А propos de cette йdition йlectronique 33 глава




 


А la pluie avait succйdй une averse de feu.

 

Le capitaine Nemo rentra vers minuit. J’entendis les rйservoirs se remplir peu а peu, et le Nautilus s’enfonзa doucement au-dessous de la surface des flots.

 

Par les vitres ouvertes du salon, je vis de grands poissons effarйs qui passaient comme des fantфmes dans les eaux en feu. Quelques-uns furent foudroyйs sous mes yeux!

 

Le Nautilus descendait toujours. Je pensais qu’il retrouverait le calme а une profondeur de quinze mиtres. Non. Les couches supйrieures йtaient trop violemment agitйes. Il fallut aller chercher le repos jusqu’а cinquante mиtres dans les entrailles de la mer.

 

Mais lа, quelle tranquillitй, quel silence, quel milieu paisible! Qui eыt dit qu’un ouragan terrible se dйchaоnait alors а la surface de cet Ocйan?

 

XX

PAR 47°24’ DE LATITUDE ET DE 17°28’ DE LONGITUDE

 

А la suite de cette tempкte, nous avions йtй rejetйs dans l’est. Tout espoir de s’йvader sur les atterrages de New York ou du Saint-Laurent s’йvanouissait. Le pauvre Ned, dйsespйrй, s’isola comme le capitaine Nemo. Conseil et moi, nous ne nous quittions plus.

 

J’ai dit que le Nautilus s’йtait йcartй dans l’est. J’aurais dы dire, plus exactement, dans le nord-est. Pendant quelques jours, il erra tantфt а la surface des flots, tantфt au-dessous, au milieu de ces brumes si redoutables aux navigateurs. Elles sont principalement dues а la fonte des glaces, qui entretient une extrкme humiditй dans l’atmosphиre. Que de navires perdus dans ces parages, lorsqu’ils allaient reconnaоtre les feux incertains de la cфte! Que de sinistres dus а ces brouillards opaques! Que de chocs sur ces йcueils dont le ressac est йteint par le bruit du vent! Que de collisions entre les bвtiments, malgrй leurs feux de position, malgrй les avertissements de leurs sifflets et de leurs cloches d’alarme!

 

Aussi, le fond de ces mers offrait-il l’aspect d’un champ de bataille, oщ gisaient encore tous ces vaincus de l’Ocйan; les uns vieux et empвtйs dйjа; les autres jeunes et rйflйchissant l’йclat de notre fanal sur leurs ferrures et leurs carиnes de cuivre. Parmi eux, que de bвtiments perdus corps et biens, avec leurs йquipages, leur monde d’йmigrants, sur ces points dangereux signalйs dans les statistiques, le cap Race, l’оle Saint-Paul, le dйtroit de Belle-Ile, l’estuaire du Saint-Laurent! Et depuis quelques annйes seulement que de victimes fournies а ces funиbres annales par les lignes du Royal-Mail, d’Inmann, de Montrйal, le Solway, l’ Isis, le Paramattа, l’ Hungarian, le Canadian, l’ Anglo-Saxon, le Humboldt, l’ United-States, tous йchouйs, l’ Artic, le Lyonnais, coulйs par abordage, le Prйsident, le Pacific, le City-of-Glasgow, disparus pour des causes ignorйes, sombres dйbris au milieu desquels naviguait le Nautilus, comme s’il eыt passй une revue des morts!

 

Le 15 mai, nous йtions sur l’extrйmitй mйridionale du banc de Terre-Neuve. Ce banc est un produit des alluvions marines, un amas considйrable de ces dйtritus organiques, amenйs soit de l’Йquateur par le courant du Gulf-Stream, soit du pфle borйal, par ce contre-courant d’eau froide qui longe la cфte amйricaine. Lа aussi s’amoncellent les blocs erratiques charriйs par la dйbвcle des glaces. Lа s’est formй un vaste ossuaire de poissons de mollusques ou de zoophytes qui y pйrissent par milliards.

 

La profondeur de la mer n’est pas considйrable au banc de Terre-Neuve. Quelques centaines de brasses au plus. Mais vers le sud se creuse subitement une dйpression profonde, un trou de trois mille mиtres. Lа s’йlargit le Gulf-Stream. C’est un йpanouissement de ses eaux. Il perd de sa vitesse et de sa tempйrature, mais il devient une mer.

