А propos de cette йdition йlectronique 25 глава




 

Cependant, notre marche ascensionnelle fut bientфt arrкtйe, а une hauteur de deux cent cinquante pieds environ, par d’infranchissables obstacles. La voussure intйrieure revenait en surplomb, et la montйe dut se changer en promenade circulaire. А ce dernier plan, le rиgne vйgйtal commenзait а lutter avec le rиgne minйral. Quelques arbustes et mкme certains arbres sortaient des anfractuositйs de la paroi. Je reconnus des euphorhes qui laissaient couler leur suc caustique. Des hйliotropes, trиs-inhabiles а justifier leur nom, puisque les rayons solaires n’arrivaient jamais jusqu’а eux, penchaient tristement leurs grappes de fleurs aux couleurs et aux parfums а demi-passйs. За et lа, quelques chrysanthиmes poussaient timidement au pied d’aloиs а longues feuilles tristes et maladifs. Mais, entre les coulйes de laves, j’aperзus de petites violettes, encore parfumйes d’une lйgиre odeur, et j’avoue que je les respirai avec dйlices. Le parfum, c’est l’вme de la fleur, et les fleurs de la mer, ces splendides hydrophytes, n’ont pas d’вme!

 

Nous йtions arrivйs au pied d’un bouquet de dragonniers robustes, qui йcartaient les roches sous l’effort de leurs musculeuses racines, quand Ned Land s’йcria:

 

«Ah! monsieur, une ruche!

 

– Une ruche! rйpliquai-je, en faisant un geste de parfaite incrйdulitй.

 

– Oui! une ruche, rйpйta le Canadien, et des abeilles qui bourdonnent autour. »

 

Je m’approchai et je dus me rendre а l’йvidence. Il y avait lа, а l’orifice d’un trou creusй dans le trou d’un dragonnier, quelques milliers de ces ingйnieux insectes, si communs dans toutes les Canaries, et dont les produits y sont particuliиrement estimйs.

 

Tout naturellement, le Canadien voulut faire sa provision de miel, et j’aurais eu mauvaise grвce а m’y opposer. Une certaine quantitй de feuilles sиches mйlangйes de soufre s’allumиrent sous l’йtincelle de son briquet, et il commenзa а enfumer les abeilles. Les bourdonnements cessиrent peu а peu, et la ruche йventrйe livra plusieurs livres d’un miel parfumй. Ned Land en remplit son havre-sac.

 

«Quand j’aurai mйlangй ce miel avec la pвte de l’artocarpus, nous dit-il, je serai en mesure de vous offrir un gвteau succulent.

 

– Parbleu! fit Conseil, ce sera du pain d’йpice.

 

– Va pour le pain d’йpice, dis-je, mais reprenons cette intйressante promenade. »

 

А certains dйtours du sentier que nous suivions alors, le lac apparaissait dans toute son йtendue. Le fanal йclairait en entier sa surface paisible qui ne connaissait ni les rides ni les ondulations. Le Nautilus gardait une immobilitй parfaite. Sur sa plate-forme et sur la berge s’agitaient les hommes de son йquipage, ombres noires nettement dйcoupйes au milieu de cette lumineuse atmosphиre.

 

En ce moment, nous contournions la crкte la plus йlevйe de ces premiers plans de roches qui soutenaient la voыte. Je vis alors que les abeilles n’йtaient pas les seuls reprйsentants du rиgne animal а l’intйrieur de ce volcan. Des oiseaux de proie planaient et tournoyaient за et lа dans l’ombre, ou s’enfuyaient de leurs nids perchйs sur des pointes de roc. C’йtaient des йperviers au ventre blanc, et des crйcelles criardes. Sur les pentes dйtalaient aussi, de toute la rapiditй de leurs йchasses, de belles et grasses outardes. Je laisse а penser si la convoitise du Canadien fut allumйe а la vue de ce gibier savoureux, et s’il regretta de ne pas avoir un fusil entre ses mains. Il essaya de remplacer le plomb par les pierres, et aprиs plusieurs essais infructueux, il parvint а blesser une de ces magnifiques outardes. Dire qu’il risqua vingt fois sa vie pour s’en emparer, ce n’est que vйritй pure, mais il fit si bien que l’animal alla rejoindre dans son sac les gвteaux de miel.

