Cependant, le Nautilus, par crainte d’йchouer, s’йtait arrкtй а trois encablures d’une grиve que dominait un superbe amoncellement de roches. Le canot fut lancй а la mer. Le capitaine, deux de ses hommes portant les instruments, Conseil et moi, nous nous y embarquвmes. Il йtait dix heures du matin. Je n’avais pas vu Ned Land. Le Canadien, sans doute, ne voulait pas se dйsavouer en prйsence du pфle sud.
Quelques coups d’aviron amenиrent le canot sur le sable, oщ il s’йchoua. Au moment oщ Conseil allait sauter а terre, je le retins.
«Monsieur, dis-je au capitaine Nemo, а vous l’honneur de mettre pied le premier sur cette terre.
– Oui, monsieur, rйpondit le capitaine, et si je n’hйsite pas а fouler ce sol du pфle, c’est que, jusqu’ici, aucun кtre humain n’y a laissй la trace de ses pas. »
Cela dit, il sauta lйgиrement sur le sable. Une vive йmotion lui faisait battre le cœur. Il gravit un roc qui terminait en surplomb un petit promontoire, et lа, les bras croisйs, le regard ardent, immobile, muet, il sembla prendre possession de ces rйgions australes. Aprиs cinq minutes passйes dans cette extase, il se retourna vers nous.
Le capitaine Nemo gravit un roc.
«Quand vous voudrez, monsieur », me cria-t-il.
Je dйbarquai, suivi de Conseil, laissant les deux hommes dans le canot.
Le sol sur un long espace prйsentait un tuf de couleur rougeвtre, comme s’il eыt йtй de brique pilйe. Des scories, des coulйes de lave, des pierres ponces le recouvraient. On ne pouvait mйconnaоtre son origine volcanique. En de certains endroits, quelques lйgиres fumerolles, dйgageant une odeur sulfureuse, attestaient que les feux intйrieurs conservaient encore leur puissance expansive. Cependant, ayant gravi un haut escarpement, je ne vis aucun volcan dans un rayon de plusieurs milles. On sait que dans ces contrйes antarctiques, James Ross a trouvй les cratиres de l’Йrйbus et du Terror en pleine activitй sur le cent soixante-septiиme mйridien et par 77°32’ de latitude.
La vйgйtation de ce continent dйsolй me parut extrкmement restreinte. Quelques lichens de l’espиce Unsnea melanoxantha s’йtalaient sur les roches noires. Certaines plantules microscopiques, des diatomйes rudimentaires, sortes de cellules disposйes entre deux coquilles quartzeuses, de longs fucus pourpres et cramoisis, supportйs sur de petites vessies natatoires et que le ressac jetait а la cфte, composaient toute la maigre flore de cette rйgion.
Le rivage йtait parsemй de mollusques, de petites moules, de patelles, de buccardes lisses, en forme de cœurs, et particuliиrement de clios au corps oblong et membraneux, dont la tкte est formйe de deux lobes arrondis. Je vis aussi des myriades de ces clios borйales, longues de trois centimиtres, dont la baleine avale un monde а chaque bouchйe. Ces charmants ptйropodes, vйritables papillons de la mer, animaient les eaux libres sur la lisiиre du rivage.
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Entre autres zoophytes apparaissaient dans les hauts-fonds quelques arborescences coralligиnes, de celles qui suivant James Ross, vivent dans les mers antarctiques jusqu’а mille mиtres de profondeur; puis, de petits alcyons appartenant а l’espиce procellaria pelagica, ainsi qu’un grand nombre d’astйries particuliиres а ces climats, et d’йtoiles de mer qui constellaient le sol.
Mais oщ la vie surabondait, c’йtait dans les airs. Lа volaient et voletaient par milliers des oiseaux d’espиces variйes, qui nous assourdissaient de leurs cris. D’autres encombraient les roches, nous regardant passer sans crainte et se pressant familiиrement sous nos pas. C’йtaient des pingouins aussi agiles et souples dans l’eau, oщ on les a confondus parfois avec de rapides bonites, qu’ils sont gauches et lourds sur terre. Ils poussaient des cris baroques et formaient des assemblйes nombreuses, sobres de gestes, mais prodigues de clameurs.
