Le 14 mars, j’aperзus des glaces flottantes par 55° de latitude, simples dйbris blafards de vingt а vingt-cinq pieds, formant des йcueils sur lesquels la mer dйferlait. Le Nautilus se maintenait а la surface de l’Ocйan. Ned Land, ayant dйjа pкchй dans les mers arctiques, йtait familiarisй avec ce spectacle des icebergs. Conseil et moi, nous l’admirions pour la premiиre fois.
Dans l’atmosphиre, vers l’horizon du sud, s’йtendait une bande blanche d’un йblouissant aspect. Les baleiniers anglais lui ont donnй le nom de «ice-blinck ». Quelque йpais que soient les nuages, ils ne peuvent l’obscurcir. Elle annonce la prйsence d’un pack ou banc de glace.
En effet, bientфt apparurent des blocs plus considйrables dont l’йclat se modifiait suivant les caprices de la brume. Quelques-unes de ces masses montraient des veines vertes, comme si le sulfate de cuivre en eыt tracй les lignes ondulйes. D’autres, semblables а d’йnormes amйthystes, se laissaient pйnйtrer par la lumiиre. Celles-ci rйverbйraient les rayons du jour sur les mille facettes de leurs cristaux. Celles-lа, nuancйes des vifs reflets du calcaire, auraient suffi а la construction de toute une ville de marbre.
Plus nous descendions au sud, plus ces оles flottantes gagnaient en nombre et en importance. Les oiseaux polaires y nichaient par milliers. C’йtaient des pйtrels, des damiers, des puffins, qui nous assourdissaient de leurs cris. Quelques-uns, prenant le Nautilus pour le cadavre d’une baleine, venaient s’y reposer et piquaient de coups de bec sa tфle sonore.
Pendant cette navigation au milieu des glaces, le capitaine Nemo se tint souvent sur la plate-forme. Il observait avec attention ces parages abandonnйs. Je voyais son calme regard s’animer parfois. Se disait-il que dans ces mers polaires interdites а l’homme, il йtait lа chez lui, maоtre de ces infranchissables espaces? Peut-кtre. Mais il ne parlait pas. Il restait immobile, ne revenant а lui que lorsque ses instincts de manœuvrier reprenaient le dessus. Dirigeant alors son Nautilus avec une adresse consommйe, il йvitait habilement le choc de ces masses dont quelques-unes mesuraient une longueur de plusieurs milles sur une hauteur qui variait de soixante-dix а quatre-vingts mиtres. Souvent l’horizon paraissait entiиrement fermй. А la hauteur du soixantiиme degrй de latitude, toute passe avait disparu. Mais le capitaine Nemo, cherchant avec soin, trouvait bientфt quelque йtroite ouverture par laquelle il se glissait audacieusement, sachant bien, cependant, qu’elle se refermerait derriиre lui.
Ce fut ainsi que le Nautilus, guidй par cette main habile, dйpassa toutes ces glaces, classйes, suivant leur forme ou leur grandeur, avec une prйcision qui enchantait Conseil: ice-bergs ou montagnes, ice-fields ou champs unis et sans limites, drift-ice ou glaces flottantes, packs ou champs brisйs, nommйs palchs quand ils sont circulaires, et streams lorsqu’ils sont faits de morceaux allongйs.
|
La tempйrature йtait assez basse. Le thermomиtre, exposй а l’air extйrieur, marquait deux а trois degrйs au-dessous de zйro. Mais nous йtions chaudement habillйs de fourrures, dont les phoques ou les ours marins avaient fait les frais. L’intйrieur du Nautilus, rйguliиrement chauffй par ses appareils йlectriques, dйfiait les froids les plus intenses. D’ailleurs, il lui eыt suffi de s’enfoncer а quelques mиtres au-dessous des flots pour y trouver une tempйrature supportable.
Deux mois plus tфt, nous aurions joui sous cette latitude d’un jour perpйtuel; mais dйjа la nuit se faisait pendant trois ou quatre heures, et plus tard, elle devait jeter six mois d’ombre sur ces rйgions circumpolaires.