 

Nous dыmes alors redescendre vers le rivage, car la crкte devenait impraticable. Au-dessus de nous, le cratиre bйant apparaissait comme une large ouverture de puits. De cette place, le ciel se laissait distinguer assez nettement, et je voyais courir des nuages йchevelйs par le vent d’ouest, qui laissaient traоner jusqu’au sommet de la montagne leurs brumeux haillons. Preuve certaine que ces nuages se tenaient а une hauteur mйdiocre, car le volcan ne s’йlevait pas а plus de huit cents pieds au-dessus du niveau de l’Ocйan.

 


Il risqua vingt fois sa vie.

 

Une demi-heure aprиs le dernier exploit du Canadien nous avions regagnй le rivage intйrieur. Ici, la flore йtait reprйsentйe par de larges tapis de cette criste-marine, petite plante ombellifиre trиs-bonne а confire, qui porte aussi les noms de perce-pierre, de passe-pierre et de fenouil-marin. Conseil en rйcolta quelques bottes. Quant а la faune, elle comptait par milliers des crustacйs de toutes sortes, des homards, des crabes-tourteaux, des palйmons, des mysis, des faucheurs, des galatйes et un nombre prodigieux de coquillages, porcelaines, rochers et patelles.

 

En cet endroit s’ouvrait une magnifique grotte. Mes compagnons et moi nous prоmes plaisir а nous йtendre sur son sable fin. Le feu avait poli ses parois йmaillйes et йtincelantes, toutes saupoudrйes de la poussiиre du mica. Ned Land en tвtait les murailles et cherchait а sonder leur йpaisseur. Je ne pus m’empкcher de sourire. La conversation se mit alors sur ses йternels projets d’йvasion, et je crus pouvoir, sans trop m’avancer, lui donner cette espйrance: c’est que le capitaine Nemo n’йtait descendu au sud que pour renouveler sa provision de sodium. J’espйrais donc que, maintenant, il rallierait les cфtes de l’Europe et de l’Amйrique; ce qui permettrait au Canadien de reprendre avec plus de succиs sa tentative avortйe.

 

Nous йtions йtendus depuis une heure dans cette grotte charmante. La conversation, animйe au dйbut, languissait alors. Une certaine somnolence s’emparait de nous. Comme je ne voyais aucune raison de rйsister au sommeil, je me laissai aller а un assoupissement profond. Je rкvais, – on ne choisit pas ses rкves, – je rкvais que mon existence se rйduisait а la vie vйgйtative d’un simple mollusque. Il me semblait que cette grotte formait la double valve de ma coquille…

 

Tout d’un coup, je fus rйveillй par la voix de Conseil.

 

«Alerte! Alerte! criait ce digne garзon.

 

– Qu’y a-t-il? demandai-je, me soulevant а demi.

 

– L’eau nous gagne! »

 

Je me redressai. La mer se prйcipitait comme un torrent dans notre retraite, et, dйcidйment, puisque nous n’йtions pas des mollusques, il fallait se sauver.

 


La mer se prйcipitait comme un torrent.

 

En quelques instants, nous fыmes en sыretй sur le sommet de la grotte mкme.

 

«Que se passe-t-il donc? demanda Conseil. Quelque nouveau phйnomиne?

 

– Eh non! mes amis, rйpondis-je, c’est la marйe, ce n’est que la marйe qui a failli nous surprendre comme le hйros de Walter Scott! L’Ocйan se gonfle au-dehors, et par une loi toute naturelle d’йquilibre, le niveau du lac monte йgalement. Nous en sommes quittes pour un demi-bain. Allons nous changer au Nautilus. »

 

Trois quarts d’heure plus tard, nous avions achevй notre promenade circulaire et nous rentrions а bord. Les hommes de l’йquipage achevaient en ce moment d’embarquer les provisions de sodium, et le Nautilus aurait pu partir а l’instant.

 

Cependant, le capitaine Nemo ne donna aucun ordre. Voulait-il attendre la nuit et sortir secrиtement par son passage sous-marin? Peut-кtre.

 

Quoi qu’il en soit, le lendemain, le Nautilus, ayant quittй son port d’attache, naviguait au large de toute terre, et а quelques mиtres au-dessous des flots de l’Atlantique.

