– Ainsi, capitaine Nemo, ce n’est pas la premiиre fois que vous parcourez la mer Rouge а bord du Nautilus?
– Non, monsieur.
– Alors, puisque vous parliez plus haut du passage des Israйlites et de la catastrophe des Йgyptiens, je vous demanderai si vous avez reconnu sous les eaux des traces de ce grand fait historique?
– Non, monsieur le professeur, et cela pour une excellente raison.
– Laquelle?
– C’est que l’endroit mкme oщ Moпse a passй avec tout son peuple est tellement ensablй maintenant que les chameaux y peuvent а peine baigner leurs jambes. Vous comprenez que mon Nautilus n’aurait pas assez d’eau pour lui.
– Et cet endroit?… demandai-je.
– Cet endroit est situй un peu au-dessus de Suez, dans ce bras qui formait autrefois un profond estuaire, alors que la mer Rouge s’йtendait jusqu’aux lacs amers. Maintenant, que ce passage soit miraculeux ou non, les Israйlites n’en ont pas moins passй lа pour gagner la Terre promise, et l’armйe de Pharaon a prйcisйment pйri en cet endroit. Je pense donc que des fouilles pratiquйes au milieu de ces sables mettraient а dйcouvert une grande quantitй d’armes et d’instruments d’origine йgyptienne.
– C’est йvident, rйpondis-je, et il faut espйrer pour les archйologues que ces fouilles se feront tфt ou tard, lorsque des villes nouvelles s’йtabliront sur cet isthme, aprиs le percement du canal de Suez. Un canal bien inutile pour un navire tel que le Nautilus!
– Sans doute, mais utile au monde entier, dit le capitaine Nemo. Les anciens avaient bien compris cette utilitй pour leurs affaires commerciales d’йtablir une communication entre la mer Rouge et la Mйditerranйe; mais ils ne songиrent point а creuser un canal direct, et ils prirent le Nil pour intermйdiaire. Trиs-probablement, le canal qui rйunissait le Nil а la mer Rouge fut commencй sous Sйsostris, si l’on en croit la tradition. Ce qui est certain, c’est que, six cent quinze ans avant Jйsus-Christ, Necos entreprit les travaux d’un canal alimentй par les eaux du Nil, а travers la plaine d’Йgypte qui regarde l’Arabie. Ce canal se remontait en quatre jours, et sa largeur йtait telle que deux trirиmes pouvaient y passer de front. Il fut continuй par Darius, fils d’Hytaspe, et probablement achevй par Ptolйmйe II. Strabon le vit employй а la navigation; mais la faiblesse de sa pente entre son point de dйpart, prиs de Bubaste, et la mer Rouge, ne le rendait navigable que pendant quelques mois de l’annйe. Ce canal servit au commerce jusqu’au siиcle des Antonins; abandonnй, ensablй, puis rйtabli par les ordres du calife Omar, il fut dйfinitivement comblй en 761 ou 762 par le calife Al-Mansor, qui voulut empкcher les vivres d’arriver а Mohammed-ben-Abdoallah, rйvoltй contre lui. Pendant l’expйdition d’Йgypte, votre gйnйral Bonaparte retrouva les traces de ces travaux dans le dйsert de Suez, et, surpris par la marйe, il faillit pйrir quelques heures avant de rejoindre Hadjaroth, lа mкme oщ Moпse avait campй trois mille trois cents ans avant lui.
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– Eh bien, capitaine, ce que les anciens n’avaient osй entreprendre, cette jonction entre les deux mers qui abrйgera de neuf mille kilomиtres la route de Cadix aux Indes, M. de Lesseps l’a fait, et avant peu, il aura changй l’Afrique en une оle immense.
– Oui, monsieur Aronnax, et vous avez le droit d’кtre fier de votre compatriote. C’est un homme qui honore plus une nation que les plus grands capitaines! Il a commencй comme tant d’autres par les ennuis et les rebuts, mais il a triomphй, car il a le gйnie de la volontй. Et il est triste de penser que cette œuvre, qui aurait dы кtre une œuvre internationale, qui aurait suffi а illustrer un rиgne, n’aura rйussi que par l’йnergie d’un seul homme. Donc, honneur а M. de Lesseps!