Le 15 mars, la latitude des оles New-Shetland et des Orkney du Sud fut dйpassйe. Le capitaine m’apprit qu’autrefois de nombreuses tribus de phoques habitaient ces terres; mais les baleiniers anglais et amйricains, dans leur rage de destruction, massacrant les adultes et les femelles pleines, lа oщ existait l’animation de la vie, avaient laissй aprиs eux le silence de la mort.
Le 16 mars, vers huit heures du matin, le Nautilus, suivant le cinquante-cinquiиme mйridien, coupa le cercle polaire antarctique. Les glaces nous entouraient de toutes parts et fermaient l’horizon. Cependant, le capitaine Nemo marchait de passe en passe et s’йlevait toujours.
«Mais oщ va-t-il? demandai-je.
– Devant lui, rйpondait Conseil. Aprиs tout, lorsqu’il ne pourra pas aller plus loin, il s’arrкtera.
– Je n’en jurerais pas! » rйpondis-je.
Et, pour кtre franc, j’avouerai que cette excursion aventureuse ne me dйplaisait point. А quel degrй m’йmerveillaient les beautйs de ces rйgions nouvelles, je ne saurais l’exprimer. Les glaces prenaient des attitudes superbes. Ici, leur ensemble formait une ville orientale, avec ses minarets et ses mosquйes innombrables. Lа, une citй йcroulйe et comme jetйe а terre par une convulsion du sol. Aspects incessamment variйs par les obliques rayons du soleil, ou perdus dans les brumes grises au milieu des ouragans de neige. Puis, de toutes parts des dйtonations, des йboulements, de grandes culbutes d’icebergs, qui changeaient le dйcor comme le paysage d’un diorama.
Lorsque le Nautilus йtait immergй au moment oщ se rompaient ces йquilibres, le bruit se propageait sous les eaux avec une effrayante intensitй, et la chute de ces masses crйait de redoutables remous jusque dans les couches profondes de l’Ocйan. Le Nautilus roulait et tanguait alors comme un navire abandonnй а la furie des йlйments.
|
Souvent, ne voyant plus aucune issue, je pensais que nous йtions dйfinitivement prisonniers; mais, l’instinct le guidant, sur le plus lйger indice le capitaine Nemo dйcouvrait des passes nouvelles. Il ne se trompait jamais en observant les minces filets d’eau bleuвtre qui sillonnaient les ice-fields. Aussi ne mettais-je pas en doute qu’il n’eыt aventurй dйjа le Nautilus au milieu des mers antarctiques.
Cependant, dans la journйe du 16 mars, les champs de glace nous barrиrent absolument la route. Ce n’йtait pas encore la banquise, mais de vastes ice-fields cimentйs par le froid. Cet obstacle ne pouvait arrкter le capitaine Nemo, et il se lanзa contre l’ice-field avec une effroyable violence. Le Nautilus entrait comme un coin dans cette masse friable, et la divisait avec des craquements terribles. C’йtait l’antique bйlier poussй par une puissance infinie. Les dйbris de glace, haut projetйs, retombaient en grкle autour de nous. Par sa seule force d’impulsion, notre appareil se creusait un chenal. Quelquefois, emportй par son йlan, il montait sur le champ de glace et l’йcrasait de son poids, ou par instants, enfournй sous l’ice-field, il le divisait par un simple mouvement de tangage qui produisait de larges dйchirures.
Pendant ces journйes, de violents grains nous assaillirent. Par certaines brumes йpaisses, on ne se fыt pas vu d’une extrйmitй de la plate-forme а l’autre. Le vent sautait brusquement а tous les points du compas. La neige s’accumulait en couches si dures qu’il fallait la briser а coups de pic. Rien qu’а la tempйrature de cinq degrйs au-dessous de zйro, toutes les parties extйrieures du Nautilus se recouvraient de glaces. Un grйement n’aurait pu se manœuvrer, car tous les garants eussent йtй engagйs dans la gorge des poulies. Un bвtiment sans voiles et mы par un moteur йlectrique qui se passait de charbon, pouvait seul affronter d’aussi hautes latitudes.