 

XI

LA MER DE SARGASSES

 

La direction du Nautilus ne s’йtait pas modifiйe. Tout espoir de revenir vers les mers europйennes devait donc кtre momentanйment rejetй. Le capitaine Nemo maintenait le cap vers le sud. Oщ nous entraоnait-il? Je n’osais l’imaginer.

 

Ce jour-lа, le Nautilus traversa une singuliиre portion de l’Ocйan atlantique. Personne n’ignore l’existence de ce grand courant d’eau chaude connu sous le nom de Gulf Stream. Aprиs кtre sorti des canaux de Floride il se dirige vers le Spitzberg. Mais avant de pйnйtrer dans le golfe du Mexique, vers le quarante-quatriиme degrй de latitude nord, ce courant se divise en deux bras; le principal se porte vers les cфtes d’Irlande et de Norvиge, tandis que le second flйchit vers le sud а la hauteur des Acores; puis frappant les rivages africains et dйcrivant un ovale allongй, il revient vers les Antilles.

 

Or, ce second bras, – c’est plutфt un collier qu’un bras, – entoure de ses anneaux d’eau chaude cette portion de l’Ocйan froide, tranquille, immobile, que l’on appelle la mer de Sargasses. Vйritable lac en plein Atlantique, les eaux du grand courant ne mettent pas moins de trois ans а en faire le tour.

 

La mer de Sargasses, а proprement parler, couvre toute la partie immergйe de l’Atlantide. Certains auteurs ont mкme admis que ces nombreuses herbes dont elle est semйe sont arrachйes aux prairies de cet ancien continent. Il est plus probable, cependant, que ces herbages, algues et fucus, enlevйs au rivage de l’Europe et de l’Amйrique, sont entraоnйs jusqu’а cette zone par le Gulf Stream. Ce fut lа une des raisons qui amenиrent Colomb а supposer l’existence d’un nouveau monde. Lorsque les navires de ce hardi chercheur arrivиrent а la mer de Sargasses, ils naviguиrent non sans peine au milieu de ces herbes qui arrкtaient leur marche au grand effroi des йquipages, et ils perdirent trois longues semaines а les traverser.

 

Telle йtait cette rйgion que le Nautilus visitait en ce moment, une prairie vйritable, un tapis serrй d’algues, de fucus natans, de raisins du tropique, si йpais, si compact, que l’йtrave d’un bвtiment ne l’eыt pas dйchirй sans peine. Aussi, le capitaine Nemo, ne voulant pas engager son hйlice dans cette masse herbeuse, se tint-il а quelques mиtres de profondeur au-dessous de la surface des flots.

 

Ce nom de Sargasses vient du mot espagnol «sargazzo » qui signifie varech. Ce varech, le varech-nageur ou porte-baie, forme principalement ce banc immense. Et voici pourquoi, suivant le savant Maury, l’auteur de la Gйographie physique du globe, ces hydrophytes se rйunissent dans ce paisible bassin de l’Atlantique:

 

«L’explication qu’on en peut donner, dit-il, me semble rйsulter d’une expйrience connue de tout le monde. Si l’on place dans un vase des fragments de bouchons ou de corps flottants quelconques, et que l’on imprime а l’eau de ce vase un mouvement circulaire, on verra les fragments йparpillйs se rйunir en groupe au centre de la surface liquide, c’est-а-dire au point le moins agitй. Dans le phйnomиne qui nous occupe, le vase, c’est l’Atlantique, le Gulf Stream, c’est le courant circulaire, et la mer de Sargasses, le point central oщ viennent se rйunir les corps flottants. »

 

Je partage l’opinion de Maury, et j’ai pu йtudier le phйnomиne dans ce milieu spйcial oщ les navires pйnиtrent rarement. Au-dessus de nous flottaient des corps de toute provenance, entassйs au milieu de ces herbes brunвtres, des troncs d’arbres arrachйs aux Andes ou aux Montagnes-Rocheuses et flottйs par l’Amazone ou le Mississipi, de nombreuses йpaves, des restes de quilles ou de carиnes, des bordages dйfoncйs et tellement alourdis par les coquilles et les anatifes qu’ils ne pouvaient remonter а la surface de l’Ocйan. Et le temps justifiera un jour cette autre opinion de Maury, que ces matiиres, ainsi accumulйes pendant des siиcles, se minйraliseront sous l’action des eaux et formeront alors d’inйpuisables houillиres. Rйserve prйcieuse que prйpare la prйvoyante nature pour ce moment oщ les hommes auront йpuisй les mines des continents.