 

Parmi les poissons que le Nautilus effaroucha а son passage, je citerai le cycloptиre d’un mиtre, а dos noirвtre, а ventre orange, qui donne а ses congйnиres un exemple peu suivi de fidйlitй conjugale, un unernack de grande taille, sorte de murиne йmeraude, d’un goыt excellent, des karraks а gros yeux, dont la tкte a quelque ressemblance avec celle du chien, des blennies, ovovivipares comme les serpents, des gobies-boulerots ou goujons noirs de deux dйcimиtres, des macroures а longue queue, brillant d’un йclat argentй, poissons rapides, aventurйs loin des mers hyperborйennes.

 

Les filets ramassиrent aussi un poisson hardi, audacieux, vigoureux, bien musclй, armй de piquants а la tкte et d’aiguillons aux nageoires, vйritable scorpion de deux а trois mиtres, ennemi acharnй des blennies, des gades et des saumons, c’йtait le cotte des mers septentrionales, au corps tuberculeux, brun de couleur, rouge aux nageoires. Les pкcheurs du Nautilus eurent quelque peine а s’emparer de cet animal, qui, grвce а la conformation de ses opercules, prйserve ses organes respiratoires du contact dessйchant de l’atmosphиre et peut vivre quelque temps hors de l’eau.

 

Je cite maintenant, – pour mйmoire, – des bosquiens, petits poissons qui accompagnent longtemps les navires dans les mers borйales, des ables-oxyrhinques, spйciaux а l’Atlantique septentrional, des rascasses, et j’arrive aux gades, principalement а l’espиce morue, que je surpris dans ses eaux de prйdilection, sur cet inйpuisable banc de Terre-Neuve.

 

On peut dire que ces morues sont des poissons de montagnes, car Terre-Neuve n’est qu’une montagne sous-marine. Lorsque le Nautilus s’ouvrit un chemin а travers leurs phalanges pressйes, Conseil ne put retenir cette observation:

 

«Зa! des morues! dit-il; mais je croyais que les morues йtaient plates comme des limandes ou des soles?

 

– Naпf! m’йcriai-je. Les morues ne sont plates que chez l’йpicier, oщ on les montre ouvertes et йtalйes. Mais dans l’eau, ce sont des poissons fusiformes comme les mulets, et parfaitement conformйs pour la marche.

 

– Je veux croire monsieur, rйpondit Conseil. Quelle nuйe, quelle fourmiliиre!

 

– Eh! mon ami, il y en aurait bien davantage, sans leurs ennemis, les rascasses et les hommes! Sais-tu combien on a comptй d’œufs dans une seule femelle?

 

– Faisons bien les choses, rйpondit Conseil. Cinq cent mille.

 

– Onze millions, mon ami.

 

– Onze millions. Voilа ce que je n’admettrai jamais, а moins de les compter moi-mкme.

 

– Compte-les, Conseil. Mais tu auras plus vite fait de me croire. D’ailleurs, c’est par milliers que les Franзais, les Anglais, les Amйricains, les Danois, les Norvйgiens, pкchent les morues, On les consomme en quantitйs prodigieuses, et sans l’йtonnante fйconditй de ces poissons, les mers en seraient bientфt dйpeuplйes. Ainsi en Angleterre et en Amйrique seulement, cinq mille navires montйs par soixante-quinze mille marins, sont employйs а la pкche de la morue. Chaque navire en rapporte quarante mille en moyenne, ce qui fait vingt-cinq millions. Sur les cфtes de la Norvиge, mкme rйsultat.

 

– Bien, rйpondit Conseil, je m’en rapporte а monsieur. Je ne les compterai pas.

 

– Quoi donc?

 

– Les onze millions d’œufs. Mais je ferai une remarque.

 

– Laquelle?

 

– C’est que si tous les œufs йclosaient, il suffirait de quatre morues pour alimenter l’Angleterre, l’Amйrique et la Norvиge. »

 

Pendant que nous effleurions les fonds du banc de Terre-Neuve, je vis parfaitement ces longues lignes, armйes de deux cents hameзons, que chaque bateau tend par douzaines. Chaque ligne entraоnйe par un bout au moyen d’un petit grappin, йtait retenue a la surface par un orin fixй sur une bouйe de liиge. Le Nautilus dut manœuvrer adroitement au milieu de ce rйseau sous-marin.

