А propos de cette йdition йlectronique 30 глава




 

En ce moment, le capitaine Nemo, dirigeant le travail, travaillant lui-mкme, passa prиs de moi. Je le touchai de la main et lui montrai les parois de notre prison. La muraille de tribord s’йtait avancйe а moins de quatre mиtres de la coque du Nautilus.

 

Le capitaine me comprit et me fit signe de le suivre. Nous rentrвmes а bord. Mon scaphandre фtй, je l’accompagnai dans le salon.

 

«Monsieur Aronnax, me dit-il, il faut tenter quelque hйroпque moyen, ou nous allons кtre scellйs dans cette eau solidifiйe comme dans du ciment.

 

– Oui! dis-je, mais que faire?

 

– Ah! s’йcria-t-il, si mon Nautilus йtait assez fort pour supporter cette pression sans en кtre йcrasй?

 

– Eh bien? demandai-je, ne saisissant pas l’idйe du capitaine.

 

– Ne comprenez-vous pas, reprit-il, que cette congйlation de l’eau nous viendrait en aide! Ne voyez-vous pas que par sa solidification, elle ferait йclater ces champs de glace qui nous emprisonnent, comme elle fait, en se gelant, йclater les pierres les plus dures! Ne sentez-vous pas qu’elle serait un agent de salut au lieu d’кtre un agent de destruction!

 

– Oui, capitaine, peut-кtre. Mais quelque rйsistance а l’йcrasement que possиde le Nautilus, il ne pourrait supporter cette йpouvantable pression et s’aplatirait comme une feuille de tфle.

 

– Je le sais, monsieur. Il ne faut donc pas compter sur les secours de la nature, mais sur nous-mкmes. Il faut s’opposer а cette solidification. Il faut l’enrayer. Non seulement, les parois latйrales se resserrent, mais il ne reste pas dix pieds d’eau а l’avant ou а l’arriиre du Nautilus. La congйlation nous gagne de tous les cфtйs.

 

– Combien de temps, demandai-je, l’air des rйservoirs nous permettra-t-il de respirer а bord? »

 

Le capitaine me regarda en face.

 

«Aprиs-demain, dit-il, les rйservoirs seront vides! »

 

Une sueur froide m’envahit. Et cependant, devais-je m’йtonner de cette rйponse? Le 22 mars, le Nautilus s’йtait plongй sous les eaux libres du pфle. Nous йtions au 26. Depuis cinq jours, nous vivions sur les rйserves du bord! Et ce qui restait d’air respirable, il fallait le conserver aux travailleurs. Au moment oщ j’йcris ces choses, mon impression est tellement vive encore, qu’une terreur involontaire s’empare de tout mon кtre, et que l’air semble manquer а mes poumons!

 

Cependant, le capitaine Nemo rйflйchissait, silencieux, immobile. Visiblement, une idйe lui traversait l’esprit. Mais il paraissait la repousser. Il se rйpondait nйgativement а lui-mкme. Enfin, ces mots s’йchappиrent de ses lиvres!

 

«L’eau bouillante! murmura-t-il.

 

– L’eau bouillante? m’йcriai-je.

 

– Oui, monsieur. Nous sommes renfermйs dans un espace relativement restreint. Est-ce que des jets d’eau bouillante, constamment injectйe par les pompes du Nautilus, n’йlиveraient pas la tempйrature de ce milieu et ne retarderaient pas sa congйlation?

 

– Il faut l’essayer, dis-je rйsolument.

 

– Essayons, monsieur le professeur. »

 

Le thermomиtre marquait alors moins sept degrйs а l’extйrieur. Le capitaine Nemo me conduisit aux cuisines oщ fonctionnaient de vastes appareils distillatoires qui fournissaient l’eau potable par йvaporation. Ils se chargиrent d’eau, et toute la chaleur йlectrique des piles fut lancйe а travers les serpentins baignйs par le liquide. En quelques minutes, cette eau avait atteint cent degrйs. Elle fut dirigйe vers les pompes pendant qu’une eau nouvelle la remplaзait au fur et а mesure. La chaleur dйveloppйe par les piles йtait telle que l’eau froide, puisйe а la mer, aprиs avoir seulement traversй les appareils, arrivait bouillante aux corps de pompe.

