Je n’avais pas revu le capitaine depuis notre visite а l’оle de Santorin. Le hasard devait-il me mettre en sa prйsence avant notre dйpart? Je le dйsirais et je le craignais tout а la fois. J’йcoutai si je ne l’entendrais pas marcher dans sa chambre contiguл а la mienne. Aucun bruit ne parvint а mon oreille. Cette chambre devait кtre dйserte.
Alors j’en vins а me demander si cet йtrange personnage йtait а bord. Depuis cette nuit pendant laquelle le canot avait quittй le Nautilus pour un service mystйrieux, mes idйes s’йtaient, en ce qui le concerne, lйgиrement modifiйes. Je pensais, bien qu’il eыt pu dire, que le capitaine Nemo devait avoir conservй avec la terre quelques relations d’une certaine espиce. Ne quittait-il jamais le Nautilus? Des semaines entiиres s’йtaient souvent йcoulйes sans que je l’eusse rencontrй. Que faisait-il pendant ce temps, et alors que je le croyais en proie а des accиs de misanthropie, n’accomplissait-il pas au loin quelque acte secret dont la nature m’йchappait jusqu’ici?
Toutes ces idйes et mille autres m’assaillirent а la fois. Le champ des conjectures ne peut кtre qu’infini dans l’йtrange situation oщ nous sommes. J’йprouvais un malaise insupportable. Cette journйe d’attente me semblait йternelle. Les heures sonnaient trop lentement au grй de mon impatience.
Mon dоner me fut comme toujours servi dans ma chambre. Je mangeai mal, йtant trop prйoccupй. Je quittai la table а sept heures. Cent vingt minutes, – je les comptais, – me sйparaient encore du moment oщ je devais rejoindre Ned Land. Mon agitation redoublait. Mon pouls battait avec violence. Je ne pouvais rester immobile. J’allais et venais, espйrant calmer par le mouvement le trouble de mon esprit. L’idйe de succomber dans notre tйmйraire entreprise йtait le moins pйnible de mes soucis; mais а la pensйe de voir notre projet dйcouvert avant d’avoir quittй le Nautilus, а la pensйe d’кtre ramenй devant le capitaine Nemo irritй, ou, ce qui eыt йtй pis, contristй de mon abandon, mon cœur palpitait.
Je voulus revoir le salon une derniиre fois. Je pris par les coursives, et j’arrivai dans ce musйe oщ j’avais passй tant d’heures agrйables et utiles. Je regardai toutes ces richesses, tous ces trйsors, comme un homme а la veille d’un йternel exil et qui part pour ne plus revenir. Ces merveilles de la nature, ces chefs-d’œuvre de l’art, entre lesquels depuis tant de jours se concentrait ma vie, j’allais les abandonner pour jamais. J’aurais voulu plonger mes regards par la vitre du salon а travers les eaux de l’Atlantique; mais les panneaux йtaient hermйtiquement fermйs et un manteau de tфle me sйparait de cet Ocйan que je ne connaissais pas encore.
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En parcourant ainsi le salon, j’arrivai prиs de la porte, mйnagйe dans le pan coupй, qui s’ouvrait sur la chambre du capitaine. А mon grand йtonnement, cette porte йtait entre-bвillйe. Je reculai involontairement. Si le capitaine Nemo йtait dans sa chambre, il pouvait me voir. Cependant, n’entendant aucun bruit, je m’approchai. La chambre йtait dйserte. Je poussai la porte. Je fis quelques pas а l’intйrieur. Toujours le mкme aspect sйvиre, cйnobitique.
En cet instant, quelques eaux-fortes suspendues а la paroi et que je n’avais pas remarquйes pendant ma premiиre visite, frappиrent mes regards. C’йtaient des portraits, des portraits de ces grands hommes historiques dont l’existence n’a йtй qu’un perpйtuel dйvouement а une grande idйe humaine, Kosciusko, le hйros tombй au cri de Finis Poloniœ, Botzaris, le Lйonidas de la Grиce moderne, O’Connell, le dйfenseur de l’Irlande, Washington, le fondateur de l’Union amйricaine, Manin, le patriote italien, Lincoln, tombй sous la balle d’un esclavagiste, et enfin, ce martyr de l’affranchissement de la race noire, John Brown, suspendu а son gibet, tel que l’a si terriblement dessinй le crayon de Victor Hugo.