– Oui, honneur а ce grand citoyen, rйpondis-je, tout surpris de l’accent avec lequel le capitaine Nemo venait de parler.
– Malheureusement, reprit-il, je ne puis vous conduire а travers ce canal de Suez, mais vous pourrez apercevoir les longues jetйes de Port-Saпd aprиs-demain, quand nous serons dans la Mйditerranйe.
– Dans la Mйditerranйe! m’йcriai-je.
– Oui, monsieur le professeur, cela vous йtonne?
– Ce qui m’йtonne, c’est de penser que nous y serons aprиs-demain.
– Vraiment?
– Oui, capitaine, bien que je dusse кtre habituй а ne m’йtonner de rien depuis que je suis а votre bord!
– Mais а quel propos cette surprise?
– А propos de l’effroyable vitesse que vous serez forcй d’imprimer au Nautilus s’il doit se retrouver aprиs-demain en pleine Mйditerranйe, ayant fait le tour de l’Afrique et doublй le cap de Bonne-Espйrance!
– Et qui vous dit qu’il fera le tour de l’Afrique, monsieur le professeur? Qui vous parle de doubler le cap de Bonne-Espйrance!
– Cependant, а moins que le Nautilus ne navigue en terre ferme et qu’il ne passe par-dessus l’isthme…
– Ou par-dessous, monsieur Aronnax.
– Par-dessous?
– Sans doute, rйpondit tranquillement le capitaine Nemo. Depuis longtemps la nature a fait sous cette langue de terre ce que les hommes font aujourd’hui а sa surface.
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– Quoi! il existerait un passage!
– Oui, un passage souterrain que j’ai nommй Arabian-Tunnel. Il prend au-dessous de Suez et aboutit au golfe de Pйluse.
– Mais cet isthme n’est composй que de sables mouvants?
– Jusqu’а une certaine profondeur. Mais а cinquante mиtres seulement se rencontre une inйbranlable assise de roc.
– Et c’est par hasard que vous avez dйcouvert ce passage? demandai-je de plus en plus surpris.
– Hasard et raisonnement, monsieur le professeur, et mкme, raisonnement plus que hasard.
– Capitaine, je vous йcoute, mais mon oreille rйsiste а ce qu’elle entend.
– Ah monsieur! Aures habent et non audient est de tous les temps. Non seulement ce passage existe, mais j’en ai profitй plusieurs fois. Sans cela, je ne me serais pas aventurй aujourd’hui dans cette impasse de la mer Rouge.
– Est-il indiscret de vous demander comment vous avez dйcouvert ce tunnel?
– Monsieur, me rйpondit le capitaine, il n’y peut y avoir rien de secret entre gens qui ne doivent plus se quitter. »
Je ne relevai pas l’insinuation et j’attendis le rйcit du capitaine Nemo.
«Monsieur le professeur, me dit-il, c’est un simple raisonnement de naturaliste qui m’a conduit а dйcouvrir ce passage que je suis seul а connaоtre. J’avais remarquй que dans la mer Rouge et dans la Mйditerranйe, il existait un certain nombre de poissons d’espиces absolument identiques, des ophidies, des fiatoles, des girelles, des persиgues, des joels, des exocets. Certain de ce fait je me demandai s’il n’existait pas de communication entre les deux mers. Si elle existait, le courant souterrain devait forcйment aller de la mer Rouge а la Mйditerranйe par le seul effet de la diffйrence des niveaux. Je pкchai donc un grand nombre de poissons aux environs de Suez. Je leur passai а la queue un anneau de cuivre, et je les rejetai а la mer. Quelques mois plus tard, sur les cфtes de Syrie, je reprenais quelques йchantillons de mes poissons ornйs de leur anneau indicateur. La communication entre les deux m’йtait donc dйmontrйe. Je la cherchai avec mon Nautilus, je la dйcouvris, je m’y aventurai, et avant peu, monsieur le professeur, vous aussi vous aurez franchi mon tunnel arabique! »
V
ARABIAN-TUNNEL
Ce jour mкme, je rapportai а Conseil et а Ned Land la partie de cette conversation qui les intйressait directement. Lorsque je leur appris que, dans deux jours, nous serions au milieu des eaux de la Mйditerranйe, Conseil battit des mains, mais le Canadien haussa les йpaules.