 

Au milieu de cet inextricable tissu d’herbes et de fucus, je remarquai de charmants alcyons stellйs aux couleurs roses, des actinies qui laissaient traоner leur longue chevelure de tentacules, des mйduses vertes, rouges, bleues, et particuliиrement ces grandes rhizostomes de Cuvier, dont l’ombrelle bleuвtre est bordйe d’un feston violet.

 

Toute cette journйe du 22 fйvrier se passa dans la mer de Sargasses, oщ les poissons, amateurs de plantes marines et de crustacйs, trouvent une abondante nourriture. Le lendemain, l’Ocйan avait repris son aspect accoutume.

 

Depuis ce moment, pendant dix-neuf jours, du 23 fйvrier au 12 mars, le Nautilus, tenant le milieu de l’Atlantique, nous emporta avec une vitesse constante de cent lieues par vingt-quatre heures. Le capitaine Nemo voulait йvidemment accomplir son programme sous-marin et je ne doutais pas qu’il ne songeвt, aprиs avoir doublй le cap Horn, а revenir vers les mers australes du Pacifique.

 

Ned Land avait donc eu raison de craindre. Dans ces larges mers, privйes d’оles, il ne fallait plus tenter de quitter le bord. Nul moyen non plus de s’opposer aux volontйs du capitaine Nemo. Le seul parti йtait de se soumettre; mais ce qu’on ne devait plus attendre de la force ou de la ruse, j’aimais а penser qu’on pourrait l’obtenir par la persuasion. Ce voyage terminй, le capitaine Nemo ne consentirait-il pas а nous rendre la libertй sous serment de ne jamais rйvйler son existence? Serment d’honneur que nous aurions tenu. Mais il fallait traiter cette dйlicate question avec le capitaine. Or, serais-je bien venu а rйclamer cette libertй? Lui-mкme n’avait-il pas dйclarй, dиs le dйbut et d’une faзon formelle, que le secret de sa vie exigeait notre emprisonnement perpйtuel а bord du Nautilus? Mon silence, depuis quatre mois, ne devait-il pas lui paraоtre une acceptation tacite de cette situation? Revenir sur ce sujet n’aurait-il pas pour rйsultat de donner des soupзons qui pourraient nuire а nos projets, si quelque circonstance favorable se prйsentait plus tard de les reprendre? Toutes ces raisons, je les pesais, je les retournais dans mon esprit, je les soumettais а Conseil qui n’йtait pas moins embarrassй que moi. En somme, bien que je ne fusse pas facile а dйcourager, je comprenais que les chances de jamais revoir mes semblables diminuaient de jour en jour, surtout en ce moment oщ le capitaine Nemo courait en tйmйraire vers le sud de l’Atlantique!

 

Pendant les dix-neuf jours que j’ai mentionnйs plus haut, aucun incident particulier ne signala notre voyage. Je vis peu le capitaine. Il travaillait. Dans la bibliothиque je trouvais souvent des livres qu’il laissait entr’ouverts, et surtout des livres d’histoire naturelle. Mon ouvrage sur les fonds sous-marins, feuilletй par lui, йtait couvert de notes en marge, qui contredisaient parfois mes thйories et mes systиmes. Mais le capitaine se contentait d’йpurer ainsi mon travail, et il йtait rare qu’il discutвt avec moi. Quelquefois, j’entendais rйsonner les sons mйlancoliques de son orgue, dont il jouait avec beaucoup d’expression, mais la nuit seulement, au milieu de la plus secrиte obscuritй, lorsque le Nautilus s’endormait dans les dйserts de l’Ocйan.

 


J’entendais rйsonner les sons de l’orgue.

 

Pendant cette partie du voyage, nous naviguвmes des journйes entiиres а la surface des flots. La mer йtait comme abandonnйe. А peine quelques navires а voiles, en charge pour les Indes, se dirigeant vers le cap de Bonne-Espйrance. Un jour nous fыmes poursuivis par les embarcations d’un baleinier qui nous prenait sans doute pour quelque йnorme baleine d’un haut prix. Mais le capitaine Nemo ne voulut pas faire perdre а ces braves gens leur temps et leurs peines, et il termina la chasse en plongeant sous les eaux. Cet incident avait paru vivement intйresser Ned Land. Je ne crois pas me tromper en disant que le Canadien avait dы regretter que notre cйtacй de tфle ne pыt кtre frappй а mort par le harpon de ces pкcheurs.