Quel lien existait-il entre ces вmes hйroпques et l’вme du capitaine Nemo? Pouvais-je enfin, de cette rйunion de portraits, dйgager le mystиre de son existence? Йtait-il le champion des peuples opprimйs, le libйrateur des races esclaves? Avait-il figurй dans les derniиres commotions politiques ou sociales de ce siиcle. Avait-il йtй l’un des hйros de la terrible guerre amйricaine, guerre lamentable et а jamais glorieuse?…
Tout а coup l’horloge sonna huit heures. Le battement du premier coup de marteau sur le timbre m’arracha а mes rкves. Je tressaillis comme si un œil invisible eыt pu plonger au plus secret de mes pensйes, et je me prйcipitai hors de la chambre.
Lа, mes regards s’arrкtиrent sur la boussole. Notre direction йtait toujours au nord. Le loch indiquait une vitesse modйrйe, le manomиtre, une profondeur de soixante pieds environ. Les circonstances favorisaient donc les projets du Canadien.
Je regagnai ma chambre. Je me vкtis chaudement, bottes de mer, bonnet de loutre, casaque de byssus doublйe de peau de phoque. J’йtais prкt. J’attendis. Les frйmissements de l’hйlice troublaient seuls le silence profond qui rйgnait а bord. J’йcoutais, je tendais l’oreille. Quelque йclat de voix ne m’apprendrait-il pas, tout а coup, que Ned Land venait d’кtre surpris dans ses projets d’йvasion? Une inquiйtude mortelle m’envahit. J’essayai vainement de reprendre mon sang-froid.
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А neuf heures moins quelques minutes, je collai mon oreille prиs de la porte du capitaine. Nul bruit. Je quittai ma chambre, et je revins au salon qui йtait plongй dans une demi-obscuritй, mais dйsert.
J’ouvris la porte communiquant avec la bibliothиque. Mкme clartй insuffisante, mкme solitude. J’allai me poster prиs de la porte qui donnait sur la cage de l’escalier central. J’attendis le signal de Ned Land.
En ce moment, les frйmissements de l’hйlice diminuиrent sensiblement, puis ils cessиrent tout а fait. Pourquoi ce changement dans les allures du Nautilus? Cette halte favorisait-elle ou gкnait-elle les desseins de Ned Land, je n’aurais pu le dire.
Le silence n’йtait plus troublй que par les battements de mon cœur.
Soudain, un lйger choc se fit sentir. Je compris que le Nautilus venait de s’arrкter sur le fond de l’ocйan. Mon inquiйtude redoubla. Le signal du Canadien ne m’arrivait pas. J’avais envie de rejoindre Ned Land pour l’engager а remettre sa tentative. Je sentais que notre navigation ne se faisait plus dans les conditions ordinaires…
En ce moment, la porte du grand salon s’ouvrit, et le capitaine Nemo parut. Il m’aperзut, et, sans autre prйambule:
«Ah! Monsieur le professeur, dit-il d’un ton aimable, je vous cherchais. Savez-vous votre histoire d’Espagne? »
On saurait а fond l’histoire de son propre pays que, dans les conditions oщ je me trouvais, l’esprit troublй, la tкte perdue, on ne pourrait en citer un mot.
«Eh bien? reprit le capitaine Nemo, vous avez entendu ma question? Savez-vous l’histoire d’Espagne?
– Trиs-mal, rйpondis-je.
– Voilа bien les savants, dit le capitaine ils ne savent pas. Alors, asseyez-vous, ajouta-t-il, et je vais vous raconter un curieux йpisode de cette histoire. »
Le capitaine s’йtendit sur un divan, et, machinalement, je pris place auprиs de lui, dans la pйnombre.
«Monsieur le professeur, me dit-il, йcoutez-moi bien. Cette histoire vous intйressera par un certain cфtй, car elle rйpondra а une question que sans doute vous n’avez pu rйsoudre.
– Je vous йcoute, capitaine, dis-je, ne sachant oщ mon interlocuteur voulait en venir, et me demandant si cet incident se rapportait а nos projets de fuite.
– Monsieur le professeur, reprit le capitaine Nemo, si vous le voulez bien, nous remonterons а 1702. Vous n’ignorez pas qu’а cette йpoque, votre roi Louis XIV, croyant qu’il suffisait d’un geste de potentat pour faire rentrer les Pyrйnйes sous terre, avait imposй le duc d’Anjou, son petit-fils, aux Espagnols. Ce prince, qui rйgna plus ou moins mal sous le nom de Philippe V, eut affaire, au-dehors, а forte partie.
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«En effet, l’annйe prйcйdente, les maisons royales de Hollande, d’Autriche et d’Angleterre, avaient conclu а la Haye un traitй d’alliance, dans le but d’arracher la couronne d’Espagne а Philippe V, pour la placer sur la tкte d’un archiduc, auquel elles donnиrent prйmaturйment le nom de Charles III.
«L’Espagne dut rйsister а cette coalition. Mais elle йtait а peu prиs dйpourvue de soldats et de marins. Cependant, l’argent ne lui manquait pas, а la condition toutefois que ses galions, chargйs de l’or et de l’argent de l’Amйrique, entrassent dans ses ports. Or, vers la fin de 1702, elle attendait un riche convoi que la France faisait escorter par une flotte de vingt-trois vaisseaux commandйs par l’amiral de Chвteau-Renaud, car les marines coalisйes couraient alors l’Atlantique.
«Ce convoi devait se rendre а Cadix, mais l’amiral, ayant appris que la flotte anglaise croisait dans ces parages, rйsolut de rallier un port de France.
«Les commandants espagnols du convoi protestиrent contre cette dйcision. Ils voulurent кtre conduits dans un port espagnol, et, а dйfaut de Cadix, dans la baie de Vigo, situйe sur la cфte nord-ouest de l’Espagne, et qui n’йtait pas bloquйe.
«L’amiral de Chвteau-Renaud eut la faiblesse d’obйir а cette injonction, et les galions entrиrent dans la baie de Vigo.
«Malheureusement cette baie forme une rade ouverte qui ne peut кtre aucunement dйfendue. Il fallait donc se hвter de dйcharger les galions avant l’arrivйe des flottes coalisйes, et le temps n’eыt pas manquй а ce dйbarquement, si une misйrable question de rivalitй n’eыt surgi tout а coup.
L’amiral incendia et saborda ses galions.
«Vous suivez bien l’enchaоnement des faits? me demanda le capitaine Nemo.
– Parfaitement, dis-je, ne sachant encore а quel propos m’йtait faite cette leзon d’histoire.
– Je continue. Voici ce qui se passa. Les commerзants de Cadix avaient un privilиge d’aprиs lequel ils devaient recevoir toutes les marchandises qui venaient des Indes occidentales. Or, dйbarquer les lingots des galions au port de Vigo, c’йtait aller contre leur droit. Ils se plaignirent donc а Madrid, et ils obtinrent du faible Philippe V que le convoi, sans procйder а son dйchargement, resterait en sйquestre dans la rade de Vigo jusqu’au moment oщ les flottes ennemies se seraient йloignйes.
«Or, pendant que l’on prenait cette dйcision, le 22 octobre 1702, les vaisseaux anglais arrivиrent dans la baie de Vigo. L’amiral de Chвteau-Renaud, malgrй ses forces infйrieures, se battit courageusement. Mais quand il vit que les richesses du convoi allaient tomber entre les mains des ennemis, il incendia et saborda les galions qui s’engloutirent avec leurs immenses trйsors. »
Le capitaine Nemo s’йtait arrкtй. Je l’avoue, je ne voyais pas encore en quoi cette histoire pouvait m’intйresser.
«Eh bien? Lui demandai-je.
– Eh bien, monsieur Aronnax, me rйpondit le capitaine Nemo, nous sommes dans cette baie de Vigo, et il ne tient qu’а vous d’en pйnйtrer les mystиres. »
Le capitaine se leva et me pria de le suivre. J’avais eu le temps de me remettre. J’obйis. Le salon йtait obscur, mais а travers les vitres transparentes йtincelaient les flots de la mer. Je regardai.