«Un tunnel sous-marin! s’йcria-t-il, une communication entre les deux mers! Qui a jamais entendu parler de cela?
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– Ami Ned, rйpondit Conseil, aviez-vous jamais entendu parler du Nautilus? Non! il existe cependant. Donc, ne haussez pas les йpaules si lйgиrement, et ne repoussez pas les choses sous prйtexte que vous n’en avez jamais entendu parler.
– Nous verrons bien! riposta Ned Land, en secouant la tкte. Aprиs tout, je ne demande pas mieux que de croire а son passage, а ce capitaine, et fasse le ciel qu’il nous conduise, en effet, dans la Mйditerranйe. »
Le soir mкme, par 21°30’ de latitude nord, le Nautilus, flottant а la surface de la mer, se rapprocha de la cфte arabe. J’aperзus Djeddah, important comptoir de l’Йgypte, de la Syrie, de la Turquie et des Indes. Je distinguai assez nettement l’ensemble de ses constructions, les navires amarrйs le long des quais, et ceux que leur tirant d’eau obligeait а mouiller en rade. Le soleil, assez bas sur l’horizon, frappait en plein les maisons de la ville et faisait ressortir leur blancheur. En dehors, quelques cabanes de bois ou de roseaux indiquaient le quartier habitй par les Bйdouins.
Bientфt Djeddah s’effaзa dans les ombres du soir, et le Nautilus rentra sous les eaux lйgиrement phosphorescentes.
Le lendemain, 10 fйvrier, plusieurs navires apparurent qui couraient а contre-bord de nous. Le Nautilus reprit sa navigation sous-marine; mais а midi, au moment du point, la mer йtant dйserte, il remonta jusqu’а sa ligne de flottaison.
Accompagnй de Ned et de Conseil, je vins m’asseoir sur la plate-forme. La cфte а l’est se montrait comme une masse а peine estompйe dans un humide brouillard.
Appuyйs sur les flancs du canot, nous causions de choses et d’autres, quand Ned Land tendant sa main vers un point de la mer, me dit:
«Voyez-vous lа quelque chose, monsieur le professeur?
– Non, Ned, rйpondis-je, mais je n’ai pas vos yeux, vous le savez.
– Regardez bien, reprit Ned, lа, par tribord devant, а peu prиs а la hauteur du fanal! Vous ne voyez pas une masse qui semble remuer?
– En effet, dis-je, aprиs une attentive observation, j’aperзois comme un long corps noirвtre а la surface des eaux.
– Un autre Nautilus? dit Conseil.
– Non, rйpondit le Canadien, mais je me trompe fort, ou c’est lа quelque animal marin.
Quelques cabanes de bois ou de roseaux.
– Y a-t-il des baleines dans la mer Rouge? demanda Conseil.
«Voyez-vous lа quelque chose? »
– Oui, mon garзon, rйpondis-je, on en rencontre quelquefois.
– Ce n’est point une baleine, reprit Ned Land, qui ne perdait pas des yeux l’objet signalй. Les baleines et moi, nous sommes de vieilles connaissances, et je ne me tromperais pas а leur allure.
– Attendons, dit Conseil. Le Nautilus se dirige de ce cфtй, et avant peu nous saurons а quoi nous en tenir. »
En effet, cet objet noirвtre ne fut bientфt qu’а un mille de nous. Il ressemblait а un gros йcueil йchouй en pleine mer. Qu’йtait-ce? Je ne pouvais encore me prononcer.
