Ned Land avait une maniиre de prononcer le mot «happer » qui donnait froid dans le dos.

 

«Eh bien, et toi, Conseil, que penses-tu de ces squales?

 

– Moi, dit Conseil, je serai franc avec monsieur.

 

– А la bonne heure, pensai-je.

 

– Si monsieur affronte les requins, dit Conseil, je ne vois pas pourquoi son fidиle domestique ne les affronterait pas avec lui! »

 

III

UNE PERLE DE DIX MILLIONS

 

La nuit arriva. Je me couchai. Je dormis assez mal. Les squales jouиrent un rфle important dans mes rкves, et je trouvai trиs-juste et trиs-injuste а la fois cette йtymologie qui fait venir le mot requin du mot «requiem ».

 

Le lendemain, а quatre heures du matin, je fus rйveillй par le stewart que le capitaine Nemo avait spйcialement mis а mon service. Je me levai rapidement, je m’habillai et je passai dans le salon.

 

Le capitaine Nemo m’y attendait.

 

«Monsieur Aronnax, me dit-il, кtes-vous prкt а partir?

 

– Je suis prкt.

 

– Veuillez me suivre.

 

– Et mes compagnons, capitaine?

 

– Ils sont prйvenus et nous attendent.

 

– N’allons-nous pas revкtir nos scaphandres? demandai-je.

 

– Pas encore. Je n’ai pas laissй le Nautilus approcher de trop prиs cette cфte, et nous sommes assez au large du banc de Manaar; mais j’ai fait parer le canot qui nous conduira au point prйcis de dйbarquement et nous йpargnera un assez long trajet. Il emporte nos appareils de plongeurs, que nous revкtirons au moment oщ commencera cette exploration sous-marine. »

 

Le capitaine Nemo me conduisit vers l’escalier central, dont les marches aboutissaient а la plate-forme. Ned et Conseil se trouvaient lа, enchantйs de la «partie de plaisir «qui se prйparait. Cinq matelots du Nautilus, les avirons armйs, nous attendaient dans le canot qui avait йtй bossй contre le bord.

 

La nuit йtait encore obscure. Des plaques de nuages couvraient le ciel et ne laissaient apercevoir que de rares йtoiles. Je portai mes yeux du cфtй de la terre, mais je ne vis qu’une ligne trouble qui fermait les trois quarts de l’horizon du sud-ouest au nord-ouest. Le Nautilus, ayant remontй pendant la nuit la cфte occidentale de Ceylan, se trouvait а l’ouest de la baie, ou plutфt de ce golfe formй par cette terre et l’оle de Manaar. Lа, sous les sombres eaux, s’йtendait le banc de pintadines, inйpuisable champ de perles dont la longueur dйpasse vingt milles.

 

Le capitaine Nemo, Conseil, Ned Land et moi, nous prоmes place а l’arriиre du canot. Le patron de l’embarcation se mit а la barre; ses quatre compagnons appuyиrent sur leurs avirons; la bosse fut larguйe et nous dйbordвmes.

 

Le canot se dirigea vers le sud. Ses nageurs ne se pressaient pas. J’observai que leurs coups d’aviron, vigoureusement engagйs sous l’eau, ne se succйdaient que de dix secondes en dix secondes, suivant la mйthode gйnйralement usitйe dans les marines de guerre. Tandis que l’embarcation courait sur son erre, les gouttelettes liquides frappaient en crйpitant le fond noir des flots comme des bavures de plomb fondu. Une petite houle, venue du large, imprimait au canot un lйger roulis, et quelques crкtes de lames clapotaient а son avant.

 

Nous йtions silencieux. А quoi songeait le capitaine Nemo? Peut-кtre а cette terre dont il s’approchait, et qu’il trouvait trop prиs de lui, contrairement a l’opinion du Canadien, auquel elle semblait encore trop йloignйe. Quant а Conseil, il йtait lа en simple curieux.

 


Nous prоmes place а l’arriиre du canot.

