А propos de cette йdition йlectronique 26 глава




 

Cependant, le capitaine Nemo, aprиs avoir terminй son opйration, m’avait dit:

 

«Remontons monsieur le professeur. Il ne faut pas abuser de cette situation ni exposer trop longtemps le Nautilus а de pareilles pressions.

 

– Remontons! rйpondis-je.

 


C’est l’йpreuve positive que j’en donne ici.

 

– Tenez-vous bien. »

 

Je n’avais pas encore eu le temps de comprendre pourquoi le capitaine me faisait cette recommandation, quand je fus prйcipitй sur le tapis.

 

Son hйlice embrayйe sur un signal du capitaine, ses plans dressйs verticalement, le Nautilus, emportй comme un ballon dans les airs, s’enlevait avec une rapiditй foudroyante. Il coupait la masse des eaux avec un frйmissement sonore. Aucun dйtail n’йtait visible. En quatre minutes, il avait franchi les quatre lieues qui le sйparaient de la surface de l’Ocйan, et, aprиs avoir йmergй comme un poisson volant, il retombait en faisant jaillir les flots а une prodigieuse hauteur.

 

XII

CACHALOTS ET BALEINES

 

Pendant la nuit du 13 au 14 mars, le Nautilus reprit sa direction vers le sud. Je pensais qu’а la hauteur du cap Horn, il mettrait le cap а l’ouest afin de rallier les mers du Pacifique et d’achever son tour du monde. Il n’en fit rien et continua de remonter vers les rйgions australes. Oщ voulait-il donc aller? Au pфle? C’йtait insensй. Je commenзai а croire que les tйmйritйs du capitaine justifiaient suffisamment les apprйhensions de Ned Land.

 

Le Canadien, depuis quelque temps, ne me parlait plus de ses projets de fuite. Il йtait devenu moins communicatif, presque silencieux. Je voyais combien cet emprisonnement prolongй lui pesait. Je sentais ce qui s’amassait de colиre en lui. Lorsqu’il rencontrait le capitaine, ses yeux s’allumaient d’un feu sombre, et je craignais toujours que sa violence naturelle ne le portвt а quelque extrйmitй.

 

Ce jour-lа, 14 mars, Conseil et lui vinrent me trouver dans ma chambre. Je leur demandai la raison de leur visite.

 

«Une simple question а vous poser, monsieur, me rйpondit le Canadien.

 

– Parlez, Ned.

 

– Combien d’hommes croyez-vous qu’il y ait а bord du Nautilus?

 


Quand Ned rencontrait le capitaine…

 

– Je ne saurais le dire, mon ami.

 

– Il me semble, reprit Ned Land, que sa manœuvre ne nйcessite pas un nombreux йquipage.

 

– En effet, rйpondis-je, dans les conditions oщ il se trouve, une dizaine d’hommes au plus doivent suffire а le manœuvrer.

 

– Eh bien, dit le Canadien, pourquoi y en aurait-il davantage?

 

– Pourquoi? » rйpliquai-je.

 

Je regardai fixement Ned Land, dont les intentions йtaient faciles а deviner.

 

«Parce que, dis-je, si j’en crois mes pressentiments, si j’ai bien compris l’existence du capitaine, le Nautilus n’est pas seulement un navire. Ce doit кtre un lieu de refuge pour ceux qui, comme son commandant, ont rompu toute relation avec la terre.

 

– Peut-кtre, dit Conseil, mais enfin le Nautilus ne peut contenir qu’un certain nombre d’hommes, et monsieur ne pourrait-il йvaluer ce maximum?

 

– Comment cela, Conseil?

 

– Par le calcul. Йtant donnй la capacitй du navire que monsieur connaоt, et, par consйquent, la quantitй d’air qu’il renferme; sachant d’autre part ce que chaque homme dйpense dans l’acte de la respiration, et comparant ces rйsultats avec la nйcessitй oщ le Nautilus est de remonter toutes les vingt-quatre heures… »

 

La phrase de Conseil n’en finissait pas, mais je vis bien oщ il voulait en venir.

