Cet «et cœtera » ne saurait empкcher de citer encore un poisson dont Conseil se souviendra longtemps et pour cause.
Un de nos filets avait rapportй une sorte de raie trиs-aplatie qui, la queue coupйe, eыt formй un disque parfait et qui pesait une vingtaine de kilogrammes. Elle йtait blanche en dessous, rougeвtre en dessus, avec de grandes taches rondes d’un bleu foncй et cerclйes de noir, trиs-lisse de peau, et terminйe par une nageoire bilobйe. Йtendue sur la plate-forme, elle se dйbattait, essayait de se retourner par des mouvements convulsifs, et faisait tant d’efforts qu’un dernier soubresaut allait la prйcipiter а la mer. Mais Conseil, qui tenait а son poisson, se prйcipita sur lui, et, avant que je ne pusse l’en empкcher, il le saisit а deux mains.
Aussitфt, le voilа renversй, les jambes en l’air, paralysй d’une moitiй du corps, et criant:
«Ah! mon maоtre, mon maоtre! Venez а moi. »
C’йtait la premiиre fois que le pauvre garзon ne me parlait pas «а la troisiиme personne ».
Le Canadien et moi, nous l’avions relevй, nous le frictionnions а bras raccourcis, et quand il reprit ses sens, cet йternel classificateur murmura d’une voix entrecoupйe:
«Classe des cartilagineux, ordre des chondroptйrygiens, а branchies fixes, sous-ordre des sйlaciens, famille des raies, genre des torpilles! »
– Oui, mon ami, rйpondis-je, c’est une torpille qui t’a mis dans ce dйplorable йtat.
– Ah! monsieur peut m’en croire, riposta Conseil, mais je me vengerai de cet animal.
Et comment?
– En le mangeant. »
Ce qu’il fit le soir mкme, mais par pure reprйsaille, car franchement c’йtait coriace.
Aussitфt voilа Conseil renversй.
L’infortunй Conseil s’йtait attaquй а une torpille de la plus dangereuse espиce, la cumana. Ce bizarre animal, dans un milieu conducteur tel que l’eau, foudroie les poissons а plusieurs mиtres de distance, tant est grande la puissance de son organe йlectrique dont les deux surfaces principales ne mesurent pas moins de vingt-sept pieds carrйs.
Le lendemain, 12 avril, pendant la journйe, le Nautilus s’approcha de la cфte hollandaise, vers l’embouchure du Maroni. Lа vivaient en famille plusieurs groupes de lamantins. C’йtaient des manates qui, comme le dugong et le stellиre, appartiennent а l’ordre des syrйniens. Ces beaux animaux, paisibles et inoffensifs, longs de six а sept mиtres, devaient peser au moins quatre mille kilogrammes. J’appris а Ned Land et а Conseil que la prйvoyante nature avait assignй а ces mammifиres un rфle important. Ce sont eux, en effet, qui, comme les phoques, doivent paоtre les prairies sous-marines et dйtruire ainsi les agglomйrations d’herbes qui obstruent l’embouchure des fleuves tropicaux.
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«Et savez-vous, ajoutai-je, ce qui s’est produit, depuis que les hommes ont presque entiиrement anйanti, ces races utiles? C’est que les herbes putrйfiйes ont empoisonnй l’air, et l’air empoisonnй, c’est la fiиvre jaune qui dйsole ces admirables contrйes. Les vйgйtations vйnйneuses se sont multipliйes sous ces mers torrides, et le mal s’est irrйsistiblement dйveloppй depuis l’embouchure du Rio de la Plata jusqu’aux Florides! »
Et s’il faut en croire Toussenel, ce flйau n’est rien encore auprиs de celui qui frappera nos descendants, lorsque les mers seront dйpeuplйes de baleines et de phoques. Alors, encombrйes de poulpes, de mйduses, de calmars, elles deviendront de vastes foyers d’infection, puisque leurs flots ne possйderont plus «ces vastes estomacs, que Dieu avait chargйs d’йcumer la surface des mers ».