 

L’injection commenзa, et trois heures aprиs, le thermomиtre marquait extйrieurement six degrйs au-dessous de zйro. C’йtait un degrй de gagnй. Deux heures plus tard, le thermomиtre n’en marquait que quatre.

 

«Nous rйussirons, dis-je au capitaine, aprиs avoir suivi et contrфlй par de nombreuses remarques les progrиs de l’opйration.

 

– Je le pense, me rйpondit-il. Nous ne serons pas йcrasйs. Nous n’avons plus que l’asphyxie а craindre. »

 

Pendant la nuit, la tempйrature de l’eau remonta a un degrй au-dessous de zйro. Les injections ne purent la porter а un point plus йlevй. Mais comme la congйlation de l’eau de mer ne se produit qu’а moins deux degrйs, je fus enfin rassurй contre les dangers de la solidification.

 

Le lendemain, 27 mars, six mиtres de glace avaient йtй arrachйs de l’alvйole. Quatre mиtres seulement restaient а enlever. C’йtaient encore quarante-huit heures de travail. L’air ne pouvait plus кtre renouvelй а l’intйrieur du Nautilus. Aussi, cette journйe alla-t-elle toujours en empirant.

 

Une lourdeur intolйrable m’accabla. Vers trois heures du soir, ce sentiment d’angoisse fut portй en moi а un degrй violent. Des bвillements me disloquaient les mвchoires. Mes poumons haletaient en cherchant ce fluide comburant, indispensable а la respiration, et qui se rarйfiait de plus en plus. Une torpeur morale s’empara de moi. J’йtais йtendu sans force, presque sans connaissance. Mon brave Conseil, pris des mкmes symptфmes, souffrant des mкmes souffrances, ne me quittait plus. Il me prenait la main, il m’encourageait, et je l’entendais encore murmurer:

 

«Ah! si je pouvais ne pas respirer pour laisser plus d’air а monsieur! »

 

Les larmes me venaient aux yeux de l’entendre parler ainsi.

 

Si notre situation, а tous, йtait intolйrable а l’intйrieur, avec quelle hвte, avec quel bonheur, nous revкtions nos scaphandres pour travailler а notre tour! Les pics rйsonnaient sur la couche glacйe. Les bras se fatiguaient, les mains s’йcorchaient, mais qu’йtaient ces fatigues, qu’importaient ces blessures! L’air vital arrivait aux poumons! On respirait! On respirait!

 

Et cependant, personne ne prolongeait au-delа du temps voulu son travail sous les eaux. Sa tвche accomplie, chacun remettait а ses compagnons haletants le rйservoir qui devait lui verser la vie. Le capitaine Nemo donnait l’exemple et se soumettait le premier а cette sйvиre discipline. L’heure arrivait, il cйdait son appareil а un autre et rentrait dans l’atmosphиre viciйe du bord, toujours calme, sans une dйfaillance, sans un murmure.

 

Ce jour-lа, le travail habituel fut accompli avec plus de vigueur encore. Deux mиtres seulement restaient а enlever sur toute la superficie. Deux mиtres seulement nous sйparaient de la mer libre. Mais les rйservoirs йtaient presque vides d’air. Le peu qui restait devait кtre conservй aux travailleurs. Pas un atome pour le Nautilus!

 

Lorsque je rentrai а bord, je fus а demi suffoquй. Quelle nuit! Je ne saurais la peindre. De telles souffrances ne peuvent кtre dйcrites. Le lendemain, ma respiration йtait oppressйe. Aux douleurs de tкte se mкlaient d’йtourdissants vertiges qui faisaient de moi un homme ivre. Mes compagnons йprouvaient les mкmes symptфmes. Quelques hommes de l’йquipage rвlaient.

 

Ce jour-lа, le sixiиme de notre emprisonnement, le capitaine Nemo, trouvant trop lents la pioche et le pic, rйsolut d’йcraser la couche de glaces qui nous sйparait encore de la nappe liquide. Cet homme avait conservй son sang-froid et son йnergie. Il domptait par sa force morale les douleurs physiques. Il pensait, il combinait, il agissait.

 

D’aprиs son ordre, le bвtiment fut soulagй, c’est-а-dire soulevй de la couche glacйe par un changement de pesanteur spйcifique. Lorsqu’il flotta on le hala de maniиre а l’amener au-dessus de l’immense fosse dessinйe suivant sa ligne de flottaison. Puis, ses rйservoirs d’eau s’emplissant, il descendit et s’embotta dans l’alvйole.