Parmi les oiseaux, je remarquai des chionis, de la famille des йchassiers, gros comme des pigeons, blancs de couleur, le bec court et conique, l’œil encadrй d’un cercle rouge. Conseil en fit provision, car ces volatiles, convenablement prйparйs, forment un mets agrйable. Dans les airs passaient des albatros fuligineux d’une envergure de quatre mиtres, justement appelйs les vautours de l’Ocйan, des pйtrels gigantesques, entre autres des quebrante-huesos, aux ailes arquйes, qui sont grands mangeurs de phoques, des damiers, sortes de petits canards dont le dessus du corps est noir et blanc, enfin toute une sйrie de pйtrels, les uns blanchвtres, aux ailes bordйes de brun, les autres bleus et spйciaux aux mers antarctiques, ceux-lа «si huileux, dis-je а Conseil, que les habitants des оles Fйroй se contentent d’y adapter une mиche avant de les allumer ».
«Un peu plus, rйpondit Conseil, ce seraient des lampes parfaites! Aprиs зa, on ne peut exiger que la nature les ait prйalablement munis d’une mиche! »
Des milliers d’oiseaux.
Aprиs un demi-mille, le sol se montra tout criblй de nids de manchots, sortes de terriers disposйs pour la ponte, et dont s’йchappaient de nombreux oiseaux. Le capitaine Nemo en fit chasser plus tard quelques centaines, car leur chair noire est trиs-mangeable. Ils poussaient des braiements d’вne. Ces animaux, de la taille d’une oie, ardoisйs sur le corps, blancs en dessous et cravatйs d’un lisйrй citron, se laissaient tuer а coups de pierre sans chercher а s’enfuir.
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Cependant, la brume ne se levait pas, et, а onze heures, le soleil n’avait point encore paru. Son absence ne laissait pas de m’inquiйter. Sans lui, pas d’observations possibles. Comment dйterminer alors si nous avions atteint le pфle?
Lorsque je rejoignis le capitaine Nemo, je le trouvai silencieusement accoudй sur un morceau de roc et regardant le ciel. Il paraissait impatient, contrariй. Mais qu’y faire? Cet homme audacieux et puissant ne commandait pas au soleil comme а la mer.
Midi arriva sans que l’astre du jour se fыt montrй un seul instant. On ne pouvait mкme reconnaоtre la place qu’il occupait derriиre le rideau de brume. Bientфt cette brume vint а se rйsoudre en neige.
«А demain », me dit simplement le capitaine, et nous regagnвmes le Nautilus au milieu des tourbillons de l’atmosphиre.
Pendant notre absence, les filets avaient йtй tendus, et j’observai avec intйrкt les poissons que l’on venait de haler а bord. Les mers antarctiques servent de refuge а un trиs-grand nombre de migrateurs, qui fuient les tempкtes des zones moins йlevйes pour tomber, il est vrai, sous la dent des marsouins et des phoques. Je notai quelques cottes australes, longs d’un dйcimиtre, espиce de cartilagineux blanchвtres traversйs de bandes livides et armйs d’aiguillons, puis des chimиres antarctiques, longues de trois pieds, le corps trиs-allongй, la peau blanche, argentйe et lisse, la tкte arrondie, le dos muni de trois nageoires, le museau terminй par une trompe qui se recourbe vers la bouche. Je goыtai leur chair, mais je la trouvai insipide, malgrй l’opinion de Conseil qui s’en accommoda fort.
La tempкte de neige dura jusqu’au lendemain. Il йtait impossible de se tenir sur la plate-forme. Du salon oщ je notais les incidents de cette excursion au continent polaire, j’entendais les cris des pйtrels et des albatros qui se jouaient au milieu de la tourmente. Le Nautilus ne resta pas immobile, et, prolongeant la cфte, il s’avanзa encore d’une dizaine de milles au sud, au milieu de cette demi-clartй que laissait le soleil en rasant les bords de l’horizon.
Le lendemain 20 mars, la neige avait cessй. Le froid йtait un peu plus vif. Le thermomиtre marquait deux degrйs au-dessous de zйro. Les brouillards se levиrent, et j’espйrai que, ce jour-lа, notre observation pourrait s’effectuer.