 

Vers cinq heures et demie, les premiиres teintes de l’horizon accusиrent plus nettement la ligne supйrieure de la cфte. Assez plate dans l’est, elle se renflait un peu vers le sud. Cinq milles la sйparaient encore, et son rivage se confondait avec les eaux brumeuses. Entre elle et nous, la mer йtait dйserte. Pas un bateau, pas un plongeur. Solitude profonde sur ce lieu de rendez-vous des pкcheurs de perles. Ainsi que le capitaine Nemo me l’avait fait observer, nous arrivions un mois trop tфt dans ces parages.

 

А six heures, le jour se fit subitement, avec cette rapiditй particuliиre aux rйgions tropicales, qui ne connaissent ni l’aurore ni le crйpuscule. Les rayons solaires percиrent le rideau de nuages amoncelйs sur l’horizon oriental, et l’astre radieux s’йleva rapidement.

 

Je vis distinctement la terre, avec quelques arbres йpars за et lа.

 

Le canot s’avanзa vers l’оle de Manaar, qui s’arrondissait dans le sud. Le capitaine Nemo s’йtait levй de son banc et observait la mer.

 

Sur un signe de lui, l’ancre fut mouillйe, et la chaоne courut а peine, car le fond n’йtait pas а plus d’un mиtre, et il formait en cet endroit l’un des plus hauts points du banc de pintadines. Le canot йvita aussitфt sous la poussйe du jusant qui portait au large.

 

«Nous voici arrivйs, monsieur Aronnax, dit alors le capitaine Nemo. Vous voyez cette baie resserrйe. C’est ici mкme que dans un mois se rйuniront les nombreux bateaux de pкche des exploitants, et ce sont ces eaux que leurs plongeurs iront audacieusement fouiller. Cette baie est heureusement disposйe pour ce genre de pкche. Elle est abritйe des vents les plus forts, et la mer n’y est jamais trиs-houleuse, circonstance trиs-favorable au travail des plongeurs. Nous allons maintenant revкtir nos scaphandres, et nous commencerons notre promenade. »

 

Je ne rйpondis rien, et tout en regardant ces flots suspects, aidй des matelots de l’embarcation, je commenзai а revкtir mon lourd vкtement de mer. Le capitaine Nemo et mes deux compagnons s’habillaient aussi. Aucun des hommes du Nautilus ne devait nous accompagner dans cette nouvelle excursion.

 

Bientфt nous fыmes emprisonnйs jusqu’au cou dans le vкtement de caoutchouc, et des bretelles fixиrent sur notre dos les appareils а air. Quant aux appareils Ruhmkorff, il n’en йtait pas question. Avant d’introduire ma tкte dans sa capsule de cuivre, j’en fis l’observation au capitaine.

 

«Ces appareils nous seraient inutiles, me rйpondit le capitaine. Nous n’irons pas а de grandes profondeurs, et les rayons solaires suffiront а йclairer notre marche. D’ailleurs, il n’est pas prudent d’emporter sous ces eaux une lanterne йlectrique. Son йclat pourrait attirer inopinйment quelque dangereux habitant de ces parages. »

 

Pendant que le capitaine Nemo prononзait ces paroles, je me retournai vers Conseil et Ned Land. Mais ces deux amis avaient dйjа emboоtй leur tкte dans la calotte mйtallique, et ils ne pouvaient ni entendre ni rйpondre.

 

Une derniиre question me restait а adresser au capitaine Nemo:

 

«Et nos armes, lui demandai-je, nos fusils?

 

– Des fusils! а quoi bon? Vos montagnards n’attaquent-ils pas l’ours un poignard а la main, et l’acier n’est-il pas plus sыr que le plomb? Voici une lame solide. Passez-la а votre ceinture et partons. »

 

Je regardai mes compagnons. Ils йtaient armйs comme nous, et, de plus, Ned Land brandissait un йnorme harpon qu’il avait dйposй dans le canot avant de quitter le Nautilus.

 


Ned Land brandissait son йnorme harpon.

 

Puis, suivant l’exemple du capitaine, je me laissai coiffer de la pesante sphиre de cuivre, et nos rйservoirs a air furent immйdiatement mis en activitй.

 

Un instant aprиs, les matelots de l’embarcation nous dйbarquaient les uns aprиs les autres, et, par un mиtre et demi d’eau, nous prenions pied sur un sable uni. Le capitaine Nemo nous fit un signe de la main. Nous le suivоmes, et par une pente douce nous disparыmes sous les flots.