Dans ces conditions, le baromиtre se tint gйnйralement trиs-bas. Il tomba mкme а 73°5’. Les indications de la boussole n’offraient plus aucune garantie. Ses aiguilles affolйes marquaient des directions contradictoires, en s’approchant du pфle magnйtique mйridional qui ne se confond pas avec le sud du monde. En effet, suivant Hansten, ce pфle est situй а peu prиs par 70° de latitude et 130° de longitude, et d’aprиs les observations de Duperrey, par 135° de longitude et 70°30’ de latitude. Il fallait faire alors des observations nombreuses sur les compas transportйs а diffйrentes parties du navire et prendre une moyenne. Mais souvent, on s’en rapportait а l’estime pour relever la route parcourue, mйthode peu satisfaisante au milieu de ces passes sinueuses dont les points de repиre changent incessamment.
|
Enfin, le 18 mars, aprиs vingt assauts inutiles, le Nautilus se vit dйfinitivement enrayй. Ce n’йtaient plus ni les streams, ni les palks, ni les ice-fields, mais une interminable et immobile barriиre formйe de montagnes soudйes entre elles.
«La banquise! » me dit le Canadien.
Je compris que pour Ned Land comme pour tous les navigateurs qui nous avaient prйcйdй, c’йtait l’infranchissable obstacle. Le soleil ayant un instant paru vers midi, le capitaine Nemo obtint une observation assez exacte qui donnait notre situation par 51°30’ de longitude et 67°39’ de latitude mйridionale. C’йtait dйjа un point avancй des rйgions antarctiques.
De mer, de surface liquide, il n’y avait plus apparence devant nos yeux. Sous l’йperon du Nautilus s’йtendait une vaste plaine tourmentйe, enchevкtrйe de blocs confus, avec tout ce pкle-mкle capricieux qui caractйrise la surface d’un fleuve quelque temps avant la dйbвcle des glaces, mais sur des proportions gigantesques. За et lа, des pics aigus, des aiguilles dйliйes s’йlevant а une hauteur de deux cents pieds; plus loin, une suite de falaises taillйes а pic et revкtues de teintes grisвtres, vastes miroirs qui reflйtaient quelques rayons de soleil а demi noyйs dans les brumes. Puis, sur cette nature dйsolйe, un silence farouche, а peine rompu par le battement d’ailes des pйtrels ou des puffins. Tout йtait gelй alors, mкme le bruit.
Le Nautilus dut donc s’arrкter dans son aventureuse course au milieu des champs de glace.
«Monsieur, me dit ce jour-lа Ned Land, si votre capitaine va plus loin!
– Eh bien?
– Ce sera un maоtre homme.
«La banquise! » dit Ned Land.
– Pourquoi, Ned?
– Parce que personne ne peut franchir la banquise. Il est puissant, votre capitaine; mais, mille diables! il n’est pas plus puissant que la nature, et lа oщ elle a mis des bornes, il faut que l’on s’arrкte bon grй mal grй.
– En effet, Ned Land, et cependant j’aurais voulu savoir ce qu’il y a derriиre cette banquise! Un mur, voilа ce qui m’irrite le plus!
– Monsieur a raison, dit Conseil. Les murs n’ont йtй inventйs que pour agacer les savants. Il ne devrait y avoir de murs nulle part.
– Bon! fit le Canadien. Derriиre cette banquise, on sait bien ce qui se trouve.
– Quoi donc? demandai-je.
– De la glace, et toujours de la glace!
– Vous кtes certain de ce fait, Ned, rйpliquai-je, mais moi je ne le suis pas. Voilа pourquoi je voudrais aller voir.
– Eh bien, monsieur le professeur, rйpondit le Canadien, renoncez а cette idйe. Vous кtes arrivй а la banquise, ce qui est dйjа suffisant, et vous n’irez pas plus loin, ni votre capitaine Nemo, ni son Nautilus. Et qu’il le veuille ou non, nous reviendrons vers le nord, c’est-а-dire au pays des honnкtes gens. »
Je dois convenir que Ned Land avait raison, et tant que les navires ne seront pas faits pour naviguer sur les champs de glace, ils devront s’arrкter devant la banquise.