«Ah! il marche! il plonge! s’йcria Ned Land. Mille diables! Quel peut кtre cet animal? Il n’a pas la queue bifurquйe comme les baleines ou les cachalots, et ses nageoires ressemblent а des membres tronquйs.
– Mais alors…, fis-je.
– Bon, reprit le Canadien, le voilа sur le dos, et il dresse ses mamelles en l’air!
– C’est une sirиne, s’йcria Conseil, une vйritable sirиne, n’en dйplaise а monsieur. »
Ce nom de sirиne me mit sur la voie, et je compris que cet animal appartenait а cet ordre d’кtres marins, dont la fable a fait les sirиnes, moitiй femmes et moitiй poissons.
«Non, dis-je а Conseil, ce n’est point une sirиne, mais un кtre curieux dont il reste а peine quelques йchantillons dans la mer Rouge. C’est un dugong.
– Ordre des syrйniens, groupe des pisciformes, sous-classe des monodelphiens, classe des mammifиres, embranchement des vertйbrйs », rйpondit Conseil.
Et lorsque Conseil avait ainsi parlй, il n’y avait plus rien а dire.
Cependant Ned Land regardait toujours. Ses yeux brillaient de convoitise а la vue de cet animal. Sa main semblait prкte а le harponner. On eыt dit qu’il attendait le moment de se jeter а la mer pour l’attaquer dans son йlйment.
«Oh! monsieur, me dit-il d’une voix tremblante d’йmotion, je n’ai jamais tuй de «cela ». »
Tout le harponneur йtait dans ce mot.
En cet instant, le capitaine Nemo parut sur la plateforme. Il aperзut le dugong. Il comprit l’attitude du Canadien, et s’adressant directement а lui:
«Si vous teniez un harpon, maоtre Land, est-ce qu’il ne vous brыlerait pas la main?
– Comme vous dites, monsieur.
– Et il ne vous dйplairait pas de reprendre pour un jour votre mйtier de pкcheur, et d’ajouter ce cйtacй а la liste de ceux que vous avez dйjа frappйs?
– Cela ne me dйplairait point.
– Eh bien, vous pouvez essayer.
– Merci, monsieur, rйpondit Ned Land dont les yeux s’enflammиrent.
– Seulement, reprit le capitaine, je vous engage а ne pas manquer cet animal, et cela dans votre intйrкt.
– Est-ce que ce dugong est dangereux а attaquer? demandai-je malgrй le haussement d’йpaule du Canadien.
– Oui, quelquefois, rйpondit le capitaine. Cet animal revient sur ses assaillants et chavire leur embarcation. Mais pour maоtre Land, ce danger n’est pas а craindre. Son coup d’œil est prompt, son bras est sыr. Si je lui recommande de ne pas manquer ce dugong, c’est qu’on le regarde justement comme un fin gibier, et je sais que maоtre Land ne dйteste pas les bons morceaux.
– Ah! fit le Canadien, cette bкte-la se donne aussi le luxe d’кtre bonne а manger?
– Oui, maоtre Land. Sa chair, une viande vйritable, est extrкmement estimйe, et on la rйserve dans toute la Malaisie pour la table des princes. Aussi fait-on а cet excellent animal une chasse tellement acharnйe que, de mкme que le lamantin, son congйnиre, il devient de plus en plus rare.
– Alors, monsieur le capitaine, dit sйrieusement Conseil, si par hasard celui-ci йtait le dernier de sa race, ne conviendrait-il pas de l’йpargner dans l’intйrкt de la science?
– Peut-кtre, rйpliqua le Canadien; mais, dans l’intйrкt de la cuisine, il vaut mieux lui donner la chasse.
– Faites donc, maоtre Land », rйpondit le capitaine Nemo.
En ce moment sept hommes de l’йquipage, muets et impassibles comme toujours, montиrent sur la plate-forme. L’un portait un harpon et une ligne semblable а celles qu’emploient les pкcheurs de baleines. Le canot fut dйpontй, arrachй de son alvйole, lancй а la mer. Six rameurs prirent place sur leurs bancs et le patron se mit а la barre. Ned, Conseil et moi, nous nous assоmes а l’arriиre.
