А propos de cette йdition йlectronique 29 глава




Le thermomиtre marquait douze degrйs au-dessous de zйro, et quand le vent fraоchissait, il causait de piquantes morsures. Les glaзons se multipliaient sur l’eau libre. La mer tendait а se prendre partout. De nombreuses plaques noirвtres, йtalйes а sa surface, annonзaient la prochaine formation de la jeune glace. Йvidemment, le bassin austral, gelй pendant les six mois de l’hiver, йtait absolument inaccessible. Que devenaient les baleines pendant cette pйriode? Sans doute, elles allaient par-dessous la banquise chercher des mers plus praticables. Pour les phoques et les morses, habituйs а vivre sous les plus durs climats, ils restaient sur ces parages glacйs. Ces animaux ont l’instinct de creuser des trous dans les ice-fields et de les maintenir toujours ouverts. C’est а ces trous qu’ils viennent respirer; quand les oiseaux, chassйs par le froid, ont йmigrй vers le nord, ces mammifиres marins demeurent les seuls maоtres du continent polaire.

 

Cependant, les rйservoirs d’eau s’йtaient remplis, et le Nautilus descendait lentement. А une profondeur de mille pieds, il s’arrкta. Son hйlice battit les flots, et il s’avanзa droit au nord avec une vitesse de quinze milles а l’heure. Vers le soir, il flottait dйjа sous l’immense carapace glacйe de la banquise.

 

Les panneaux du salon avaient йtй fermйs par prudence, car la coque du Nautilus pouvait se heurter а quelque bloc immergй. Aussi, je passai cette journйe а mettre mes notes au net. Mon esprit йtait tout entier а ses souvenirs du pфle. Nous avions atteint ce point inaccessible sans fatigues, sans danger, comme si notre wagon flottant eыt glissй sur les rails d’un chemin de fer. Et maintenant, le retour commenзait vйritablement. Me rйserverait-il encore de pareilles surprises? Je le pensais, tant la sйrie des merveilles sous-marines est inйpuisable! Cependant, depuis cinq mois et demi que le hasard nous avait jetйs а ce bord, nous avions franchi quatorze mille lieues, et sur ce parcours plus йtendu que l’Йquateur terrestre, combien d’incidents ou curieux ou terribles avaient charmй notre voyage: la chasse dans les forкts de Crespo, l’йchouement du dйtroit de Torrиs, le cimetiиre de corail, les pкcheries de Ceylan, le tunnel arabique, les feux de Santorin, les millions de la baie du Vigo, l’Atlantide, le pфle sud! Pendant la nuit, tous ces souvenirs, passant de rкve en rкve, ne laissиrent pas mon cerveau sommeiller un instant.

 

А trois heures du matin, je fus rйveillй par un choc violent. Je m’йtais redressй sur mon lit et j’йcoutais au milieu de l’obscuritй, quand je fus prйcipitй brusquement au milieu de la chambre. Йvidemment, le Nautilus donnait une bande considйrable aprиs avoir touchй.

 

Je m’accotai aux parois et je me traоnai par les coursives jusqu’au salon qu’йclairait le plafond lumineux. Les meubles йtaient renversйs. Heureusement, les vitrines, solidement saisies par le pied, avaient tenu bon. Les tableaux de tribord, sous le dйplacement de la verticale se collaient aux tapisseries, tandis que ceux de bвbord s’en йcartaient d’un pied par leur bordure infйrieure. Le Nautilus йtait donc couchй sur tribord, et, de plus, complиtement immobile.

 

А l’intйrieur j’entendais un bruit de pas, des voix confuses. Mais le capitaine Nemo ne parut pas. Au moment oщ j’allais quitter le salon, Ned Land et Conseil entrиrent.

 

«Qu’y a-t-il? leur dis-je aussitфt.

 

– Je venais le demander а monsieur, rйpondit Conseil.

 

– Mille diables! s’йcria le Canadien, je le sais bien moi! Le Nautilus a touchй, et а en juger par la gоte qu’il donne, je ne crois pas qu’il s’en tire comme la premiиre fois dans le dйtroit de Torrиs.

 

– Mais au moins, demandai-je, est-il revenu а la surface de la mer?

 

– Nous l’ignorons, rйpondit Conseil.