 

Les poissons observйs par Conseil et par moi, pendant cette pйriode, diffйraient peu de ceux que nous avions dйjа йtudiйs sous d’autres latitudes. Les principaux furent quelques йchantillons de ce terrible genre de cartilagineux, divisй en trois sous-genres qui ne comptent pas moins de trente-deux espиces: des squales-galonnйs, longs de cinq mиtres, а tкte dйprimйe et plus large que le corps, а nageoire caudale arrondie, et dont le dos porte sept grandes bandes noires parallиles et longitudinales puis des squales-perlons, gris-cendrй, percйs de sept ouvertures branchiales et pourvus d’une seule nageoire dorsale placйe а peu prиs vers le milieu du corps.

 

Passaient aussi de grands chiens de mer, poissons voraces s’il en fut. On a le droit de ne point croire aux rйcits des pкcheurs, mais voici ce qu’ils racontent. On a trouvй dans le corps de l’un de ces animaux une tкte de buffle et un veau tout entier; dans un autre, deux thons et un matelot en uniforme; dans un autre, un soldat avec son sabre; dans un autre enfin, un cheval avec son cavalier. Tout ceci, а vrai dire, n’est pas article de foi. Toujours est-il qu’aucun de ces animaux ne se laissa prendre aux filets du Nautilus, et que je ne pus vйrifier leur voracitй.

 

Des troupes йlйgantes et folвtres de dauphins nous accompagnиrent pendant des jours entiers. Ils allaient par bandes de cinq ou six, chassant en meute comme les loups dans les campagnes d’ailleurs, non moins voraces que les chiens de mer, si j’en crois un professeur de Copenhague, qui retira de l’estomac d’un dauphin treize marsouins et quinze phoques. C’йtait, il est vrai, un йpaulard, appartenant а la plus grande espиce connue, et dont la longueur dйpasse quelquefois vingt-quatre pieds. Cette famille des delphiniens compte dix genres, et ceux que j’aperзus tenaient du genre des delphinorinques, remarquables par un museau excessivement йtroit et quatre fois long comme le crвne. Leur corps, mesurant trois mиtres, noir en dessus, йtait en dessous d’un blanc rosй semй de petites taches trиs-rares.

 

Je citerai aussi, dans ces mers, de curieux йchantillons de ces poissons de l’ordre des acanthoptйrigiens et de la famille des sciйnoпdes. Quelques auteurs, – plus poиtes que naturalistes, – prйtendent que ces poissons chantent mйlodieusement, et que leurs voix rйunies forment un concert qu’un chœur de voix humaines ne saurait йgaler. Je ne dis pas non, mais ces scиnes ne nous donnиrent aucune sйrйnade а notre passage, et je le regrette.

 

Pour terminer enfin, Conseil classa une grande quantitй de poissons volants. Rien n’йtait plus curieux que de voir les dauphins leur donner la chasse avec une prйcision merveilleuse. Quelle que fыt la portйe de son vol, quelque trajectoire qu’il dйcrivоt, mкme au-dessus du Nautilus, l’infortunй poisson trouvait toujours la bouche du dauphin ouverte pour le recevoir. C’йtaient ou des pirapиdes, ou des trigles-milans, а bouche lumineuse, qui, pendant la nuit, aprиs avoir tracй des raies de feu dans l’atmosphиre, plongeaient dans les eaux sombres comme autant d’йtoiles filantes.

 

Jusqu’au 13 mars, notre navigation se continua dans ces conditions. Ce jour-lа, le Nautilus fut employй а des expйriences de sondages qui m’intйressиrent vivement.

 

Nous avions fait alors prиs de treize mille lieues depuis notre dйpart dans les hautes mers du Pacifique. Le point nous mettait par 45°37’ de latitude sud et 37°53’ de longitude ouest. C’йtaient ces mкmes parages oщ le capitaine Denham de l’ Hйrald fila quatorze mille mиtres de sonde sans trouver de fond. Lа aussi, le lieutenant Parcker de la frйgate amйricaine Congress n’avait pu atteindre le sol sous-marin par quinze mille cent quarante mиtres.