«Vous ne venez pas, capitaine? demandai-je.
– Non, monsieur, mais je vous souhaite une bonne chasse. »
Le canot dйborda, et, enlevй par ses six avirons, il se dirigea rapidement vers le dugong, qui flottait alors а deux milles du Nautilus.
Arrivй а quelques encablures du cйtacй, il ralentit sa marche, et les rames plongиrent sans bruit dans les eaux tranquilles. Ned Land, son harpon а la main, alla se placer debout sur l’avant du canot. Le harpon qui sert а frapper la baleine est ordinairement attachй а une trиs-longue corde qui se dйvide rapidement lorsque l’animal blessй l’entraоne avec lui. Mais ici la corde ne mesurait pas plus d’une dizaine de brasses, et son extrйmitй йtait seulement frappйe sur un petit baril qui, en flottant, devait indiquer la marche du dugong sous les eaux.
Je m’йtais levй et j’observais distinctement l’adversaire du Canadien. Ce dugong, qui porte aussi le nom d’halicore, ressemblait beaucoup au lamantin. Son corps oblong se terminait par une caudale trиs-allongйe et ses nageoires latйrales par de vйritables doigts. Sa diffйrence avec le lamantin consistait en ce que sa mвchoire supйrieure йtait armйe de deux dents longues et pointues, qui formaient de chaque cфtй des dйfenses divergentes.
Ce dugong, que Ned Land se prйparait а attaquer, avait des dimensions colossales, et sa longueur dйpassait au moins sept mиtres. Il ne bougeait pas et semblait dormir а la surface des flots, circonstance qui rendait sa capture plus facile.
Le gigantesque animal soulevait l’embarcation.
Le canot s’approcha prudemment а trois brasses de l’animal. Les avirons restиrent suspendus sur leurs dames. Je me levai а demi. Ned Land, le corps un peu rejetй en arriиre, brandissait son harpon d’une main exercйe.
Soudain, un sifflement se fit entendre, et le dugong disparut. Le harpon, lancй avec force, n’avait frappй que l’eau sans doute.
«Mille diables! s’йcria le Canadien furieux, je l’ai manquй!
– Non, dis-je, l’animal est blessй, voici son sang, mais votre engin ne lui est pas restй dans le corps.
– Mon harpon! mon harpon! » cria Ned Land.
Les matelots se remirent а nager, et le patron dirigea l’embarcation vers le baril flottant. Le harpon repкchй, le canot se mit а la poursuite de l’animal.
Celui-ci revenait de temps en temps а la surface de la mer pour respirer. Sa blessure ne l’avait pas affaibli, car il filait avec une rapiditй extrкme. L’embarcation, manœuvrйe par des bras vigoureux, volait sur ses traces. Plusieurs fois elle l’approcha а quelques brasses, et le Canadien se tenait prкt а frapper; mais le dugong se dйrobait par un plongeon subit, et il йtait impossible de l’atteindre.
On juge de la colиre qui surexcitait l’impatient Ned Land. Il lanзait au malheureux animal les plus йnergiques jurons de la langue anglaise. Pour mon compte, je n’en йtais encore qu’au dйpit de voir le dugong dйjouer toutes nos ruses.
On le poursuivit sans relвche pendant une heure, et je commenзais а croire qu’il serait trиs-difficile de s’en emparer, quand cet animal fut pris d’une malencontreuse idйe de vengeance dont il eut а se repentir. Il revint sur le canot pour l’assaillir а son tour.
Cette manœuvre n’йchappa point au Canadien.
«Attention! » dit-il.
Le patron prononзa quelques mots de sa langue bizarre, et sans doute il prйvint ses hommes de se tenir sur leur garde.
Le dugong, arrivй а vingt pieds du canot, s’arrкta, huma brusquement l’air avec ses vastes narines percйes non а l’extrйmitй, mais а la partie supйrieure de son museau. Puis, prenant son йlan, il se prйcipita sur nous.