 

«Je te comprends, dis-je; mais ce calcul-lа, facile а йtablir d’ailleurs, ne peut donner qu’un chiffre trиs-incertain.

 

– N’importe, reprit Ned Land, en insistant.

 

– Voici le calcul, rйpondis-je. Chaque homme dйpense en une heure l’oxygиne contenu dans cent litres d’air, soit en vingt-quatre heures l’oxygиne contenu dans deux mille quatre cents litres. Il faut donc chercher combien de fois le Nautilus renferme deux mille quatre cents litres d’air.

 

– Prйcisйment, dit Conseil.

 

– Or, repris-je, la capacitй du Nautilus йtant de quinze cents tonneaux, et celle du tonneau de mille litres, le Nautilus renferme quinze cent mille litres d’air, qui, divisйs par deux mille quatre cents… »

 

Je calculai rapidement au crayon:

 

«… donnent au quotient six cent vingt-cinq. Ce qui revient а dire que l’air contenu dans le Nautilus pourrait rigoureusement suffire а six cent vingt-cinq hommes pendant vingt-quatre heures.

 

– Six cent vingt-cinq! rйpйta Ned.

 

– Mais tenez pour certain, ajoutai-je, que, tant passagers que marins ou officiers, nous ne formons pas la dixiиme partie de ce chiffre.

 

– C’est encore trop pour trois hommes! murmura Conseil.

 

– Donc, mon pauvre Ned, je ne puis que vous conseiller la patience.

 

– Et mкme mieux que la patience, rйpondit Conseil, la rйsignation. »

 

Conseil avait employй le mot juste.

 

«Aprиs tout, reprit-il, le capitaine Nemo ne peut pas aller toujours au sud! Il faudra bien qu’il s’arrкte, ne fыt-ce que devant la banquise, et qu’il revienne vers des mers plus civilisйes! Alors, il sera temps de reprendre les projets de Ned Land. »

 

Le Canadien secoua la tкte, passa la main sur son front, ne rйpondit pas, et se retira.

 

«Que monsieur me permette de lui faire une observation, me dit alors Conseil. Ce pauvre Ned pense а tout ce qu’il ne peut pas avoir. Tout lui revient de sa vie passйe. Tout lui semble regrettable de ce qui nous est interdit. Ses anciens souvenirs l’oppressent et il a le cœur gros. Il faut le comprendre. Qu’est-ce qu’il a а faire ici? Rien. Il n’est pas un savant comme monsieur, et ne saurait prendre le mкme goыt que nous aux choses admirables de la mer. Il risquerait tout pour pouvoir entrer dans une taverne de son pays! »

 

Il est certain que la monotonie du bord devait paraоtre insupportable au Canadien, habituй а une vie libre et active. Les йvйnements qui pouvaient le passionner йtaient rares. Cependant, ce jour-lа, un incident vint lui rappeler ses beaux jours de harponneur.

 

Vers onze heures du matin, йtant а la surface de l’Ocйan, le Nautilus tomba au milieu d’une troupe de baleines. Rencontre qui ne me surprit pas, car je savais que ces animaux, chassйs а outrance, se sont rйfugiйs dans les bassins des hautes latitudes.

 

Le rфle jouй par la baleine dans le monde marin, et son influence sur les dйcouvertes gйographiques, ont йtй considйrables. C’est elle, qui, entraоnant а sa suite, les Basques d’abord, puis les Asturiens, les Anglais et les Hollandais, les enhardit contre les dangers de l’Ocйan et les conduisit d’une extrйmitй de la terre а l’autre. Les baleines aiment а frйquenter les mers australes et borйales. D’anciennes lйgendes prйtendent mкme que ces cйtacйs amenиrent les pкcheurs jusqu’а sept lieues seulement du pфle nord. Si le fait est faux, il sera vrai un jour et c’est probablement ainsi, en chassant la baleine dans les rйgions arctiques ou antarctiques, que les hommes atteindront ce point inconnu du globe.

 


Le Nautilus tomba au milieu d’un troupeau de baleines.

