А propos de cette йdition йlectronique 22 глава




 

Je ne vis donc de l’intйrieur de cette Mйditerranйe que ce que le voyageur d’un express aperзoit du paysage qui fuit devant ses yeux, c’est-а-dire les horizons lointains, et non les premiers plans qui passent comme un йclair. Cependant, Conseil et moi, nous pыmes observer quelques-uns de ces poissons mйditerranйens, que la puissance de leurs nageoires maintenait quelques instants dans les eaux du Nautilus. Nous restions а l’affыt devant les vitres du salon, et nos notes me permettent de refaire en quelques mots l’ichtyologie de cette mer.

 

Des divers poissons qui l’habitent, j’ai vu les uns, entrevu les autres, sans parler de ceux que la vitesse du Nautilus dйroba а mes yeux. Qu’il me soit donc permis de les classer d’aprиs cette classification fantaisiste. Elle rendra mieux mes rapides observations.

 

Au milieu de la masse des eaux vivement йclairйes par les nappes йlectriques, serpentaient quelques-unes de ces lamproies longues d’un mиtre, qui sont communes а presque tous les climats. Des oxyrhinques, sortes de raies, larges de cinq pieds, au ventre blanc, au dos gris cendrй et tachetй, se dйveloppaient comme de vastes chвles emportйs par les courants. D’autres raies passaient si vite que je ne pouvais reconnaоtre si elles mйritaient ce nom d’aigles qui leur fut donnй par les Grecs, ou ces qualifications de rat, de crapaud et de chauve-souris, dont les pкcheurs modernes les ont affublйes. Des squales-milandres, longs de douze pieds et particuliиrement redoutйs des plongeurs, luttaient de rapiditй entre eux. Des renards marins, longs de huit pieds et douйs d’une extrкme finesse d’odorat, apparaissaient comme de grandes ombres bleuвtres. Des dorades, du genre spare, dont quelques-unes mesuraient jusqu’а treize dйcimиtres, se montraient dans leur vкtement d’argent et d’azur entourй de bandelettes, qui tranchait sur le ton sombre de leurs nageoires, poissons consacrйs а Vйnus, et dont l’œil est enchвssй dans un sourcil d’or; espиce prйcieuse, amie de toutes les eaux, douces ou salйes, habitant les fleuves, les lacs et les ocйans, vivant sous tous les climats, supportant toutes les tempйratures, et dont la race, qui remonte aux йpoques gйologiques de la terre, a conserve toute sa beautй des premiers jours. Des esturgeons magnifiques, longs de neuf а dix mиtres, animaux de grande marche, heurtaient d’une queue puissante la vitre des panneaux, montrant leur dos bleuвtre а petites taches brunes: ils ressemblent aux squales dont ils n’йgalent pas la force, et se rencontrent dans toutes les mers; au printemps, ils aiment а remonter les grands fleuves, а lutter contre les courants du Volga, du Danube, du Pф, du Rhin, de la Loire, de l’Oder, et se nourrissent de harengs, de maquereaux, de saumons et de gades; bien qu’ils appartiennent а la classe des cartilagineux, ils sont dйlicats; on les mange frais, sйchйs, marinйs ou salйs, et, autrefois, on les portait triomphalement sur la table des Lucullus. Mais de ces divers habitants de la Mйditerranйe, ceux que je pus observer le plus utilement, lorsque le Nautilus se rapprochait de la surface, appartenaient au soixante-troisiиme genre des poissons osseux. C’йtaient des scombres-thons, au dos bleu-noir, au ventre cuirassй d’argent, et dont les rayons dorsaux jettent des lueurs d’or. Ils ont la rйputation de suivre la marche des navires dont ils recherchent l’ombre fraоche sous les feux du ciel tropical, et ils ne la dйmentirent pas en accompagnant le Nautilus comme ils accompagnиrent autrefois les vaisseaux de Lapйrouse. Pendant de longues heures, ils luttиrent de vitesse avec notre appareil. Je ne pouvais me lasser d’admirer ces animaux vйritablement taillйs pour la course, leur tкte petite, leur corps lisse et fusiforme qui chez quelques-uns dйpassait trois mиtres, leurs pectorales douйes d’une remarquable vigueur et leurs caudales fourchues. Ils nageaient en triangle, comme certaines troupes d’oiseaux dont ils йgalaient la rapiditй, ce qui faisait dire aux anciens que la gйomйtrie et la stratйgie leur йtaient familiиres. Et cependant ils n’йchappent point aux poursuites des Provenзaux, qui les estiment comme les estimaient les habitants de la Propontide et de l’Italie, et c’est en aveugles, en йtourdis, que ces prйcieux animaux vont se jeter et pйrir par milliers dans les madragues marseillaises.