 

 

En ce moment, tout l’йquipage rentra а bord, et la double porte de communication fut fermйe. Le Nautilus reposait alors sur la couche de glace qui n’avait pas un mиtre d’йpaisseur et que les sondes avaient trouйe en mille endroits.

 

Les robinets des rйservoirs furent alors ouverts en grand et cent mиtres cubes d’eau s’y prйcipitиrent, accroissant de cent mille kilogrammes le poids du Nautilus.

 

Nous attendions, nous йcoutions, oubliant nos souffrances, espйrant encore. Nous jouions notre salut sur un dernier coup.

 

Malgrй les bourdonnements qui emplissaient ma tкte, j’entendis bientфt des frйmissements sous la coque du Nautilus. Un dйnivellement se produisit. La glace craqua avec un fracas singulier, pareil а celui du papier qui se dйchire, et le Nautilus s’abaissa.

 

«Nous passons! » murmura Conseil а mon oreille.

 

Je ne pus lui rйpondre. Je saisis sa main. Je la pressai dans une convulsion involontaire.

 

Tout а coup, emportй par son effroyable surcharge, le Nautilus s’enfonзa comme un boulet sous les eaux, c’est-а-dire qu’il tomba comme il eыt fait dans le vide!

 

Avec toute la force йlectrique fut mise sur les pompes qui aussitфt commencиrent а chasser l’eau des rйservoirs. Aprиs quelques minutes, notre chute fut enrayйe. Bientфt mкme, le manomиtre indiqua un mouvement ascensionnel. L’hйlice, marchant а toute vitesse, fit tressaillir la coque de tфle jusque dans ses boulons, et nous entraоna vers le nord.

 

Mais que devait durer cette navigation sous la banquise jusqu’а la mer libre? Un jour encore? Je serais mort avant!

 

А demi йtendu sur un divan de la bibliothиque, je suffoquais. Ma face йtait violette, mes lиvres bleues, mes facultйs suspendues. Je ne voyais plus, je n’entendais plus. La notion du temps avait disparu de mon esprit. Mes muscles ne pouvaient se contracter.

 


Йtendu sur un divan.

 

Les heures qui s’йcoulиrent ainsi, je ne saurais les йvaluer. Mais j’eus la conscience de mon agonie qui commenзait. Je compris que j’allais mourir…

 

Soudain je revins а moi. Quelques bouffйes d’air pйnйtraient dans mes poumons. Йtions-nous remontйs а la surface des flots? Avions-nous franchi la banquise?

 

Non! C’йtaient Ned et Conseil, mes deux braves amis, qui se sacrifiaient pour me sauver. Quelques atomes d’air restaient encore au fond d’un appareil. Au lieu de le respirer, ils l’avaient consacrй pour moi, et, tandis qu’ils suffoquaient, ils me versaient la vie goutte а goutte! Je voulus repousser l’appareil. Ils me tinrent les mains, et pendant quelques instants, je respirai avec voluptй.

 

Mes regards se portиrent vers l’horloge. Il йtait onze heures du matin. Nous devions кtre au 28 mars. Le Nautilus marchait avec une vitesse effrayante de quarante milles а l’heure. Il se tordait dans les eaux.

 

Oщ йtait le capitaine Nemo? Avait-il succombй? Ses compagnons йtaient-ils morts avec lui?

 

En ce moment, le manomиtre indiqua que nous n’йtions plus qu’а vingt pieds de la surface. Un simple champ de glace nous sйparait de l’atmosphиre. Ne pouvait-on le briser?

 

Peut-кtre! En tout cas, le Nautilus allait le tenter. Je sentis, en effet, qu’il prenait une position oblique, abaissant son arriиre et relevant son йperon. Une introduction d’eau avait suffi pour rompre son йquilibre. Puis, poussй par sa puissante hйlice, il attaqua l’ice-field par en dessous comme un formidable bйlier. Il le crevait peu а peu, se retirait, donnait а toute vitesse contre le champ qui se dйchirait, et enfin, emportй par un йlan suprкme, il s’йlanзa sur la surface glacйe qu’il йcrasa de son poids.

 

Le panneau fut ouvert, on pourrait dire arrachй, et l’air pur s’introduisit а flots dans toutes les parties du Nautilus.