 

Le capitaine Nemo rйsolut d’envoyer son Nautilus а la plus extrкme profondeur а fin de contrфler ces diffйrents sondages. Je me prйparai а noter tous les rйsultats de l’expйrience. Les panneaux du salon furent ouverts, et les manœuvres commencиrent pour atteindre ces couches si prodigieusement reculйes.

 

On pense bien qu’il ne fut pas question de plonger en remplissant les rйservoirs. Peut-кtre n’eussent-ils pu accroоtre suffisamment la pesanteur spйcifique du Nautilus. D’ailleurs, pour remonter, il aurait fallu chasser cette surcharge d’eau, et les pompes n’auraient pas йtй assez puissantes pour vaincre la pression extйrieure.

 

Le capitaine Nemo rйsolut d’aller chercher le fond ocйanique par une diagonale suffisamment allongйe, au moyen de ses plans latйraux qui furent placйs sous un angle de quarante-cinq degrйs avec les lignes d’eau du Nautilus. Puis, l’hйlice fut portйe а son maximum de vitesse, et sa quadruple branche battit les flots avec une indescriptible violence.

 

Sous cette poussйe puissante, la coque du Nautilus frйmit comme une corde sonore et s’enfonзa rйguliиrement sous les eaux. Le capitaine et moi, postйs dans le salon, nous suivions l’aiguille du manomиtre qui dйviait rapidement. Bientфt fut dйpassйe cette zone habitable oщ rйsident la plupart des poissons. Si quelques-uns de ces animaux ne peuvent vivre qu’а la surface des mers ou des fleuves, d’autres, moins nombreux, se tiennent а des profondeurs assez grandes. Parmi ces derniers, j’observais l’hexanche, espиce de chien de mer muni de six fentes respiratoires, le tйlescope aux yeux йnormes, le malarmat-cuirassй, aux thoracines grises, aux pectorales noires, que protйgeait son plastron de plaques osseuses d’un rouge pвle, puis enfin le grenadier, qui, vivant par douze cents mиtres de profondeur, supportait alors une pression de cent vingt atmosphиres.

 

Je demandai au capitaine Nemo s’il avait observй des poissons а des profondeurs plus considйrables.

 

«Des poissons? me rйpondit-il, rarement. Mais dans l’йtat actuel de la science, que prйsume-t-on, que sait-on?

 

– Le voici, capitaine. On sait que en allant vers les basses couches de l’Ocйan, la vie vйgйtale disparaоt plus vite que la vie animale. On sait que, lа oщ se rencontrent encore des кtres animйs, ne vйgиte plus une seule hydrophyte. On sait que les pиlerines, les huоtres vivent par deux mille mиtres d’eau, et que Mac Clintock, le hйros des mers polaires, a retirй une йtoile vivante d’une profondeur de deux mille cinq cents mиtres. On sait que l’йquipage du Bull-Dog, de la Marine Royale, a pкchй une astйrie par deux mille six cent vingt brasses, soit plus d’une lieue de profondeur. Mais, capitaine Nemo, peut-кtre me direz-vous qu’on ne sait rien?

 

– Non, monsieur le professeur, rйpondit le capitaine, je n’aurai pas cette impolitesse. Toutefois, je vous demanderai comment vous expliquez que des кtres puissent vivre а de telles profondeurs?

 

– Je l’explique par deux raisons, rйpondis-je. D’abord, parce que les courants verticaux, dйterminйs par les diffйrences de salure et de densitй des eaux, produisent un mouvement qui suffit а entretenir la vie rudimentaire des encrines et des astйries.

 

– Juste, fit le capitaine.

 

– Ensuite, parce que, si l’oxygиne est la base de la vie, on sait que la quantitй d’oxygиne dissous dans l’eau de mer augmente avec la profondeur au lieu de diminuer, et que la pression des couches basses contribue а l’y comprimer.