 

Je citerai, pour mйmoire seulement, ceux des poissons mйditerranйens que Conseil ou moi nous ne fоmes qu’entrevoir. C’йtaient des gymontes-fierasfers blanchвtres qui passaient comme d’insaisissables vapeurs, des murиnes-congres, serpents de trois а quatre mиtres enjolivйs de vert, de bleu et de jaune, des gades-merlus, longs de trois pieds, dont le foie formait un morceau dйlicat, des cœpoles-tйnias qui flottaient comme de fines algues, des trygles que les poиtes appellent poissons-lyres et les marins poissons-siffleurs, et dont le museau est ornй de deux lames triangulaires et dentelйes qui figurent l’instrument du vieil Homиre, des trygles-hirondelles, nageant avec la rapiditй de l’oiseau dont ils ont pris le nom, des holocentres-mйrons, а tкte rouge, dont la nageoire dorsale est garnie de filaments, des aloses agrйmentйes de taches noires, grises, brunes, bleues, jaunes, vertes, qui sont sensibles а la voix argentine des clochettes, et de splendides turbots, ces faisans de la mer, sortes de losanges а nageoires jaunвtres, pointillйs de brun, et dont le cфtй supйrieur, le cфtй gauche, est gйnйralement marbrй de brun et de jaune, enfin des troupes d’admirables mulles-rougets, vйritables paradisiers de l’Ocйan, que les Romains payaient jusqu’а dix mille sesterces la piиce, et qu’ils faisaient mourir sur leur table, pour suivre d’un œil cruel leurs changements de couleurs depuis le rouge cinabre de la vie jusqu’au blanc pвle de la mort.

 

Et si je ne pus observer ni miralets, ni balistes, ni tйtrodons, ni hippocampes, ni jouans, ni centrisques, ni blennies, ni surmulets, ni labres, ni йperlans, ni exocets, ni anchois, ni pagels, ni bogues, ni orphes, ni tous ces principaux reprйsentants de l’ordre des pleuronectes, les limandes, les flez, les plies, les soles, les carrelets, communs а l’Atlantique et а la Mйditerranйe, il faut en accuser la vertigineuse vitesse qui emportait le Nautilus а travers ces eaux opulentes.

 

Quant aux mammifиres marins, je crois avoir reconnu en passant а l’ouvert de l’Adriatique, deux ou trois cachalots, munis d’une nageoire dorsale du genre des physйtиres, quelques dauphins du genre des globicйphales, spйciaux а la Mйditerranйe et dont la partie antйrieure de la tкte est zйbrйe de petites lignes claires, et aussi une douzaine de phoques au ventre blanc, au pelage noir, connus sous le nom de moines et qui ont absolument l’air de Dominicains longs de trois mиtres.

 

Pour sa part, Conseil croit avoir aperзu une tortue large de six pieds, ornйe de trois arкtes saillantes dirigйes longitudinalement. Je regrettai de ne pas avoir vu ce reptile, car, а la description que m’en fit Conseil, je crus reconnaоtre le luth qui forme une espиce assez rare. Je ne remarquai, pour mon compte, que quelques cacouannes a carapace allongйe.

 

Quant aux zoophytes, je pus admirer, pendant quelques instants, une admirable galйolaire orangйe qui s’accrocha а la vitre du panneau de bвbord; c’йtait un long filament tйnu, s’arborisant en branches infinies et terminйes par la plus fine dentelle qu’eussent jamais filйe les rivales d’Arachnй. Je ne pus, malheureusement, pкcher cet admirable йchantillon, et aucun autre zoophyte mйditerranйen ne se fыt sans doute offert а mes regards, si le Nautilus, dans la soirйe du 16, n’eыt singuliиrement ralenti sa vitesse. Voici dans quelles circonstances.

 

 

Nous passions alors entre la Sicile et la cфte de Tunis. Dans cet espace resserrй entre le cap Bon et le dйtroit de Messine, le fond de la mer remonte presque subitement. Lа s’est formйe une vйritable crкte sur laquelle il ne reste que dix-sept mиtres d’eau, tandis que de chaque cфtй la profondeur est de cent soixante-dix mиtres. Le Nautilus dut donc manœuvrer prudemment afin de ne pas se heurter contre cette barriиre sous-marine.