 

– Il est facile de s’en assurer », rйpondis-je.

 

Je consultai le manomиtre. А ma grande surprise, il indiquait une profondeur de trois cent soixante mиtres.

 

«Qu’est-ce que cela veut dire? m’йcriai-je.

 

– Il faut interroger le capitaine Nemo, dit Conseil.

 

– Mais oщ le trouver? demanda Ned Land.

 

– Suivez-moi », dis-je а mes deux compagnons.

 

Nous quittвmes le salon. Dans la bibliothиque, personne. А l’escalier central, au poste de l’йquipage, personne. Je supposai que le capitaine Nemo devait кtre postй dans la cage du timonier. Le mieux йtait d’attendre. Nous revоnmes tous trois au salon.

 

Je passerai sous silence les rйcriminations du Canadien. Il avait beau jeu pour s’emporter. Je le laissai exhaler sa mauvaise humeur tout а son aise, sans lui rйpondre.

 

Nous йtions ainsi depuis vingt minutes, cherchant а surprendre les moindres bruits qui se produisaient а l’intйrieur du Nautilus, quand le capitaine Nemo entra. Il ne sembla pas nous voir. Sa physionomie, habituellement si impassible, rйvйlait une certaine inquiйtude. Il observa silencieusement la boussole, le manomиtre, et vint poser son doigt sur un point du planisphиre, dans cette partie qui reprйsentait les mers australes.

 

Je ne voulus pas l’interrompre. Seulement, quelques instants plus tard, lorsqu’il se tourna vers moi, je lui dis en retournant contre lui une expression dont il s’йtait servi au dйtroit de Torrиs:

 

«Un incident, capitaine?

 

– Non, monsieur, rйpondit-il, un accident cette fois.

 

– Grave?

 

– Peut-кtre.

 

– Le danger est-il immйdiat?

 

– Non.

 

– Le Nautilus s’est йchouй?

 

– Oui.

 

– Et cet йchouement est venu?…

 

– D’un caprice de la nature, non de l’impйritie des hommes. Pas une faute n’a йtй commise dans nos manœuvres. Toutefois, on ne saurait empкcher l’йquilibre de produire ses effets. On peut braver les lois humaines, mais non rйsister aux lois naturelles. »

 

Singulier moment que choisissait le capitaine Nemo pour se livrer а cette rйflexion philosophique. En somme, sa rйponse ne m’apprenait rien.

 

«Puis-je savoir, monsieur, lui demandai-je, quelle est la cause de cet accident?

 

– Un йnorme bloc de glace, une montagne entiиre s’est retournйe, me rйpondit-il. Lorsque les ice-bergs sont minйs а leur base par des eaux plus chaudes ou par des chocs rйitйrйs, leur centre de gravitй remonte. Alors ils se retournent en grand, ils culbutent. C’est ce qui est arrivй. L’un de ces blocs, en se renversant, a heurtй le Nautilus qui flottait sous les eaux. Puis, glissant sous sa coque et le relevant avec une irrйsistible force, il l’a ramenй dans des couches moins denses, oщ il se trouve couchй sur le flanc.

 

Mais ne peut-on dйgager le Nautilus en vidant ses rйservoirs, de maniиre а le remettre en йquilibre?

 

– C’est ce qui se fait en ce moment, monsieur. Vous pouvez entendre les pompes fonctionner. Voyez l’aiguille du manomиtre. Elle indique que le Nautilus remonte, mais le bloc de glace remonte avec lui, et jusqu’а ce qu’un obstacle arrкte son mouvement ascensionnel, notre position ne sera pas changйe. »

 

En effet, le Nautilus donnait toujours la mкme bande sur tribord. Sans doute, il se redresserait, lorsque le bloc s’arrкterait lui-mкme. Mais а ce moment, qui sait si nous n’aurions pas heurtй la partie supйrieure de la banquise, si nous ne serions pas effroyablement pressйs entre les deux surfaces glacйes?

 

Je rйflйchissais а toutes les consйquences de cette situation. Le capitaine Nemo ne cessait d’observer le manomиtre. Le Nautilus, depuis la chute de l’ice-berg, avait remontй de cent cinquante pieds environ, mais il faisait toujours le mкme angle avec la perpendiculaire.