 

Nous йtions assis sur la plate-forme par une mer tranquille. Mais le mois d’octobre de ces latitudes nous donnait de belles journйes d’automne. Ce fut le Canadien, – il ne pouvait s’y tromper, – qui signala une baleine а l’horizon dans l’est. En regardant attentivement, on voyait son dos noirвtre s’йlever et s’abaisser alternativement au-dessus des flots, а cinq milles du Nautilus.

 

«Ah! s’йcria Ned Land, si j’йtais а bord d’un baleinier, voilа une rencontre qui me ferait plaisir! C’est un animal de grande taille! Voyez avec quelle puissance ses йvents rejettent des colonnes d’air et de vapeur! Mille diables! pourquoi faut-il que je sois enchaоnй sur ce morceau de tфle!

 

– Quoi! Ned, rйpondis-je, vous n’кtes pas encore revenu de vos vieilles idйes de pкche?

 

– Est-ce qu’un pкcheur de baleines, monsieur, peut oublier son ancien mйtier? Est-ce qu’on se lasse jamais des йmotions d’une pareille chasse?

 

– Vous n’avez jamais pкchй dans ces mers, Ned?

 

– Jamais, monsieur. Dans les mers borйales seulement, et autant dans le dйtroit de Bering que dans celui de Davis.

 

– Alors la baleine australe vous est encore inconnue. C’est la baleine franche que vous avez chassйe jusqu’ici, et elle ne se hasarderait pas а passer les eaux chaudes de l’Йquateur.

 

– Ah! monsieur le professeur, que me dites-vous lа? rйpliqua le Canadien d’un ton passablement incrйdule.

 

– Je dis ce qui est.

 

– Par exemple! Moi qui vous parle, en soixante-cinq, voilа deux ans et demi, j’ai amarinй prиs du Grœnland une baleine qui portait encore dans son flanc le harpon poinзonnй d’un baleinier de Bering. Or, je vous demande, comment aprиs avoir йtй frappй а l’ouest de l’Amйrique, l’animal serait venu se faire tuer а l’est, s’il n’avait, aprиs avoir doublй, soit le cap Horn, soit le cap de Bonne Espйrance, franchi l’Йquateur?

 

– Je pense comme l’ami Ned, dit Conseil, et j’attends ce que rйpondra monsieur.

 

– Monsieur vous rйpondra, mes amis, que les baleines sont localisйes, suivant leurs espиces, dans certaines mers qu’elles ne quittent pas. Et si l’un de ces animaux est venu du dйtroit de Bйring dans celui de Davis, c’est tout simplement parce qu’il existe un passage d’une mer а l’autre, soit sur les cфtes de l’Amйrique, soit sur celles de l’Asie.

 

– Faut-il vous croire? demanda le Canadien, en fermant un œil.

 

– Il faut croire monsieur, rйpondit Conseil.

 

– Dиs lors, reprit le Canadien, puisque je n’ai jamais pкchй dans ces parages, je ne connais point les baleines qui les frйquentent?

 

– Je vous l’ai dit, Ned.

 

– Raison de plus pour faire leur connaissance, rйpliqua Conseil.

 

– Voyez! voyez! s’йcria le Canadien la voix йmue. Elle s’approche! Elle vient sur nous! Elle me nargue! Elle sait que je ne peux rien contre elle! »

 

Ned frappait du pied. Sa main frйmissait en brandissant un harpon imaginaire.

 


«J’ai amarinй, prиs du Groenland, une baleine.

 

«Ces cйtacйs, demanda-t-il, sont-ils aussi gros que ceux des mers borйales?

 

– А peu prиs, Ned.

 

– C’est que j’ai vu de grosses baleines, monsieur, des baleines qui mesuraient jusqu’а cent pieds de longueur! Je me suis mкme laissй dire que le Hullamock et l’Umgallick des оles Alйoutiennes dйpassaient quelquefois cent cinquante pieds.

 

– Ceci me paraоt exagйrй, rйpondis-je. Ces animaux ne sont que des baleinoptиres, pourvus de nageoires dorsales, et de mкme que les cachalots, ils sont gйnйralement plus petits que la baleine franche.