 

Je montrai а Conseil, sur la carte de la Mйditerranйe, l’emplacement qu’occupait ce long rйcif.

 

«Mais, n’en dйplaise а monsieur, fit observer Conseil, c’est comme un isthme vйritable qui rйunit l’Europe а l’Afrique.

 

– Oui, mon garзon, rйpondis-je, il barre en entier le dйtroit de Libye, et les sondages de Smith ont prouvй que les continents йtaient autrefois rйunis entre le cap Boco et le cap Furina.

 

– Je le crois volontiers, dit Conseil.

 

– J’ajouterai, repris-je, qu’une barriиre semblable existe entre Gibraltar et Ceuta, qui, aux temps gйologiques, fermait complиtement la Mйditerranйe.

 

– Eh! fit Conseil, si quelque poussйe volcanique relevait un jour ces deux barriиres au-dessus des flots!

 

– Ce n’est guиre probable, Conseil.

 

– Enfin, que monsieur me permette d’achever, si ce phйnomиne se produisait, ce serait fвcheux pour monsieur de Lesseps, qui se donne tant de mal pour percer son isthme!

 

– J’en conviens, mais, je te le rйpиte, Conseil, ce phйnomиne ne se produira pas. La violence des forces souterraines va toujours diminuant. Les volcans, si nombreux aux premiers jours du monde, s’йteignent peu а peu, la chaleur interne s’affaiblit, la tempйrature des couches infйrieures du globe baisse d’une quantitй apprйciable par siиcle, et au dйtriment de notre globe, car cette chaleur, c’est sa vie.

 

– Cependant, le soleil…

 

– Le soleil est insuffisant, Conseil. Peut-il rendre la chaleur а un cadavre?

 

– Non, que je sache.

 

– Eh bien, mon ami, la terre sera un jour ce cadavre refroidi. Elle deviendra inhabitable et sera inhabitйe comme la lune, qui depuis longtemps a perdu sa chaleur vitale.

 

– Dans combien de siиcles? demanda Conseil.

 

– Dans quelques centaines de mille ans, mon garзon.

 

– Alors, rйpondit Conseil, nous avons le temps d’achever notre voyage, si toutefois Ned Land ne s’en mкle pas! »

 

Et Conseil, rassurй, se remit а йtudier le haut-fond que le Nautilus rasait de prиs avec une vitesse modйrйe.

 

Lа, sous un sol rocheux et volcanique, s’йpanouissait toute une flore vivante, des йponges, des holoturies, des cydippes hyalines ornйes de cyrrhes rougeвtres et qui йmettaient une lйgиre phosphorescence, des beroлs, vulgairement connus sous le nom de concombres de mer et baignйs dans les miroitements d’un spectre solaire, des comatules ambulantes, larges d’un mиtre, et dont la pourpre rougissait les eaux, des euryales arborescentes de la plus grande beautй, des pavonacйes а longues tiges, un grand nombre d’oursins comestibles d’espиces variйes, et des actinies vertes au tronc grisвtre, au disque brun, qui se perdaient dans leur chevelure olivвtre de tentacules.

 

Conseil s’йtait occupй plus particuliиrement d’observer les mollusques et les articulйs, et bien que la nomenclature en soit un peu aride, je ne veux pas faire tort а ce brave garзon en omettant ses observations personnelles.

 

Dans l’embranchement des mollusques, il cite de nombreux pйtoncles pectiniformes, des spondyles pieds-d’вne qui s’entassaient les uns sur les autres, des donaces triangulaires, des hyalles tridentйes, а nageoires jaunes et а coquilles transparentes, des pleurobranches orangйs, des œufs pointillйs ou semйs de points verdвtres, des aplysies connues aussi sous le nom de liиvres de mer, des dolabelles, des acиres charnus, des ombrelles spйciales а la Mйditerranйe, des oreilles de mer dont la coquille produit une nacre trиs-recherchйe, des pйtoncles flammulйs, des anomies que les Languedociens, dit-on, prйfиrent aux huоtres, des clovis si chers aux Marseillais, des praires doubles, blanches et grasses, quelques-uns de ces clams qui abondent sur les cфtes de l’Amйrique du Nord et dont il se fait un dйbit si considйrable а New York, des peignes operculaires de couleurs variйes, des lithodonces enfoncйes dans leurs trous et dont je goыtais fort le goыt poivrй, des vйnйricardes sillonnйes dont la coquille а sommet bombй prйsentait des cфtes saillantes, des cynthies hйrissйes de tubercules йcarlates, des carniaires а pointe recourbйes et semblables а de lйgиres gondoles, des fйroles couronnйes, des atlantes а coquilles spiraliformes, des thйtys grises, tachetйes de blanc et recouvertes de leur mantille frangйe, des йolides semblables а de petites limaces, des cavolines rampant sur le dos, des auricules et entre autres l’auricule myosotis, а coquille ovale, des scalaires fauves, des littorines, des janthures, des cinйraires, des pйtricoles, des lamellaires, des cabochons, des pandores, etc.

