А propos de cette йdition йlectronique 32 глава




 

Au moment oщ nous nous pressions les uns sur les autres pour atteindre la plate-forme, deux autres bras, cinglant l’air, s’abattirent sur le marin placй devant le capitaine Nemo et l’enlevиrent avec une violence irrйsistible.

 

Le capitaine Nemo poussa un cri et s’йlanзa au-dehors. Nous nous йtions prйcipitйs а sa suite.

 

Quelle scиne! Le malheureux, saisi par le tentacule et collй а ses ventouses, йtait balancй dans l’air au caprice de cette йnorme trompe. Il rвlait, il йtouffait, il criait: А moi! а moi! Ces mots, prononcйs en franзais, me causиrent une profonde stupeur! J’avais donc un compatriote а bord, plusieurs, peut-кtre! Cet appel dйchirant, je l’entendrai toute ma vie!

 

L’infortunй йtait perdu. Qui pouvait l’arracher а cette puissante йtreinte? Cependant le capitaine Nemo s’йtait prйcipitй sur le poulpe, et, d’un coup de hache, il lui avait encore abattu un bras. Son second luttait avec rage contre d’autres monstres qui rampaient sur les flancs du Nautilus. L’йquipage se battait а coups de hache. Le Canadien, Conseil et moi, nous enfoncions nos armes dans ces masses charnues. Une violente odeur de musc pйnйtrait l’atmosphиre. C’йtait horrible.

 


Un de ses longs bras se glissa par l’ouverture.

 

Un instant, je crus que le malheureux, enlacй par le poulpe, serait arrachй а sa puissante succion. Sept bras sur huit avaient йtй coupйs. Un seul, brandissant la victime comme une plume, se tordait dans l’air. Mais au moment oщ le capitaine Nemo et son second se prйcipitaient sur lui, l’animal lanзa une colonne d’un liquide noirвtre, sйcrйtй par une bourse situйe dans son abdomen. Nous en fыmes aveuglйs. Quand ce nuage se fut dissipй, le calmar avait disparu, et avec lui mon infortunй compatriote!

 

Quelle rage nous poussa alors contre ces monstres! On ne se possйdait plus. Dix ou douze poulpes avaient envahi la plate-forme et les flancs du Nautilus. Nous roulions pкle-mкle au milieu de ces tronзons de serpents qui tressautaient sur la plate-forme dans des flots de sang et d’encre noire. Il semblait que ces visqueux tentacules renaissaient comme les tкtes de l’hydre. Le harpon de Ned Land, а chaque coup, se plongeait dans les yeux glauques des calmars et les crevait. Mais mon audacieux compagnon fut soudain renversй par les tentacules d’un monstre qu’il n’avait pu йviter.

 

Ah! comment mon cœur ne s’est-il pas brisй d’йmotion et d’horreur! Le formidable bec du calmar s’йtait ouvert sur Ned Land. Ce malheureux allait кtre coupй en deux. Je me prйcipitai а son secours. Mais le capitaine Nemo m’avait devancй. Sa hache disparut entre les deux йnormes mandibules, et miraculeusement sauvй, le Canadien, se relevant, plongea son harpon tout entier jusqu’au triple cœur du poulpe.

 

«Je me devais cette revanche! » dit le capitaine Nemo au Canadien.

 

Ned s’inclina sans lui rйpondre.

 


Le poulpe brandissait ses victimes comme une plume.

 

Ce combat avait durй un quart d’heure. Les monstres vaincus, mutilйs, frappйs а mort, nous laissиrent enfin la place et disparurent sous les flots.

 

Le capitaine Nemo, rouge de sang, immobile prиs du fanal, regardait la mer qui avait englouti l’un de ses compagnons, et de grosses larmes coulaient de ses yeux.

XIX

LE GULF-STREAM

 

Cette terrible scиne du 20 avril, aucun de nous ne pourra jamais l’oublier. Je l’ai йcrite sous l’impression d’une йmotion violente. Depuis, j’en ai revu le rйcit. Je l’ai lu а Conseil et au Canadien. Ils l’ont trouvй exact comme fait, mais insuffisant comme effet. Pour peindre de pareils tableaux, il faudrait la plume du plus illustre de nos poиtes, l’auteur des Travailleurs de la Mer.