 

Lа, les idйes qui obsйdaient mon cerveau m’abandonnиrent. Je redevins йtonnamment calme. La facilitй de mes mouvements accrut ma confiance, et l’йtrangetй du spectacle captiva mon imagination.

 

Le soleil envoyait dйjа sous les eaux une clartй suffisante. Les moindres objets restaient perceptibles. Aprиs dix minutes de marche, nous йtions par cinq mиtres d’eau, et le terrain devenait а peu prиs plat.

 

Sur nos pas, comme des compagnies de bйcassines dans un marais, se levaient des volйes de poissons curieux du genre des monoptиres, dont les sujets n’ont d’autre nageoire que celle de la queue. Je reconnus le javanais, vйritable serpent long de huit dйcimиtres, au ventre livide, que l’on confondrait facilement avec le congre sans les lignes d’or de ses flancs. Dans le genre des stromatйes, dont le corps est trиs-comprimй et ovale, j’observai des parus aux couleurs йclatantes portant comme une faux leur nageoire dorsale, poissons comestibles qui, sйchйs et marinйs, forment un mets excellent connu sous le nom de karawade; puis des tranquebars, appartenant au genre des apsiphoroпdes, dont le corps est recouvert d’une cuirasse йcailleuse а huit pans longitudinaux.

 

Cependant l’йlйvation progressive du soleil йclairait de plus en plus la masse des eaux. Le sol changeait peu а peu. Au sable fin succйdait une vйritable chaussйe de rochers arrondis, revкtus d’un tapis de mollusques et de zoophytes. Parmi les йchantillons de ces deux embranchements, je remarquai des placиnes а valves minces et inйgales, sortes d’ostracйes particuliиres а la mer Rouge et а l’ocйan Indien, des lucines orangйes а coquille orbiculaire, des tariиres subulйes, quelques-unes de ces pourpres persiques qui fournissaient au Nautilus une teinture admirable, des rochers cornus, longs de quinze centimиtres, qui se dressaient sous les flots comme des mains prкtes а vous saisir, des turbinelles cornigиres, toutes hйrissйes d’йpines, des lingules hyantes, des anatines, coquillages comestibles qui alimentent les marchйs de l’Hindoustan, des pйlagies panopyres, lйgиrement lumineuses, et enfin d’admirables oculines flabelliformes, magnifiques йventails qui forment l’une des plus riches arborisations de ces mers.

 

Au milieu de ces plantes vivantes et sous les berceaux d’hydrophytes couraient de gauches lйgions d’articulйs, particuliиrement des ranines dentйes, dont la carapace reprйsente un triangle un peu arrondi, des birgues spйciales а ces parages, des parthenopes horribles, dont l’aspect rйpugnait aux regards. Un animal non moins hideux que je rencontrai plusieurs fois, ce fut ce crabe йnorme observй par M. Darwin, auquel la nature a donnй l’instinct et la force nйcessaires pour se nourrir de noix de coco; il grimpe aux arbres du rivage, il fait tomber la noix qui se fend dans sa chute, et il l’ouvre avec ses puissantes pinces. Ici, sous ces flots clairs, ce crabe courait avec une agilitй sans pareille, tandis que des chйlonйes franches, de cette espиce qui frйquente les cфtes du Malabar, se dйplaзaient lentement entre les roches йbranlйes.

 

Vers sept heures, nous arpentions enfin le banc de pintadines, sur lequel les huоtres perliиres se reproduisent par millions. Ces mollusques prйcieux adhйraient aux rocs et y йtaient fortement attachйs par ce byssus de couleur brune qui ne leur permet pas de se dйplacer. En quoi ces huоtres sont infйrieures aux moules elles-mкmes auxquelles la nature n’a pas refusй toute facultй de locomotion.

 

La pintadine meleagrina, la mиre perle, dont les valves sont а peu prиs йgales, se prйsente sous la forme d’une coquille arrondie, aux йpaisses parois, trиs-rugueuses а l’extйrieur. Quelques-unes de ces coquilles йtaient feuilletйes et sillonnйes de bandes verdвtres qui rayonnaient de leur sommet. Elles appartenaient aux jeunes huоtres. Les autres, а surface rude et noire, vieilles de dix ans et plus, mesuraient jusqu’а quinze centimиtres de largeur.