Le capitaine Nemo n’ayant pas encore paru, le canot nous prit, Conseil et moi, et nous mit а terre. La nature du sol йtait la mкme, volcanique. Partout des traces de laves, de scories, de basaltes, sans que j’aperзusse le cratиre qui les avait vomis. Ici comme lа-bas, des myriades d’oiseaux animaient cette partie du continent polaire. Mais cet empire, ils le partageaient alors avec de vastes troupeaux de mammifиres marins qui nous regardaient de leurs doux yeux. C’йtaient des phoques d’espиces diverses, les uns йtendus sur le sol, les autres couchйs sur des glaзons en dйrive, plusieurs sortant de la mer ou y rentrant. Ils ne se sauvaient pas а notre approche, n’ayant jamais eu affaire а l’homme, et j’en comptais lа de quoi approvisionner quelques centaines de navires.
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«Ma foi, dit Conseil, il est heureux que Ned Land ne nous ait pas accompagnйs!
– Pourquoi cela, Conseil?
– Parce que l’enragй chasseur aurait tout tuй.
– Tout, c’est beaucoup dire, mais je crois, en effet, que nous n’aurions pu empкcher notre ami le Canadien de harponner quelques-uns de ces magnifiques cйtacйs. Ce qui eыt dйsobligй le capitaine Nemo, car il ne verse pas inutilement le sang des bкtes inoffensives.
– Il a raison.
– Certainement, Conseil. Mais, dis-moi, n’as-tu pas dйjа classй ces superbes йchantillons de la faune marine?
– Monsieur sait bien, rйpondit Conseil, que je ne suis pas trиs-ferrй sur la pratique. Quand monsieur m’aura appris le nom de ces animaux…
– Ce sont des phoques et des morses.
– Deux genres, qui appartiennent а la famille des pinnipиdes, se hвta de dire mon savant Conseil, ordre des carnassiers, groupe des unguiculйs, sous-classe des monodelphiens, classe des mammifиres, embranchement des vertйbrйs.
– Bien, Conseil, rйpondis-je, mais ces deux genres, phoques et morses, se divisent en espиces, et si je ne me trompe, nous aurons ici l’occasion de les observer. Marchons. »
Il йtait huit heures du matin. Quatre heures nous restaient а employer jusqu’au moment oщ le soleil pourrait кtre utilement observй. Je dirigeai nos pas vers une vaste baie qui s’йchancrait dans la falaise granitique du rivage.
Lа, je puis dire, qu’а perte de vue autour de nous, les terres et les glaзons йtaient encombrйs de mammifиres marins, et je cherchais involontairement du regard le vieux Protйe, le mythologique pasteur qui gardait ces immenses troupeaux de Neptune. C’йtaient particuliиrement des phoques. Ils formaient des groupes distincts, mвles et femelles, le pиre veillant sur sa famille, la mиre allaitant ses petits, quelques jeunes, dйjа forts, s’йmancipant а quelques pas. Lorsque ces mammifиres voulaient se dйplacer, ils allaient par petits sauts dus а la contraction de leur corps, et ils s’aidaient assez gauchement de leur imparfaite nageoire, qui, chez le lamantin, leur congйnиre, forme un vйritable avant-bras. Je dois dire que, dans l’eau, leur йlйment par excellence, ces animaux а l’йpine dorsale mobile, au bassin йtroit, au poil ras et serrй, aux pieds palmйs, nagent admirablement. Au repos et sur terre, ils prenaient des attitudes extrкmement gracieuses. Aussi, les anciens, observant leur physionomie douce, leur regard expressif que ne saurait surpasser le plus beau regard de femme, leurs yeux veloutйs et limpides, leurs poses charmantes, et les poйtisant а leur maniиre, mйtamorphosиrent-ils les mвles en tritons, et les femelles en sirиnes.
Je fis remarquer а Conseil le dйveloppement considйrable des lobes cйrйbraux chez ces intelligents cйtacйs. Aucun mammifиre, l’homme exceptй, n’a la matiиre cйrйbrale plus riche. Aussi, les phoques sont-ils susceptibles de recevoir une certaine йducation; ils se domestiquent aisйment, et je pense, avec certains naturalistes, que, convenablement dressйs, ils pourraient rendre de grands services comme chiens de pкche.