 

– Ah! s’йcria le Canadien, dont les regards ne quittaient pas l’Ocйan, elle se rapproche, elle vient dans les eaux du Nautilus! »

 

Puis, reprenant sa conversation:

 

«Vous parlez, dit-il, du cachalot comme d’une petite bкte! On cite cependant des cachalots gigantesques. Ce sont des cйtacйs intelligents. Quelques-uns, dit-on, se couvrent d’algues et de fucus. On les prend pour des оlots. On campe dessus, on s’y installe, on fait du feu…

 

– On y bвtit des maisons, dit Conseil.

 

– Oui, farceur, rйpondit Ned Land. Puis, un beau jour l’animal plonge et entraоne tous ses habitants au fond de l’abоme.

 

– Comme dans les voyages de Simbad le marin, rйpliquai-je en riant.

 

– Ah! maоtre Land, il paraоt que vous aimez les histoires extraordinaires! Quels cachalots que les vфtres! J’espиre que vous n’y croyez pas!

 

– Monsieur le naturaliste, rйpondit sйrieusement le Canadien, il faut tout croire de la part des baleines! – Comme elle marche, celle-ci! Comme elle se dйrobe! – On prйtend que ces animaux-lа peuvent faire le tour du monde en quinze jours.

 

– Je ne dis pas non.

 

– Mais, ce que vous ne savez sans doute pas, monsieur Aronnax, c’est que, au commencement du monde, les baleines filaient plus rapidement encore.

 

– Ah! vraiment, Ned! Et pourquoi cela?

 

– Parce que alors, elles avaient la queue en travers, comme les poissons, c’est-а-dire que cette queue, comprimйe verticalement, frappait l’eau de gauche а droite et de droite а gauche. Mais le Crйateur, s’apercevant qu’elles marchaient trop vite, leur tordit la queue, et depuis ce temps-lа, elles battent les flots de haut en bas au dйtriment de leur rapiditй.

 

– Bon, Ned, dis-je, en reprenant une expression du Canadien, faut-il vous croire?

 

– Pas trop, rйpondit Ned Land, et pas plus que si je vous disais qu’il existe des baleines longues de trois cents pieds et pesant cent mille livres.

 

– C’est beaucoup, en effet, dis-je. Cependant, il faut avouer que certains cйtacйs acquiиrent un dйveloppement considйrable, puisque, dit-on, ils fournissent jusqu’а cent vingt tonnes d’huile.

 

– Pour зa, je l’ai vu, dit le Canadien.

 

– Je le crois volontiers, Ned, comme je crois que certaines baleines йgalent en grosseur cent йlйphants. Jugez des effets produits par une telle masse lancйe а toute vitesse!

 

– Est-il vrai, demanda Conseil, qu’elles peuvent couler des navires?

 

– Des navires, je ne le crois pas, rйpondis-je. On raconte, cependant, qu’en 1820, prйcisйment dans ces mers du sud, une baleine se prйcipita sur l’ Essex et le fit reculer avec une vitesse de quatre mиtres par seconde. Des lames pйnйtrиrent par l’arriиre, et l’ Essex sombra presque aussitфt. »

 

Ned me regarda d’un air narquois.

 

«Pour mon compte, dit-il, j’ai reзu un coup de queue de baleine – dans mon canot, cela va sans dire. Mes compagnons et moi, nous avons йtй lancйs а une hauteur de six mиtres. Mais auprиs de la baleine de monsieur le professeur, la mienne n’йtait qu’un baleineau.

 

– Est-ce que ces animaux-lа vivent longtemps? demanda Conseil.

 

– Mille ans, rйpondit le Canadien sans hйsiter.

 

– Et comment le savez-vous, Ned?

 

– Parce qu’on le dit.

 

– Et pourquoi le dit-on?

 

– Parce qu’on le sait.

 

– Non, Ned, on ne le sait pas, mais on le suppose, et voici le raisonnement sur lequel on s’appuie. Il y a quatre cents ans, lorsque les pкcheurs chassиrent pour la premiиre fois les baleines, ces animaux avaient une taille supйrieure а celle qu’ils acquiиrent aujourd’hui. On suppose donc, assez logiquement, que l’infйrioritй des baleines actuelles vient de ce qu’elles n’ont pas eu le temps d’atteindre leur complet dйveloppement. C’est ce qui a fait dire а Buffon que ces cйtacйs pouvaient et devaient mкme vivre mille ans. Vous entendez? »

 

Ned Land n’entendait pas. Il n’йcoutait plus. La baleine s’approchait toujours. Il la dйvorait des yeux.