Cependant, sans dйdaigner ces thйories, l’йquipage du Nautilus s’empara d’une demi-douzaine de manates. Il s’agissait, en effet, d’approvisionner les cambuses d’une chair excellente, supйrieure а celle du bœuf et du veau. Cette chasse ne fut pas intйressante. Les manates se laissaient frapper sans se dйfendre. Plusieurs milliers de kilos de viande, destinйe а кtre sйchйe, furent emmagasinйs а bord.
Lа vivaient en famille des groupes.
Ce jour-lа, une pкche, singuliиrement pratiquйe, vint encore accroоtre les rйserves du Nautilus, tant ces mers se montraient giboyeuses. Le chalut avait rapportй dans ses mailles un certain nombre de poissons dont la tкte se terminait par une plaque ovale а rebords charnus. C’йtaient des йchйnйпdes, de la troisiиme famille des malacoptйrygiens subbrachiens. Leur disque aplati se compose de lames cartilagineuses transversales mobiles, entre lesquelles l’animal peut opйrer le vide, ce qui lui permet d’adhйrer aux objets а la faзon d’une ventouse.
Le remora, que j’avais observй dans la Mйditerranйe, appartient а cette espиce. Mais celui dont il s’agit ici, c’йtait l’йchйnйпde ostйochиre, particulier а cette mer. Nos marins, а mesure qu’ils les prenaient, les dйposaient dans des bailles pleines d’eau.
La pкche terminйe, le Nautilus se rapprocha de la cфte. En cet endroit, un certain nombre de tortues marines dormaient а la surface des flots. Il eыt йtй difficile de s’emparer de ces prйcieux reptiles, car le moindre bruit les йveille, et leur solide carapace est а l’йpreuve du harpon. Mais l’йchйnйпde devait opйrer cette capture avec une sыretй et une prйcision extraordinaires. Cet animal, en effet, est un hameзon vivant, qui ferait le bonheur et la fortune du naпf pкcheur a la ligne.
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Les hommes du Nautilus attachиrent а la queue de ces poissons un anneau assez large pour ne pas gкner leurs mouvements, et а cet anneau, une longue corde amarrйe а bord par l’autre bout.
Les йchйnйпdes, jetйs а la mer, commencиrent aussitфt leur rфle et allиrent se fixer au plastron des tortues. Leur tйnacitй йtait telle qu’ils se fussent dйchirйs plutфt que de lвcher prise. On les halait а bord, et avec eux les tortues auxquelles ils adhйraient.
On prit ainsi plusieurs cacouannes, larges d’un mиtre, qui pesaient deux cents kilos. Leur carapace, couverte de plaques cornйes grandes, minces, transparentes, brunes, avec mouchetures blanches et jaunes, les vendaient trиs-prйcieuses. En outre, elles йtaient excellentes au point de vue comestible, ainsi que les tortues franches qui sont d’un goыt exquis.
Cette pкche termina notre sйjour sur les parages de l’Amazone, et, la nuit venue, le Nautilus regagna la haute mer.
XVIII
LES POULPES
Pendant quelques jours, le Nautilus s’йcarta constamment de la cфte amйricaine. Il ne voulait pas, йvidemment, frйquenter les flots du golfe du Mexique ou de la mer des Antilles. Cependant, l’eau n’eыt pas manquй sous sa quille, puisque la profondeur moyenne de ces mers est de dix-huit cents mиtres; mais, probablement ces parages, semйs d’оles et sillonnйs de steamers, ne convenaient pas au capitaine Nemo.
Le 16 avril, nous eыmes connaissance de la Martinique et de la Guadeloupe, а une distance de trente milles environ. J’aperзus un instant leurs pitons йlevйs.
Le Canadien, qui comptait mettre ses projets а exйcution dans le golfe, soit en gagnant une terre, soit en accostant un des nombreux bateaux qui font le cabotage d’une оle а l’autre, fut trиs-dйcontenancй. La fuite eыt йtй trиs-praticable si Ned Land fыt parvenu a s’emparer du canot а l’insu du capitaine. Mais en plein Ocйan, il ne fallait plus y songer.