En effet, malgrй ses efforts, malgrй les moyens puissants employйs pour disjoindre les glaces, le Nautilus fut rйduit а l’immobilitй. Ordinairement, qui ne peut aller plus loin en est quitte pour revenir sur ses pas. Mais ici, revenir йtait aussi impossible qu’avancer, car les passes s’йtaient refermйes derriиre nous, et pour peu que notre appareil demeurвt stationnaire, il ne tarderait pas а кtre bloquй. Ce fut mкme ce qui arriva vers deux heures du soir, et la jeune glace se forma sur ses flancs avec une йtonnante rapiditй. Je dus avouer que la conduite du capitaine Nemo йtait plus qu’imprudente.
J’йtais en ce moment sur la plate-forme. Le capitaine qui observait la situation depuis quelques instants, me dit:
«Eh bien, monsieur le professeur, qu’en pensez-vous?
– Je pense que nous sommes pris, capitaine.
– Pris! Et comment l’entendez-vous?
– J’entends que nous ne pouvons aller ni en avant ni en arriиre, ni d’aucun cфtй. C’est, je crois, ce qui s’appelle «pris », du moins sur les continents habitйs.
– Ainsi, monsieur Aronnax, vous pensez que le Nautilus ne pourra pas se dйgager?
– Difficilement, capitaine, car la saison est dйjа trop avancйe pour que vous comptiez sur une dйbвcle des glaces.
– Ah! monsieur le professeur, rйpondit le capitaine Nemo d’un ton ironique, vous serez toujours le mкme! Vous ne voyez qu’empкchements et obstacles! Moi, je vous affirme que non seulement le Nautilus se dйgagera, mais qu’il ira plus loin encore!
Le Nautilus fut bloquй.
– Plus loin au sud? demandai-je en regardant le capitaine.
– Oui, monsieur, il ira au pфle.
– Au pфle! m’йcriai-je, ne pouvant retenir un mouvement d’incrйdulitй.
– Oui, rйpondit froidement le capitaine, au pфle antarctique, а ce point inconnu oщ se croisent tous les mйridiens du globe. Vous savez si je fais du Nautilus ce que je veux. »
Oui! je le savais. Je savais cet homme audacieux jusqu’а la tйmйritй! Mais vaincre ces obstacles qui hйrissent le pфle sud, plus inaccessible que ce pфle nord non encore atteint par les plus hardis navigateurs, n’йtait-ce pas une entreprise absolument insensйe, et que, seul, l’esprit d’un fou pouvait concevoir!
Il me vint alors а l’idйe de demander au capitaine Nemo s’il avait dйjа dйcouvert ce pфle que n’avait jamais foulй le pied d’une crйature humaine.
«Non, monsieur, me rйpondit-il, et nous le dйcouvrirons ensemble. Lа oщ d’autres ont йchouй, je n’йchouerai pas. Jamais je n’ai promenй mon Nautilus aussi loin sur les mers australes; mais, je vous le rйpиte, il ira plus loin encore.
– Je veux vous croire, capitaine, repris-je d’un ton un peu ironique. Je vous crois! Allons en avant! Il n’y a pas d’obstacles pour nous! Brisons cette banquise! Faisons-la sauter, et si elle rйsiste, donnons des ailes au Nautilus, afin qu’il puisse passer par-dessus!
– Par-dessus? monsieur le professeur, rйpondit tranquillement le capitaine Nemo. Non point par-dessus, mais par-dessous.
– Par-dessous! » m’йcriai-je.
Une subite rйvйlation des projets du capitaine venait d’illuminer mon esprit. J’avais compris. Les merveilleuses qualitйs du Nautilus allaient le servir encore dans cette surhumaine entreprise!
«Je vois que nous commenзons а nous entendre, monsieur le professeur, me dit le capitaine, souriant а demi. Vous entrevoyez dйjа la possibilitй, – moi, je dirai le succиs, – de cette tentative. Ce qui est impraticable avec un navire ordinaire devient facile au Nautilus. Si un continent йmerge au pфle, il s’arrкtera devant ce continent. Mais si au contraire c’est la mer libre qui le baigne, il ira au pфle mкme!