XVII

DU CAP HORN А L’AMAZONE

 

Comment йtais-je sur la plate-forme, je ne saurais le dire. Peut-кtre le Canadien m’y avait-il transportй. Mais je respirais, je humais l’air vivifiant de la mer. Mes deux compagnons s’enivraient prиs de moi de ces fraоches molйcules. Les malheureux, trop longtemps privйs de nourriture, ne peuvent se jeter inconsidйrйment sur les premiers aliments qu’on leur prйsente. Nous, au contraire, nous n’avions pas а nous modйrer, nous pouvions aspirer а pleins poumons les atomes de cette atmosphиre, et c’йtait la brise, la brise elle-mкme qui nous versait cette voluptueuse ivresse!

 

«Ah! faisait Conseil, que c’est bon, l’oxygиne! Que monsieur ne craigne pas de respirer. Il y en a pour tout le monde. »

 

Quant а Ned Land, il ne parlait pas, mais il ouvrait des mвchoires а effrayer un requin. Et quelles puissantes aspirations! Le Canadien «tirait » comme un poкle en pleine combustion.

 

Les forces nous revinrent promptement, et, lorsque je regardai autour de moi, je vis que nous йtions seuls sur la plate-forme. Aucun homme de l’йquipage. Pas mкme le capitaine Nemo. Les йtranges marins du Nautilus se contentaient de l’air qui circulait а l’intйrieur. Aucun n’йtait venu se dйlecter en pleine atmosphиre.

 


Je respirais.

 

Les premiиres paroles que je prononзai furent des paroles de remerciements et de gratitude pour mes deux compagnons. Ned et Conseil avaient prolongй mon existence pendant les derniиres heures de cette longue agonie. Toute ma reconnaissance ne pouvait payer trop un tel dйvouement.

 

«Bon! monsieur le professeur, me rйpondit Ned Land, cela ne vaut pas la peine d’en parler! Quel mйrite avons-nous eu а cela? Aucun. Ce n’йtait qu’une question d’arithmйtique. Votre existence valait plus que la nфtre. Donc il fallait la conserver.

 

– Non, Ned, rйpondis-je, elle ne valait pas plus. Personne n’est supйrieur а un homme gйnйreux et bon, et vous l’кtes!

 

– C’est bien! c’est bien! rйpйtait le Canadien embarrassй.

 

– Et toi, mon brave Conseil, tu as bien souffert.

 

– Mais pas trop, pour tout dire а monsieur. Il me manquait bien quelques gorgйes d’air, mais je crois que je m’y serais fait. D’ailleurs, je regardais monsieur qui se pвmait et cela ne me donnait pas la moindre envie de respirer. Cela me coupait, comme on dit, le respir… »

 

Conseil, confus de s’кtre jetй dans la banalitй, n’acheva pas.

 

«Mes amis, rйpondis-je vivement йmu, nous sommes liйs les uns aux autres pour jamais, et vous avez sur moi des droits…

 

– Dont j’abuserai, riposta le Canadien.

 

– Hein? fit Conseil.

 

– Oui, reprit Ned Land, le droit de vous entraоner avec moi, quand je quitterai cet infernal Nautilus.

 

– Au fait, dit Conseil, allons-nous du bon cфtй?

 

– Oui, rйpondis-je, puisque nous allons du cфtй du soleil, et ici le soleil, c’est le nord.

 

– Sans doute, reprit Ned Land, mais il reste а savoir si nous rallions le Pacifique ou l’Atlantique, c’est-а-dire les mers frйquentйes ou dйsertes. »

 

А cela je ne pouvais rйpondre, et je craignais que le capitaine Nemo ne nous ramenвt plutфt vers ce vaste Ocйan qui baigne а la fois les cфtes de l’Asie et de l’Amйrique. Il complйterait ainsi son tour du monde sous-marin, et reviendrait vers ces mers oщ le Nautilus trouvait la plus entiиre indйpendance. Mais si nous retournions au Pacifique, loin de toute terre habitйe, que devenaient les projets de Ned Land?

 

Nous devions, avant peu, кtre fixйs sur ce point important. Le Nautilus marchait rapidement. Le cercle polaire fut bientфt franchi, et le cap mis sur le promontoire de Horn. Nous йtions par le travers de la pointe amйricaine, le 31 mars, а sept heures du soir.