La Canadien, Conseil et moi, nous eыmes une assez longue conversation а ce sujet. Depuis six mois nous йtions prisonniers а bord du Nautilus. Nous avions fait dix-sept mille lieues, et, comme le disait Ned Land, il n’y avait pas de raison pour que cela finоt. Il me fit donc une proposition а laquelle je ne m’attendais pas. Ce fut de poser catйgoriquement cette question au capitaine Nemo: Le capitaine comptait-il nous garder indйfiniment а son bord?
Une semblable dйmarche me rйpugnait. Suivant moi, elle ne pouvait aboutir. Il ne fallait rien espйrer du commandant du Nautilus, mais tout de nous seuls. D’ailleurs, depuis quelque temps, cet homme devenait plus sombre, plus retirй, moins sociable. Il paraissait m’йviter. Je ne le rencontrais qu’а de rares intervalles. Autrefois, il se plaisait а m’expliquer les merveilles sous-marines; maintenant il m’abandonnait а mes йtudes et ne venait plus au salon.
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Quel changement s’йtait opйrй en lui? Pour quelle cause? Je n’avais rien а me reprocher. Peut-кtre notre prйsence а bord lui pesait-elle? Cependant, je ne devais pas espйrer qu’il fыt homme а nous rendre la libertй.
Je priai donc Ned de me laisser rйflйchir avant d’agir. Si cette dйmarche n’obtenait aucun rйsultat, elle pouvait raviver ses soupзons, rendre notre situation pйnible et nuire aux projets du Canadien. J’ajouterai que je ne pouvais en aucune faзon arguer de notre santй. Si l’on excepte la rude йpreuve de la banquise du pфle sud, nous ne nous йtions jamais mieux portйs, ni Ned, ni Conseil, ni moi. Cette nourriture saine, cette atmosphиre salubre, cette rйgularitй d’existence, cette uniformitй de tempйrature, ne donnaient pas prise aux maladies, et pour un homme auquel les souvenirs de la terre ne laissaient aucun regret, pour un capitaine Nemo, qui est chez lui, qui va oщ il veut, qui par des voies mystйrieuses pour les autres, non pour lui-mкme, marche а son but, je comprenais une telle existence. Mais nous, nous n’avions pas rompu avec l’humanitй. Pour mon compte, je ne voulais pas ensevelir avec moi mes йtudes si curieuses et si nouvelles. J’avais maintenant le droit d’йcrire le vrai livre de la mer, et ce livre, je voulais que, plus tфt que plus tard, il pыt voir le jour.
Lа encore, dans ces eaux des Antilles, а dix mиtres au-dessous de la surface des flots, par les panneaux ouverts, que de produits intйressants j’eus а signaler sur mes notes quotidiennes! C’йtaient, entre autres zoophytes, des galиres connues sous le nom de physalies-pйlagiques, sortes de grosses vessies oblongues, а reflets nacrйs, tendant leur membrane au vent et laissant flotter leurs tentacules bleues comme des fils de soie; charmantes mйduses а l’œil, vйritables orties au toucher qui distillent un liquide corrosif. C’йtaient, parmi les articulйs, des annйlides longs d’un mиtre et demi, armйs d’une trompe rose et pourvus de dix-sept cents organes locomoteurs, qui serpentaient sous les eaux et jetaient en passant toutes les lueurs du spectre solaire. C’йtaient, dans l’embranchement des poissons, des raies-molubars, йnormes cartilagineux longs de dix pieds et pesant six cents livres, la nageoire pectorale triangulaire, le milieu du dos un peu bombй, les yeux fixйs aux extrйmitйs de la face antйrieure de la tкte, et qui, flottant comme une йpave de navire, s’appliquaient parfois comme un opaque volet sur notre vitre. C’йtaient des balistes amйricains pour lesquels la nature n’a broyй que du blanc et du noir, des gobies-plumiers, allongйs et charnus, aux nageoires jaunes, а la mвchoire proйminente, des scombres de seize dйcimиtres, а dents courtes et aiguлs, couverts de petites йcailles, appartenant а l’espиce des albicores. Puis, par nuйes, apparaissent des surmulets, corsetйs de raies d’or de la tкte а la queue, agitant leurs resplendissantes nageoires; vйritables chefs-d’œuvre de bijouterie consacrйs autrefois а Diane, particuliиrement recherchйs des riches Romains, et dont le proverbe disait: «Ne les mange pas qui les prend! » Enfin, des pomacanthes-dorйs, ornйs de bandelettes йmeraude, habillйs de velours et de soie, passaient devant nos yeux comme des seigneurs de Vйronиse; des spares-йperonnйs se dйrobaient sous leur rapide nageoire thoracine; des clupanodons de quinze pouces s’enveloppaient de leurs lueurs phosphorescentes; des muges battaient la mer de leur grosse queue charnue; des corйgones rouges semblaient faucher les flots avec leur pectorale tranchante, et des sйlиnes argentйes, dignes de leur nom, se levaient sur l’horizon des eaux comme autant de lunes aux reflets blanchвtres.