 

«Ah! s’йcria-t-il, ce n’est plus une baleine, c’est dix, c’est vingt, c’est un troupeau tout entier! Et ne pouvoir rien faire! Etre lа pieds et poings liйs!

 

– Mais, ami Ned, dit Conseil, pourquoi ne pas demander au capitaine Nemo la permission de chasser?… »

 

Conseil n’avait pas achevй sa phrase, que Ned Land s’йtait affalй par le panneau et courait а la recherche du capitaine. Quelques instants aprиs, tous deux reparaissaient sur la plate-forme.

 

Le capitaine Nemo observa le troupeau de cйtacйs qui se jouait sur les eaux а un mille du Nautilus.

 

«Ce sont des baleines australes, dit-il. Il y a lа la fortune d’une flotte de baleiniers.

 

– Eh! bien, monsieur, demanda le Canadien, ne pourrais-je leur donner la chasse, ne fыt-ce que pour ne pas oublier mon ancien mйtier de harponneur?

 

– А quoi bon, rйpondit le capitaine Nemo, chasser uniquement pour dйtruire! Nous n’avons que faire d’huile de baleine а bord.

 

– Cependant, monsieur, reprit le Canadien, dans la mer Rouge, vous nous avez autorisйs а poursuivre un dugong!

 

– Il s’agissait alors de procurer de la viande fraоche а mon йquipage. Ici, ce serait tuer pour tuer. Je sais bien que c’est un privilиge rйservй а l’homme, mais je n’admets pas ces passe-temps meurtriers. En dйtruisant la baleine australe comme la baleine franche, кtres inoffensifs et bons, vos pareils, maоtre Land, commettent une action blвmable. C’est ainsi qu’ils ont dйjа dйpeuplй toute la baie de Baffin, et qu’ils anйantiront une classe d’animaux utiles. Laissez donc tranquilles ces malheureux cйtacйs. Ils ont bien assez de leurs ennemis naturels, les cachalots, les espadons et les scies, sans que vous vous en mкliez. »

 

Je laisse а imaginer la figure que faisait le Canadien pendant ce cours de morale. Donner de semblables raisons а un chasseur, c’йtait perdre ses paroles. Ned Land regardait le capitaine Nemo et ne comprenait йvidemment pas ce qu’il voulait lui dire. Cependant, le capitaine avait raison. L’acharnement barbare et inconsidйrй des pкcheurs fera disparaоtre un jour la derniиre baleine de l’Ocйan.

 

Ned Land siffla entre les dents son Yankee doodle, fourra ses mains dans ses poches et nous tourna le dos.

 

Cependant le capitaine Nemo observait le troupeau de cйtacйs, et s’adressant а moi:

 

«J’avais raison de prйtendre, que sans compter l’homme, les baleines ont assez d’autres ennemis naturels. Celles-ci vont avoir affaire а forte partie avant peu. Apercevez-vous, monsieur Aronnax, а huit milles sous le vent ces points noirвtres qui sont en mouvement?

 

– Oui, capitaine, rйpondis-je.

 

– Ce sont des cachalots, animaux terribles que j’ai quelquefois rencontrйs par troupes de deux ou trois cents! Quant а ceux-lа, bкtes cruelles et malfaisantes, on a raison de les exterminer. »

 

Le Canadien se retourna vivement а ces derniers mots.

 

«Eh bien, capitaine, dis-je, il est temps encore, dans l’intйrкt mкme des baleines…

 

– Inutile de s’exposer, monsieur le professeur. Le Nautilus suffira а disperser ces cachalots. Il est armй d’un йperon d’acier qui vaut bien le harpon de maоtre Land, j’imagine. »

 

Le Canadien ne se gкna pas pour hausser les йpaules. Attaquer des cйtacйs а coups d’йperon! Qui avait jamais entendu parler de cela?