 

Quant aux articulйs, Conseil les a, sur ses notes, trиs-justement divisйs en six classes, dont trois appartiennent au monde marin. Ce sont les classes des crustacйs, des cirrhopodes et des annйlides.

 

Les crustacйs se subdivisent en neuf ordres, et le premier de ces ordres comprend les dйcapodes, c’est-а-dire les animaux dont la tкte et le thorax sont le plus gйnйralement soudйs entre eux, dont l’appareil buccal est composй de plusieurs paires de membres, et qui possиdent quatre, cinq ou six paires de pattes thoraciques ou ambulatoires. Conseil avait suivi la mйthode de notre maоtre Milne Edwards, qui fait trois sections des dйcapodes: les brachyoures, les macroures et les anomoures. Ces noms sont lйgиrement barbares, mais ils sont justes et prйcis. Parmi les macroures, Conseil cite des amathies dont le front est armй de deux grandes pointes divergentes, l’inachus scorpion, qui, – je ne sais pourquoi, – symbolisait la sagesse chez les Grecs, des lambres-massйna, des lambres-spinimanes, probablement йgarйs sur ce haut-fond, car d’ordinaire ils vivent а de grandes profondeurs, des xhantes, des pilumnes, des rhomboldes, des calappiens granuleux, – trиs-faciles а digйrer, fait observer Conseil, – des corystes йdentйs, des йbalies, des cymopolies, des dorripes laineuses, etc. Parmi les macroures, subdivisйs en cinq familles, les cuirassйs, les fouisseurs, les astaciens, les salicoques et les ochyzopodes, il cite des langoustes communes, dont la chair est si estimйe chez les femelles, des scyllares-ours ou cigales de mer, des gйbies riveraines, et toutes sortes d’espиces comestibles, mais il ne dit rien de la subdivision des astaciens qui comprend les homards, car les langoustes sont les seuls homards de la Mйditerranйe. Enfin, parmi les anomoures, il vit des drocines communes, abritйes derriиre cette coquille abandonnйe dont elles s’emparent, des homoles а front йpineux, des bernard-l’ermite, des porcellanes, etc.

 

Lа s’arrкtait le travail de Conseil. Le temps lui avait manquй pour complйter la classe des crustacйs par l’examen des stomapodes, des amphipodes, des homopodes, des isopodes, des trilobites, des branchiapodes, des ostracodes et des entomostracйes. Et pour terminer l’йtude des articulйs marins, il aurait dы citer la classe des cyrrhopodes qui renferme les cyclopes, les argules, et la classe des annйlides qu’il n’eыt pas manquй de diviser en tubicoles et en dorsibranches. Mais le Nautilus, ayant dйpassй le haut-fond du dйtroit de Libye, reprit dans les eaux plus profondes sa vitesse accoutumйe. Dиs lors plus de mollusques, plus d’articulйs, plus de zoophytes. А peine quelques gros poissons qui passaient comme des ombres.

 

Pendant la nuit du 16 au 17 fйvrier, nous йtions entrйs dans ce second bassin mйditerranйen, dont les plus grandes profondeurs se trouvent par trois mille mиtres. Le Nautilus, sous l’impulsion de son hйlice, glissant sur ses plans inclinйs, s’enfonзa jusqu’aux derniиres couches de la mer.