Le canot ne put йviter son choc; а demi renversй, il embarqua une ou deux tonnes d’eau qu’il fallut vider; mais, grвce а l’habiletй du patron, abordй de biais et non de plein, il ne chavira pas. Ned Land, cramponnй а l’йtrave, lardait de coups de harpon le gigantesque animal, qui, de ses dents incrustйes dans le plat-bord, soulevait l’embarcation hors de l’eau comme un lion fait d’un chevreuil. Nous йtions renversйs les uns sur les autres, et je ne sais trop comment aurait fini l’aventure, si le Canadien, toujours acharnй contre la bкte, ne l’eыt enfin frappйe au cœur.
J’entendis le grincement des dents sur la tфle, et le dugong disparut, entraоnant le harpon avec lui. Mais bientфt le baril revint а la surface, et peu d’instants aprиs, apparut le corps de l’animal, retournй sur le dos. Le canot le rejoignit, le prit а la remorque et se dirigea vers le Nautilus.
Il fallut employer des palans d’une grande puissance pour hisser le dugong sur la plate-forme. Il pesait cinq mille kilogrammes. On le dйpeзa sous les yeux du Canadien, qui tenait а suivre tous les dйtails de l’opйration. Le jour mкme, le stewart me servit au dоner quelques tranches de cette chair habilement apprкtйe par le cuisinier du bord. Je la trouvai excellente, et mкme supйrieure а celle du veau, sinon du bœuf.
Le lendemain 11 fйvrier, l’office du Nautilus s’enrichit encore d’un gibier dйlicat. Une compagnie d’hirondelles de mer s’abattit sur le Nautilus. C’йtait une espиce de sterna nilotica, particuliиre а l’Йgypte, dont le bec est noir, la tкte grise et pointillйe, l’œil entourй de points blancs, le dos, les ailes et la queue grisвtres, le ventre et la gorge blancs, les pattes rouges. On prit aussi quelques douzaines de canards du Nil, oiseaux sauvages d’un haut goыt, dont le cou et le dessus de la tкte sont blancs et tachetйs de noir.
La vitesse du Nautilus йtait alors modйrйe. Il s’avanзait en flвnant, pour ainsi dire. J’observai que l’eau de la mer Rouge devenait de moins en moins salйe, а mesure que nous approchions de Suez.
Vers cinq heures du soir, nous relevions au nord le cap de Ras-Mohammed. C’est ce cap qui forme l’extrйmitй de l’Arabie Pйtrйe, comprise entre le golfe de Suez et le golfe d’Acabah.
Le Nautilus pйnйtra dans le dйtroit de Jubal, qui conduit au golfe de Suez. J’aperзus distinctement une haute montagne, dominant entre les deux golfes le Ras-Mohammed. C’йtait le mont Oreb, ce Sinaп, au sommet duquel Moпse vit Dieu face а face, et que l’esprit se figure incessamment couronnй d’йclairs.
А six heures, le Nautilus, tantфt flottant, tantфt immergй, passait au large de Tor, assise au fond d’une baie dont les eaux paraissaient teintйes de rouge, observation dйjа faite par le capitaine Nemo. Puis la nuit se fit, au milieu d’un lourd silence que rompaient parfois le cri du pйlican et de quelques oiseaux de nuit, le bruit du ressac irritй par les rocs ou le gйmissement lointain d’un steamer battant les eaux du golfe de ses pales sonores.
De huit а neuf heures, le Nautilus demeura а quelques mиtres sous les eaux. Suivant mon calcul, nous devions кtre trиs-prиs de Suez. А travers les panneaux du salon, j’apercevais des fonds de rochers vivement йclairйs par notre lumiиre йlectrique. Il me semblait que le dйtroit se rйtrйcissait de plus en plus.
А neuf heures un quart, le bateau йtant revenu а la surface, je montai sur la plate-forme. Trиs-impatient de franchir le tunnel du capitaine Nemo, je ne pouvais tenir en place, et je cherchais а respirer l’air frais de la nuit.