– En effet, dis-je, entraоnй par le raisonnement du capitaine, si la surface de la mer est solidifiйe par les glaces, ses couches infйrieures sont libres, par cette raison providentielle qui a placй а un degrй supйrieur а celui de la congйlation le maximum de densitй de l’eau de mer. Et, si je ne me trompe, la partie immergйe de cette banquise est а la partie йmergeante comme quatre est а un?
– А peu prиs, monsieur le professeur. Pour un pied que les icebergs ont au-dessus de la mer, ils en ont trois au-dessous. Or, puisque ces montagnes de glaces ne dйpassent pas une hauteur de cent mиtres, elles ne s’enfoncent que de trois cents. Or, qu’est-ce que trois cents mиtres pour le Nautilus?
– Rien, monsieur.
– Il pourra mкme aller chercher а une profondeur plus grande cette tempйrature uniforme des eaux marines, et lа nous braverons impunйment les trente ou quarante degrйs de froid de la surface.
– Juste, monsieur, trиs-juste, rйpondis-je en m’animant.
– La seule difficultй, reprit le capitaine Nemo, sera de rester plusieurs jours immergйs sans renouveler notre provision d’air.
– N’est-ce que cela? rйpliquai-je. Le Nautilus a de vastes rйservoirs, nous les remplirons, et ils nous fourniront tout l’oxygиne dont nous aurons besoin.
– Bien imaginй, monsieur Aronnax, rйpondit en souriant le capitaine. Mais ne voulant pas que vous puissiez m’accuser de tйmйritй, je vous soumets d’avance toutes mes objections.
– En avez-vous encore а faire?
– Une seule. Il est possible, si la mer existe au pфle sud, que cette mer soit entiиrement prise, et, par consйquent, que nous ne puissions revenir а sa surface!
– Bon, monsieur, oubliez-vous que le Nautilus est armй d’un redoutable йperon, et ne pourrons-nous le lancer diagonalement contre ces champs de glace qui s’ouvriront au choc?
– Eh! monsieur le professeur, vous avez des idйes aujourd’hui!
– D’ailleurs, capitaine, ajoutai-je en m’enthousiasmant de plus belle, pourquoi ne rencontrerait-on pas la mer libre au pфle sud comme au pфle nord? Les pфles du froid et les pфles de la terre ne se confondent ni dans l’hйmisphиre austral ni dans l’hйmisphиre borйal, et jusqu’а preuve contraire, on doit supposer ou un continent ou un ocйan dйgagй de glaces а ces deux points du globe.
– Je le crois aussi, monsieur Aronnax, rйpondit le capitaine Nemo. Je vous ferai seulement observer qu’aprиs avoir йmis tant d’objections contre mon projet, maintenant vous m’йcrasez d’arguments en sa faveur. »
Le capitaine Nemo disait vrai. J’en йtais arrivй а le vaincre en audace! C’йtait moi qui l’entraоnais au pфle! Je le devanзais, je le distanзais… Mais non! pauvre fou. Le capitaine Nemo savait mieux que toi le pour et le contre de la question, et il s’amusait а te voir emportй dans les rкveries de l’impossible!
Cependant, il n’avait pas perdu un instant. А un signal le second parut. Ces deux hommes s’entretinrent rapidement dans leur incomprйhensible langage, et soit que le second eыt йtй antйrieurement prйvenu, soit qu’il trouvвt le projet praticable, il ne laissa voir aucune surprise.
Mais si impassible qu’il fыt il ne montra pas une plus complиte impassibilitй que Conseil, lorsque j’annonзai а ce digne garзon notre intention de pousser jusqu’au pфle sud. Un «comme il plaira а monsieur » accueillit ma communication, et je dus m’en contenter. Quant а Ned Land, si jamais йpaules se levиrent haut, ce furent celles du Canadien.
«Voyez-vous, monsieur, me dit-il, vous et votre capitaine Nemo, vous me faites pitiй!
– Mais nous irons au pфle, maоtre Ned.
– Possible, mais vous n’en reviendrez pas! »
Et Ned Land rentra dans sa cabine, «pour ne pas faire un malheur », dit-il en me quittant.