Autour du Nautilus, dans un rayon d’une demi-mille, les eaux apparaissaient imprйgnйes de lumiиre йlectrique. Le fond sableux йtait net et clair. Des hommes de l’йquipage, revкtus de scaphandres, s’occupaient а dйblayer des tonneaux а demi pourris, des caisses йventrйes, au milieu d’йpaves encore noircies. De ces caisses, de ces barils, s’йchappaient des lingots d’or et d’argent, des cascades de piastres et de bijoux. Le sable en йtait jonchй. Puis, chargйs de ce prйcieux butin, ces hommes revenaient au Nautilus, y dйposaient leur fardeau et allaient reprendre cette inйpuisable pкche d’argent et d’or.
Je comprenais. C’йtait ici le thйвtre de la bataille du 22 octobre 1702. Ici mкme avaient coulй les galions chargйs pour le compte du gouvernement espagnol. Ici le capitaine Nemo venait encaisser, suivant ses besoins, les millions dont il lestait son Nautilus. C’йtait pour lui, pour lui seul que l’Amйrique avait livrй ses prйcieux mйtaux. Il йtait l’hйritier direct et sans partage de ces trйsors arrachйs aux Incas et aux vaincus de Fernand Cortez!
«Saviez-vous, monsieur le professeur, me demanda-t-il en souriant, que la mer contоnt tant de richesse?
– Je savais, rйpondis-je, que l’on йvalue а deux millions de tonnes l’argent qui est tenu en suspension dans ses eaux.
– Sans doute, mais pour extraire cet argent, les dйpenses l’emporteraient sur le profit. Ici, au contraire, je n’ai qu’а ramasser ce que les hommes ont perdu, et non seulement dans cette baie de Vigo, mais encore sur mille thйвtres de naufrages dont ma carte sous-marine a notй la place. Comprenez-vous maintenant que je sois riche а milliards?
– Je le comprends, capitaine. Permettez-moi, pourtant, de vous dire qu’en exploitant prйcisйment cette baie de Vigo, vous n’avez fait que devancer les travaux d’une sociйtй rivale.
– Et laquelle?
– Une sociйtй qui a reзu du gouvernement espagnol le privilиge de rechercher les galions engloutis. Les actionnaires sont allйchйs par l’appвt d’un йnorme bйnйfice, car on йvalue а cinq cents millions la valeur de ces richesses naufragйes.
– Cinq cents millions! me rйpondit le capitaine Nemo. Ils y йtaient, mais ils n’y sont plus.
De ces caisses s’йchappaient des lingots.
– En effet, dis-je. Aussi un bon avis а ces actionnaires serait-il acte de charitй. Qui sait pourtant s’il serait bien reзu. Ce que les joueurs regrettent par-dessus tout, d’ordinaire, c’est moins la perte de leur argent que celle de leurs folles espйrances. Je les plains moins aprиs tout que ces milliers de malheureux auxquels tant de richesses bien rйparties eussent pu profiter, tandis qu’elles seront а jamais stйriles pour eux! »
Je n’avais pas plutфt exprimй ce regret que je sentis qu’il avait dы blesser le capitaine Nemo.
«Stйriles! rйpondit-il en s’animant. Croyez-vous donc, monsieur, que ces richesses soient perdues, alors que c’est moi qui les ramasse? Est-ce pour moi, selon vous, que je me donne la peine de recueillir ces trйsors? Qui vous dit que je n’en fais pas un bon usage? Croyez-vous que j’ignore qu’il existe des кtres souffrants, des races opprimйes sur cette terre, des misйrables а soulager, des victimes а venger? Ne comprenez-vous pas?… »
Le capitaine Nemo s’arrкta sur ces derniиres paroles, regrettant peut-кtre d’avoir trop parlй. Mais j’avais devinй. Quels que fussent les motifs qui l’avaient forcй а chercher l’indйpendance sous les mers, avant tout il йtait restй un homme! Son cœur palpitait encore aux souffrances de l’humanitй, et son immense charitй s’adressait aux races asservies comme aux individus!
Et je compris alors а qui йtaient destinйs ces millions expйdiйs par le capitaine Nemo, lorsque le Nautilus naviguait dans les eaux de la Crиte insurgйe!
IX
UN CONTINENT DISPARU
Le lendemain matin, 19 fйvrier, je vis entrer le Canadien dans ma chambre. J’attendais sa visite. Il avait l’air trиs-dйsappointй.