 

Le capitaine Nemo me montra de la main cet amoncellement prodigieux de pintadines, et je compris que cette mine йtait vйritablement inйpuisable, car la force crйatrice de la nature l’emporte sur l’instinct destructif de l’homme. Ned Land, fidиle а cet instinct, se hвtait d’emplir des plus beaux mollusques un filet qu’il portait а son cфtй.

 

Mais nous ne pouvions nous arrкter. Il fallait suivre le capitaine qui semblait se diriger par des sentiers connus de lui seul. Le sol remontait sensiblement, et parfois mon bras, que j’йlevais, dйpassait la surface de la mer. Puis le niveau du banc se rabaissait capricieusement. Souvent nous tournions de hauts rocs effilйs en pyramidions. Dans leurs sombres anfractuositйs de gros crustacйs, pointйs sur leurs hautes pattes comme des machines de guerre, nous regardaient de leurs yeux fixes, et sous nos pieds rampaient des myrianes, des glycиres, des aricies et des annйlides, qui allongeaient dйmesurйment leurs antennes et leurs cyrrhes tentaculaires.

 

En ce moment s’ouvrit devant nos pas une vaste grotte, creusйe dans un pittoresque entassement de rochers tapissйs de toutes les hautes-lisses de la flore sous-marine. D’abord, cette grotte me parut profondйment obscure. Les rayons solaires semblaient s’y йteindre par dйgradations successives. Sa vague transparence n’йtait plus que de la lumiиre noyйe.

 

Le capitaine Nemo y entra. Nous aprиs lui. Mes yeux s’accoutumиrent bientфt а ces tйnиbres relatives. Je distinguai les retombйes si capricieusement contournйes de la voыte que supportaient des piliers naturels, largement assis sur leur base granitique, comme les lourdes colonnes de l’architecture toscane. Pourquoi notre incomprйhensible guide nous entraоnait-il au fond de cette crypte sous-marine? J’allais le savoir avant peu.

 

Aprиs avoir descendu une pente assez raide, nos pieds foulиrent le fond d’une sorte de puits circulaire. Lа, le capitaine Nemo s’arrкta, et de la main il nous indiqua un objet que je n’avais pas encore aperзu.

 

C’йtait une huоtre de dimension extraordinaire, une tridacne gigantesque, un bйnitier qui eыt contenu un lac d’eau sainte, une vasque dont la largeur dйpassait deux mиtres, et consйquemment plus grande que celle qui ornait le salon du Nautilus.

 

Je m’approchai de ce mollusque phйnomйnal. Par son byssus il adhйrait а une table de granit, et lа il se dйveloppait isolйment dans les eaux calmes de la grotte. J’estimai le poids de cette tridacne а trois cents kilogrammes. Or, une telle huоtre contient quinze kilos de chair, et il faudrait l’estomac d’un Gargantua pour en absorber quelques douzaines.

 

Le capitaine Nemo connaissait йvidemment l’existence de ce bivalve. Ce n’йtait pas la premiиre fois qu’il le visitait, et je pensais qu’en nous conduisant en cet endroit il voulait seulement nous montrer une curiositй naturelle. Je me trompais. Le capitaine Nemo avait un intйrкt particulier а constater l’йtat actuel de cette tridacne.

 

Les deux valves du mollusque йtaient entr’ouvertes. Le capitaine s’approcha et introduisit son poignard entre les coquilles pour les empкcher de se rabattre; puis, de la main, il souleva la tunique membraneuse et frangйe sur ses bords qui formait le manteau de l’animal.

 


Je m’approchai de ce mollusque phйnomйnal.

 

Lа, entre les plis foliacйs, je vis une perle libre dont la grosseur йgalait celle d’une noix de cocotier. Sa forme globuleuse, sa limpiditй parfaite, son orient admirable en faisaient un bijou d’un inestimable prix. Emportй par la curiositй, j’йtendais la main pour la saisir, pour la peser, pour la palper! Mais le capitaine m’arrкta, fit un signe nйgatif, et, retirant son poignard par un mouvement rapide, il laissa les deux valves se refermer subitement.