 

J’ai dit que le capitaine Nemo pleurait en regardant les flots. Sa douleur fut immense. C’йtait le second compagnon qu’il perdait depuis notre arrivйe а bord. Et quelle mort! Cet ami, йcrasй, йtouffй, brisй par le formidable bras d’un poulpe, broyй sous ses mandibules de fer, ne devait pas reposer avec ses compagnons dans les paisibles eaux du cimetiиre de corail!

 

Pour moi, au milieu de cette lutte, c’йtait ce cri de dйsespoir poussй par l’infortunй qui m’avait dйchirй le cœur. Ce pauvre Franзais, oubliant son langage de convention, s’йtait repris а parler la langue de son pays et de sa mиre, pour jeter un suprкme appel! Parmi cet йquipage du Nautilus, associй de corps et d’вme au capitaine Nemo, fuyant comme lui le contact des hommes, j’avais donc un compatriote! Йtait-il seul а reprйsenter la France dans cette mystйrieuse association, йvidemment composйe d’individus de nationalitйs diverses? C’йtait encore un de ces insolubles problиmes qui se dressaient sans cesse devant mon esprit!

 

Le capitaine Nemo rentra dans sa chambre, et je ne le vis plus pendant quelque temps. Mais qu’il devait кtre triste, dйsespйrй, irrйsolu, si j’en jugeais par ce navire dont il йtait l’вme et qui recevait toutes ses impressions! Le Nautilus ne gardait plus de direction dйterminйe. Il allait, venait, flottait comme un cadavre au grй des lames. Son hйlice avait йtй dйgagйe, et cependant, il s’en servait а peine. Il naviguait au hasard. Il ne pouvait s’arracher du thйвtre de sa derniиre lutte, de cette mer qui avait dйvorй l’un des siens!

 

Dix jours se passиrent ainsi. Ce fut le 1er mai seulement que le Nautilus reprit franchement sa route au nord, aprиs avoir eu connaissance des Lucayes а l’ouvert du canal de Bahama. Nous suivions alors le courant du plus grand fleuve de la mer, qui a ses rives, ses poissons et sa tempйrature propres. J’ai nommй le Gulf-Stream.

 

C’est un fleuve, en effet, qui coule librement au milieu de l’Atlantique, et dont les eaux ne se mйlangent pas aux eaux ocйaniennes. C’est un fleuve salй, plus salй que la mer ambiante. Sa profondeur moyenne est de trois mille pieds, sa largeur moyenne de soixante milles. En de certains endroits, son courant marche avec une vitesse de quatre kilomиtres а l’heure. L’invariable volume de ses eaux est plus considйrable que celui de tous les fleuves du globe.

 

La vйritable source du Gulf-Stream, reconnue par le commandant Maury, son point de dйpart, si l’on veut, est situй dans le golfe de Gascogne. Lа, ses eaux, encore faibles de tempйrature et de couleur, commencent а se former. Il descend au sud, longe l’Afrique йquatoriale, йchauffe ses flots aux rayons de la zone torride, traverse l’Atlantique, atteint le cap San-Roque sur la cфte brйsilienne, et se bifurque en deux branches dont l’une va se saturer encore des chaudes molйcules de la mer des Antilles. Alors, le Gulf-Stream, chargй de rйtablir l’йquilibre entre les tempйratures et de mкler les eaux des tropiques aux eaux borйales, commence son rфle de pondйrateur. Chauffй а blanc dans le golfe du Mexique, il s’йlиve au nord sur les cфtes amйricaines, s’avance jusqu’а Terre-Neuve, dйvie sous la poussйe du courant froid du dйtroit de Davis, reprend la route de l’Ocйan en suivant sur un des grands cercles du globe la ligne loxodromique, se divise en deux bras vers le quarante-troisiиme degrй, dont l’un, aidй par l’alizй du nord-est, revient au Golfe de Gascogne et aux Aзores, et dont l’autre, aprиs avoir attiйdi les rivages de l’Irlande et de la Norvиge, va jusqu’au-delа du Spitzberg, oщ sa tempйrature tombe а quatre degrйs, former la mer libre du pфle.