 

Alors toutes nos souffrances passйes йtaient oubliйes. Le souvenir de cet emprisonnement dans les glaces s’effaзait de notre esprit. Nous ne songions qu’а l’avenir. Le capitaine Nemo ne paraissait plus, ni dans le salon, ni sur la plate-forme. Le point reportй chaque jour sur le planisphиre et fait par le second me permettait de relever la direction exacte du Nautilus. Or, ce soir-lа, il devint йvident, а ma grande satisfaction, que nous revenions au nord par la route de l’Atlantique.

 

J’appris au Canadien et а Conseil le rйsultat de mes observations.

 

«Bonne nouvelle, rйpondit le Canadien, mais oщ va le Nautilus?

 

– Je ne saurais le dire, Ned.

 

– Son capitaine voudrait-il, aprиs le pфle sud, affronter le pфle nord, et revenir au Pacifique par le fameux passage du nord-ouest?

 

Il ne faudrait pas l’en dйfier, rйpondit Conseil.

 

– Eh bien, dit le Canadien, nous lui fausserons compagnie auparavant.

 

– En tout cas, ajouta Conseil, c’est un maоtre homme que ce capitaine Nemo, et nous ne regretterons pas de l’avoir connu.

 

– Surtout quand nous l’aurons quittй! » riposta Ned Land.

 

Le lendemain, premier avril, lorsque le Nautilus remonta а la surface des flots, quelques minutes avant midi, nous eыmes connaissance d’une cфte а l’ouest. C’йtait la Terre du Feu, а laquelle les premiers navigateurs donnиrent ce nom en voyant les fumйes nombreuses qui s’йlevaient des huttes indigиnes. Cette Terre du Feu forme une vaste agglomйration d’оles qui s’йtend sur trente lieues de long et quatre-vingts lieues de large, entre 53° et 56° de latitude australe, et 67°50’ et 77°15’ de longitude ouest. La cфte me parut basse, mais au loin se dressaient de hautes montagnes. Je crus mкme entrevoir le mont Sarmiento, йlevй de deux mille soixante-dix mиtres au-dessus du niveau de la mer, bloc pyramidal de schiste, а sommet trиs-aigu, qui, suivant qu’il est voilй ou dйgagй de vapeurs, «annonce le beau ou le mauvais temps », me dit Ned Land.

 

«Un fameux baromиtre, mon ami.

 

– Oui, monsieur, un baromиtre naturel, qui ne m’a jamais trompй quand je naviguais dans les passes du dйtroit de Magellan. »

 

En ce moment, ce pic nous parut nettement dйcoupй sur le fond du ciel. C’йtait un prйsage de beau temps Il se rйalisa.

 

Le Nautilus, rentrй sous les eaux, se rapprocha de la cфte qu’il prolongea а quelques milles seulement. Par les vitres du salon, je vis de longues lianes, et des fucus gigantesques, ces varechs porte-poires, dont la mer libre du pфle renfermait quelques йchantillons, avec leurs filaments visqueux et polis, ils mesuraient jusqu’а trois cents mиtres de longueur; vйritables cвbles, plus gros que le pouce, trиs-rйsistants, ils servent souvent d’amarres aux navires. Une autre herbe, connue sous le nom de velp, а feuilles longues de quatre pieds, empвtйes dans les concrйtions coralligиnes, tapissait les fonds. Elle servait de nid et de nourriture а des myriades de crustacйs et de mollusques, des crabes, des seiches. Lа, les phoques et les loutres se livraient а de splendides repas, mйlangeant la chair du poisson et les lйgumes de la mer, suivant la mйthode anglaise.

 

Sur ces fonds gras et luxuriants, le Nautilus passait avec une extrкme rapiditй. Vers le soir, il se rapprocha de l’archipel des Malouines, dont je pus, le lendemain, reconnaоtre les вpres sommets. La profondeur de la mer йtait mйdiocre. Je pensai donc, non sans raison, que ces deux оles, entourйes d’un grand nombre d’оlots, faisaient autrefois partie des terres magellaniques. Les Malouines furent probablement dйcouvertes par le cйlиbre John Davis, qui leur imposa le nom de Davis-Southern Islands. Plus tard, Richard Hawkins les appela Maiden-Islands, оles de la Vierge. Elles furent ensuite nommйes Malouines, au commencement du dix-huitiиme siиcle, par des pкcheurs de Saint-Malo, et enfin Falkland par les Anglais auxquels elles appartiennent aujourd’hui.