 

Je compris alors quel йtait le dessein du capitaine Nemo. En laissant cette perle enfouie sous le manteau de la tridacne, il lui permettait de s’accroоtre insensiblement. Avec chaque annйe la sйcrйtion du mollusque y ajoutait de nouvelles couches concentriques. Seul, le capitaine connaissait la grotte oщ «mыrissait » cet admirable fruit de la nature; seul il l’йlevait, pour ainsi dire, afin de la transporter un jour dans son prйcieux musйe. Peut-кtre mкme, suivant l’exemple des Chinois et des Indiens, avait-il dйterminй la production de cette perle en introduisant sous les plis du mollusque quelque morceau de verre et de mйtal, qui s’йtait peu а peu recouvert de la matiиre nacrйe. En tout cas, comparant cette perle а celles que je connaissais dйjа, а celles qui brillaient dans la collection du capitaine, j’estimai sa valeur а dix millions de francs au moins. Superbe curiositй naturelle et non bijou de luxe, car je ne sais quelles oreilles fйminines auraient pu la supporter.

 

La visite а l’opulente tridacne йtait terminйe. Le capitaine Nemo quitta la grotte, et nous remontвmes sur le banc de pintadines, au milieu de ces eaux claires que ne troublait pas encore le travail des plongeurs.

 

Nous marchions isolйment, en vйritables flвneurs, chacun s’arrкtant ou s’йloignant au grй de sa fantaisie. Pour mon compte, je n’avais plus aucun souci des dangers que mon imagination avait exagйrйs si ridiculement. Le haut-fond se rapprochait sensiblement de la surface de la mer, et bientфt par un mиtre d’eau ma tкte dйpassa le niveau ocйanique. Conseil me rejoignit, et collant sa grosse capsule а la mienne, il me fit des yeux un salut amical. Mais ce plateau йlevй ne mesurait que quelques toises, et bientфt nous fыmes rentrйs dans notre йlйment. Je crois avoir maintenant le droit de le qualifier ainsi.

 

Dix minutes aprиs, le capitaine Nemo s’arrкtait soudain. Je crus qu’il faisait halte pour retourner sur ses pas. Non. D’un geste, il nous ordonna de nous blottir prиs de lui au fond d’une large anfractuositй. Sa main se dirigea vers un point de la masse liquide, et je regardai attentivement.

 

А cinq mиtres de moi, une ombre apparut et s’abaissa jusqu’au sol. L’inquiйtante idйe des requins traversa mon esprit. Mais je me trompais, et, cette fois encore, nous n’avions pas affaire aux monstres de l’Ocйan.

 

C’йtait un homme, un homme vivant, un Indien, un noir, un pкcheur, un pauvre diable, sans doute, qui venait glaner avant la rйcolte. J’apercevais les fonds de son canot mouillй а quelques pieds au-dessus de sa tкte. Il plongeait, et remontait successivement. Une pierre taillйe en pain de sucre et qu’il serrait du pied, tandis qu’une corde la rattachait а son bateau, lui servait а descendre plus rapidement au fond de la mer. C’йtait lа tout son outillage. Arrivй au sol, par cinq mиtres de profondeur environ, il se prйcipitait а genoux et remplissait son sac de pintadines ramassйes au hasard. Puis, il remontait, vidait son sac, ramenait sa pierre, et recommenзait son opйration qui ne durait que trente secondes.

 

Ce plongeur ne nous voyait pas. L’ombre du rocher nous dйrobait a ses regards. Et d’ailleurs, comment ce pauvre Indien aurait-il jamais supposй que des hommes, des кtres semblables а lui, fussent lа, sous les eaux, йpiant ses mouvements, ne perdant aucun dйtail de sa pкche!

 

Plusieurs fois, il remonta ainsi et plongea de nouveau. Il ne rapportait pas plus d’une dizaine de pintadines а chaque plongйe, car il fallait les arracher du banc auquel elles s’accrochaient par leur robuste byssus. Et combien de ces huоtres йtaient privйes de ces perles pour lesquelles il risquait sa vie!



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