 

C’est sur ce fleuve de l’Ocйan que le Nautilus naviguait alors. А sa sortie du canal de Bahama, sur quatorze lieues de large, et sur trois cent cinquante mиtres de profondeur, le Gulf-Stream marche а raison de huit kilomиtres а l’heure. Cette rapiditй dйcroоt rйguliиrement а mesure qu’il s’avance vers le nord, et il faut souhaiter que cette rйgularitй persiste, car, si, comme on a cru le remarquer, sa vitesse et sa direction viennent а se modifier, les climats europйens seront soumis а des perturbations dont on ne saurait calculer les consйquences.

 

Vers midi, j’йtais sur la plate-forme avec Conseil. Je lui faisais connaоtre les particularitйs relatives au Gulf-Stream. Quand mon explication fut terminйe, je l’invitai а plonger ses mains dans le courant.

 

Conseil obйit, et fut trиs-йtonnй de n’йprouver aucune sensation de chaud ni de froid.

 

«Cela vient, lui dis-je, de ce que la tempйrature des eaux du Gulf-Stream, en sortant du golfe du Mexique, est peu diffйrente de celle du sang. Ce Gulf-Stream est un vaste calorifиre qui permet aux cфtes d’Europe de se parer d’une йternelle verdure. Et, s’il faut en croire Maury, la chaleur de ce courant, totalement utilisйe, fournirait assez de calorique pour tenir en fusion un fleuve de fer fondu aussi grand que l’Amazone ou le Missouri. »

 

En ce moment, la vitesse du Gulf-Stream йtait de deux mиtres vingt-cinq par seconde. Son courant est tellement distinct de la mer ambiante, que ses eaux comprimйes font saillie sur l’Ocйan et qu’un dйnivellement s’opиre entre elles et les eaux froides. Sombres d’ailleurs et trиs-riches en matiиres salines, elles tranchent par leur pur indigo sur les flots verts qui les environnent. Telle est mкme la nettetй de leur ligne de dйmarcation, que le Nautilus, а la hauteur des Carolines, trancha de son йperon les flots du Gulf-Stream, tandis que son hйlice battait encore ceux de l’Ocйan.

 

Ce courant entraоnait avec lui tout un monde d’кtres vivants. Les argonautes, si communs dans la Mйditerranйe, y voyageaient par troupes nombreuses. Parmi les cartilagineux, les plus remarquables йtaient des raies dont la queue trиs-dйliйe formait а peu prиs le tiers du corps, et qui figuraient de vastes losanges longs de vingt-cinq pieds; puis, de petits squales d’un mиtre, а tкte grande, а museau court et arrondi, а dents pointues disposйes sur plusieurs rangs, et dont le corps paraissait couvert d’йcailles.

 

Parmi les poissons osseux, je notai des labres-grisons particuliers а ces mers, des spares-synagres dont l’iris brillait comme un feu, des sciиnes longues d’un mиtre, а large gueule hйrissйe de petites dents, qui faisaient entendre un lйger cri des centronotes-nиgres dont j’ai dйjа parlй, des coriphиnes bleus, relevйs d’or et d’argent, des perroquets, vrais arcs-en-ciel de l’Ocйan, qui peuvent rivaliser de couleur avec les plus beaux oiseaux des tropiques, des blйmies-bosquiens а tкte triangulaire, des rhombes bleuвtres dйpourvus d’йcailles, des batrachoпdes recouverts d’une bande jaune et transversale qui figure un t grec, des fourmillements de petits gobies-bos pointillйs de taches brunes, des diptйrodons а tкte argentйe et а queue jaune, divers йchantillons de salmones, des mugilomores, sveltes de taille, brillant d’un йclat doux, que Lacйpиde a consacrйs а l’aimable compagne de sa vie, enfin un beau poisson, le chevalier-amйricain, qui, dйcorй de tous les ordres et chamarrй de tous les rubans, frйquente les rivages de cette grande nation oщ les rubans et les ordres sont si mйdiocrement estimйs.

 

J’ajouterai que, pendant la nuit, les eaux phosphorescentes du Gulf-Stream rivalisaient avec l’йclat йlectrique de notre fanal, surtout par ces temps orageux qui nous menaзaient frйquemment.