«Eh bien, monsieur? me dit-il.
– Oui! il a fallu que ce damnй capitaine s’arrкtвt prйcisйment а l’heure ou nous allions fuir son bateau.
– Oui, Ned, il avait affaire chez son banquier.
– Son banquier!
– Ou plutфt sa maison de banque. J’entends par lа cet Ocйan oщ ses richesses sont plus en sыretй qu’elles ne le seraient dans les caisses d’un Йtat. »
Je racontai alors au Canadien les incidents de la veille, dans le secret espoir de le ramener а l’idйe de ne point abandonner le capitaine; mais mon rйcit n’eut d’autre rйsultat que le regret йnergiquement exprimй par Ned de n’avoir pu faire pour son compte une promenade sur le champ de bataille de Vigo.
«Enfin, dit-il, tout n’est pas fini! Ce n’est qu’un coup de harpon perdu! Une autre fois nous rйussirons, et dиs ce soir s’il le faut…
– Quelle est la direction du Nautilus? demandai-je.
– Je l’ignore, rйpondit Ned.
– Eh bien! а midi, nous verrons le point. »
Le Canadien retourna prиs de Conseil. Dиs que je fus habillй, je passai dans le salon. Le compas n’йtait pas rassurant. La route du Nautilus йtait sud-sud-ouest. Nous tournions le dos а l’Europe.
J’attendis avec une certaine impatience que le point fut reportй sur la carte. Vers onze heures et demie, les rйservoirs se vidиrent, et notre appareil remonta а la surface de l’Ocйan. Je m’йlanзai vers la plate-forme. Ned Land m’y avait prйcйdй.
Plus de terres en vue. Rien que la mer immense. Quelques voiles а l’horizon, de celles sans doute qui vont chercher jusqu’au cap San-Roque les vents favorables pour doubler le cap de Bonne-Espйrance. Le temps йtait couvert. Un coup de vent se prйparait.
Ned rageant, essayait de percer l’horizon brumeux. Il espйrait encore que, derriиre tout ce brouillard, s’йtendait cette terre si dйsirйe.
А midi, le soleil se montra un instant. Le second profita de cette йclaircie pour prendre sa hauteur. Puis, la mer devenant plus houleuse, nous redescendоmes, et le panneau fut refermй.
Une heure aprиs, lorsque je consultai la carte, je vis que la position du Nautilus йtait indiquйe par 16°17’ de longitude et 33°22’ de latitude, а cent cinquante lieues de la cфte la plus rapprochйe. Il n’y avait pas moyen de songer а fuir, et je laisse а penser quelles furent les colиres du Canadien, quand je lui fis connaоtre notre situation.
Pour mon compte, je ne me dйsolai pas outre mesure. Je me sentis comme soulagй du poids qui m’oppressait, et je pus reprendre avec une sorte de calme relatif mes travaux habituels.
Le soir, vers onze heures, je reзus la visite trиs-inattendue du capitaine Nemo. Il me demanda fort gracieusement si je me sentais fatiguй d’avoir veillй la nuit prйcйdente. Je rйpondis nйgativement.
«Alors, monsieur Aronnax, je vous proposerai une curieuse excursion.
– Proposez, capitaine.
– Vous n’avez encore visitй les fonds sous-marins que le jour et sous la clartй du soleil. Vous conviendrait-il de les voir par une nuit obscure?
– Trиs-volontiers.
– Cette promenade sera fatigante, je vous en prйviens. Il faudra marcher longtemps et gravir une montagne. Les chemins ne sont pas trиs-bien entretenus.
– Ce que vous me dites lа, capitaine, redouble ma curiositй. Je suis prкt а vous suivre.
– Venez donc, monsieur le professeur, nous allons revкtir nos scaphandres. »
Arrivй au vestiaire, je vis que ni mes compagnons ni aucun homme de l’йquipage ne devait nous suivre pendant cette excursion. Le capitaine Nemo ne m’avait pas mкme proposй d’emmener Ned ou Conseil.
En quelques instants, nous eыmes revкtu nos appareils. On plaзa sur notre dos les rйservoirs abondamment chargйs d’air, mais les lampes йlectriques n’йtaient pas prйparйes. Je le fis observer au capitaine.