Que d’autres йchantillons merveilleux et nouveaux j’eusse encore observйs, si le Nautilus ne se fыt peu а peu abaissй vers les couches profondes! Ses plans inclinйs l’entraоnиrent jusqu’а des fonds de deux mille et trois mille cinq cents mиtres. Alors la vie animale n’йtait plus reprйsentйe que par des encrines, des йtoiles de mer, de charmantes pentacrines tкte de mйduse, dont la tige droite supportait un petit calice, des troques, des quenottes sanglantes et des fissurelles, mollusques littoraux de grande espиce.
Le 20 avril, nous йtions remontйs а une hauteur moyenne de quinze cents mиtres. La terre la plus rapprochйe йtait alors cet archipel des оles Lucayes, dissйminйes comme un tas de pavйs a la surface des eaux. Lа s’йlevaient de hautes falaises sous-marines, murailles droites faites de blocs frustes disposйs par larges assises, entre lesquels se creusaient des trous noirs que nos rayons йlectriques n’йclairaient pas jusqu’au fond.
Ces roches йtaient tapissйes de grandes herbes, de laminaires gйants, de fucus gigantesques, un vйritable espalier d’hydrophytes digne d’un monde de Titans.
De ces plantes colossales dont nous parlions, Conseil, Ned et moi, nous fыmes naturellement amenйs а citer les animaux gigantesques de la mer. Les unes sont йvidemment destinйes а la nourriture des autres. Cependant, par les vitres du Nautilus presque immobile, je n’apercevais encore sur ces longs filaments que les principaux articulйs de la division des brachioures, des lambres а longues pattes, des crabes violacйs, des clios particuliers aux mers des Antilles.
Il йtait environ onze heures, quand Ned Land attira mon attention sur un formidable fourmillement qui se produisait а travers les grandes algues.
«Eh bien, dis-je, ce sont lа de vйritables cavernes а poulpes, et je ne serais pas йtonnй d’y voir quelques-uns de ces monstres.
– Quoi! fit Conseil, des calmars, de simples calmars, de la classe des cйphalopodes?
– Non, dis-je, des poulpes de grande dimension. Mais l’ami Land s’est trompй, sans doute, car je n’aperзois rien.
– Je le regrette rйpliqua Conseil. Je voudrais contempler face а face l’un de ces poulpes dont j’ai tant entendu parler et qui peuvent entraоner des navires dans le fond des abоmes. Ces bкtes-lа, зa se nomme des krak…
– Craque suffit, rйpondit ironiquement le Canadien.
– Krakens, riposta Conseil, achevant son mot sans se soucier de la plaisanterie de son compagnon.
– Jamais on ne me fera croire, dit Ned Land, que de tels animaux existent.
– Pourquoi pas? rйpondit Conseil. Nous avons bien cru au narwal de monsieur.
– Nous avons eu tort, Conseil.
– Sans doute! mais d’autres y croient sans doute encore.
– C’est probable, Conseil, mais pour mon compte, je suis bien dйcidй а n’admettre l’existence de ces monstres que lorsque je les aurai dissйquйs de ma propre main.