 

D’ailleurs il ne demeura pas longtemps dans ces parages frйquentйs. Il s’йleva jusque vers le quarante-deuxiиme degrй de latitude. C’йtait а la hauteur de Saint-Jean de Terre-Neuve et de Heart’s Content, oщ aboutit l’extrйmitй du cвble transatlantique.

 

Le Nautilus, au lieu de continuer а marcher au nord prit direction vers l’est, comme s’il voulait suivre ce plateau tйlйgraphique sur lequel repose le cвble, et dont des sondages multipliйs ont donnй le relief avec une extrкme exactitude.

 

Ce fut le 17 mai, а cinq cents milles environ de Heart’s Content, par deux mille huit cents mиtres de profondeur, que j’aperзus le cвble gisant sur le sol. Conseil, que je n’avais pas prйvenu, le prit d’abord pour un gigantesque serpent de mer et s’apprкtait а le classer suivant sa mйthode ordinaire. Mais je dйsabusai le digne garзon et pour le consoler de son dйboire, je lui appris diverses particularitйs de la pose de ce cвble.

 

Le premier cвble fut йtabli pendant les annйes 1857 et 1858; mais, aprиs avoir transmis quatre cents tйlйgrammes environ, il cessa de fonctionner. En 1863, les ingйnieurs construisirent un nouveau cвble, mesurant trois mille quatre cents kilomиtres et pesant quatre mille cinq cents tonnes, qui fut embarquй sur le Great-Eastern. Cette tentative йchoua encore.

 

Or, le 25 mai, le Nautilus, immergй par trois mille huit cent trente-six mиtres de profondeur, se trouvait prйcisйment en cet endroit oщ se produisit la rupture qui ruina l’entreprise. C’йtait а six cent trente-huit milles de la cфte d’Irlande. On s’aperзut, а deux heures aprиs-midi, que les communications avec l’Europe venaient de s’interrompre. Les йlectriciens du bord rйsolurent de couper le cвble avant de le repкcher, et а onze heures du soir, ils avaient ramenй la partie avariйe. On refit un joint et une йpissure; puis le cвble fut immergй de nouveau. Mais, quelques jours plus tard, il se rompit et ne put кtre ressaisi dans les profondeurs de l’Ocйan.

 

Les Amйricains ne se dйcouragиrent pas. L’audacieux Cyrus Field, le promoteur de l’entreprise, qui y risquait toute sa fortune, provoqua une nouvelle souscription. Elle fut immйdiatement couverte. Un autre cвble fut йtabli dans de meilleures conditions. Le faisceau de fils conducteurs isolйs dans une enveloppe de gutta-percha, йtait protйgй par un matelas de matiиres textiles contenu dans une armature mйtallique. Le Great-Eastern reprit la mer le 13 juillet 1866.

 

L’opйration marcha bien. Cependant un incident arriva. Plusieurs fois, en dйroulant le cвble, les йlectriciens observиrent que des clous y avaient йtй rйcemment enfoncйs dans le but d’en dйtйriorer l’вme. Le capitaine Anderson, ses officiers, ses ingйnieurs, se rйunirent, dйlibйrиrent, et firent afficher que si le coupable йtait surpris а bord, il serait jetй а la mer sans autre jugement. Depuis lors, la criminelle tentative ne se reproduisit plus.

 

Le 23 juillet, le Great-Eastern n’йtait plus qu’а huit cents kilomиtres de Terre-Neuve, lorsqu’on lui tйlйgraphia d’Irlande la nouvelle de l’armistice conclu entre la Prusse et l’Autriche aprиs Sadowa. Le 27, il relevait au milieu des brumes le port de Heart’s Content. L’entreprise йtait heureusement terminйe, et par sa premiиre dйpкche, la jeune Amйrique adressait а la vieille Europe ces sages paroles si rarement comprises: «Gloire а Dieu dans le ciel, et paix aux hommes de bonne volontй sur la terre. »

 