 

«Attendez, monsieur Aronnax, dit le capitaine Nemo. Nous vous montrerons une chasse que vous ne connaissez pas encore. Pas de pitiй pour ces fйroces cйtacйs. Ils ne sont que bouche et dents! »

 

Bouche et dents! On ne pouvait mieux peindre le cachalot macrocйphale, dont la taille dйpasse quelque fois vingt-cinq mиtres. La tкte йnorme de ce cйtacй occupe environ le tiers de son corps. Mieux armй que la baleine, dont la mвchoire supйrieure est seulement garnie de fanons, il est muni de vingt-cinq grosses dents, hautes de vingt centimиtres, cylindriques et coniques а leur sommet, et qui pиsent deux livres chacune. C’est а la partie supйrieure de cette йnorme tкte et dans de grandes cavitйs sйparйes par des cartilages, que se trouvent trois а quatre cents kilogrammes de cette huile prйcieuse, dite «blanc de baleine ». Le cachalot est un animal disgracieux, plutфt tкtard que poisson, suivant la remarque de Frйdol. Il est mal construit, йtant pour ainsi dire «manquй » dans toute la partie gauche de sa charpente, et n’y voyant guиre que de l’œil droit.

 


Ce ne sont que bouche et dents.

 

Cependant, le monstrueux troupeau s’approchait toujours. Il avait aperзu les baleines et se prйparait а les attaquer. On pouvait prйjuger, d’avance, la victoire des cachalots, non seulement parce qu’ils sont mieux bвtis pour l’attaque que leurs inoffensifs adversaires, mais aussi parce qu’ils peuvent rester plus longtemps sous les flots, sans venir respirer а leur surface.

 

Il n’йtait que temps d’aller au secours des baleines. Le Nautilus se mit entre deux eaux. Conseil, Ned et moi, nous prоmes place devant les vitres du salon. Le capitaine Nemo se rendit prиs du timonier pour manœuvrer son appareil comme un engin de destruction. Bientфt, je sentis les battements de l’hйlice se prйcipiter et notre vitesse s’accroоtre.

 

Le combat йtait dйjа commencй entre les cachalots et les baleines, lorsque le Nautilus arriva. Il manœuvra de maniиre а couper la troupe des macrocйphales. Ceux-ci, tout d’abord, se montrиrent peu йmus а la vue du nouveau monstre qui se mкlait а la bataille. Mais bientфt ils durent se garer de ses coups.

 

Quelle lutte! Ned Land lui-mкme, bientфt enthousiasmй, finit par battre des mains. Le Nautilus n’йtait plus qu’un harpon formidable, brandi par la main de son capitaine. Il se lanзait contre ces masses charnues et les traversait de part en part, laissant aprиs son passage deux grouillantes moitiйs d’animal. Les formidables coups de queue qui frappaient ses flancs, il ne les sentait pas. Les chocs qu’il produisait, pas davantage. Un cachalot exterminй, il courait а un autre, virait sur place pour ne pas manquer sa proie, allant de l’avant, de l’arriиre, docile а son gouvernail, plongeant quand le cйtacй s’enfonзait dans les couches profondes, remontant avec lui lorsqu’il revenait а la surface, le frappant de plein ou d’йcharpe, le coupant ou le dйchirant, et dans toutes les directions et sous toutes les allures, le perзant de son terrible йperon.

 

Quel carnage! Quel bruit а la surface des flots! Quels sifflements aigus et quels ronflements particuliers а ces animaux йpouvantйs! Au milieu de ces couches ordinairement si paisibles, leur queue crйait de vйritables houles.

 

Pendant une heure se prolongea cet homйrique massacre, auquel les macrocйphales ne pouvaient se soustraire. Plusieurs fois, dix ou douze rйunis essayиrent d’йcraser le Nautilus sous leur masse. On voyait, а la vitre, leur gueule йnorme pavйe de dents, leur œil formidable. Ned Land, qui ne se possйdait plus, les menaзait et les injuriait. On sentait qu’ils se cramponnaient а notre appareil, comme des chiens qui coiffent un ragot sous les taillis. Mais le Nautilus, forзant son hйlice, les emportait, les entraоnait, ou les ramenait vers le niveau supйrieur des eaux, sans se soucier ni de leur poids йnorme, ni de leurs puissantes йtreintes.