– Ainsi, me demanda Conseil, monsieur ne croit pas aux poulpes gigantesques?
– Eh! qui diable y a jamais cru? s’йcria le Canadien.
– Beaucoup de gens, ami Ned.
– Pas des pкcheurs. Des savants, peut-кtre!
– Pardon, Ned. Des pкcheurs et des savants!
– Mais moi qui vous parle, dit Conseil de l’air le plus sйrieux du monde, je me rappelle parfaitement avoir vu une grande embarcation entraоnйe sous les flots par les bras d’un cйphalopode.
– Vous avez vu cela? demanda le Canadien.
– Oui, Ned.
– De vos propres yeux?
– De mes propres yeux.
– Oщ, s’il vous plaоt?
– А Saint-Malo? repartit imperturbablement Conseil.
– Dans le port? dit Ned Land ironiquement.
– Non, dans une йglise, rйpondit Conseil.
– Dans une йglise! s’йcria le Canadien.
– Oui, ami Ned. C’йtait un tableau qui reprйsentait le poulpe en question!
– Bon! fit Ned Land, йclatant de rire. Monsieur Conseil qui me fait poser!
– Au fait, il a raison, dis-je. J’ai entendu parler de ce tableau; mais le sujet qu’il reprйsente est tirй d’une lйgende, et vous savez ce qu’il faut penser des lйgendes en matiиre d’histoire naturelle! D’ailleurs, quand il s’agit de monstres, l’imagination ne demande qu’а s’йgarer. Non-seulement on a prйtendu que ces poulpes pouvaient entraоner des navires, mais un certain Olaьs Magnus parle d’un cйphalopode, long d’un mille, qui ressemblait plutфt а une оle qu’а un animal. On raconte aussi que l’йvкque de Nidros dressa un jour un autel sur un rocher immense. Sa messe finie, le rocher se mit en marche et retourna а la mer. Le rocher йtait un poulpe.
– Et c’est tout? demanda le Canadien.
– Non, rйpondis-je. Un autre йvкque, Pontoppidan de Berghem, parle йgalement d’un poulpe sur lequel pouvait manœuvrer un rйgiment de cavalerie!
– Ils allaient bien, les йvкques d’autrefois! dit Ned Land.
– Enfin, les naturalistes de l’antiquitй citent des monstres dont la gueule ressemblait а un golfe, et qui йtaient trop gros pour passer par le dйtroit de Gibraltar.
– А la bonne heure! fit le Canadien.
– Mais dans tous ces rйcits, qu’y a-t-il de vrai? demanda Conseil.
– Rien, mes amis, rien du moins de ce qui passe la limite de la vraisemblance pour monter jusqu’а la fable ou а la lйgende. Toutefois, а l’imagination des conteurs, il faut sinon une cause, du moins un prйtexte. On ne peut nier qu’il existe des poulpes et des calmars de trиs-grande espиce, mais infйrieurs cependant aux cйtacйs. Aristote a constatй les dimensions d’un calmar de cinq coudйes, soit trois mиtres dix. Nos pкcheurs en voient frйquemment dont la longueur dйpasse un mиtre quatre-vingts. Les musйes de Trieste et de Montpellier conservent des squelettes de poulpes qui mesurent deux mиtres. D’ailleurs, suivant le calcul des naturalistes, un de ces animaux, long de six pieds seulement, aurait des tentacules longs de vingt-sept. Ce qui suffit pour en faire un monstre formidable.
– En pкche-t-on de nos jours? demanda le Canadien.
– S’ils n’en pкchent pas, les marins en voient du moins. Un de mes amis, le capitaine Paul Bos, du Havre, m’a souvent affirmй qu’il avait rencontrй un de ces monstres de taille colossale dans les mers de l’Inde. Mais le fait le plus йtonnant et qui ne permet plus de nier l’existence de ces animaux gigantesques, s’est passй il y a quelques annйes, en 1861.
– Quel est ce fait? demanda Ned Land.