 

– Ah! on sait cela? rйpondit le capitaine Nemo, d’un ton lйgиrement surpris. Eh bien, monsieur le professeur, on a raison de le savoir, car c’est la vйritй. J’ajouterai, en effet, que la vessie natatoire des poissons renferme plus d’azote que d’oxygиne, quand ces animaux sont pкchйs а la surface des eaux, et plus d’oxygиne que d’azote, au contraire, quand ils sont tirйs des grandes profondeurs. Ce qui donne raison а votre systиme. Mais continuons nos observations. »

 

Mes regards se reportиrent sur le manomиtre. L’instrument indiquait une profondeur de six mille mиtres. Notre immersion durait depuis une heure. Le Nautilus, glissant sur ses plans inclinйs, s’enfonзait toujours. Les eaux dйsertes йtaient admirablement transparentes et d’une diaphanitй que rien ne saurait peindre. Une heure plus tard, nous йtions par treize mille mиtres, – trois lieues et quart environ, – et le fond de l’Ocйan ne se laissait pas pressentir.

 

Cependant, par quatorze mille mиtres, j’aperзus des pics noirвtres qui surgissaient au milieu des eaux. Mais ces sommets pouvaient appartenir а des montagnes hautes comme l’Hymalaya ou le Mont-Blanc, plus hautes mкme, et la profondeur de ces abоmes demeurait inйvaluable.

 

Le Nautilus descendit plus bas encore, malgrй les puissantes pressions qu’il subissait. Je sentais ses tфles trembler sous la jointure de leurs boulons; ses barreaux s’arquaient; ses cloisons gйmissaient; les vitres du salon semblaient se gondoler sous la pression des eaux. Et ce solide appareil eыt cйdй sans doute, si, ainsi que l’avait dit son capitaine, il n’eыt йtй capable de rйsister comme un bloc plein.

 

En rasant les pentes de ces roches perdues sous les eaux, j’apercevais encore quelques coquilles, des serpula, des spinorbis vivantes, et certains йchantillons d’astйries.

 

Mais bientфt ces derniers reprйsentants de la vie animale disparurent, et, au-dessous de trois lieues, le Nautilus dйpassa les limites de l’existence sous-marine, comme fait le ballon qui s’йlиve dans les airs au-dessus des zones respirables. Nous avions atteint une profondeur de seize mille mиtres, – quatre lieues, – et les flancs du Nautilus supportaient alors une pression de seize cents atmosphиres, c’est-а-dire seize cents kilogrammes par chaque centimиtre carrй de sa surface!

 

«Quelle situation! m’йcriai-je. Parcourir dans ces rйgions profondes oщ l’homme n’est jamais parvenu! Voyez, capitaine, voyez ces rocs magnifiques, ces grottes inhabitйes, ces derniers rйceptacles du globe, oщ la vie n’est plus possible! Quels sites inconnus et pourquoi faut-il que nous soyons rйduits а n’en conserver que le souvenir?

 

– Vous plairait-il, me demanda le capitaine Nemo, d’en rapporter mieux que le souvenir?

 

– Que voulez-vous dire par ces paroles?

 

– Je veux dire que rien n’est plus facile que de prendre une vue photographique de cette rйgion sous-marine! »

 

Je n’avais pas eu le temps d’exprimer la surprise que me causait cette nouvelle proposition, que sur un appel du capitaine Nemo, un objectif йtait apportй dans le salon. Par les panneaux largement ouverts, le milieu liquide йclairй йlectriquement, se distribuait avec une clartй parfaite. Nulle ombre, nulle dйgradation de notre lumiиre factice. Le soleil n’eыt pas йtй plus favorable а une opйration de cette nature. Le Nautilus, sous la poussйe de son hйlice, maоtrisйe par l’inclinaison de ses plans, demeurait immobile. L’instrument fut braquй sur ces sites du fond ocйanique, et en quelques secondes, nous avions obtenu un nйgatif d’une extrкme puretй.

 

C’est l’йpreuve positive que j’en donne ici. On y voit ces roches primordiales qui n’ont jamais connu la lumiиre des cieux, ces granits infйrieurs qui forment la puissante assise du globe, ces grottes profondes йvidйes dans la masse pierreuse, ces profils d’une incomparable nettetй et dont le trait terminal se dйtache en noir, comme s’il йtait dы au pinceau de certains artistes flamands. Puis, au-delа, un horizon de montagnes, une admirable ligne ondulйe qui compose les arriиre-plans du paysage. Je ne puis dйcrire cet ensemble de roches lisses, noires, polies, sans une mousse, sans une tache, aux formes йtrangement dйcoupйes et solidement йtablies sur ce tapis de sable qui йtincelait sous les jets de la lumiиre йlectrique.



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