La plupart de ces phoques dormaient sur les rochers ou sur le sable. Parmi ces phoques proprement dits qui n’ont point d’oreilles externes, – diffйrant en cela des otaries dont l’oreille est saillante, – j’observai plusieurs variйtйs de stйnorhynques, longs de trois mиtres, blancs de poils, а tкtes de bull-dogs, armйs de dix dents а chaque mвchoire, quatre incisives en haut et en bas et deux grandes canines dйcoupйes en forme de fleur de lis. Entre eux se glissaient des йlйphants marins, sortes de phoques а trompe courte et mobile, les gйants de l’espиce, qui sur une circonfйrence de vingt pieds mesuraient une longueur de dix mиtres. Ils ne faisaient aucun mouvement а notre approche.
«Ce ne sont pas des animaux dangereux? me demanda Conseil.
– Non, rйpondis-je, а moins qu’on ne les attaque. Lorsqu’un phoque dйfend son petit, sa fureur est terrible, et il n’est pas rare qu’il mette en piиces l’embarcation des pкcheurs.
– Il est dans son droit, rйpliqua Conseil.
– Je ne dis pas non. »
Deux milles plus loin, nous йtions arrкtйs par le promontoire qui couvrait la baie contre les vents du sud. Il tombait d’aplomb а la mer et йcumait sous le ressac. Au-delа йclataient de formidables rugissements, tels qu’un troupeau de ruminants en eыt pu produire.
«Bon, fit Conseil, un concert de taureaux?
– Non, dis-je, un concert de morses.
– Ils se battent?
– Ils se battent ou ils jouent.
– N’en dйplaise а monsieur, il faut voir cela.
– Il faut le voir, Conseil. »
Et nous voilа franchissant les roches noirвtres, au milieu d’йboulements imprйvus, et sur des pierres que la glace rendait fort glissantes. Plus d’une fois, je roulai au dйtriment de mes reins. Conseil, plus prudent ou plus solide, ne bronchait guиre, et me relevait, disant:
«Si monsieur voulait avoir la bontй d’йcarter les jambes, monsieur conserverait mieux son йquilibre. »
Arrivй а l’arкte supйrieure du promontoire, j’aperзus une vaste plaine blanche, couverte de morses. Ces animaux jouaient entre eux. C’йtaient des hurlements de joie, non de colиre.
Les morses ressemblent aux phoques par la forme de leurs corps et par la disposition de leurs membres. Mais les canines et les incisives manquent а leur mвchoire infйrieure, et quant aux canines supйrieures, ce sont deux dйfenses longues de quatre-vingts centimиtres qui en mesurent trente-trois а la circonfйrence de leur alvйole. Ces dents, faites d’un ivoire compact et sans stries, plus dur que celui des йlйphants, et moins prompt а jaunir, sont trиs-recherchйes. Aussi les morses sont-ils en butte а une chasse inconsidйrйe qui les dйtruira bientфt jusqu’au dernier, puisque les chasseurs, massacrant indistinctement les femelles pleines et les jeunes, en dйtruisent chaque annйe plus de quatre mille.
En passant auprиs de ces curieux animaux, je pus les examiner а loisir, car ils ne se dйrangeaient pas. Leur peau йtait йpaisse et rugueuse, d’un ton fauve tirant sur le roux, leur pelage court et peu fourni. Quelques-uns avaient une longueur de quatre mиtres. Plus tranquilles et moins craintifs que leurs congйnиres du nord, ils ne confiaient point а des sentinelles choisies le soin de surveiller les abords de leur campement.
Aprиs avoir examinй cette citй des morses, je songeai а revenir sur mes pas. Il йtait onze heures, et si le capitaine Nemo se trouvait dans des conditions favorables pour observer, je voulais кtre prйsent а son opйration. Cependant, je n’espйrais pas que le soleil se montrвt ce jour-lа. Des nuages йcrasйs sur l’horizon le dйrobaient а nos yeux. Il semblait que cet astre jaloux ne voulыt pas rйvйler а des кtres humains ce point inabordable du globe.
Cependant, je songeai а revenir vers le Nautilus. Nous suivоmes un йtroit raidillon qui courait sur le sommet de la falaise. А onze heures et demie, nous йtions arrivйs au point du dйbarquement. Le canot йchouй avait dйposй le capitaine а terre. Je l’aperзus debout sur un bloc ce basalte. Ses instruments йtaient prиs de lui. Son regard se fixait sur l’horizon du nord, prиs duquel le soleil dйcrivait alors sa courbe allongйe.
Je pris place auprиs de lui et j’attendis sans parler. Midi arriva, et, ainsi que la veille, le soleil ne se montra pas.
C’йtait une fatalitй. L’observation manquait encore. Si demain elle ne s’accomplissait pas, il faudrait renoncer dйfinitivement а relever notre situation.
En effet, nous йtions prйcisйment au 20 mars. Demain, 21, jour de l’йquinoxe, rйfraction non comptйe, le soleil disparaоtrait sous l’horizon pour six mois, et avec sa disparition commencerait la longue nuit polaire. Depuis l’йquinoxe de septembre, il avait йmergй de l’horizon septentrional, s’йlevant par des spirales allongйes jusqu’au 21 dйcembre. А cette йpoque, solstice d’йtй de ces contrйes borйales, il avait commencй а redescendre, et le lendemain, il devait leur lancer ses derniers rayons.
Je communiquai mes observations et mes craintes au capitaine Nemo.
«Vous aviez raison, monsieur Aronnax, me dit-il, si demain, je n’obtiens la hauteur du soleil, je ne pourrai avant six mois reprendre cette opйration. Mais aussi, prйcisйment parce que les hasards de ma navigation m’ont amenй, le 21 mars, dans ces mers, mon point sera facile а relever, si, а midi, le soleil se montre а nos yeux.
– Pourquoi, capitaine?
– Parce que, lorsque l’astre du jour dйcrit des spirales si allongйes, il est difficile de mesurer exactement sa hauteur au-dessus de l’horizon, et les instruments sont exposйs а commettre de graves erreurs.
– Comment procйderez-vous donc?
– Je n’emploierai que mon chronomиtre, me rйpondit le capitaine Nemo. Si demain, 21 mars, а midi, le disque du soleil, en tenant compte de la rйfraction, est coupй exactement par l’horizon du nord, c’est que je suis au pфle sud.
– En effet, dis-je. Pourtant, cette affirmation n’est pas mathйmatiquement rigoureuse, parce que l’йquinoxe ne tombe pas nйcessairement а midi.
– Sans doute, monsieur, mais l’erreur ne sera pas de cent mиtres, et il ne nous en faut pas davantage. А demain donc. »
Le capitaine Nemo retourna а bord. Conseil et moi, nous restвmes jusqu’а cinq heures а arpenter la plage, observant et йtudiant. Je ne rйcoltai aucun objet curieux, si ce n’est un œuf de pingouin, remarquable par sa grosseur, et qu’un amateur eыt payй plus de mille francs. Sa couleur isabelle, les raies et les caractиres qui l’ornaient comme autant d’hiйroglyphes, en faisaient un bibelot rare. Je le remis entre les mains de Conseil, et le prudent garзon, au pied sыr, le tenant comme une prйcieuse porcelaine de Chine, le rapporta intact au Nautilus.
Lа je dйposai cet œuf rare sous une des vitrines du musйe. Je soupai avec appйtit d’un excellent morceau de foie de phoque dont le goыt rappelait celui de la viande de porc. Puis je me couchai, non sans avoir invoquй, comme un Indou, les faveurs de l’astre radieux.
Le lendemain, 21 mars, dиs cinq heures du matin, je montai sur la plate-forme. J’y trouvai le capitaine Nemo.
«Le temps se dйgage un peu, me dit-il. J’ai bon espoir. Aprиs dйjeuner, nous nous rendrons а terre pour choisir un poste d’observation. »
Ce point convenu, j’allai trouver Ned Land. J’aurais voulu l’emmener avec moi. L’obstinй Canadien refusa, et je vis bien que sa taciturnitй comme sa fвcheuse humeur s’accroissaient de jour en jour. Aprиs tout, je ne regrettai pas son entкtement dans cette circonstance. Vйritablement, il y avait trop de phoques а terre, et il ne fallait pas soumettre ce pкcheur irrйflйchi а cette tentation.
Le dйjeuner terminй, je me rendis а terre. Le Nautilus s’йtait encore йlevй de quelques milles pendant la nuit. Il йtait au large, а une grande lieue d’une cфte, que dominait un pic aigu de quatre а cinq cents mиtres. Le canot portait avec moi le capitaine Nemo, deux hommes de l’йquipage, et les instruments, c’est-а-dire un chronomиtre, une lunette et un baromиtre.
Pendant notre traversйe, je vis de nombreuses baleines qui appartenaient aux trois espиces particuliиres aux mers australes, la baleine franche ou «right-whale » des Anglais, qui n’a pas de nageoire dorsale, le hump-back, baleinoptиre а ventre plissй, aux vastes nageoires blanchвtres, qui malgrй son nom, ne forment pourtant pas des ailes, et le fin-back, brun-jaunвtre, le plus vif des cйtacйs. Ce puissant animal se fait entendre de loin, lorsqu’il projette а une grande hauteur ses colonnes d’air et de vapeur, qui ressemblent а des tourbillons de fumйe. Ces diffйrents mammifиres s’йbattaient par troupes dans les eaux tranquilles, et je vis bien que ce bassin du pфle antarctique servait maintenant de refuge aux cйtacйs trop vivement traquйs par les chasseurs.
Je remarquai йgalement de longs cordons blanchвtres de salpes, sortes de mollusques agrйgйs, et des mйduses de grande taille qui se balanзaient entre le remous des lames.
А neuf heures, nous accostions la terre. Le ciel s’йclaircissait. Les nuages fuyaient dans le sud. Les brumes abandonnaient la surface froide des eaux. Le capitaine Nemo se dirigea vers le pic dont il voulait sans doute faire son observatoire. Ce fut une ascension pйnible sur des laves aiguлs et des pierres ponces, au milieu d’une atmosphиre souvent saturйe par les йmanations sulfureuses des fumerolles. Le capitaine, pour un homme dйshabituй de fouler la terre, gravissait les pentes les plus raides avec une souplesse, une agilitй que je ne pouvais йgaler, et qu’eыt enviйe un chasseur d’isards.
Il nous fallut deux heures pour atteindre le sommet de ce pic moitiй porphyre, moitiй basalte. De lа, nos regards embrassaient une vaste mer qui, vers le nord traзait nettement sa ligne terminale sur le fond du ciel. А nos pieds, des champs йblouissants de blancheur. Sur notre tкte, un pвle azur, dйgagй de brumes. Au nord, le disque du soleil comme une boule de feu dйjа йcornйe par le tranchant de l’horizon. Du sein des eaux s’йlevaient en gerbes magnifiques des jets liquides par centaines. Au loin, le Nautilus, comme un cйtacй endormi. Derriиre nous, vers le sud et l’est, une terre immense, un amoncellement chaotique de rochers et de glaces dont on n’apercevait pas la limite.
Le capitaine Nemo, en arrivant au sommet du pic, releva soigneusement sa hauteur au moyen du baromиtre, car il devait en tenir compte dans son observation.
А midi moins le quart, le soleil, vu alors par rйfraction seulement, se montra comme un disque d’or et dispersa ses derniers rayons sur ce continent abandonnй, а ces mers que l’homme n’a jamais sillonnйes encore.
Ce fut une ascension pйnible.
Le capitaine Nemo, muni d’une lunette а rйticules, qui, au moyen d’un miroir, corrigeait la rйfraction, observa l’astre qui s’enfonзait peu а peu au-dessous de l’horizon en suivant une diagonale trиs-allongйe. Je tenais le chronomиtre. Mon cœur battait fort. Si la disparition du demi-disque du soleil coпncidait avec le midi du chronomиtre, nous йtions au pфle mкme.
«Midi! m’йcriai-je.
– Le pфle sud! » rйpondit le capitaine Nemo d’une voix grave, en me donnant la lunette qui montrait l’astre du jour prйcisйment coupй en deux portions йgales par l’horizon.
Je regardai les derniers rayons couronner le pic et les ombres monter peu а peu sur ses rampes.
En ce moment, le capitaine Nemo, appuyant sa main sur mon йpaule, me dit:
«Monsieur, en 1600, le Hollandais Ghйritk, entraоnй par les courants et les tempкtes, atteignit 64° de latitude sud et dйcouvrit les New-Shetland. En 1773, le 17 janvier, l’illustre Cook, suivant le trente-huitiиme mйridien, arriva par 67°30’ de latitude, et en 1774, le 30 janvier, sur le cent-neuviиme mйridien, il atteignit 71°15’ de latitude. En 1819, le Russe Bellinghausen se trouva sur le soixante-neuviиme parallиle, et en 1821, sur le soixante-sixiиme par 111° de longitude ouest. En 1820, l’Anglais Brunsfield fut arrкtй sur le soixante-cinquiиme degrй. La mкme annйe, l’Amйricain Morrel, dont les rйcits sont douteux, remontant sur le quarante-deuxiиme mйridien, dйcouvrait la mer libre par 70°14’ de latitude. En 1825, l’Anglais Powell ne pouvait dйpasser le soixante-deuxiиme degrй. La mкme annйe, un simple pкcheur de phoques, l’Anglais Weddel s’йlevait jusqu’а 72°14’ de latitude sur le trente-cinquiиme mйridien, et jusqu’а 74°15’sur le trente-sixiиme. En 1829, l’Anglais Forster, commandant le Chanticleer, prenait possession du continent antarctique par 63°26’ de latitude et 66°26’ de longitude. En 1831, l’Anglais Biscoл, le 1er fйvrier, dйcouvrait la terre d’Enderby par 68°50’ de latitude, en 1832, le 5 fйvrier, la terre d’Adйlaпde par 67° de latitude, et le 21 fйvrier, la terre de Graham par 64°45’ de latitude. En 1838, le Franзais Dumont-d’Urville, arrкtй devant la banquise par 62°57’ de latitude, relevait la terre Louis-Philippe; deux ans plus tard, dans une nouvelle pointe au sud, il nommait par 66°30’, le 21 janvier, la terre Adйlie, et huit jours aprиs, par 64°40’, la cфte Clarie. En 1838, l’Anglais Wilkes s’avanзait jusqu’au soixante-neuviиme parallиle sur le centiиme mйridien. En 1839, l’Anglais Balleny dйcouvrait la terre Sabrina, sur la limite du cercle polaire. Enfin, en 1842, l’Anglais James Ross, montant l’ Erebus et le Terror, le 12 janvier, par 76°56’ de latitude et 171°7’ de longitude est, trouvait la terre Victoria; le 23 du mкme mois, il relevait le soixante-quatorziиme parallиle, le plus haut point atteint jusqu’alors; le 27, il йtait par 76°8’, le 28, par 77°32’, le 2 fйvrier, par 78°4’, et en 1842, il revenait au soixante-onziиme degrй qu’il ne put dйpasser. Eh bien, moi, capitaine Nemo, ce 21 mars 1868, j’ai atteint le pфle sud sur le quatre-vingt-dixiиme degrй, et je prends possession de cette partie du globe йgale au sixiиme des continents reconnus.
– Au nom de qui, capitaine?
– Au mien, monsieur! »
Et ce disant, le capitaine Nemo dйploya un pavillon noir, portant un N d’or йcartelй sur son йtamine. Puis, se retournant vers l’astre du jour dont les derniers rayons lйchaient l’horizon de la mer:
«Adieu, soleil! s’йcria-t-il. Disparais, astre radieux! Couche-toi sous cette mer libre, et laisse une nuit de six mois йtendre ses ombres sur mon nouveau domaine! »
«Adieu, soleil! » s’йcria-t-il.
XV
ACCIDENT OU INCIDENT?
Le lendemain, 22 mars, а six heures du matin, les prйparatifs de dйpart furent commencйs. Les derniиres lueurs du crйpuscule se fondaient dans la nuit. Le froid йtait vif. Les constellations resplendissaient avec une surprenante intensitй. Au zйnith brillait cette admirable Croix du Sud, l’йtoile polaire des rйgions antarctiques.