 

Lа, а dйfaut des merveilles naturelles, la masse des eaux offrit а mes regards bien des scиnes йmouvantes et terribles. En effet, nous traversions alors toute cette partie de la Mйditerranйe si fйconde en sinistres. De la cфte algйrienne aux rivages de la Provence, que de navires ont fait naufrage, que de bвtiments ont disparu! La Mйditerranйe n’est qu’un lac, comparйe aux vastes plaines liquides du Pacifique, mais c’est un lac capricieux, aux flots changeants, aujourd’hui propice et caressant pour la frкle tartane qui semble flotter entre le double outre-mer des eaux et du ciel, demain, rageur, tourmentй, dйmontй par les vents, brisant les plus forts navires de ses lames courtes qui les frappent а coups prйcipitйs.

 


Le fond йtait encombrй de sinistres йpaves.

 

Ainsi, dans cette promenade rapide а travers les couches profondes, que d’йpaves j’aperзus gisant sur le sol, les unes dйjа empвtйes par les coraux, les autres revкtues seulement d’une couche de rouille, des ancres, des canons, des boulets, des garnitures de fer, des branches d’hйlice, des morceaux de machines, des cylindres brisйs, des chaudiиres dйfoncйes, puis des coques flottant entre deux eaux, celles-ci droites, celles-lа renversйes.

 

De ces navires naufragйs, les uns avaient pйri par collision, les autres pour avoir heurtй quelque йcueil de granit. J’en vis qui avaient coulй а pic, la mвture droite, le grйement raidi par l’eau. Ils avaient l’air d’кtre а l’ancre dans une immense rade foraine et d’attendre le moment du dйpart. Lorsque le Nautilus passait entre eux et les enveloppait de ses nappes йlectriques, il semblait que ces navires allaient le saluer de leur pavillon et lui envoyer leur numйro d’ordre! Mais non, rien que le silence et la mort sur ce champ des catastrophes!

 

J’observai que les fonds mйditerranйens йtaient plus encombrйs de ces sinistres йpaves а mesure que le Nautilus se rapprochait du dйtroit de Gibraltar. Les cфtes d’Afrique et d’Europe se resserrent alors, et dans cet йtroit espace, les rencontres sont frйquentes. Je vis lа de nombreuses carиnes de fer, des ruines fantastiques de steamers, les uns couchйs, les autres debout, semblables а des animaux formidables. Un de ces bateaux aux flancs ouverts, sa cheminйe courbйe, ses roues dont il ne restait plus que la monture, son gouvernail sйparй de l’йtambot et retenu encore par une chaоne de fer, son tableau d’arriиre rongй par les sels marins, se prйsentait sous un aspect terrible! Combien d’existences brisйes dans son naufrage! Combien de victimes entraоnйes sous les flots! Quelque matelot du bord avait-il survйcu pour raconter ce terrible dйsastre, ou les flots gardaient-ils encore le secret de ce sinistre? Je ne sais pourquoi, il me vint а la pensйe que ce bateau enfoui sous la mer pouvait кtre l’ Atlas, disparu corps et biens depuis une vingtaine d’annйes, et dont on n’a jamais entendu parler! Ah! quelle sinistre histoire serait а faire que celle de ces fonds mйditerranйens, de ce vaste ossuaire, oщ tant de richesses se sont perdues, oщ tant de victimes ont trouvй la mort!

 

Cependant, le Nautilus, indiffйrent et rapide, courait а toute hйlice au milieu de ces ruines. Le 18 fйvrier, vers trois heures du matin, il se prйsentait а l’entrйe du dйtroit de Gibraltar.

 

Lа existent deux courants: un courant supйrieur, depuis longtemps reconnu, qui amиne les eaux de l’Ocйan dans le bassin de la Mйditerranйe; puis un contre-courant infйrieur, dont le raisonnement a dйmontrй aujourd’hui l’existence. En effet, la somme des eaux de la Mйditerranйe, incessamment accrue par les flots de l’Atlantique et par les fleuves qui s’y jettent, devrait йlever chaque annйe le niveau de cette mer, car son йvaporation est insuffisante pour rйtablir l’йquilibre. Or, il n’en est pas ainsi, et on a dы naturellement admettre l’existence d’un courant infйrieur qui par le dйtroit de Gibraltar verse dans le bassin de l’Atlantique le trop-plein de la Mйditerranйe.

 

Fait exact, en effet. C’est de ce contre-courant que profita le Nautilus. Il s’avanзa rapidement par l’йtroite passe. Un instant je pus entrevoir les admirables ruines du temple d’Hercule enfoui, au dire de Pline et d’Avienus, avec l’оle basse qui le supportait, et quelques minutes plus tard nous flottions sur les flots de l’Atlantique.