– Le voici. En 1861, dans le nord-est de Tйnйriffe, а peu prиs par la latitude oщ nous sommes en ce moment, l’йquipage de l’aviso l’ Alecton aperзut un monstrueux calmar qui nageait dans ses eaux. Le commandant Bouguer s’approcha de l’animal, et il l’attaqua а coups de harpon et а coups de fusil, sans grand succиs, car balles et harpons traversaient ces chairs molles comme une gelйe sans consistance. Aprиs plusieurs tentatives infructueuses, l’йquipage parvint а passer un nœud coulant autour du corps du mollusque. Ce nœud glissa jusqu’aux nageoires caudales et s’y arrкta. On essaya alors de haler le monstre а bord, mais son poids йtait si considйrable qu’il se sйpara de sa queue sous la traction de la corde, et, privй de cet ornement, il disparut sous les eaux.
– Enfin, voilа un fait, dit Ned Land.
– Un fait indiscutable, mon brave Ned. Aussi a-t-on proposй de nommer ce poulpe «calmar de Bouguer ».
– Et quelle йtait sa longueur? demanda le Canadien.
Il attaqua а coups de harpon.
– Ne mesurait-il pas six mиtres environ? dit Conseil, qui postй а la vitre, examinait de nouveau les anfractuositйs de la falaise.
– Prйcisйment, rйpondis-je.
– Sa tкte, reprit Conseil, n’йtait-elle pas couronnйe de huit tentacules, qui s’agitaient sur l’eau comme une nichйe de serpents?
– Prйcisйment.
– Ses yeux, placйs а fleur de tкte, n’avaient-ils pas un dйveloppement considйrable?
– Oui, Conseil.
– Et sa bouche, n’йtait-ce pas un vйritable bec de perroquet, mais un bec formidable?
– En effet, Conseil.
– Eh bien! n’en dйplaise а monsieur, rйpondit tranquillement Conseil, si ce n’est pas le calmar de Bouguer, voici, du moins, un de ses frиres. »
Je regardai Conseil. Ned Land se prйcipita vers la vitre.
«L’йpouvantable bкte », s’йcria-t-il.
Je regardai а mon tour, et je ne pus rйprimer un mouvement de rйpulsion. Devant mes yeux s’agitait un monstre horrible, digne de figurer dans les lйgendes tйratologiques.
C’йtait un calmar de dimensions colossales, ayant huit mиtres de longueur. Il marchait а reculons avec une extrкme vйlocitй dans la direction du Nautilus. Il regardait de ses йnormes yeux fixes а teintes glauques. Ses huit bras, ou plutфt ses huit pieds, implantйs sur sa tкte, qui ont valu а ces animaux le nom de cйphalopodes, avaient un dйveloppement double de son corps et se tordaient comme la chevelure des furies. On voyait distinctement les deux cent cinquante ventouses disposйes sur la face interne des tentacules sous forme de capsules semi-sphйriques. Parfois ces ventouses s’appliquaient sur la vitre du salon en y faisant le vide. La bouche de ce monstre, – un bec de corne fait comme le bec d’un perroquet, – s’ouvrait et se refermait verticalement. Sa langue, substance cornйe, armйe elle-mкme de plusieurs rangйes de dents aiguлs, sortait en frйmissant de cette vйritable cisaille. Quelle fantaisie de la nature! Un bec d’oiseau а un mollusque! Son corps, fusiforme et renflй dans sa partie moyenne, formait une masse charnue qui devait peser vingt а vingt-cinq mille kilogrammes. Sa couleur inconstante, changeant avec une extrкme rapiditй suivant l’irritation de l’animal, passait successivement du gris livide au brun rougeвtre.
De quoi s’irritait ce mollusque? Sans doute de la prйsence de ce Nautilus, plus formidable que lui, et sur lequel ses bras suceurs ou ses mandibules n’avaient aucune prise. Et cependant, quels monstres que ces poulpes, quelle vitalitй le crйateur leur a dйpartie, quelle vigueur dans leurs mouvements, puisqu’ils possиdent trois cœurs!