 

Le 8 mai, nous йtions encore en travers du cap Hatteras, а la hauteur de la Caroline du Nord. La largeur du Gulf-Stream est lа de soixante-quinze milles, et sa profondeur de deux cent dix mиtres. Le Nautilus continuait d’errer а l’aventure. Toute surveillance semblait bannie du bord. Je conviendrai que dans ces conditions, une йvasion pouvait rйussir. En effet, les rivages habitйs offraient partout de faciles refuges. La mer йtait incessamment sillonnйe de nombreux steamers qui font le service entre New York ou Boston et le golfe du Mexique, et nuit et jour parcourue par ces petites goлlettes chargйes du cabotage sur les divers points de la cфte amйricaine. On pouvait espйrer d’кtre recueilli. C’йtait donc une occasion favorable, malgrй les trente milles qui sйparaient le Nautilus des cфtes de l’Union.

 

Mais une circonstance fвcheuse contrariait absolument les projets du Canadien. Le temps йtait fort mauvais. Nous approchions de ces parages oщ les tempкtes sont frйquentes, de cette patrie des trombes et des cyclones, prйcisйment engendrйs par le courant du Gulf-Stream. Affronter une mer souvent dйmontйe sur un frкle canot, c’йtait courir а une perte certaine. Ned Land en convenait lui-mкme. Aussi rongeait-il son frein, pris d’une furieuse nostalgie que la fuite seule eыt pu guйrir.

 

«Monsieur, me dit-il ce jour-lа, il faut que cela finisse. Je veux en avoir le cœur net. Votre Nemo s’йcarte des terres et remonte vers le nord. Mais je vous le dйclare j’ai assez du pфle Sud, et je ne le suivrai pas au pфle Nord.

 

– Que faire, Ned, puisqu’une йvasion est impraticable en ce moment?

 

– J’en reviens а mon idйe. Il faut parler au capitaine. Vous n’avez rien dit, quand nous йtions dans les mers de votre pays. Je veux parler, maintenant que nous sommes dans les mers du mien. Quand je songe qu’avant quelques jours, le Nautilus va se trouver а la hauteur de la Nouvelle-Йcosse, et que lа, vers Terre-Neuve, s’ouvre une large baie, que dans cette baie se jette le Saint-Laurent et que le Saint-Laurent, c’est mon fleuve а moi le fleuve de Quйbec, ma ville natale; quand je songe а cela, la fureur me monte au visage, mes cheveux se hйrissent. Tenez, monsieur, je me jetterai plutфt а la mer! Je ne resterai pas ici! J’y йtouffe! »

 

Le Canadien йtait йvidemment а bout de patience. Sa vigoureuse nature ne pouvait s’accommoder de cet emprisonnement prolongй. Sa physionomie s’altйrait de jour en jour. Son caractиre devenait de plus en plus sombre. Prиs de sept mois s’йtaient йcoulйs sans que nous eussions eu aucune nouvelle de la terre. De plus, l’isolement du capitaine Nemo, son humeur modifiйe, surtout depuis le combat des poulpes, sa taciturnitй, tout me faisait apparaоtre les choses sous un aspect diffйrent. Je ne sentais plus l’enthousiasme des premiers jours. Il fallait кtre un Flamand comme Conseil pour accepter cette situation, dans ce milieu rйservй aux cйtacйs et autres habitants de la mer. Vйritablement, si ce brave garзon, au lieu de poumons avait eu des branchies, je crois qu’il aurait fait un poisson distinguй!

 

«Eh bien, monsieur? reprit Ned Land, voyant que je ne rйpondais pas.

 

– Eh bien, Ned, vous voulez que je demande au capitaine Nemo quelles sont ses intentions а notre йgard?

 

– Oui, monsieur.

 

– Et cela, quoiqu’il les ait dйjа fait connaоtre?

 

– Oui. Je dйsire кtre fixй une derniиre fois. Parlez pour moi seul, en mon seul nom, si vous voulez.

 

– Mais je le rencontre rarement. Il m’йvite mкme.

 

– C’est une raison de plus pour l’aller voir.

 

– Je l’interrogerai, Ned.

 

– Quand? demanda le Canadien en insistant.

 

– Quand je le rencontrerai.

 

– Monsieur Aronnax, voulez-vous que j’aille le trouver, moi?

 

– Non, laissez-moi faire. Demain…

 

– Aujourd’hui, dit Ned Land.

 

– Soit. Aujourd’hui, je le verrai », rйpondis-je au Canadien, qui, en agissant lui-mкme, eыt certainement tout compromis.