 


Le temple d’Hercule.

 

VIII

LA BAIE DE VIGO

 

L’Atlantique! Vaste йtendue d’eau dont la superficie couvre vingt-cinq millions de milles carrйs, longue de neuf mille milles sur une largeur moyenne de deux mille sept cents. Importante mer presque ignorйe des anciens, sauf peut-кtre des Carthaginois, ces Hollandais de l’antiquitй, qui dans leurs pйrйgrinations commerciales suivaient les cфtes ouest de l’Europe et de l’Afrique! Ocйan dont les rivages aux sinuositйs parallиles embrassent un pйrimиtre immense, arrosй par les plus grands fleuves du monde, le Saint-Laurent, le Mississipi, l’Amazone, la Plata, l’Orйnoque, le Niger, le Sйnйgal, l’Elbe, la Loire, le Rhin, qui lui apportent les eaux des pays les plus civilisйs et des contrйes les plus sauvages! Magnifique plaine, incessamment sillonnйe par les navires de toutes les nations, abritйe sous tous les pavillons du monde, et que terminent ces deux pointes terribles, redoutйes des navigateurs, le cap Horn et le cap des Tempкtes!

 

Le Nautilus en brisait les eaux sous le tranchant de son йperon, aprиs avoir accompli prиs de dix mille lieues en trois mois et demi, parcours supйrieur а l’un des grands cercles de la terre. Oщ allions-nous maintenant, et que nous rйservait l’avenir?

 

Le Nautilus, sorti du dйtroit de Gibraltar, avait pris le large. Il revint а la surface des flots, et nos promenades quotidiennes sur la plate-forme nous furent ainsi rendues.

 

J’y montai aussitфt accompagnй de Ned Land et de Conseil. А une distance de douze milles apparaissait vaguement le cap Saint-Vincent qui forme la pointe sud-ouest de la pйninsule hispanique. Il ventait un assez fort coup de vent du sud. La mer йtait grosse, houleuse. Elle imprimait de violentes secousses de roulis au Nautilus. Il йtait presque impossible de se maintenir sur la plate-forme que d’йnormes paquets de mer battaient а chaque instant. Nous redescendоmes donc aprиs avoir humй quelques bouffйes d’air.

 

Je regagnai ma chambre. Conseil revint а sa cabine mais le Canadien, l’air assez prйoccupй, me suivit. Notre rapide passage а travers la Mйditerranйe ne lui avait pas permis de mettre ses projets а exйcution, et il dissimulait peu son dйsappointement.

 

Lorsque la porte de ma chambre fut fermйe, il s’assit et me regarda silencieusement.

 

«Ami Ned, lui dis-je, je vous comprends, mais vous n’avez rien а vous reprocher. Dans les conditions oщ naviguait le Nautilus, songer а le quitter eыt йtй de la folie! »

 

Ned Land ne rйpondit rien. Ses lиvres serrйes, ses sourcils froncйs, indiquaient chez lui la violente obsession d’une idйe fixe.

 

«Voyons, repris-je, rien n’est dйsespйrй encore. Nous remontons la cфte du Portugal. Non loin sont la France, l’Angleterre, oщ nous trouverions facilement un refuge. Ah! si le Nautilus, sorti du dйtroit de Gibraltar, avait mis le cap au sud, s’il nous eыt entraоnйs vers ces rйgions oщ les continents manquent, je partagerais vos inquiйtudes. Mais, nous le savons maintenant, le capitaine Nemo ne fuit pas les mers civilisйes, et dans quelques jours, je crois que vous pourrez agir avec quelque sйcuritй. »

 

Ned Land me regarda plus fixement encore, et desserrant enfin les lиvres:

 

«C’est pour ce soir », dit-il.

 

Je me redressai subitement. J’йtais, je l’avoue, peu prйparй а cette communication. J’aurais voulu rйpondre au Canadien, mais les mots ne me vinrent pas.