 

Enfin la masse des cachalots s’йclaircit. Les flots redevinrent tranquilles. Je sentis que nous remontions а la surface de l’Ocйan. Le panneau fut ouvert, et nous nous prйcipitвmes sur la plate-forme.

 

La mer йtait couverte de cadavres mutilйs. Une explosion formidable n’eыt pas divisй, dйchirй, dйchiquetй avec plus de violence ces masses charnues. Nous flottions au milieu de corps gigantesques, bleuвtres sur le dos, blanchвtres sous le ventre, et tout bossuйs d’йnormes protubйrances. Quelques cachalots йpouvantйs fuyaient а l’horizon. Les flots йtaient teints en rouge sur un espace de plusieurs milles; et le Nautilus flottait au milieu d’une mer de sang.

 

Le capitaine Nemo nous rejoignit.

 

«Eh bien, maоtre Land? dit-il.

 

– Eh bien, monsieur, rйpondit le Canadien, chez lequel l’enthousiasme s’йtait calmй, c’est un spectacle terrible, en effet. Mais je ne suis pas un boucher, je suis un chasseur, et ceci n’est qu’une boucherie.

 

– C’est un massacre d’animaux malfaisants, rйpondit le capitaine, et le Nautilus n’est pas un couteau de boucher.

 

– J’aime mieux mon harpon, rйpliqua le Canadien.

 

– Chacun son arme », rйpondit le capitaine, en regardant fixement Ned Land.

 

Je craignais que celui-ci ne se laissвt emporter а quelque violence qui aurait eu des consйquences dйplorables. Mais sa colиre fut dйtournйe par la vue d’une baleine que le Nautilus accostait en ce moment.

 

L’animal n’avait pu йchapper а la dent des cachalots. Je reconnus la baleine australe, а tкte dйprimйe, qui est entiиrement noire. Anatomiquement, elle se distingue de la baleine blanche et du Nord-Caper par la soudure des sept vertиbres cervicales, et elle compte deux cфtes de plus que ses congйnиres. Le malheureux cйtacй, couchй sur le flanc, le ventre trouй de morsures, йtait mort. Au bout de sa nageoire mutilйe pendait encore un petit baleineau qu’il n’avait pu sauver du massacre. Sa bouche ouverte laissait couler l’eau qui murmurait comme un ressac а travers ses fanons.

 

Le capitaine Nemo conduisit le Nautilus prиs du cadavre de l’animal. Deux de ses hommes montиrent sur le flanc de la baleine, et je vis, non sans йtonnement, qu’ils retiraient de ses mamelles tout le lait qu’elles contenaient, c’est-а-dire la valeur de deux а trois tonneaux.

 

Le capitaine m’offrit une tasse de ce lait encore chaud. Je ne pus m’empкcher de lui marquer ma rйpugnance pour ce breuvage. Il m’assura que ce lait йtait excellent, et qu’il ne se distinguait en aucune faзon du lait de vache.

 

Je le goыtai et je fus de son avis. C’йtait donc pour nous une rйserve utile, car, ce lait, sous la forme de beurre salй ou de fromage, devait apporter une agrйable variйtй а notre ordinaire.

 

De ce jour-lа, je remarquai avec inquiйtude que les dispositions de Ned Land envers le capitaine Nemo devenaient de plus en plus mauvaises, et je rйsolus de surveiller de prиs les faits et gestes du Canadien.

 

XIII

LA BANQUISE

 

Le Nautilus avait repris son imperturbable direction vers le sud. Il suivait le cinquantiиme mйridien avec une vitesse considйrable. Voulait-il donc atteindre le pфle? Je ne le pensais pas, car jusqu’ici toutes les tentatives pour s’йlever jusqu’а ce point du globe avaient йchouй. La saison, d’ailleurs, йtait dйjа fort avancйe, puisque le 13 mars des terres antarctiques correspond au 13 septembre des rйgions borйales, qui commence la pйriode йquinoxiale.



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