 

Sur ces parages, nos filets rapportиrent de beaux spйcimens d’algues, et particuliиrement un certain fucus dont les racines йtaient chargйes de moules qui sont les meilleures du monde. Des oies et des canards s’abattirent par douzaines sur la plate-forme et prirent place bientфt dans les offices du bord. En fait de poissons, j’observai spйcialement des osseux appartenant au genre gobie, et surtout des boulerots, longs de deux dйcimиtres, tout parsemйs de taches blanchвtres et jaunes.

 

J’admirai йgalement de nombreuses mйduses, et les plus belles du genre, les chrysaores particuliиres aux mers des Malouines. Tantфt elles figuraient une ombrelle demi-sphйrique trиs-lisse, rayйe de lignes d’un rouge brun et terminйe par douze festons rйguliers; tantфt c’йtait une corbeille renversйe d’oщ s’йchappaient gracieusement de larges feuilles et de longues ramilles rouges. Elles nageaient en agitant leurs quatre bras foliacйs et laissaient pendre а la dйrive leur opulente chevelure de tentacules. J’aurais voulu conserver quelques йchantillons de ces dйlicats zoophytes; mais ce ne sont que des nuages, des ombres, des apparences, qui fondent et s’йvaporent hors de leur йlйment natal.

 

Lorsque les derniиres hauteurs des Malouines eurent disparu sous l’horizon, le Nautilus s’immergea entre vingt et vingt-cinq mиtres et suivit la cфte amйricaine. Le capitaine Nemo ne se montrait pas.

 

Jusqu’au 3 avril, nous ne quittвmes pas les parages de la Patagonie, tantфt sous l’Ocйan, tantфt а sa surface. Le Nautilus dйpassa le large estuaire formй par l’embouchure de la Plata, et se trouva, le 4 avril, par le travers de l’Uruguay, mais а cinquante milles au large. Sa direction se maintenait au nord, et il suivait les longues sinuositйs de l’Amйrique mйridionale. Nous avions fait alors seize mille lieues depuis notre embarquement dans les mers du Japon.

 

Vers onze heures du matin, le tropique du Capricorne fut coupй sur le trente-septiиme mйridien, et nous passвmes au large du cap Frio. Le capitaine Nemo, au grand dйplaisir de Ned Land, n’aimait pas le voisinage de ces cфtes habitйes du Brйsil, car il marchait avec une vitesse vertigineuse. Pas un poisson, pas un oiseau, des plus rapides qui soient, ne pouvaient nous suivre, et les curiositйs naturelles de ces mers йchappиrent а toute observation.

 

Cette rapiditй se soutint pendant plusieurs jours, et le 9 avril, au soir, nous avions connaissance de la pointe la plus orientale de l’Amйrique du Sud qui forme le cap San Roque. Mais alors le Nautilus s’йcarta de nouveau, et il alla chercher а de plus grandes profondeurs une vallйe sous-marine qui se creuse entre ce cap et Sierra Leone sur la cфte africaine. Cette vallйe se bifurque а la hauteur des Antilles et se termine au nord par une йnorme dйpression de neuf mille mиtres. En cet endroit, la coupe gйologique de l’Ocйan figure jusqu’aux petites Antilles une falaise de six kilomиtres, taillйe а pic, et, а la hauteur des оles du cap Vert, une autre muraille non moins considйrable, qui enferment ainsi tout le continent immergй de l’Atlantide. Le fond de cette immense vallйe est accidentй de quelques montagnes qui mйnagent de pittoresques aspects а ces fonds sous-marins. J’en parle surtout d’aprиs les cartes manuscrites que contenait la bibliothиque du Nautilus, cartes йvidemment dues а la main du capitaine Nemo et levйes sur ses observations personnelles.

 

Pendant deux jours, ces eaux dйsertes et profondes furent visitйes au moyen des plans inclinйs. Le Nautilus fournissait de longues bordйes diagonales qui le portaient а toutes les hauteurs. Mais le 11 avril, il se releva subitement, et la terre nous rйapparut а l’ouvert du fleuve des Amazones, vaste estuaire dont le dйbit est si considйrable qu’il dessale la mer sur un espace de plusieurs lieues.