«Elles nous seraient inutiles », rйpondit-il.
Je crus avoir mal entendu, mais je ne pus rйitйrer mon observation, car la tкte du capitaine avait dйjа disparu dans son enveloppe mйtallique. J’achevai de me harnacher, je sentis qu’on me plaзait dans la main un bвton ferrй, et quelques minutes plus tard, aprиs la manœuvre habituelle, nous prenions pied sur le fond de l’Atlantique, а une profondeur de trois cents mиtres.
Minuit approchait. Les eaux йtaient profondйment obscures, mais le capitaine Nemo me montra dans le lointain un point rougeвtre, une sorte de large lueur, qui brillait а deux milles environ du Nautilus. Ce qu’йtait ce feu, quelles matiиres l’alimentaient, pourquoi et comment il se revivifiait dans la masse liquide, je n’aurais pu le dire. En tout cas, il nous йclairait, vaguement il est vrai, mais je m’accoutumai bientфt а ces tйnиbres particuliиres, et je compris, dans cette circonstance, l’inutilitй des appareils Ruhmkorff.
Le capitaine Nemo et moi, nous marchions l’un prиs de l’autre, directement sur le feu signalй. Le sol plat montait insensiblement. Nous faisions de larges enjambйes, nous aidant du bвton; mais notre marche йtait lente, en somme, car nos pieds s’enfonзaient souvent dans une sorte de vase pйtrie avec des algues et semйe de pierres plates.
Tout en avanзant, j’entendais une sorte de grйsillement au-dessus de ma tкte. Ce bruit redoublait parfois et produisait comme un pйtillement continu. J’en compris bientфt la cause. C’йtait la pluie qui tombait violemment en crйpitant а la surface des flots. Instinctivement, la pensйe me vint que j’allais кtre trempй! Par l’eau, au milieu de l’eau! Je ne pus m’empкcher de rire а cette idйe baroque. Mais pour tout dire, sous l’йpais habit du scaphandre, on ne sent plus le liquide йlйment, et l’on se croit au milieu d’une atmosphиre un peu plus dense que l’atmosphиre terrestre, voilа tout.
Aprиs une demi-heure de marche, le sol devint rocailleux. Les mйduses, les crustacйs microscopiques, les pennatules l’йclairaient lйgиrement de lueurs phosphorescentes. J’entrevoyais des monceaux de pierres que couvraient quelques millions de zoophytes et des fouillis d’algues. Le pied me glissait souvent sur ces visqueux tapis de varech, et sans mon bвton ferrй, je serais tombй plus d’une fois. En me retournant, je voyais toujours le fanal blanchвtre du Nautilus qui commenзait а pвlir dans l’йloignement.
Ces amoncellements pierreux dont je viens de parler йtaient disposйs sur le fond ocйanique suivant une certaine rйgularitй que je ne m’expliquais pas. J’apercevais de gigantesques sillons qui se perdaient dans l’obscuritй lointaine et dont la longueur йchappait а toute йvaluation. D’autres particularitйs se prйsentaient aussi, que je ne savais admettre. Il me semblait que mes lourdes semelles de plomb йcrasaient une litiиre d’ossements qui craquaient avec un bruit sec. Qu’йtait donc cette vaste plaine que je parcourais ainsi? J’aurais voulu interroger le capitaine, mais son langage par signes, qui lui permettait de causer avec ses compagnons, lorsqu’ils le suivaient dans ses excursions sous-marines, йtait encore incomprйhensible pour moi.
Cependant, la clartй rougeвtre qui nous guidait, s’accroissait et enflammait l’horizon. La prйsence de ce foyer sous les eaux m’intriguait au plus haut degrй. Йtait-ce quelque effluence йlectrique qui se manifestait? Allais-je vers un phйnomиne naturel encore inconnu des savants de la terre? Ou mкme, – car cette pensйe traversa mon cerveau, – la main de l’homme intervenait-elle dans cet embrasement? Soufflait-elle cet incendie? Devais-je rencontrer sous ces couches profondes, des compagnons, des amis du capitaine Nemo, vivant comme lui de cette existence йtrange, et auxquels il allait rendre visite? Trouverais-je lа-bas toute une colonie d’exilйs, qui, las des misиres de la terre, avaient cherchй et trouvй l’indйpendance au plus profond de l’Ocйan? Toutes ces idйes folles, inadmissibles, me poursuivaient, et dans cette disposition d’esprit, surexcitй sans cesse par la sйrie de merveilles qui passaient sous mes yeux, je n’aurais pas йtй surpris de rencontrer, au fond de cette mer, une de ces villes sous-marines que rкvait le capitaine Nemo!