Bientфt, dans l’ombre, j’aperзus un feu pвle, а demi dйcolorй par la brume, qui brillait а un mille de nous.
«Un phare flottant », dit-on prиs de moi.
Je me retournai et je reconnus le capitaine.
«C’est le feu flottant de Suez, reprit-il. Nous ne tarderons pas а gagner l’orifice du tunnel.
– L’entrйe n’en doit pas кtre facile?
– Non, monsieur. Aussi j’ai pour habitude de me tenir dans la cage du timonier pour diriger moi-mкme la manœuvre. Et maintenant, si vous voulez descendre, monsieur Aronnax, le Nautilus va s’enfoncer sous les flots, et il ne reviendra а leur surface qu’aprиs avoir franchi l’Arabian-Tunnel. »
Je suivis le capitaine Nemo. Le panneau se ferma, les rйservoirs d’eau s’emplirent, et l’appareil s’immergea d’une dizaine de mиtres.
Au moment oщ me disposais а regagner ma chambre, le capitaine m’arrкta.
«Monsieur le professeur, me dit-il, vous plairait-il de m’accompagner dans la cage du pilote?
– Je n’osais vous le demander, rйpondis-je.
– Venez donc. Vous verrez ainsi tout ce que l’on peut voir de cette navigation а la fois sous-terrestre et sous-marine. »
Le capitaine Nemo me conduisit vers l’escalier central. А mi-rampe, il ouvrit une porte, suivit les coursives supйrieures et arriva dans la cage du pilote, qui, on le sait, s’йlevait а l’extrйmitй de la plate-forme.
C’йtait une cabine mesurant six pieds sur chaque face, а peu prиs semblable а celles qu’occupent les timoniers des steamboats du Mississipi ou de l’Hudson. Au milieu se manœuvrait une roue disposйe verticalement, engrenйe sur les drosses du gouvernail qui couraient jusqu’а l’arriиre du Nautilus. Quatre hublots de verres lenticulaires, йvidйs dans les parois de la cabine, permettaient а l’homme de barre de regarder dans toutes les directions.
Cette cabine йtait obscure; mais bientфt mes yeux s’accoutumиrent а cette obscuritй, et j’aperзus le pilote, un homme vigoureux, dont les mains s’appuyaient sur les jantes de la roue. Au-dehors, la mer apparaissait vivement йclairйe par le fanal qui rayonnait en arriиre de la cabine, а l’autre extrйmitй de la plate-forme.
«Maintenant, dit le capitaine Nemo, cherchons notre passage. »
Des fils йlectriques reliaient la cage du timonier avec la chambre des machines, et de lа, le capitaine pouvait communiquer simultanйment а son Nautilus la direction et le mouvement. Il pressa un bouton de mйtal, et aussitфt la vitesse de l’hйlice fut trиs-diminuйe.
Je regardais en silence la haute muraille trиs-accore que nous longions en ce moment, inйbranlable base du massif sableux de la cфte. Nous la suivоmes ainsi pendant une heure, а quelques mиtres de distance seulement. Le capitaine Nemo ne quittait pas du regard la boussole suspendue dans la cabine а ses deux cercles concentriques. Sur un simple geste, le timonier modifiait а chaque instant la direction du Nautilus.
Je m’йtais placй au hublot de bвbord, et j’apercevais de magnifiques substructions de coraux, des zoophytes, des algues et des crustacйs agitant leurs pattes йnormes, qui s’allongeaient hors des anfractuositйs du roc.
А dix heures un quart, le capitaine Nemo prit lui-mкme la barre. Une large galerie, noire et profonde, s’ouvrait devant nous. Le Nautilus s’y engouffra hardiment. Un bruissement inaccoutumй se fit entendre sur ses flancs. C’йtaient les eaux de la mer Rouge que la pente du tunnel prйcipitait vers la Mйditerranйe. Le Nautilus suivait le torrent, rapide comme une flиche, malgrй les efforts de sa machine qui, pour rйsister, battait les flots а contre-hйlice.