Je ne m’attendais pas а trouver le cвble йlectrique dans son йtat primitif, tel qu’il йtait en sortant des ateliers de fabrication. Le long serpent, recouvert de dйbris de coquille, hйrissй de foraminifиres, йtait encroыtй dans un empвtement pierreux qui le protйgeait contre les mollusques perforants. Il reposait tranquillement, а l’abri des mouvements de la mer, et sous une pression favorable а la transmission de l’йtincelle йlectrique qui passe de l’Amйrique а l’Europe en trente-deux centiиmes de seconde. La durйe de ce cвble sera infinie sans doute, car on a observй que l’enveloppe de gutta-percha s’amйliore par son sйjour dans l’eau de mer.

 

D’ailleurs, sur ce plateau si heureusement choisi, le cвble n’est jamais immergй а des profondeurs telles qu’il puisse se rompre. Le Nautilus le suivit jusqu’а son fond le plus bas, situй par quatre mille quatre cent trente et un mиtres, et lа, il reposait encore sans aucun effort de traction. Puis, nous nous rapprochвmes de l’endroit oщ avait eu lieu l’accident de 1863.

 

Le fond ocйanique formait alors une vallйe large de cent vingt kilomиtres, sur laquelle on eыt pu poser le Mont-Blanc sans que son sommet йmergeвt de la surface des flots. Cette vallйe est fermйe а l’est par une muraille а pic de deux mille mиtres. Nous y arrivions le 28 mai, et le Nautilus n’йtait plus qu’а cent cinquante kilomиtres de l’Irlande.

 

Le capitaine Nemo allait-il remonter pour atterrir sur les оles Britanniques? Non. А ma grande surprise, il redescendit au sud et revint vers les mers europйennes. En contournant l’оle d’Йmeraude, j’aperзus un instant le cap Clear et le feu de Fastenet, qui йclaire les milliers de navires sortis de Glasgow ou de Liverpool.

 

Une importante question se posait alors а mon esprit. Le Nautilus oserait-il s’engager dans la Manche? Ned Land qui avait reparu depuis que nous rallions la terre ne cessait de m’interroger. Comment lui rйpondre? Le capitaine Nemo demeurait invisible. Aprиs avoir laissй entrevoir au Canadien les rivages d’Amйrique, allait-il donc me montrer les cфtes de France?

 

Cependant le Nautilus s’abaissait toujours vers le sud. Le 30 mai, il passait en vue du Land’s End, entre la pointe extrкme de l’Angleterre et les Sorlingues, qu’il laissa sur tribord.

 

S’il voulait entrer en Manche, il lui fallait prendre franchement а l’est. Il ne le fit pas.

 

Pendant toute la journйe du 31 mai, le Nautilus dйcrivit sur la mer une sйrie de cercles qui m’intriguиrent vivement. Il semblait chercher un endroit qu’il avait quelque peine а trouver. А midi, le capitaine Nemo vint faire son point lui-mкme. Il ne m’adressa pas la parole. Il me parut plus sombre que jamais. Qui pouvait l’attrister ainsi? Йtait-ce sa proximitй des rivages europйens? Sentait-il quelque ressouvenir de son pays abandonnй? Qu’йprouvait-il alors? des remords ou des regrets? Longtemps cette pensйe occupa mon esprit, et j’eus comme un pressentiment que le hasard trahirait avant peu les secrets du capitaine.

 

Le lendemain, 31 juin, le Nautilus conserva les mкmes allures. Il йtait йvident qu’il cherchait а reconnaоtre un point prйcis de l’Ocйan. Le capitaine Nemo vint prendre la hauteur du soleil, ainsi qu’il avait fait la veille. La mer йtait belle, le ciel pur. А huit milles dans l’est, un grand navire а vapeur se dessinait sur la ligne de l’horizon. Aucun pavillon ne battait а sa corne, et je ne pus reconnaоtre sa nationalitй.

 

Le capitaine Nemo, quelques minutes avant que le soleil passвt au mйridien, prit son sextant et observa avec une prйcision extrкme. Le calme absolu des flots facilitait son opйration. Le Nautilus immobile ne ressentait ni roulis ni tangage.

 

J’йtais en ce moment sur la plate-forme. Lorsque son relиvement fut terminй, le capitaine prononзa ces seuls mots.

 

«C’est ici! »

 


«C’est ici! » dit le capitaine Nemo.

 

Il redescendit par le panneau. Avait-il vu le bвtiment qui modifiait sa marche et semblait se rapprocher de nous? Je ne saurais le dire.

 

Je revins au salon. Le panneau se ferma, et j’entendis les sifflements de l’eau dans les rйservoirs. Le Nautilus commenзa de s’enfoncer, suivant une ligne verticale, car son hйlice entravйe ne lui communiquait plus aucun mouvement.

 

Quelques minutes plus tard, il s’arrкtait а une profondeur de huit cent trente-trois mиtres et reposait sur le sol.

 

Le plafond lumineux du salon s’йteignit alors, les panneaux s’ouvrirent, et а travers les vitres, j’aperзus la mer vivement illuminйe par les rayons du fanal dans un rayon d’un demi-mille.

 

Je regardais а bвbord et je ne vis rien que l’immensitй des eaux tranquilles.

 

Par tribord, sur le fond, apparaissait une forte extumescence qui attira mon attention. On eыt dit des ruines ensevelies sous un empвtement de coquilles blanchвtres comme sous un manteau de neige. En examinant attentivement cette masse, je crus reconnaоtre les formes йpaissies d’un navire, rasй de ses mвts, qui devait avoir coulй par l’avant. Ce sinistre datait certainement d’une йpoque reculйe. Cette йpave, pour кtre ainsi encroыtйe dans le calcaire des eaux, comptait dйjа bien des annйes passйes sur ce fond de l’Ocйan.

 

Quel йtait ce navire? Pourquoi le Nautilus venait-il visiter sa tombe? N’йtait-ce donc pas un naufrage qui avait entraоnй ce bвtiment sous les eaux?

 

Je ne savais que penser, quand, prиs de moi, j’entendis le capitaine Nemo dire d’une voix lente:

 

«Autrefois ce navire se nommait le Marseillais. Il portait soixante-quatorze canons et fut lancй en 1762. En 1778, le 13 aoыt, commandй par La Poype-Vertrieux, il se battait audacieusement contre le Preston. En 1779, le 4 juillet, il assistait avec l’escadre de l’amiral d’Estaing а la prise de Grenade. En 1781, le 5 septembre, il prenait part au combat du comte de Grasse dans la baie de la Chesapeak. En 1794, la rйpublique franзaise lui changeait son nom. Le 16 avril de la mкme annйe, il rejoignait а Brest l’escadre de Villaret-Joyeuse, chargй d’escorter un convoi de blй qui venait d’Amйrique sous le commandement de l’amiral Van Stabel. Le 11 et le 12 prairial, an II, cette escadre se rencontrait avec les vaisseaux anglais. Monsieur, c’est aujourd’hui le 13 prairial, le 1er juin 1868. Il y a soixante-quatorze ans, jour pour jour, а cette place mкme, par 47°24’ de latitude et 17°28’ de longitude, ce navire, aprиs un combat hйroпque, dйmвtй de ses trois mвts, l’eau dans ses soutes, le tiers de son йquipage hors de combat, aima mieux s’engloutir avec ses trois cent cinquante-six marins que de se rendre, et clouant son pavillon а sa poupe, il disparut sous les flots au cri de: Vive la Rйpublique!

 

– Le Vengeur! m’йcriai-je.

 

– Oui! monsieur. Le Vengeur! Un beau nom! » murmura le capitaine Nemo en se croisant les bras.

 


«Le Vengeur! » m’йcriai-je.

 

XXI

UNE HЙCATOMBE

 

Cette faзon de dire, l’imprйvu de cette scиne, cet historique du navire patriote froidement racontй d’abord, puis l’йmotion avec laquelle l’йtrange personnage avait prononcй ses derniиres paroles, ce nom de Vengeur, dont la signification ne pouvait m’йchapper, tout se rйunissait pour frapper profondйment mon esprit. Mes regards ne quittaient plus le capitaine. Lui, les mains tendues vers la mer, considйrait d’un œil ardent la glorieuse йpave. Peut-кtre ne devais-je jamais savoir qui il йtait, d’oщ il venait, oщ il allait, mais je voyais de plus en plus l’homme se dйgager du savant. Ce n’йtait pas une misanthropie commune qui avait enfermй dans les flancs du Nautilus le capitaine Nemo et ses compagnons, mais une haine monstrueuse ou sublime que le temps ne pouvait affaiblir.

 

Cette haine cherchait-elle encore des vengeances? L’avenir devait bientфt me l’apprendre.

 

Cependant, le Nautilus remontait lentement vers la surface de la mer, et je vis disparaоtre peu а peu les formes confuses du Vengeur. Bientфt un lйger roulis m’indiqua que nous flottions а l’air libre.

 

En ce moment, une sourde dйtonation se fit entendre. Je regardai le capitaine. Le capitaine ne bougea pas.

 

«Capitaine? » dis-je.

 

Il ne rйpondit pas.

 

Je le quittai et montai sur la plate-forme. Conseil et le Canadien m’y avaient prйcйdй.

 

«D’oщ vient cette dйtonation? demandai-je.

 

– Un coup de canon », rйpondit Ned Land.

 

Je regardai dans la direction du navire que j’avais aperзu. Il s’йtait rapprochй du Nautilus et l’on voyait qu’il forзait de vapeur. Six milles le sйparaient de nous.

 

«Quel est ce bвtiment, Ned?

 

– А son grйement, а la hauteur de ses bas mвts, rйpondit le Canadien, je parierais pour un navire de guerre. Puisse-t-il venir sur nous et couler, s’il le faut, ce damnй Nautilus!

 

– Ami Ned, rйpondit Conseil, quel mal peut-il faire au Nautilus? Ira-t-il l’attaquer sous les flots? Ira-t-il le canonner au fond des mers?

 

– Dites-moi, Ned, demandai-je, pouvez-vous reconnaоtre la nationalitй de ce bвtiment? »

 

Le Canadien, fronзant ses sourcils, abaissant ses paupiиres, plissant ses yeux aux angles, fixa pendant quelques instants le navire de toute la puissance de son regard.

 

«Non, monsieur, rйpondit-il. Je ne saurais reconnaоtre а quelle nation il appartient. Son pavillon n’est pas hissй. Mais je puis affirmer que c’est un navire de guerre, car une longue flamme se dйroule а l’extrйmitй de son grand mвt. »

 

Pendant un quart d’heure, nous continuвmes d’observer le bвtiment qui se dirigeait vers nous. Je ne pouvais admettre, cependant, qu’il eыt reconnu le Nautilus а cette distance, encore moins qu’il sыt ce qu’йtait cet engin sous-marin.

 

Bientфt le Canadien m’annonзa que ce bвtiment йtait un grand vaisseau de guerre, а йperon, un deux-ponts cuirassй. Une йpaisse fumйe noire s’йchappait de ses deux cheminйes. Ses voiles serrйes se confondaient avec la ligne des vergues. Sa corne ne portait aucun pavillon. La distance empкchait encore de distinguer les couleurs de sa flamme, qui flottait comme un mince ruban.

 

Il s’avanзait rapidement. Si le capitaine Nemo le laissait approcher, une chance de salut s’offrait а nous.

 

«Monsieur, me dit Ned Land, que ce bвtiment nous passe а un mille je me jette а la mer, et je vous engage faire comme moi. »

 

Je ne rйpondis pas а la proposition du Canadien, et je continuai de regarder le navire qui grandissait а vue d’œil. Qu’il fыt anglais, franзais, amйricain ou russe, il йtait certain qu’il nous accueillerait, si nous pouvions gagner son bord.

 

«Monsieur voudra bien se rappeler, dit alors Conseil, que nous avons quelque expйrience de la natation. Il peut se reposer sur moi du soin de le remorquer vers ce navire, s’il lui convient de suivre l’ami Ned. »

 

J’allais rйpondre, lorsqu’une vapeur blanche jaillit а l’avant du vaisseau de guerre. Puis, quelques secondes plus tard, les eaux troublйes par la chute d’un corps pesant, йclaboussиrent l’arriиre du Nautilus. Peu aprиs, une dйtonation frappait mon oreille.

 

«Comment? ils tirent sur nous! m’йcriai-je.