Notre route s’йclairait de plus en plus. La lueur blanchissante rayonnait au sommet d’une montagne haute de huit cents pieds environ. Mais ce que j’apercevais n’йtait qu’une simple rйverbйration dйveloppйe par le cristal des couches d’eau. Le foyer, source de cette inexplicable clartй, occupait le versant opposй de la montagne.
Au milieu des dйdales pierreux qui sillonnaient le fond de l’Atlantique, le capitaine Nemo s’avanзait sans hйsitation. Il connaissait cette sombre route. Il l’avait souvent parcourue, sans doute, et ne pouvait s’y perdre. Je le suivais avec une confiance inйbranlable. Il m’apparaissait comme un des gйnies de la mer, et quand il marchait devant moi, j’admirais sa haute stature qui se dйcoupait en noir sur le fond lumineux de l’horizon.
Il йtait une heure du matin. Nous йtions arrivйs aux premiиres rampes de la montagne. Mais pour les aborder, il fallut s’aventurer par les sentiers difficiles d’un vaste taillis.
Un tallis d’arbres morts.
Oui! un taillis d’arbres morts, sans feuilles, sans sиve, arbres minйralisйs sous l’action des eaux, et que dominaient за et lа des pins gigantesques. C’йtait comme une houillиre encore debout, tenant par ses racines au sol effondrй, et dont la ramure, а la maniиre des fines dйcoupures de papier noir, se dessinait nettement sur le plafond des eaux. Que l’on se figure une forкt du Hartz, accrochйe aux flancs d’une montagne, mais une forкt engloutie. Les sentiers йtaient encombrйs d’algues et de fucus, entre lesquels grouillait un monde de crustacйs. J’allais, gravissant les rocs, enjambant les troncs йtendus, brisant les lianes de mer qui se balanзaient d’un arbre а l’autre, effarouchant les poissons qui volaient de branche en branche. Entraоnй, je ne sentais plus la fatigue. Je suivais mon guide qui ne se fatiguait pas.
Quel spectacle! Comment le rendre? Comment peindre l’aspect de ces bois et de ces rochers dans ce milieu liquide, leurs dessous sombres et farouches, leurs dessus colorйs de tons rouges sous cette clartй que doublait la puissance rйverbйrante des eaux? Nous gravissions des rocs qui s’йboulaient ensuite par pans йnormes avec un sourd grondement d’avalanche. А droite, а gauche, se creusaient de tйnйbreuses galeries oщ se perdait le regard. Ici s’ouvraient de vastes clairiиres, que la main de l’homme semblait avoir dйgagйes, et je me demandais parfois si quelque habitant de ces rйgions sous-marines n’allait pas tout а coup m’apparaоtre.
Mais le capitaine Nemo montait toujours. Je ne voulais pas rester en arriиre. Je le suivais hardiment. Mon bвton me prкtait un utile secours. Un faux pas eыt йtй dangereux sur ces йtroites passes йvidйes aux flancs des gouffres; mais j’y marchais d’un pied ferme et sans ressentir l’ivresse du vertige. Tantфt je sautais une crevasse dont la profondeur m’eыt fait reculer au milieu des glaciers de la terre; tantфt je m’aventurais sur le tronc vacillant des arbres jetйs d’un abоme а l’autre, sans regarder sous mes pieds, n’ayant des yeux que pour admirer les sites sauvages de cette rйgion. Lа, des rocs monumentaux, penchant sur leurs bases irrйguliиrement dйcoupйes, semblaient dйfier les lois de l’йquilibre. Entre leurs genoux de pierre, des arbres poussaient comme un jet sous une pression formidable, et soutenaient ceux qui les soutenaient eux-mкmes. Puis, des tours naturelles, de larges pans taillйs а pic comme des courtines, s’inclinaient sous un angle que les lois de la gravitation n’eussent pas autorisй а la surface des rйgions terrestres.