 

L’Йquateur йtait coupй. А vingt milles dans l’ouest restaient les Guyanes, une terre franзaise sur laquelle nous eussions trouvй un facile refuge. Mais le vent soufflait en grande brise, et les lames furieuses n’auraient pas permis а un simple canot de les affronter. Ned Land le comprit sans doute, car il ne me parla de rien. De mon cфtй, je ne fis aucune allusion а ses projets de fuite, car je ne voulais pas le pousser а quelque tentative qui eыt infailliblement avortй.

 

Je me dйdommageai facilement de ce retard par d’intйressantes йtudes. Pendant ces deux journйes des 11 et 12 avril, le Nautilus ne quitta pas la surface de la mer, et son chalut lui ramena toute une pкche miraculeuse en zoophytes, en poissons et en reptiles.

 

Quelques zoophytes avaient йtй dragues par la chaоne des chaluts. C’йtaient, pour la plupart, de belles phyctallines, appartenant а la famille des actinidiens, et entre autres espиces, le phyctalis protexta, originaire de cette partie de l’Ocйan, petit tronc cylindrique, agrйmentй de lignes verticales et tachetй de points rouges que couronne un merveilleux йpanouissement de tentacules. Quant aux mollusques, ils consistaient en produits que j’avais dйjа observйs, des turritelles, des olives-porphyres, а lignes rйguliиrement entrecroisйes dont les taches rousses se relevaient vivement sur un fond de chair, des ptйrocиres fantaisistes, semblables а des scorpions pйtrifiйs, des hyales translucides, des argonautes, des seiches excellentes а manger, et certaines espиces de calmars, que les naturalistes de l’antiquitй classaient parmi les poissons-volants, et qui servent principalement d’appвt pour la pкche de la morue.

 

Des poissons de ces parages que je n’avais pas encore eu l’occasion d’йtudier, je notai diverses espиces. Parmi les cartilagineux: des pйtromizons-pricka, sortes d’anguilles, longues de quinze pouces, tкte verdвtre, nageoires violettes, dos gris bleuвtre, ventre brun argentй semй de taches vives, iris des yeux cerclй d’or, curieux animaux que le courant de l’Amazone avait dы entraоner jusqu’en mer, car ils habitent les eaux douces; des raies tuberculйes, а museau pointu, а queue longue et dйliйe, armйes d’un long aiguillon dentelй; de petits squales d’un mиtre, gris et blanchвtres de peau, dont les dents, disposйes sur plusieurs rangs, se recourbent en arriиre, et qui sont vulgairement connus sous le nom de pantouffliers; des lophies-vespertillions, sortes de triangles isocиles rougeвtres, d’un demi-mиtre, auxquels les pectorales tiennent par des prolongations charnues qui leur donnent l’aspect de chauves-souris, mais que leur appendice cornй, situй prиs des narines, a fait surnommer licornes de mer; enfin quelques espиces de batistes, le curassavien dont les flancs pointillйs brillent d’une йclatante couleur d’or, et le caprisque violet-clair, а nuances chatoyantes comme la gorge d’un pigeon.

 

Je termine lа cette nomenclature un peu sиche, mais trиs-exacte, par la sйrie des poissons osseux que j’observai: passans, appartenant au genre des aplйronotes, dont le museau est trиs-obtus et blanc de neige, le corps peint d’un beau noir, et qui sont munis d’une laniиre charnue trиs-longue et trиs-dйliйe; odontagnathes aiguillonnйs, longues sardines de trois dйcimиtres, resplendissant d’un vif йclat argentй; scombres-guares, pourvus de deux nageoires anales; centronotes-nиgres, а teintes noires, que l’on pкche avec des brandons, longs poissons de deux mиtres, а chair grasse, blanche, ferme, qui, frais, ont le goыt de l’anguille, et secs, le goыt du saumon fumй; labres demi-rouges, revкtus d’йcailles seulement а la base des nageoires dorsales et anales; chrysoptиres, sur lesquels l’or et l’argent mкlent leur йclat а ceux du rubis et de la topaze; spares-queues-d’or, dont la chair est extrкmement dйlicate, et que leurs propriйtйs phosphorescentes trahissent au milieu des eaux; spares-pobs, а langue fine, а teintes orange; sciиnes-coro а caudales d’or, acanthures-noirauds, anableps de Surinam, etc.



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