 

Je restai seul. La demande dйcidйe, je rйsolus d’en finir immйdiatement. J’aime mieux chose faite que chose а faire.

 

Je rentrai dans ma chambre. De lа, j’entendis marcher dans celle du capitaine Nemo. Il ne fallait pas laisser йchapper cette occasion de le rencontrer. Je frappai а sa porte. Je n’obtins pas de rйponse. Je frappai de nouveau, puis je tournai le bouton. La porte s’ouvrit.

 

J’entrai. Le capitaine йtait lа. Courbй sur sa table de travail, il ne m’avait pas entendu. Rйsolu а ne pas sortir sans l’avoir interrogй, je m’approchai de lui. Il releva la tкte brusquement, fronзa les sourcils, et me dit d’un ton assez rude:

 

«Vous ici! Que me voulez-vous?

 

– Vous parler, capitaine.

 

– Mais je suis occupй, monsieur, je travaille. Cette libertй que je vous laisse de vous isoler, ne puis-je l’avoir pour moi? »

 

La rйception йtait peu encourageante. Mais j’йtais dйcidй а tout entendre pour tout rйpondre.

 

«Monsieur, dis-je froidement, j’ai а vous parler d’une affaire qu’il ne m’est pas permis de retarder.

 

– Laquelle, monsieur? rйpondit-il ironiquement. Avez-vous fait quelque dйcouverte qui m’ait йchappй? La mer vous a-t-elle livrй de nouveaux secrets? »

 

Nous йtions loin de compte. Mais avant que j’eusse rйpondu, me montrant un manuscrit ouvert sur sa table, il me dit d’un ton plus grave:

 

«Voici, monsieur Aronnax, un manuscrit йcrit en plusieurs langues. Il contient le rйsumй de mes йtudes sur la mer, et, s’il plaоt а Dieu, il ne pйrira pas avec moi. Ce manuscrit, signй de mon nom, complйtй par l’histoire de ma vie, sera renfermй dans un petit appareil insubmersible. Le dernier survivant de nous tous а bord du Nautilus jettera cet appareil а la mer, et il ira oщ les flots le porteront. »

 

Le nom de cet homme! Son histoire йcrite par lui-mкme! Son mystиre serait donc un jour dйvoilй? Mais, en ce moment, je ne vis dans cette communication qu’une entrйe en matiиre.

 

«Capitaine, rйpondis-je, je ne puis qu’approuver la pensйe qui vous fait agir. Il ne faut pas que le fruit de vos йtudes soit perdu. Mais le moyen que vous employez me paraоt primitif. Qui sait oщ les vents pousseront cet appareil, en quelles mains il tombera? Ne sauriez-vous trouver mieux? Vous, ou l’un des vфtres ne peut-il…?

 

– Jamais, monsieur, dit vivement le capitaine en m’interrompant.

 

– Mais moi, mes compagnons, nous sommes prкts а garder ce manuscrit en rйserve, et si vous nous rendez la libertй…

 

– La libertй! fit le capitaine Nemo se levant.

 

– Oui, monsieur, et c’est а ce sujet que je voulais vous interroger. Depuis sept mois nous sommes а votre bord, et je vous demande aujourd’hui, au nom de mes compagnons comme au mien, si votre intention est de nous y garder toujours.

 

– Monsieur Aronnax, dit le capitaine Nemo, je vous rйpondrai aujourd’hui ce que je vous ai rйpondu il y a sept mois: Qui entre dans le Nautilus ne doit plus le quitter.

 

– C’est l’esclavage mкme que vous nous imposez.

 

– Donnez-lui le nom qu’il vous plaira.

 

– Mais partout l’esclave garde le droit de recouvrer sa libertй! Quels que soient les moyens qui s’offrent а lui, il peut les croire bons!

 

– Ce droit, rйpondit le capitaine Nemo, qui vous le dйnie? Ai-je jamais pensй а vous enchaоner par un serment? »

 

Le capitaine me regardait en se croisant les bras.