 

«Nous йtions convenus d’attendre une circonstance reprit Ned Land. La circonstance, je la tiens. Ce soir, nous ne serons qu’а quelques milles de la cфte espagnole. La nuit est sombre. Le vent souffle du large. J’ai votre parole, monsieur Aronnax, et je compte sur vous. »

 

Comme je me taisais toujours, le Canadien se leva, et se rapprochant de moi:

 

«Ce soir, а neuf heures, dit-il. J’ai prйvenu Conseil. А ce moment-lа, le capitaine Nemo sera enfermй dans sa chambre et probablement couchй. Ni les mйcaniciens, ni les hommes de l’йquipage ne peuvent nous voir. Conseil et moi, nous gagnerons l’escalier central. Vous, monsieur Aronnax, vous resterez dans la bibliothиque а deux pas de nous, attendant mon signal. Les avirons, le mвt et la voile sont dans le canot. Je suis mкme parvenu а y porter quelques provisions. Je me suis procurй une clef anglaise pour dйvisser les йcrous qui attachent le canot а la coque du Nautilus. Ainsi tout est prкt. А ce soir.

 

– La mer est mauvaise, dis-je.

 

– J’en conviens, rйpond le Canadien, mais il faut risquer cela. La libertй vaut qu’on la paye. D’ailleurs, l’embarcation est solide, et quelques milles avec un vent qui porte ne sont pas une affaire. Qui sait si demain nous ne serons pas а cent lieues au large? Que les circonstances nous favorisent, et entre dix et onze heures, nous serons dйbarquйs sur quelque point de la terre ferme ou morts. Donc, а la grвce de Dieu et а ce soir! »

 

Sur ce mot, le Canadien se retira, me laissant presque abasourdi. J’avais imaginй que, le cas йchйant, j’aurais eu le temps de rйflйchir, de discuter. Mon opiniвtre compagnon ne me le permettait pas. Que lui aurais-je dit, aprиs tout? Ned Land avait cent fois raison. C’йtait presque une circonstance, il en profitait. Pouvais-je revenir sur ma parole et assumer cette responsabilitй de compromettre dans un intйrкt tout personnel l’avenir de mes compagnons? Demain, le capitaine Nemo ne pouvait-il pas nous entraоner au large de toutes terres?

 

En ce moment, un sifflement assez fort m’apprit que les rйservoirs se remplissaient, et le Nautilus s’enfonзa sous les flots de l’Atlantique.

 

Je demeurai dans ma chambre. Je voulais йviter le capitaine pour cacher а ses yeux l’йmotion qui me dominait. Triste Journйe que je passai ainsi, entre le dйsir de rentrer en possession de mon libre arbitre et le regret d’abandonner ce merveilleux Nautilus, laissant inachevйes mes йtudes sous-marines! Quitter ainsi cet ocйan, «mon Atlantique », comme je me plaisais а le nommer, sans en avoir observй les derniиres couches, sans lui avoir dйrobй ces secrets que m’avaient rйvйlйs les mers des Indes et du Pacifique! Mon roman me tombait des mains dиs le premier volume, mon rкve s’interrompait au plus beau moment! Quelles heures mauvaises s’йcoulиrent ainsi, tantфt me voyant en sыretй, а terre, avec mes compagnons, tantфt souhaitant, en dйpit de ma raison, que quelque circonstance imprйvue empкchвt la rйalisation des projets de Ned Land.

 

Deux fois je vins au salon. Je voulais consulter le compas. Je voulais voir si la direction du Nautilus nous rapprochait, en effet, ou nous йloignait de la cфte. Mais non. Le Nautilus se tenait toujours dans les eaux portugaises. Il pointait au nord en prolongeant les rivages de l’Ocйan.

 

Il fallait donc en prendre son parti et se prйparer а fuir. Mon bagage n’йtait pas lourd. Mes notes, rien de plus.

 

Quant au capitaine Nemo, je me demandai ce qu’il penserait de notre йvasion, quelles inquiйtudes, quels torts peut-кtre elle lui causerait, et ce qu’il ferait dans le double cas oщ elle serait ou rйvйlйe ou manquйe! Sans doute je n’avais pas а me plaindre de lui, au contraire. Jamais hospitalitй ne fut plus franche que la sienne. En le quittant, je ne pouvais кtre taxй d’ingratitude. Aucun serment ne nous liait а lui. C’йtait sur la force des choses seule qu’il comptait et non sur notre parole pour nous fixer а jamais auprиs de lui. Mais cette prйtention hautement avouйe de nous retenir йternellement prisonniers а son bord justifiait toutes nos tentatives.



Поделиться:




Поиск по сайту

©2015-2024 poisk-ru.ru
Все права принадлежать их авторам. Данный сайт не претендует на авторства, а предоставляет бесплатное использование.
Дата создания страницы: 2021-12-08 Нарушение авторских прав и Нарушение персональных данных


Поиск по сайту: