А ce moment, un boulet frappant obliquement la coque du Nautilus, sans l’entamer, et passant par ricochet prиs du capitaine, alla se perdre en mer.
Le capitaine Nemo haussa les йpaules. Puis, s’adressant а moi:
«Descendez, me dit-il d’un ton bref, descendez, vous et vos compagnons.
– Monsieur, m’йcriai-je, allez-vous donc attaquer ce navire.
– Monsieur, je vais le couler.
– Vous ne ferez pas cela!
– Je le ferai, rйpondit froidement le capitaine Nemo. Ne vous avisez pas de me juger, monsieur. La fatalitй vous montre ce que vous ne deviez pas voir. L’attaque est venue. La riposte sera terrible. Rentrez.
– Ce navire, quel est-il?
– Vous ne le savez pas? Eh bien! tant mieux! Sa nationalitй, du moins, restera un secret pour vous. Descendez. »
Le Canadien, Conseil et moi, nous ne pouvions qu’obйir. Une quinzaine de marins du Nautilus entouraient le capitaine et regardaient avec un implacable sentiment de haine ce navire qui s’avanзait vers eux. On sentait que le mкme souffle de vengeance animait toutes ces вmes.
Je descendis au moment oщ un nouveau projectile йraillait encore la coque du Nautilus, et j’entendis le capitaine s’йcrier:
«Frappe, navire insensй! Prodigue tes inutiles boulets! Tu n’йchapperas pas а l’йperon du Nautilus. Mais ce n’est pas а cette place que tu dois pйrir! Je ne veux pas que tes ruines aillent se confondre avec les ruines du Vengeur! »
Je regagnai ma chambre. Le capitaine et son second йtaient restйs sur la plate-forme. L’hйlice fut mise en mouvement, le Nautilus, s’йloignant avec vitesse se mit hors de la portйe des boulets du vaisseau. Mais la poursuite continua, et le capitaine Nemo se contenta de maintenir sa distance.
Vers quatre heures du soir, ne pouvant contenir l’impatience et l’inquiйtude qui me dйvoraient, je revins vers l’escalier central. Le panneau йtait ouvert. Je me hasardai sur la plate-forme. Le capitaine s’y promenait encore d’un pas agitй. Il regardait le navire qui lui restait sous le vent а cinq ou six milles. Il tournait autour de lui comme une bкte fauve, et l’attirant vers l’est, il se laissait poursuivre. Cependant, il n’attaquait pas. Peut-кtre hйsitait-il encore?
Je voulus intervenir une derniиre fois. Mais j’avais a peine interpellй le capitaine Nemo, que celui-ci m’imposait silence:
«Je suis le droit, je suis la justice! me dit-il. Je suis l’opprimй, et voilа l’oppresseur! C’est par lui que tout ce que j’ai aimй, chйri, vйnйrй, patrie, femme, enfants, mon pиre, ma mиre, j’ai vu tout pйrir! Tout ce que je hais est lа! Taisez-vous! »
Je portai un dernier regard vers le vaisseau de guerre qui forзait de vapeur. Puis, je rejoignis Ned et Conseil.
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«Nous fuirons! m’йcriai-je.
– Bien, fit Ned. Quel est ce navire?
– Je l’ignore. Mais quel qu’il soit, il sera coulй avant la nuit. En tout cas, mieux vaut pйrir avec lui que de se faire les complices de reprйsailles dont on ne peut pas mesurer l’йquitй.
– C’est mon avis, rйpondit froidement Ned Land. Attendons la nuit. »
La nuit arriva. Un profond silence rйgnait а bord. La boussole indiquait que le Nautilus n’avait pas modifiй sa direction. J’entendais le battement de son hйlice qui frappait les flots avec une rapide rйgularitй. Il se tenait а la surface des eaux, et un lйger roulis le portait tantфt sur un bord, tantфt sur un autre.
Mes compagnons et moi, nous avions rйsolu de fuir au moment oщ le vaisseau serait assez rapprochй, soit pour nous faire entendre, soit pour nous faire voir, car la lune, qui devait кtre pleine trois jours plus tard, resplendissait. Une fois а bord de ce navire, si nous ne pouvions prйvenir le coup qui le menaзait, du moins nous ferions tout ce que les circonstances nous permettaient de tenter. Plusieurs fois, je crus que le Nautilus se disposait pour l’attaque. Mais il se contentait de laisser se rapprocher son adversaire, et, peu de temps aprиs, il reprenait son allure de fuite.
Une partie de la nuit se passa sans incident. Nous guettions l’occasion d’agir. Nous parlions peu, йtant trop йmus. Ned Land aurait voulu se prйcipiter а la mer. Je le forзai d’attendre. Suivant moi, le Nautilus devait attaquer le deux-ponts а la surface des flots, et alors il serait non seulement possible, mais facile de s’enfuir.
А trois heures du matin, inquiet, je montai sur la plate-forme. Le capitaine Nemo ne l’avait pas quittйe. Il йtait debout, а l’avant, prиs de son pavillon, qu’une lйgиre brise dйployait au-dessus de sa tкte. Il ne quittait pas le vaisseau des yeux. Son regard, d’une extraordinaire intensitй, semblait l’attirer, le fasciner, l’entraоner plus sыrement que s’il lui eыt donnй la remorque!
Son regard semblait l’attirer.
La lune passait alors au mйridien. Jupiter se levait dans l’est. Au milieu de cette paisible nature, le ciel et l’Ocйan rivalisaient de tranquillitй, et la mer offrait а l’astre des nuits le plus beau miroir qui eыt jamais reflйtй son image.
Et quand je pensais а ce calme profond des йlйments, comparй а toutes ces colиres qui couvaient dans les flancs de l’imperceptible Nautilus, je sentais frissonner tout mon кtre.
Le vaisseau se tenait a deux mille de nous. Il s’йtait rapprochй, marchant toujours vers cet йclat phosphorescent qui signalait la prйsence du Nautilus Je vis ses feux de position, vert et rouge, et son fanal blanc suspendu au grand йtai de misaine. Une vague rйverbйration йclairait son grйement et indiquait que les feux йtaient poussйs а outrance. Des gerbes d’йtincelles, des scories de charbons enflammйs, s’йchappant de ses cheminйes, йtoilaient l’atmosphиre.
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Je demeurai ainsi jusqu’а six heures du matin, sans que le capitaine Nemo eыt paru m’apercevoir. Le vaisseau nous restait а un mille et demi, et avec les premiиres lueurs du jour, sa canonnade recommenзa. Le moment ne pouvait кtre йloignй oщ, le Nautilus attaquant son adversaire, mes compagnons et moi, nous quitterions pour jamais cet homme que je n’osais juger.
Je me disposais а descendre afin de les prйvenir, lorsque le second monta sur la plate-forme. Plusieurs marins l’accompagnaient. Le capitaine Nemo ne les vit pas ou ne voulut pas les voir. Certaines dispositions furent prises qu’on aurait pu appeler le «branle-bas de combat » du Nautilus. Elles йtaient trиs-simples. La filiиre qui formait balustrade autour de la plate-forme, fut abaissйe. De mкme, les cages du fanal et du timonier rentrиrent dans la coque de maniиre а l’affleurer seulement. La surface du long cigare de tфle n’offrait plus une seule saillie qui pыt gкner sa manœuvre.
Je revins au salon. Le Nautilus йmergeait toujours. Quelques lueurs matinales s’infiltraient dans la couche liquide. Sous certaines ondulations des lames, les vitres s’animaient des rougeurs du soleil levant. Ce terrible jour du 2 juin se levait.
А cinq heures, le loch m’apprit que la vitesse du Nautilus se modйrait. Je compris qu’il se laissait approcher. D’ailleurs les dйtonations se faisaient plus violemment entendre. Les boulets labouraient l’eau ambiante et s’y vissaient avec un sifflement singulier.
«Mes amis, dis-je, le moment est venu. Une poignйe de main, et que Dieu nous garde! »
Ned Land йtait rйsolu, Conseil calme, moi nerveux, me contenant а peine.
Nous passвmes dans la bibliothиque. Au moment oщ je poussais la porte qui s’ouvrait sur la cage de l’escalier central, j’entendis le panneau supйrieur se fermer brusquement.
Le Canadien s’йlanзa sur les marches, mais je l’arrкtai. Un sifflement bien connu m’apprenait que l’eau pйnйtrait dans les rйservoirs du bord. En effet, en peu d’instants, le Nautilus s’immergea а quelques mиtres au-dessous de la surface des flots.
Je compris sa manœuvre. Il йtait trop tard pour agir.
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Le Nautilus ne songeait pas a frapper le deux-ponts dans son impйnйtrable cuirasse, mais au-dessous de sa ligne de flottaison, lа ou la carapace mйtallique ne protиge plus le bordй.
Nous йtions emprisonnйs de nouveau, tйmoins obligйs du sinistre drame qui se prйparait. D’ailleurs, nous eыmes а peine le temps de rйflйchir. Rйfugiйs dans ma chambre, nous nous regardions sans prononcer une parole. Une stupeur profonde s’йtait emparйe de mon esprit. Le mouvement de la pensйe s’arrкtait en moi. Je me trouvais dans cet йtat pйnible qui prйcиde l’attente d’une dйtonation йpouvantable. J’attendais, j’йcoutais, je ne vivais que par le sens de l’ouпe!
Cependant, la vitesse du Nautilus s’accrut sensiblement. C’йtait son йlan qu’il prenait ainsi. Toute sa coque frйmissait.
Soudain, je poussai un cri. Un choc eut lieu, mais relativement lйger. Je sentis la force pйnйtrante de l’йperon d’acier. J’entendis des йraillements, des raclements. Mais le Nautilus, emportй par sa puissance de propulsion, passait au travers de la masse du vaisseau comme l’aiguille du voilier а travers la toile!
Je ne pus y tenir. Fou, йperdu, je m’йlanзai hors de ma chambre et me prйcipitai dans le salon.
Le capitaine Nemo йtait lа. Muet, sombre, implacable, il regardait par le panneau de bвbord.
Une masse йnorme sombrait sous les eaux, et pour ne rien perdre de son agonie, le Nautilus descendait dans l’abоme avec elle. А dix mиtres de moi, je vis cette coque entr’ouverte, oщ l’eau s’enfonзait avec un bruit de tonnerre, puis la double ligne des canons et les bastingages. Le pont йtait couvert d’ombres noires qui s’agitaient.
L’eau montait. Les malheureux s’йlanзaient dans les haubans, s’accrochaient aux mвts, se tordaient sous les eaux. C’йtait une fourmiliиre humaine surprise par l’envahissement d’une mer!
Paralysй, raidi par l’angoisse, les cheveux hйrissйs, l’œil dйmesurйment ouvert, la respiration incomplиte, sans souffle, sans voix, je regardais, moi aussi! Une irrйsistible attraction me collait а la vitre!
L’йnorme vaisseau s’enfonзait lentement. Le Nautilus le suivant, йpiait tous ses mouvements. Tout а coup, une explosion se produisit. L’air comprimй fit voler les ponts du bвtiment comme si le feu eыt pris aux soutes. La poussйe des eaux fut telle que le Nautilus dйvia.
L’йnorme vaisseau s’enfonзait lentement.
Alors le malheureux navire s’enfonзa plus rapidement. Ses hunes, chargйes de victimes, apparurent, ensuite des barres, pliant sous des grappes d’hommes, enfin le sommet de son grand mвt. Puis, la masse sombre disparut, et avec elle cet йquipage de cadavres entraоnйs par un formidable remous…
Je me retournai vers le capitaine Nemo. Ce terrible justicier, vйritable archange de la haine, regardait toujours. Quand tout fut fini, le capitaine Nemo, se dirigeant vers la porte de sa chambre, l’ouvrit et entra. Je le suivis des yeux.
Sur le panneau du fond, au-dessous des portraits de ses hйros, je vis le portrait d’une femme jeune encore et de deux petits enfants. Le capitaine Nemo les regarda pendant quelques instants, leur tendit les bras, et, s’agenouillant, il fondit en sanglots.
XXII
LES DERNIИRES PAROLES DU CAPITAINE NEMO
Les panneaux s’йtaient refermйs sur cette vision effrayante, mais la lumiиre n’avait pas йtй rendue au salon. А l’intйrieur du Nautilus, ce n’йtaient que tйnиbres et silence. Il quittait ce lieu de dйsolation, а cent pieds sous les eaux, avec une rapiditй prodigieuse. Oщ allait-il? Au nord ou au sud? Oщ fuyait cet homme aprиs cette horrible reprйsaille?
J’йtais rentrй dans ma chambre oщ Ned et Conseil se tenaient silencieusement. J’йprouvais une insurmontable horreur pour le capitaine Nemo. Quoi qu’il eыt souffert de la part des hommes, il n’avait pas le droit de punir ainsi. Il m’avait fait, sinon le complice, du moins le tйmoin de ses vengeances! C’йtait dйjа trop.
А onze heures, la clartй йlectrique rйapparut. Je passai dans le salon. Il йtait dйsert. Je consultai les divers instruments. Le Nautilus fuyait dans le nord avec une rapiditй de vingt-cinq milles а l’heure, tantфt а la surface de la mer, tantфt а trente pieds au-dessous.
Relиvement fait sur la carte, je vis que nous passions а l’ouvert de la Manche, et que notre direction nous portait vers les mers borйales avec une incomparable vitesse.
А peine pouvais-je saisir а leur rapide passage des squales au long nez, des squales-marteaux, des roussettes qui frйquentent ces eaux, de grands aigles de mer, des nuйes d’hippocampes, semblables aux cavaliers du jeu d’йchecs, des anguilles s’agitant comme les serpenteaux d’un feu d’artifice, des armйes de crabes qui fuyaient obliquement en croisant leurs pinces sur leur carapace, enfin des troupes de marsouins qui luttaient de rapiditй avec le Nautilus. Mais d’observer, d’йtudier, de classer, il n’йtait plus question alors.
Le soir, nous avions franchi deux cents lieues de l’Atlantique. L’ombre se fit, et la mer fut envahie par les tйnиbres jusqu’au lever de la lune.
Je regagnai ma chambre. Je ne pus dormir. J’йtais assailli de cauchemars. L’horrible scиne de destruction se rйpйtait dans mon esprit.
Depuis ce jour, qui pourra dire jusqu’oщ nous entraоna le Nautilus dans ce bassin de l’Atlantique nord? Toujours avec une vitesse inapprйciable! Toujours au milieu des brumes hyperborйennes! Toucha-t-il aux pointes du Spitzberg, aux accores de la Nouvelle-Zemble? Parcourut-il ces mers ignorйes, la mer Blanche, la mer de Kara, le golfe de l’Obi, l’archipel de Liarrov, et ces rivages inconnus de la cфte asiatique? Je ne saurais le dire. Le temps qui s’йcoulait je ne pouvais plus l’йvaluer. L’heure avait йtй suspendue aux horloges du bord. Il semblait que la nuit et le jour, comme dans les contrйes polaires, ne suivaient plus leur cours rйgulier. Je me sentais entraоnй dans ce domaine de l’йtrange oщ se mouvait а l’aise l’imagination surmenйe d’Edgard Poл. А chaque instant, je m’attendais а voir, comme le fabuleux Gordon Pym, «cette figure humaine voilйe, de proportion beaucoup plus vaste que celle d’aucun habitant de la terre, jetйe en travers de cette cataracte qui dйfend les abords du pфle »!
J’estime, – mais je me trompe peut-кtre, – j’estime que cette course aventureuse du Nautilus se prolongea pendant quinze ou vingt jours, et je ne sais ce qu’elle aurait durй, sans la catastrophe qui termina ce voyage. Du capitaine Nemo, il n’йtait plus question. De son second, pas davantage. Pas un homme de l’йquipage ne fut visible un seul instant. Presque incessamment, le Nautilus flottait sous les eaux. Quand il remontait а leur surface afin de renouveler son air, les panneaux s’ouvraient ou se refermaient automatiquement. Plus de point reportй sur le planisphиre. Je ne savais oщ nous йtions.
Je dirai aussi que le Canadien, а bout de forces et de patience, ne paraissait plus. Conseil ne pouvait en tirer un seul mot, et craignait que, dans un accиs de dйlire et sous l’empire d’une nostalgie effrayante, il ne se tuвt. Il le surveillait donc avec un dйvouement de tous les instants.
On comprend que, dans ces conditions, la situation n’йtait plus tenable.
Un matin, – а quelle date, je ne saurais le dire, – je m’йtais assoupi vers les premiиres heures du jour, assoupissement pйnible et maladif. Quand je m’йveillai, je vis Ned Land se pencher sur moi, et je l’entendis me dire а voix basse:
«Nous allons fuir! »
Je me redressai.
«Quand fuyons-nous? demandai-je.
– La nuit prochaine. Toute surveillance semble avoir disparu du Nautilus. On dirait que la stupeur rиgne а bord. Vous serez prкt, monsieur?
– Oui. Oщ sommes-nous?
– En vue de terres que je viens de relever ce matin au milieu des brumes, а vingt milles dans l’est.
– Quelles sont ces terres?
– Je l’ignore, mais quelles qu’elles soient, nous nous y rйfugierons.
– Oui! Ned. Oui, nous fuirons cette nuit, dыt la mer nous engloutir!
– La mer est mauvaise, le vent violent, mais vingt milles а faire dans cette lйgиre embarcation du Nautilus ne m’effraient pas. J’ai pu y transporter quelques vivres et quelques bouteilles d’eau а l’insu de l’йquipage.
– Je vous suivrai.
– D’ailleurs, ajouta le Canadien, si je suis surpris, je me dйfends, je me fais tuer.
– Nous mourrons ensemble, ami Ned. »
J’йtais dйcidй а tout. Le Canadien me quitta. Je gagnai la plate-forme, sur laquelle je pouvais а peine me maintenir contre le choc des lames. Le ciel йtait menaзant, mais puisque la terre йtait lа dans ces brumes йpaisses, il fallait fuir. Nous ne devions perdre ni un jour ni une heure.
Je revins au salon, craignant et dйsirant tout а la fois de rencontrer le capitaine Nemo, voulant et ne voulant plus le voir. Que lui aurais-je dit? Pouvais-je lui cacher l’involontaire horreur qu’il m’inspirait! Non! Mieux valait ne pas me trouver face а face avec lui! Mieux valait l’oublier! Et pourtant!
Combien fut longue cette journйe, la derniиre que je dusse passer а bord du Nautilus! Je restais seul. Ned Land et Conseil йvitaient de me parler par crainte de se trahir.
А six heures, je dоnai, mais je n’avais pas faim. Je me forзai а manger, malgrй mes rйpugnances, ne voulant pas m’affaiblir.
А six heures et demi, Ned Land entra dans ma chambre. Il me dit:
«Nous ne nous reverrons pas avant notre dйpart. А dix heures, la lune ne sera pas encore levйe. Nous profiterons de l’obscuritй. Venez au canot. Conseil et moi, nous vous y attendrons. »
Puis le Canadien sortit, sans m’avoir donnй le temps de lui rйpondre.
Je voulus vйrifier la direction du Nautilus. Je me rendis au salon. Nous courions nord-nord-est avec une vitesse effrayante, par cinquante mиtres de profondeur.
Je jetai un dernier regard sur ces merveilles de la nature, sur ces richesses de l’art entassйes dans ce musйe, sur cette collection sans rivale destinйe а pйrir un jour au fond des mers avec celui qui l’avait formйe. Je voulus fixer dans mon esprit une impression suprкme. Je restai une heure ainsi, baignй dans les effluves du plafond lumineux, et passant en revue ces trйsors resplendissant sous leurs vitrines. Puis, je revins а ma chambre.
Lа, je revкtis de solides vкtements de mer. Je rassemblai mes notes et les serrai prйcieusement sur moi. Mon cœur battait avec force. Je ne pouvais en comprimer les pulsations. Certainement, mon trouble, mon agitation m’eussent trahi aux yeux du capitaine Nemo.
Que faisait-il en ce moment? J’йcoutai а la porte de sa chambre. J’entendis un bruit de pas. Le capitaine Nemo йtait lа. Il ne s’йtait pas couchй. А chaque mouvement, il me semblait qu’il allait m’apparaоtre et me demander pourquoi je voulais fuir! J’йprouvais des alertes incessantes. Mon imagination les grossissait. Cette impression devint si poignante que je me demandai s’il ne valait pas mieux entrer dans la chambre du capitaine, le voir face а face, le braver du geste et du regard!
C’йtait une inspiration de fou. Je me retins heureusement, et je m’йtendis sur mon lit pour apaiser en moi les agitations du corps. Mes nerfs se calmиrent un peu, mais, le cerveau surexcitй, je revis dans un rapide souvenir toute mon existence а bord du Nautilus, tous les incidents heureux ou malheureux qui l’avaient traversйe depuis ma disparition de l’ Abraham-Lincoln, les chasses sous-marines, le dйtroit de Torrиs, les sauvages de la Papouasie, l’йchouement, le cimetiиre de corail, le passage de Suez, l’оle de Santorin, le plongeur crйtois, la baie de Vigo, l’Atlantide, la banquise, le pфle sud, l’emprisonnement dans les glaces, le combat des poulpes, la tempкte du Gulf-Stream, le Vengeur, et cette horrible scиne du vaisseau coulй avec son йquipage!… Tous ces йvйnements passиrent devant mes yeux, comme ces toiles de fond qui se dйroulent а l’arriиre-plan d’un thйвtre. Alors le capitaine Nemo grandissait dйmesurйment dans ce milieu йtrange. Son type s’accentuait et prenait des proportions surhumaines. Ce n’йtait plus mon semblable, c’йtait l’homme des eaux, le gйnie des mers.
Il йtait alors neuf heures et demie. Je tenais ma tкte а deux mains pour l’empкcher d’йclater. Je fermais les yeux. Je ne voulais plus penser. Une demi-heure d’attente encore! Une demi-heure d’un cauchemar qui pouvait me rendre fou!
En ce moment, j’entendis les vagues accords de l’orgue, une harmonie triste sous un chant indйfinissable, vйritables plaintes d’une вme qui veut briser ses liens terrestres. J’йcoutai par tous mes sens а la fois, respirant а peine, plongй comme le capitaine Nemo dans ces extases musicales qui l’entraоnaient hors des limites de ce monde.
Puis, une pensйe soudaine me terrifia. Le capitaine Nemo avait quittй sa chambre. Il йtait dans ce salon que je devais traverser pour fuir. Lа, je le rencontrerais une derniиre fois. Il me verrait, il me parlerait peut-кtre! Un geste de lui pouvait m’anйantir, un seul mot, m’enchaоner а son bord!
Cependant, dix heures allaient sonner. Le moment йtait venu de quitter ma chambre et de rejoindre mes compagnons.
Il n’y avait pas а hйsiter, dыt le capitaine Nemo se dresser devant moi. J’ouvris ma porte avec prйcaution, et cependant, il me sembla qu’en tournant sur ses gonds, elle faisait un bruit effrayant. Peut-кtre ce bruit n’existait-il que dans mon imagination!
Je m’avanзai en rampant а travers les coursives obscures du Nautilus, m’arrкtant а chaque pas pour comprimer les battements de mon cœur.
J’arrivai а la porte angulaire du salon. Je l’ouvris doucement. Le salon йtait plongй dans une obscuritй profonde. Les accords de l’orgue raisonnaient faiblement. Le capitaine Nemo йtait lа. Il ne me voyait pas. Je crois mкme qu’en pleine lumiиre, il ne m’eыt pas aperзu, tant son extase l’absorbait tout entier.
Je me traоnai sur le tapis, йvitant le moindre heurt dont le bruit eыt pu trahir ma prйsence. Il me fallut cinq minutes pour gagner la porte du fond qui donnait sur la bibliothиque.