 

– Braves gens! murmura le Canadien.

 

– Ils ne nous prennent donc pas pour des naufragйs accrochйs а une йpave!

 

– N’en dйplaise а monsieur… Bon, fit Conseil en secouant l’eau qu’un nouveau boulet avait fait jaillir jusqu’а lui,. – N’en dйplaise а monsieur, ils ont reconnu le narwal, et ils canonnent le narwal.

 

– Mais ils doivent bien voir, m’йcriai-je qu’ils ont affaire а des hommes.

 

– C’est peut-кtre pour cela! » rйpondit Ned Land en me regardant.

 

Toute une rйvйlation se fit dans mon esprit. Sans doute, on savait а quoi s’en tenir maintenant sur l’existence du prйtendu monstre. Sans doute, dans son abordage avec l’Abraham-Lincoln, lorsque le Canadien le frappa de son harpon, le commandant Farragut avait reconnu que le narwal йtait un bateau sous-marin, plus dangereux qu’un cйtacй surnaturel?

 

Oui, cela devait кtre ainsi, et sur toutes les mers, sans doute, on poursuivait maintenant ce terrible engin de destruction!

 

Terrible en effet, si comme on pouvait le supposer, le capitaine Nemo employait le Nautilus а une œuvre de vengeance! Pendant cette nuit, lorsqu’il nous emprisonna dans la cellule, au milieu de l’Ocйan Indien, ne s’йtait-il pas attaquй а quelque navire? Cet homme enterrй maintenant dans le cimetiиre de corail, n’avait-il pas йtй victime du choc provoquй par le Nautilus? Oui, je le rйpиte. Il en devait кtre ainsi. Une partie de la mystйrieuse existence du capitaine Nemo se dйvoilait. Et si son identitй n’йtait pas reconnue, du moins, les nations coalisйes contre lui, chassaient maintenant, non plus un кtre chimйrique, mais un homme qui leur avait vouй une haine implacable!

 

Tout ce passй formidable apparut а mes yeux. Au lieu de rencontrer des amis sur ce navire qui s’approchait, nous n’y pouvions trouver que des ennemis sans pitiй.

 

Cependant les boulets se multipliaient autour de nous. Quelques-uns, rencontrant la surface liquide, s’en allaient par ricochet se perdre а des distances considйrables. Mais aucun n’atteignit le Nautilus.

 

Le navire cuirassй n’йtait plus alors qu’а trois milles. Malgrй sa violente canonnade, le capitaine Nemo ne paraissait pas sur la plate-forme. Et cependant, l’un de ces boulets coniques, frappant normalement la coque du Nautilus, lui eыt йtй fatal.

 

Le Canadien me dit alors:

 

«Monsieur, nous devons tout tenter pour nous tirer de ce mauvais pas. Faisons des signaux! Mille diables! On comprendra peut-кtre que nous sommes d’honnкtes gens! »

 

Ned Land prit son mouchoir pour l’agiter dans l’air. Mais il l’avait а peine dйployй, que terrassй par une main de fer, malgrй sa force prodigieuse, il tombait sur le pont.

 

«Misйrable, s’йcria le capitaine, veux-tu donc que je te cloue sur l’йperon du Nautilus avant qu’il ne se prйcipite contre ce navire! »

 

Le capitaine Nemo, terrible а entendre, йtait plus terrible encore а voir. Sa face avait pвli sous les spasmes de son cœur, qui avait dы cesser de battre un instant. Ses pupilles s’йtaient contractйes effroyablement. Sa voix ne parlait plus, elle rugissait. Le corps penchй en avant, il tordait sous sa main les йpaules du Canadien.

 


«Misйrable! veux-tu donc!…

 

Puis, l’abandonnant et se retournant vers le vaisseau de guerre dont les boulets pleuvaient autour de lui:

 

«Ah! tu sais qui je suis, navire d’une nation maudite! s’йcria-t-il de sa voix puissante. Moi, je n’ai pas eu besoin de tes couleurs pour te reconnaоtre! Regarde! Je vais te montrer les miennes! »

 

Et le capitaine Nemo dйploya а l’avant de la plate-forme un pavillon noir, semblable а celui qu’il avait dйjа plantй au pфle sud.



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