Cependant, les prйparatifs de cette audacieuse tentative venaient de commencer. Les puissantes pompes du Nautilus refoulaient l’air dans les rйservoirs et l’emmagasinaient а une haute pression. Vers quatre heures, le capitaine Nemo m’annonзa que les panneaux de la plate-forme allaient кtre fermйs. Je jetai un dernier regard sur l’йpaisse banquise que nous allions franchir. Le temps йtait clair, l’atmosphиre assez pure, le froid trиs-vif, douze degrйs au-dessous de zйro; mais le vent s’йtant calmй, cette tempйrature ne semblait pas trop insupportable.
Une dizaine d’hommes montиrent sur les flancs du Nautilus et, armйs de pics, ils cassиrent la glace autour de la carиne qui fut bientфt dйgagйe. Opйration rapidement pratiquйe, car la jeune glace йtait mince encore. Tous nous rentrвmes а l’intйrieur. Les rйservoirs habituels se remplirent de cette eau tenue libre а la flottaison. Le Nautilus ne tarda pas а descendre.
J’avais pris place au salon avec Conseil. Par la vitre ouverte, nous regardions les couches infйrieures de l’Ocйan austral. Le thermomиtre remontait. L’aiguille du manomиtre dйviait sur le cadran.
А trois cents mиtres environ, ainsi que l’avait prйvu le capitaine Nemo, nous flottions sous la surface ondulйe de la banquise. Mais le Nautilus s’immergea plus bas encore. Il atteignit une profondeur de huit cents mиtres. La tempйrature de l’eau, qui donnait douze degrйs а la surface, n’en accusait plus que onze. Deux degrйs йtaient dйjа gagnes. Il va sans dire que la tempйrature du Nautilus, йlevйe par ses appareils de chauffage, se maintenait а un degrй trиs-supйrieur. Toutes les manœuvres s’accomplissaient avec une extraordinaire prйcision.
«On passera, n’en dйplaise а monsieur, me dit Conseil.
– J’y compte bien! » rйpondis-je avec le ton d’une profonde conviction.
Sous cette mer libre, le Nautilus avait pris directement le chemin du pфle, sans s’йcarter du cinquante-deuxiиme mйridien. De 67°30’ а 90°, vingt-deux degrйs et demi en latitude restaient а parcourir, c’est-а-dire un peu plus de cinq cents lieues. Le Nautilus prit une vitesse moyenne de vingt-six milles а l’heure, la vitesse d’un train express. S’il la conservait, quarante heures lui suffisaient pour atteindre le pфle.
Pendant une partie de la nuit, la nouveautй de la situation nous retint, Conseil et moi, а la vitre du salon. La mer s’illuminait sous l’irradiation йlectrique du fanal. Mais elle йtait dйserte. Les poissons ne sйjournaient pas dans ces eaux prisonniиres. Ils ne trouvaient lа qu’un passage pour aller de l’Ocйan antarctique а la mer libre du pфle. Notre marche йtait rapide. On la sentait telle aux tressaillements de la longue coque d’acier.
Vers deux heures du matin, j’allai prendre quelques heures de repos. Conseil m’imita. En traversant les coursives, je ne rencontrai point le capitaine Nemo. Je supposai qu’il se tenait dans la cage du timonier.
Le lendemain 19 mars, а cinq heures du matin, je repris mon poste dans le salon. Le loch йlectrique m’indiqua que la vitesse du Nautilus avait йtй modйrйe. Il remontait alors vers la surface, mais prudemment, en vidant lentement ses rйservoirs.
Mon cœur battait. Allions-nous йmerger et retrouver l’atmosphиre libre du pфle?
Non. Un choc m’apprit que le Nautilus avait heurtй la surface infйrieure de la banquise, trиs-йpaisse encore, а en juger par la matitй du bruit. En effet, nous avions «touchй » pour employer l’expression marine, mais en sens inverse et par mille pieds de profondeur. Ce qui donnait deux mille pieds de glaces au-dessus de nous, dont mille йmergeaient. La banquise prйsentait alors une hauteur supйrieure а celle que nous avions relevйe sur ses bords. Circonstance peu rassurante.