J’allais l’ouvrir, quand un soupir du capitaine Nemo me cloua sur place. Je compris qu’il se levait. Je l’entrevis mкme, car quelques rayons de la bibliothиque йclairйe filtraient jusqu’au salon. Il vint vers moi, les bras croisйs, silencieux, glissant plutфt que marchant, comme un spectre. Sa poitrine oppressйe se gonflait de sanglots. Et je l’entendis murmurer ces paroles, – les derniиres qui aient frappй mon oreille:
«Dieu tout puissant! assez! assez! »
Йtait-ce l’aveu du remords qui s’йchappait ainsi de la conscience de cet homme?…
Йperdu, je me prйcipitai dans la bibliothиque. Je montai l’escalier central, et, suivant la coursive supйrieure, j’arrivai au canot. J’y pйnйtrai par l’ouverture qui avait dйjа livrй passage а mes deux compagnons.
«Partons! Partons! m’йcriai-je.
– А l’instant! » rйpondit le Canadien.
L’orifice йvidй dans la tфle du Nautilus fut prйalablement fermй et boulonnй au moyen d’une clef anglaise dont Ned Land s’йtait muni. L’ouverture du canot se ferma йgalement, et le Canadien commenзa а dйvisser les йcrous qui nous retenaient encore au bateau sous-marin.
Soudain un bruit intйrieur se fit entendre. Des voix se rйpondaient avec vivacitй. Qu’y avait-il? S’йtait-on aperзu de notre fuite? Je sentis que Ned Land me glissait un poignard dans la main.
«Oui! murmurai-je, nous saurons mourir! »
Le Canadien s’йtait arrкtй dans son travail. Mais un mot, vingt fois rйpйtй, un mot terrible, me rйvйla la cause de cette agitation qui se propageait а bord du Nautilus. Ce n’йtait pas а nous que son йquipage en voulait!
«Maelstrom! Maelstrom! » s’йcriait-il.
Le Maelstrom! Un nom plus effrayant dans une situation plus effrayante pouvait-il retentir а notre oreille? Nous trouvions-nous donc sur ces dangereux parages de la cфte norvйgienne? Le Nautilus йtait-il entraоnй dans ce gouffre, au moment oщ notre canot allait se dйtacher de ses flancs?
On sait qu’au moment du flux, les eaux resserrйes entre les оles Feroл et Loffoden sont prйcipitйes avec une irrйsistible violence. Elles forment un tourbillon dont aucun navire n’a jamais pu sortir. De tous les points de l’horizon accourent des lames monstrueuses. Elles forment ce gouffre justement appelй le «Nombril de l’Ocйan », dont la puissance d’attraction s’йtend jusqu’а une distance de quinze kilomиtres. Lа sont aspirйs non seulement les navires, mais les baleines, mais aussi les ours blancs des rйgions borйales.
C’est lа que le Nautilus – involontairement ou volontairement peut-кtre, – avait йtй engagй par son capitaine. Il dйcrivait une spirale dont le rayon diminuait de plus en plus. Ainsi que lui, le canot, encore accrochй а son flanc, йtait emportй avec une vitesse vertigineuse. Je le sentais. J’йprouvais ce tournoiement maladif qui succиde а un mouvement de giration trop prolongй. Nous йtions dans l’йpouvante, dans l’horreur portйe а son comble, la circulation suspendue, l’influence nerveuse annihilйe, traversйs de sueurs froides comme les sueurs de l’agonie! Et quel bruit autour de notre frкle canot! Quels mugissements que l’йcho rйpйtait а une distance de plusieurs milles! Quel fracas que celui de ces eaux brisйes sur les roches aiguлs du fond, lа oщ les corps les plus durs se brisent, lа oщ les troncs d’arbres s’usent et se font «une fourrure de poils », selon l’expression norvйgienne!
Quelle situation! Nous йtions ballottйs affreusement. Le Nautilus se dйfendait comme un кtre humain. Ses muscles d’acier craquaient. Parfois il se dressait, et nous avec lui!
«Il faut tenir bon, dit Ned, et revisser les йcrous! En restant attachйs au Nautilus, nous pouvons nous sauver encore…! »
Il n’avait pas achevй de parler, qu’un craquement se produisait. Les йcrous manquaient, et le canot, arrachй de son alvйole, йtait lancй comme la pierre d’une fronde au milieu du tourbillon.