Le hasard nous avait mis en prйsence de ce calmar, et je ne voulus pas laisser perdre l’occasion d’йtudier soigneusement cet йchantillon des cйphalopodes. Je surmontai l’horreur que m’inspirait cet aspect, et, prenant un crayon, Je commenзai а le dessiner.
C’йtait un calmar de dimensions colossales.
«C’est peut-кtre le mкme que celui de l’ Alecton, dit Conseil.
– Non, rйpondit le Canadien, puisque celui-ci est entier et que l’autre a perdu sa queue!
– Ce n’est pas une raison, rйpondis-je. Les bras et la queue de ces animaux se reforment par rйdintйgration, et depuis sept ans, la queue du calmar de Bouguer a sans doute eu le temps de repousser.
– D’ailleurs, riposta Ned, si ce n’est pas celui-ci, c’est peut-кtre un de ceux-lа! »
En effet, d’autres poulpes apparaissaient а la vitre de tribord. J’en comptai sept. Ils faisaient cortиge au Nautilus, et j’entendis les grincements de leur bec sur la coque de tфle. Nous йtions servis а souhait.
Je continuai mon travail. Ces monstres se maintenaient dans nos eaux avec une telle prйcision qu’ils semblaient immobiles, et j’aurais pu les dйcalquer en raccourci sur la vitre. D’ailleurs, nous marchions sous une allure modйrйe.
Tout а coup le Nautilus s’arrкta. Un choc le fit tressaillir dans toute sa membrure.
«Est-ce que nous avons touchй? demandai-je.
– En tout cas, rйpondit le Canadien, nous serions dйjа dйgagйs, car nous flottons. »
Le Nautilus flottait sans doute, mais il ne marchait plus. Les branches de son hйlice ne battaient pas les flots. Une minute se passa. Le capitaine Nemo, suivi de son second, entra dans le salon.
Je ne l’avais pas vu depuis quelque temps. Il me parut sombre. Sans nous parler, sans nous voir peut-кtre, il alla au panneau, regarda les poulpes et dit quelques mots а son second.
Celui-ci sortit. Bientфt les panneaux se refermиrent. Le plafond s’illumina.
J’allai vers le capitaine.
«Une curieuse collection de poulpes, lui dis-je, du ton dйgagй que prendrait un amateur devant le cristal d’un aquarium.
– En effet, monsieur le naturaliste, me rйpondit-il, et nous allons les combattre corps а corps. »
Je regardai le capitaine. Je croyais n’avoir pas bien entendu.
«Corps а corps? rйpйtai-je.
– Oui, monsieur. L’hйlice est arrкtйe. Je pense que les mandibules cornйes de l’un de ces calmars se sont engagйes dans ses branches. Ce qui nous empкche de marcher.
– Et qu’allez-vous faire?
– Remonter а la surface et massacrer toute cette vermine.
– Entreprise difficile.
– En effet. Les balles йlectriques sont impuissantes contre ces chairs molles oщ elles ne trouvent pas assez de rйsistance pour йclater. Mais nous les attaquerons а la hache.
– Et au harpon, monsieur, dit le Canadien, si vous ne refusez pas mon aide.
– Je l’accepte, maоtre Land.
– Nous vous accompagnerons », dis-je, et, suivant le capitaine Nemo, nous nous dirigeвmes vers l’escalier central.
Lа, une dizaine d’hommes, armйs de haches d’abordage, se tenaient prкts а l’attaque. Conseil et moi, nous prоmes deux haches. Ned Land saisit un harpon.
Le Nautilus йtait alors revenu а la surface des flots. Un des marins, placй sur les derniers йchelons, dйvissait les boulons du panneau. Mais les йcrous йtaient а peine dйgagйs, que le panneau se releva avec une violence extrкme, йvidemment tirй par la ventouse d’un bras de poulpe.
Aussitфt un de ces longs bras se glissa comme un serpent par l’ouverture, et vingt autres s’agitиrent au-dessus. D’un coup de hache, le capitaine Nemo coupa ce formidable tentacule, qui glissa sur les йchelons en se tordant.