Pendant cette journйe, le Nautilus recommenзa plusieurs fois cette mкme expйrience, et toujours il vint se heurter contre la muraille qui plafonnait au-dessus de lui. А de certains instants, il la rencontra par neuf cents mиtres, ce qui accusait douze cents mиtres d’йpaisseur dont deux cents mиtres s’йlevaient au-dessus de la surface de l’Ocйan. C’йtait le double de sa hauteur au moment oщ le Nautilus s’йtait enfoncй sous les flots.
Je notai soigneusement ces diverses profondeurs, et j’obtins ainsi le profil sous-marin de cette chaоne qui se dйveloppait sous les eaux.
Le soir, aucun changement n’йtait survenu dans notre situation. Toujours la glace entre quatre cents et cinq cents mиtres de profondeur. Diminution йvidente, mais quelle йpaisseur encore entre nous et la surface de l’Ocйan!
Il йtait huit heures alors. Depuis quatre heures dйjа, l’air aurait dы кtre renouvelй а l’intйrieur du Nautilus, suivant l’habitude quotidienne du bord. Cependant, je ne souffrais pas trop, bien que le capitaine Nemo n’eыt pas encore demandй а ses rйservoirs un supplйment d’oxygиne.
Mon sommeil fut pйnible pendant cette nuit. Espoir et crainte m’assiйgeaient tour а tour. Je me relevai plusieurs fois. Les tвtonnements du Nautilus continuaient. Vers trois heures du matin, j’observai que la surface infйrieure de la banquise se rencontrait seulement par cinquante mиtres de profondeur. Cent cinquante pieds nous sйparaient alors de la surface des eaux. La banquise redevenait peu а peu ice-field. La montagne se refaisait la plaine.
Mes yeux ne quittaient plus le manomиtre. Nous remontions toujours en suivant, par une diagonale, la surface resplendissante qui йtincelait sous les rayons йlectriques. La banquise s’abaissait en dessus et en dessous par des rampes allongйes. Elle s’amincissait de mille en mille.
Enfin, а six heures du matin, ce jour mйmorable du 19 mars, la porte du salon s’ouvrit. Le capitaine Nemo parut.
«La mer libre! » me dit-il.
Le Capitaine Nemo parut.
XIV
LE PФLE SUD
Je me prйcipitai vers la plate-forme. Oui! La mer libre. А peine quelques glaзons йpars, des icebergs mobiles; au loin une mer йtendue; un monde d’oiseaux dans les airs, et des myriades de poissons sous ces eaux qui, suivant les fonds, variaient du bleu intense au vert olive. Le thermomиtre marquait trois degrйs centigrades au-dessus de zйro. C’йtait comme un printemps relatif enfermй derriиre cette banquise, dont les masses йloignйes se profilaient sur l’horizon du nord.
«Sommes-nous au pфle? demandai-je au capitaine, le cœur palpitant.
– Je l’ignore, me rйpondit-il. А midi nous ferons le point.
– Mais le soleil se montrera-t-il а travers ces brumes? dis-je en regardant le ciel grisвtre.
– Si peu qu’il paraisse, il me suffira, rйpondit le capitaine. »
А dix milles du Nautilus, vers le sud, un оlot solitaire s’йlevait а une hauteur de deux cents mиtres. Nous marchions vers lui, prudemment, car cette mer pouvait кtre semйe d’йcueils.
Une heure aprиs, nous avions atteint l’оlot. Deux heures plus tard, nous achevions d’en faire le tour. Il mesurait quatre а cinq milles de circonfйrence. Un йtroit canal le sйparait d’une terre considйrable, un continent peut-кtre, dont nous ne pouvions apercevoir les limites. L’existence de cette terre semblait donner raison aux hypothиses de Maury. L’ingйnieur amйricain a remarquй, en effet, qu’entre le pфle sud et le soixantiиme parallиle, la mer est couverte de glaces flottantes, de dimensions йnormes, qui ne se rencontrent jamais dans l’Atlantique nord. De ce fait, il a tirй cette conclusion que le cercle antarctique renferme des terres considйrables, puisque les icebergs ne peuvent se former en pleine mer, mais seulement sur des cфtes. Suivant ses calculs, la masse des glaces qui enveloppent le pфle austral forme une vaste calotte dont la largeur doit atteindre quatre mille kilomиtres.