 

«Monsieur, lui dis-je, revenir une seconde fois sur ce sujet ne serait ni de votre goыt ni du mien. Mais puisque nous l’avons entamй, йpuisons-le. Je vous le rйpиte, ce n’est pas seulement de ma personne qu’il s’agit. Pour moi l’йtude est un secours, une diversion puissante, un entraоnement, une passion qui peut me faire tout oublier. Comme vous, je suis homme а vivre ignorй, obscur, dans le fragile espoir de lйguer un jour а l’avenir le rйsultat de mes travaux, au moyen d’un appareil hypothйtique confiй au hasard des flots et des vents. En un mot, je puis vous admirer, vous suivre sans dйplaisir dans un rфle que je comprends sur certains points: mais il est encore d’autres aspects de votre vie qui me la font entrevoir entourйe de complications et de mystиres auxquels seuls ici, mes compagnons et moi, nous n’avons aucune part. Et mкme, quand notre cœur a pu battre pour vous, йmu par quelques-unes de vos douleurs ou remuй par vos actes de gйnie ou de courage, nous avons dы refouler en nous jusqu’au plus petit tйmoignage de cette sympathie que fait naоtre la vue de ce qui est beau et bon, que cela vienne de l’ami ou de l’ennemi. Eh bien, c’est ce sentiment que nous sommes йtrangers а tout ce qui vous touche, qui fait de notre position quelque chose d’inacceptable, d’impossible, mкme pour moi mais d’impossible pour Ned Land surtout. Tout homme, par cela seul qu’il est homme, vaut qu’on songe а lui. Vous кtes-vous demandй ce que l’amour de la libertй, la haine de l’esclavage, pouvaient faire naоtre de projets de vengeance dans une nature comme celle du Canadien, ce qu’il pouvait penser, tenter, essayer?… »

 

Je m’йtais tu. Le capitaine Nemo se leva.

 

«Que Ned Land pense, tente, essaye tout ce qu’il voudra, que m’importe? Ce n’est pas moi qui l’ai йtй chercher! Ce n’est pas pour mon plaisir que je le garde а mon bord! Quant а vous, monsieur Aronnax, vous кtes de ceux qui peuvent tout comprendre, mкme le silence. Je n’ai rien de plus а vous rйpondre. Que cette premiиre fois oщ vous venez de traiter ce sujet soit aussi la derniиre, car une seconde fois, je ne pourrais mкme pas vous йcouter. »

 

Je me retirai. А compter de ce jour, notre situation fut trиs-tendue. Je rapportai ma conversation а mes deux compagnons.

 

«Nous savons maintenant, dit Ned, qu’il n’y a rien а attendre de cet homme. Le Nautilus se rapproche de Long-Island. Nous fuirons, quel que soit le temps. »

 

Mais le ciel devenait de plus en plus menaзant. Des symptфmes d’ouragan se manifestaient. L’atmosphиre se faisait blanchвtre et laiteuse. Aux cyrrhus а gerbes dйliйes succйdaient а l’horizon des couches de nimbo-cumulus. D’autres nuages bas fuyaient rapidement. La mer grossissait et se gonflait en longues houles. Les oiseaux disparaissaient, а l’exception des satanicles, amis des tempкtes. Le baromиtre baissait notablement et indiquait dans l’air une extrкme tension des vapeurs. Le mйlange du storm-glass se dйcomposait sous l’influence de l’йlectricitй qui saturait l’atmosphиre. La lutte des йlйments йtait prochaine.

 

La tempкte йclata dans la journйe du 18 mai, prйcisйment lorsque le Nautilus flottait а la hauteur de Long-Island, а quelques milles des passes de New York. Je puis dйcrire cette lutte des йlйments, car au lieu de la fuir dans les profondeurs de la mer, le capitaine Nemo, par un inexplicable caprice, voulut la braver а sa surface.

 

Le vent soufflait du sud-ouest, d’abord en grand frais, c’est-а-dire avec une vitesse de quinze mиtres а la seconde, qui fut portйe а vingt-cinq mиtres vers trois heures du soir. C’est le chiffre des tempкtes.

 

Le capitaine Nemo, inйbranlable sous les rafales, avait pris place sur la plate-forme. Il s’йtait amarrй а mi-corps pour rйsister aux vagues monstrueuses qui dйferlaient. Je m’y йtais hissй et attachй aussi, partageant mon admiration entre cette tempкte et cet homme incomparable qui lui tenait tкte.