 

Soudain un lйger mouvement se fit sentir dans la coque. Йvidemment, le Nautilus se redressait un peu. Les objets suspendus dans le salon reprenaient sensiblement leur position normale. Les parois se rapprochaient de la verticalitй. Personne de nous ne parlait. Le cœur йmu, nous observions, nous sentions le redressement. Le plancher redevenait horizontal sous nos pieds. Dix minutes s’йcoulиrent.

 

«Enfin, nous sommes droit! m’йcria-je.

 

– Oui, dit le capitaine Nemo, se dirigeant vers la porte du salon.

 

– Mais flotterons-nous? lui demandai-je.

 

– Certainement, rйpondit-il, puisque les rйservoirs ne sont pas encore vidйs, et que vidйs, le Nautilus devra remonter а la surface de la mer. »

 

Le capitaine sortit, et je vis bientфt que, par ses ordres, on avait arrкtй la marche ascensionnelle du Nautilus. En effet, il aurait bientфt heurtй la partie infйrieure de la banquise, et mieux valait le maintenir entre deux eaux.

 

«Nous l’avons йchappй belle! dit alors Conseil.

 

– Oui. Nous pouvions кtre йcrasйs entre ces blocs de glace, ou tout au moins emprisonnйs. Et alors, faute de pouvoir renouveler l’air… Oui! nous l’avons йchappй belle!

 

– Si c’est fini! » murmura Ned Land.

 

Je ne voulus pas entamer avec le Canadien une discussion sans utilitй, et je ne rйpondis pas. D’ailleurs, les panneaux s’ouvrirent en ce moment, et la lumiиre extйrieure fit irruption а travers la vitre dйgagйe.

 

Nous йtions en pleine eau, ainsi que je l’ai dit; mais, а une distance de dix mиtres, sur chaque cфtй du Nautilus, s’йlevait une йblouissante muraille de glace. Au-dessus et au-dessous, mкme muraille. Au-dessus, parce que la surface infйrieure de la banquise se dйveloppait comme un plafond immense. Au-dessous, parce que le bloc culbutй, ayant glissй peu а peu, avait trouvй sur les murailles latйrales deux points d’appui qui le maintenaient dans cette position. Le Nautilus йtait emprisonnй dans un vйritable tunnel de glace, d’une largeur de vingt mиtres environ, rempli d’une eau tranquille. Il lui йtait donc facile d’en sortir en marchant soit en avant soit en arriиre, et de reprendre ensuite, а quelques centaines de mиtres plus bas, un libre passage sous la banquise.

 

Le plafond lumineux avait йtй йteint, et cependant, le salon resplendissait d’une lumiиre intense. C’est que la puissante rйverbйration des parois de glace y renvoyait violemment les nappes du fanal. Je ne saurais peindre l’effet des rayons voltaпques sur ces grands blocs capricieusement dйcoupйs, dont chaque angle, chaque arкte, chaque facette, jetait une lueur diffйrente, suivant la nature des veines qui couraient dans la glace. Mine йblouissante de gemmes, et particuliиrement de saphirs qui croisaient leurs jets bleus avec le jet vert des йmeraudes. За et lа des nuances opalines d’une douceur infinie couraient au milieu de points ardents comme autant de diamants de feu dont l’œil ne pouvait soutenir l’йclat. La puissance du fanal йtait centuplйe, comme celle d’une lampe а travers les lames lenticulaires d’un phare de premier ordre.

 

«Que c’est beau! Que c’est beau! s’йcria Conseil.

 

– Oui! dis-je, c’est un admirable spectacle. N’est-ce pas, Ned?

 

– Eh! mille diables! oui, riposta Ned Land. C’est superbe! Je rage d’кtre forcй d’en convenir. On n’a jamais rien vu de pareil. Mais ce spectacle-lа pourra nous coыter cher. Et, s’il faut tout dire, je pense que nous voyons ici des choses que Dieu a voulu interdire aux regards de l’homme! »

 

Ned avait raison. C’йtait trop beau. Tout а coup, un cri de Conseil me fit retourner.

 

«Qu’y a-t-il? demandai-je.

 

– Que monsieur ferme les yeux! que monsieur ne regarde pas! »

 

Conseil, ce disant, appliquait vivement ses mains sur ses paupiиres.

 

«Mais qu’as-tu, mon garзon?

 

– Je suis йbloui, aveuglй! »

 

Mes regards se portиrent involontairement vers la vitre, mais je ne pus supporter le feu qui la dйvorait.

 

Je compris ce qui s’йtait passй. Le Nautilus venait de se mettre en marche а grande vitesse. Tous les йclats tranquilles des murailles de glace s’йtaient alors changйs en raies fulgurantes. Les feux de ces myriades de diamants se confondaient. Le Nautilus, emportй par son hйlice, voyageait dans un fourreau d’йclairs.

 

Les panneaux du salon se refermиrent alors. Nous tenions nos mains sur nos yeux tout imprйgnйs de ces lueurs concentriques qui flottent devant la rйtine, lorsque les rayons solaires l’ont trop violemment frappйe. Il fallut un certain temps pour calmer le trouble de nos regards.

 

Enfin, nos mains s’abaissиrent.

 

«Ma foi, je ne l’aurais jamais cru, dit Conseil.

 

– Et moi, je ne le crois pas encore! riposta le Canadien.

 

– Quand nous reviendrons sur terre, ajouta Conseil, blasйs sur tant de merveilles de la nature, que penserons-nous de ces misйrables continents et des petits ouvrages sortis de la main des hommes! Non! le monde habitй n’est plus digne de nous! »

 

De telles paroles dans la bouche d’un impassible Flamand montrent а quel degrй d’йbullition йtait montй notre enthousiasme. Mais le Canadien ne manqua pas d’y jeter sa goutte d’eau froide.

 

«Le monde habitй! dit-il en secouant la tкte. Soyez tranquille, ami Conseil, nous n’y reviendrons pas! »

 

Il йtait alors cinq heures du matin. En ce moment, un choc se produisit а l’avant du Nautilus. Je compris que son йperon venait de heurter un bloc de glace. Ce devait кtre une fausse manœuvre, car ce tunnel sous-marin, obstruй de blocs, n’offrait pas une navigation facile. Je pensai donc que le capitaine Nemo, modifiant sa route, tournerait ces obstacles ou suivrait les sinuositйs du tunnel. En tout cas, la marche en avant ne pouvait кtre absolument enrayйe. Toutefois, contre mon attente, le Nautilus prit un mouvement rйtrograde trиs-prononcй.

 

«Nous revenons en arriиre? dit Conseil.

 

– Oui, rйpondis-je. Il faut que, de ce cфtй, le tunnel soit sans issue.

 

– Et alors?…

 

– Alors, dis-je, la manœuvre est bien simple. Nous retournerons sur nos pas, et nous sortirons par l’orifice sud. Voilа tout. »

 

En parlant ainsi, je voulais paraоtre plus rassurй que je ne l’йtais rйellement. Cependant le mouvement rйtrograde du Nautilus s’accйlйrait, et marchant а contre hйlice, il nous entraоnait avec une grande rapiditй.

 

«Ce sera un retard, dit Ned.

 

– Qu’importe, quelques heures de plus ou de moins, pourvu qu’on sorte.

 

– Oui, rйpйta Ned Land, pourvu qu’on sorte! »

 

Je me promenai pendant quelques instants du salon а la bibliothиque. Mes compagnons assis, se taisaient. Je me jetai bientфt sur un divan, et je pris un livre que mes yeux parcoururent machinalement.

 

Un quart d’heure aprиs, Conseil, s’йtant approchй de moi, me dit:

 

«Est-ce bien intйressant ce que lit monsieur?

 

– Trиs-intйressant, rйpondis-je.

 

– Je le crois. C’est le livre de monsieur que lit monsieur!

 

– Mon livre? »

 

En effet, je tenais а la main l’ouvrage des Grands Fonds sous-marins. Je ne m’en doutais mкme pas. Je fermai le livre et repris ma promenade. Ned et Conseil se levиrent pour se retirer.

 

«Restez, mes amis, dis-je en les retenant. Restons ensemble jusqu’au moment oщ nous serons sortis de cette impasse.

 

– Comme il plaira а monsieur », rйpondit Conseil.

 

Quelques heures s’йcoulиrent. J’observais souvent les instruments suspendus а la paroi du salon. Le manomиtre indiquait que le Nautilus se maintenait а une profondeur constante de trois cents mиtres, la boussole, qu’il se dirigeait toujours au sud, le loch, qu’il marchait а une vitesse de vingt milles а l’heure, vitesse excessive dans un espace aussi resserrй. Mais le capitaine Nemo savait qu’il ne pouvait trop se hвter, et qu’alors, les minutes valaient des siиcles.

 

А huit heures vingt-cinq, un second choc eut lieu. А l’arriиre, cette fois. Je pвlis. Mes compagnons s’йtaient rapprochйs de moi. J’avais saisi la main de Conseil. Nous nous interrogions du regard, et plus directement que si les mots eussent interprйtй notre pensйe.

 

En ce moment, le capitaine entra dans le salon. J’allai а lui.

 

«La route est barrйe au sud? lui demandai-je.

 

– Oui, monsieur. L’ice-berg en se retournant a fermй toute issue.

 

– Nous sommes bloquйs?

 

– Oui. »

 

XVI

FAUTE D’AIR

 

Ainsi, autour du Nautilus, au-dessus, au-dessous, un impйnйtrable mur de glace. Nous йtions prisonniers de la banquise! Le Canadien avait frappй une table de son formidable poing. Conseil se taisait. Je regardai le capitaine. Sa figure avait repris son impassibilitй habituelle. Il s’йtait croisй les bras. Il rйflйchissait. Le Nautilus ne bougeait plus.

 

Le capitaine prit alors la parole:

 

«Messieurs, dit-il d’une voix calme, il y a deux maniиres de mourir dans les conditions oщ nous sommes. »

 

Cet inexplicable personnage avait l’air d’un professeur de mathйmatiques qui fait une dйmonstration а ses йlиves.

 

«La premiиre, reprit-il, c’est de mourir йcrasйs. La seconde, c’est de mourir asphyxiйs. Je ne parle pas de la possibilitй de mourir de faim, car les approvisionnements du Nautilus dureront certainement plus que nous. Prйoccupons-nous donc des chances d’йcrasement ou d’asphyxie.

 

– Quant а l’asphyxie, capitaine, rйpondis-je, elle n’est pas а craindre, car nos rйservoirs sont pleins.

 

– Juste, reprit le capitaine Nemo, mais ils ne donneront que deux jours d’air. Or, voilа trente-six heures que nous sommes enfouis sous les eaux, et dйjа l’atmosphиre alourdie du Nautilus demande а кtre renouvelйe. Dans quarante-huit heures, notre rйserve sera йpuisйe.

 

– Eh bien, capitaine, soyons dйlivrйs avant quarante-huit heures!

 

– Nous le tenterons, du moins, en perзant la muraille qui nous entoure.

 

– De quel cфtй? demandai-je.

 

– C’est ce que la sonde nous apprendra. Je vais йchouer le Nautilus sur le banc infйrieur, et mes hommes, revкtus de scaphandres, attaqueront l’ice-berg par sa paroi la moins йpaisse.

 

– Peut-on ouvrir les panneaux du salon?

 

– Sans inconvйnient. Nous ne marchons plus. »

 

Le capitaine Nemo sortit. Bientфt des sifflements m’apprirent que l’eau s’introduisait dans les rйservoirs. Le Nautilus s’abaissa lentement et reposa sur le fond de glace par une profondeur de trois cent cinquante mиtres, profondeur а laquelle йtait immergй le banc de glace infйrieur.

 

«Mes amis, dis-je, la situation est grave, mais je compte sur votre courage et sur votre йnergie.

 

– Monsieur, me rйpondit le Canadien, ce n’est pas dans ce moment que je vous ennuierai de mes rйcriminations. Je suis prкt а tout faire pour le salut commun.

 

– Bien, Ned, dis-je en tendant la main au Canadien.

 

– J’ajouterai, reprit-il, qu’habile а manier le pic comme le harpon, si je puis кtre utile au capitaine, il peut disposer de moi.

 

– Il ne refusera pas votre aide. Venez, Ned. »

 

Je conduisis le Canadien а la chambre ou les hommes du Nautilus revкtaient leurs scaphandres. Je fis part au capitaine de la proposition de Ned, qui fut acceptйe. Le Canadien endossa son costume de mer et fut aussitфt prкt que ses compagnons de travail. Chacun d’eux portait sur son dos l’appareil Rouquayrol auquel les rйservoirs avaient fourni un large continent d’air pur. Emprunt considйrable, mais nйcessaire, fait а la rйserve du Nautilus. Quant aux lampes Ruhmkorff, elles devenaient inutiles au milieu de ces eaux lumineuses et saturйes de rayons йlectriques.

 

Lorsque Ned fut habillй, je rentrai dans le salon dont les vitres йtaient dйcouvertes, et, postй prиs de Conseil, j’examinai les couches ambiantes qui supportaient le Nautilus.

 

Quelques instants aprиs, nous voyions une douzaine d’hommes de l’йquipage prendre pied sur le banc de glace, et parmi eux Ned Land, reconnaissable а sa haute taille. Le capitaine Nemo йtait avec eux.

 

Avant de procйder au creusement des murailles, il fit pratiquer des sondages qui devaient assurer la bonne direction des travaux. De longues sondes furent enfoncйes dans les parois latйrales; mais aprиs quinze mиtres, elles йtaient encore arrкtйes par l’йpaisse muraille. Il йtait inutile de s’attaquer а la surface plafonnante, puisque c’йtait la banquise elle-mкme qui mesurait plus de quatre cents mиtres de hauteur. Le capitaine Nemo fit alors sonder la surface infйrieure. Lа dix mиtres de parois nous sйparaient de l’eau. Telle йtait l’йpaisseur de cet ice-field. Dиs lors, il s’agissait d’en dйcouper un morceau йgal en superficie а la ligne de flottaison du Nautilus. C’йtait environ six mille cinq cents mиtres cubes а dйtacher, afin de creuser un trou par lequel nous descendrions au-dessous du champ de glace.

 

Le travail fut immйdiatement commencй et conduit avec une infatigable opiniвtretй. Au lieu de creuser autour du Nautilus, ce qui eыt entraоnй de plus grandes difficultйs, le capitaine Nemo fit dessiner l’immense fosse а huit mиtres de sa hanche de bвbord. Puis ses hommes la taraudиrent simultanйment sur plusieurs points de sa circonfйrence. Bientфt. Le pic attaqua vigoureusement cette matiиre compacte, et de gros blocs furent dйtachйs de la masse. Par un curieux effet de pesanteur spйcifique, ces blocs, moins lourds que l’eau, s’envolaient pour ainsi dire а la voыte du tunnel, qui s’йpaississait par le haut de ce dont il diminuait vers le bas. Mais peu importait, du moment que la paroi infйrieure s’amincissait d’autant.

 

Aprиs deux heures d’un travail йnergique, Ned Land rentra йpuisй. Ses compagnons et lui furent remplacйs par de nouveaux travailleurs auxquels nous nous joignоmes, Conseil et moi. Le second du Nautilus nous dirigeait.

 

L’eau me parut singuliиrement froide, mais je me rйchauffai promptement en maniant le pic. Mes mouvements йtaient trиs-libres, bien qu’ils se produisissent sous une pression de trente atmosphиres.

 

Quand je rentrai, aprиs deux heures de travail, pour prendre quelque nourriture et quelque repos, je trouvai une notable diffйrence entre le fluide pur que me fournissait l’appareil Rouquayrol et l’atmosphиre du Nautilus, dйjа chargй d’acide carbonique. L’air n’avait pas йtй renouvelй depuis quarante-huit heures, et ses qualitйs vivifiantes йtaient considйrablement affaiblies. Cependant, en un laps de douze heures, nous n’avions enlevй qu’une tranche de glace йpaisse d’un mиtre sur la superficie dessinйe, soit environ six cents mиtres cubes. En admettant que le mкme travail fыt accompli par douze heures, il fallait encore cinq nuits et quatre jours pour mener а bonne fin cette entreprise.

 

«Cinq nuits et quatre jours! dis-je а mes compagnons, et nous n’avons que pour deux jours d’air dans les rйservoirs.

 

– Sans compter, rйpliqua Ned, qu’une fois sortis de cette damnйe prison, nous serons encore emprisonnйs sous la banquise et sans communication possible avec l’atmosphиre! »

 

Rйflexion juste. Qui pouvait alors prйvoir le minimum de temps nйcessaire а notre dйlivrance? L’asphyxie ne nous aurait-elle pas йtouffйs avant que le Nautilus eыt pu revenir а la surface des flots? Йtait-il destinй а pйrir dans ce tombeau de glace avec tous ceux qu’il renfermait? La situation paraissait terrible. Mais chacun l’avait envisagйe en face, et tous йtaient dйcidйs а faire leur devoir jusqu’au bout.

 

Suivant mes prйvisions, pendant la nuit, une nouvelle tranche d’un mиtre fut enlevйe а l’immense alvйole. Mais, le matin, quand, revкtu de mon scaphandre, je parcourus la masse liquide par une tempйrature de six а sept degrйs au-dessous de zйro, je remarquai que les murailles latйrales se rapprochaient peu а peu. Les couches d’eau йloignйes de la fosse, que n’йchauffaient pas le travail des hommes et le jeu des outils, marquaient une tendance а se solidifier. En prйsence de ce nouveau et imminent danger, que devenaient nos chances de salut, et comment empкcher la solidification de ce milieu liquide, qui eыt fait йclater comme du verre les parois du Nautilus?

 

Je ne fis point connaоtre ce nouveau danger а mes deux compagnons. А quoi bon risquer d’abattre cette йnergie qu’ils employaient au pйnible travail du sauvetage? Mais, lorsque je fus revenu а bord? je fis observer au capitaine Nemo cette grave complication.

 


Les murailles latйrales se rapprochaient peu а peu.

 

«Je le sais, me dit-il de ce ton calme que ne pouvaient modifier les plus terribles conjonctures. C’est un danger de plus, mais je ne vois aucun moyen d’y parer. La seule chance de salut, c’est d’aller plus vite que la solidification. Il s’agit d’arriver premiers. Voilа tout. »

 

Arriver premiers! Enfin, j’aurais dы кtre habituй а ces faзons de parler!

 

Cette journйe, pendant plusieurs heures, je maniai le pic avec opiniвtretй. Ce travail me soutenait. D’ailleurs, travailler, c’йtait quitter le Nautilus, c’йtait respirer directement cet air pur empruntй aux rйservoirs et fourni par les appareils, c’йtait abandonner une atmosphиre appauvrie et viciйe.

 

Vers le soir, la fosse s’йtait encore creusйe d’un mиtre. Quand je rentrai а bord, je faillis кtre asphyxiй par l’acide carbonique dont l’air йtait saturй. Ah! que n’avions-nous les moyens chimiques qui eussent permis de chasser ce gaz dйlйtиre! L’oxygиne ne nous manquait pas. Toute cette eau en contenait une quantitй considйrable et en la dйcomposant par nos puissantes piles, elle nous eыt restituй le fluide vivifiant. J’y avais bien songй, mais а quoi bon, puisque l’acide carbonique, produit de notre respiration, avait envahi toutes les parties du navire. Pour l’absorber, il eыt fallu remplir des rйcipients de potasse caustique et les agiter incessamment. Or, cette matiиre manquait а bord, et rien ne la pouvait remplacer.

 

Ce soir-lа, le capitaine Nemo dut ouvrir les robinets de ses rйservoirs, et lancer quelques colonnes d’air pur а l’intйrieur du Nautilus. Sans cette prйcaution, nous ne nous serions pas rйveillйs.

 

Le lendemain, 26 mars, je repris mon travail de mineur en entamant le cinquiиme mиtre. Les parois latйrales et la surface infйrieure de la banquise s’йpaississaient visiblement. Il йtait йvident qu’elles se rejoindraient avant que le Nautilus fыt parvenu а se dйgager. Le dйsespoir me prit un instant. Mon pic fut prиs de s’йchapper de mes mains. А quoi bon creuser, si je devais pйrir йtouffй, йcrasй par cette eau qui se faisait pierre, un supplice que la fйrocitй des sauvages n’eыt pas mкme inventй. Il me semblait que j’йtais entre les formidables mвchoires d’un monstre qui se rapprochaient irrйsistiblement.



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