 

La mer dйmontйe йtait balayйe par de grandes loques de nuages qui trempaient dans ses flots. Je ne voyais plus aucune de ces petites lames intermйdiaires qui se forment au fond des grands creux. Rien que de longues ondulations fuligineuses, dont la crкte ne dйferle pas, tant elles sont compactes. Leur hauteur s’accroissait. Elles s’excitaient entre elles. Le Nautilus, tantфt couchй sur le cфtй, tantфt dressй comme un mвt, roulait et tanguait йpouvantablement.

 

Vers cinq heures, une pluie torrentielle tomba, qui n’abattit ni le vent ni la mer. L’ouragan se dйchaоna avec une vitesse de quarante-cinq mиtres а la seconde, soit prиs de quarante lieues а l’heure. C’est dans ces conditions qu’il renverse des maisons, qu’il enfonce des tuiles de toits dans des portes, qu’il rompt des grilles de fer, qu’il dйplace des canons de vingt-quatre. Et pourtant le Nautilus, au milieu de la tourmente, justifiait cette parole d’un savant ingйnieur: «Il n’y a pas de coque bien construite qui ne puisse dйfier а la mer! » Ce n’йtait pas un roc rйsistant, que ces lames eussent dйmoli, c’йtait un fuseau d’acier, obйissant et mobile, sans grйement, sans mвture, qui bravait impunйment leur fureur.

 

Cependant j’examinais attentivement ces vagues dйchaоnйes. Elles mesuraient jusqu’а quinze mиtres de hauteur sur une longueur de cent cinquante a cent soixante-quinze mиtres, et leur vitesse de propagation, moitiй de celle du vent, йtait de quinze mиtres а la seconde. Leur volume et leur puissance s’accroissaient avec la profondeur des eaux. Je compris alors le rфle de ces lames qui emprisonnent l’air dans leurs flancs et le refoulent au fond des mers oщ elles portent la vie avec l’oxygиne. Leur extrкme force de pression – on l’a calculйe, – peut s’йlever jusqu’а trois mille kilogrammes par pied carrй de la surface qu’elles contrebattent. Ce sont de telles lames qui, aux Hйbrides, ont dйplacй un bloc pesant quatre-vingt-quatre mille livres. Ce sont elles qui, dans la tempкte du 23 dйcembre 1864, aprиs avoir renversй une partie de la ville de Yйddo, au Japon, faisant sept cents kilomиtres а l’heure, allиrent se briser le mкme jour sur les rivages de l’Amйrique.

 

L’intensitй de la tempкte s’accrut avec la nuit. Le baromиtre, comme en 1860, а la Rйunion, pendant un cyclone, tomba а 710 millimиtres. А la chute du jour, je vis passer а l’horizon un grand navire qui luttait pйniblement. Il capeyait sous petite vapeur pour se maintenir debout а la lame. Ce devait кtre un des steamers des lignes de New York а Liverpool ou au Havre. Il disparut bientфt dans l’ombre.

 

А dix heures du soir, le ciel йtait en feu. L’atmosphиre fut zйbrйe d’йclairs violents. Je ne pouvais en supporter l’йclat, tandis que le capitaine Nemo, les regardant en face, semblait aspirer en lui l’вme de la tempкte. Un bruit terrible emplissait les airs, bruit complexe, fait des hurlements des vagues йcrasйes, des mugissements du vent, des йclats du tonnerre. Le vent sautait а tous les points de l’horizon, et le cyclone, partant de l’est, y revenait en passant par le nord, l’ouest et le sud, en sens inverse des tempкtes tournantes de l’hйmisphиre austral.

 


Un grand navire capeyait sous petite vapeur.

 

Ah! ce Gulf-Stream! Il justifiait bien son nom de roi des tempкtes! C’est lui qui crйe ces formidables cyclones par la diffйrence de tempйrature des couches d’air superposйes а ses courants.

 

А la pluie avait succйdй une averse de feu. Les gouttelettes d’eau se changeaient en aigrettes fulminantes. On eыt dit que le capitaine Nemo, voulant une mort digne de lui, cherchait а se faire foudroyer. Dans un effroyable mouvement de tangage, le Nautilus dressa en l’air son йperon d’acier, comme la tige d’un paratonnerre, et j’en vis jaillir de longues йtincelles.

 

Brisй, а bout de forces, je me coulai а plat ventre vers le panneau. Je l’ouvris et je redescendis au salon. L’orage atteignait alors son maximum d’intensitй. Il йtait impossible de se tenir debout а l’intйrieur du Nautilus.



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