А propos de cette йdition йlectronique 19 глава




 

Je l’observais avec une attention profonde. Sa manœuvre se faisait rйguliиrement, et pendant une demi-heure, aucun danger ne parut le menacer. Je me familiarisais donc avec le spectacle de cette pкche intйressante, quand, tout d’un coup, а un moment oщ l’Indien йtait agenouillй sur le sol, je lui vis faire un geste d’effroi? se relever et prendre son йlan pour remonter а la surface des flots.

 

Je compris son йpouvante. Une ombre gigantesque apparaissait au-dessus du malheureux plongeur. C’йtait un requin de grande taille qui s’avanзait diagonalement, l’œil en feu, les mвchoires ouvertes!

 

J’йtais muet d’horreur, incapable de faire un mouvement.

 

Le vorace animal, d’un vigoureux coup de nageoire, s’йlanзa vers l’Indien, qui se jeta de cфtй et йvita la morsure du requin, mais non le battement de sa queue, car cette queue, le frappant а la poitrine, l’йtendit sur le sol.

 

Cette scиne avait durй quelques secondes а peine. Le requin revint, et, se retournant sur le dos, il s’apprкtait а couper l’Indien en deux, quand je sentis le capitaine Nemo, postй prиs de moi, se lever subitement. Puis, son poignard а la main, il marcha droit au monstre, prкt а lutter corps а corps avec lui.

 

Le squale, au moment oщ il allait happer le malheureux pкcheur, aperзut son nouvel adversaire, et se replaзant sur le ventre, il se dirigea rapidement vers lui.

 

Je vois encore la pose du capitaine Nemo. Repliй sur lui-mкme, il attendait avec un admirable sang-froid le formidable squale, et lorsque celui-ci se prйcipita sur lui, le capitaine, se jetant de cфtй avec une prestesse prodigieuse, йvita le choc et lui enfonзa son poignard dans le ventre. Mais, tout n’йtait pas dit. Un combat terrible s’engagea.

 


Un combat terrible s’engagea.

 

Le requin avait rugi, pour ainsi dire. Le sang sortait а flots de ses blessures. La mer se teignit de rouge, et, а travers ce liquide opaque, je ne vis plus rien.

 

Plus rien, jusqu’au moment oщ, dans une йclaircie, j’aperзus l’audacieux capitaine, cramponnй а l’une des nageoires de l’animal, luttant corps а corps avec le monstre, labourant de coups de poignard le ventre de son ennemi, sans pouvoir toutefois porter le coup dйfinitif, c’est-а-dire l’atteindre en plein cœur. Le squale, se dйbattant, agitait la masse des eaux avec furie, et leur remous menaзait de me renverser.

 

J’aurais voulu courir au secours du capitaine. Mais, clouй par l’horreur, je ne pouvais remuer.

 

Je regardais, l’œil hagard. Je voyais les phases de la lutte se modifier. Le capitaine tomba sur le sol, renversй par la masse йnorme qui pesait sur lui. Puis, les mвchoires du requin s’ouvrirent dйmesurйment comme une cisaille d’usine, et c’en йtait fait du capitaine si, prompt comme la pensйe, son harpon а la main, Ned Land, se prйcipitant vers le requin, ne l’eыt frappй de sa terrible pointe.

 

Les flots s’imprйgnиrent d’une masse de sang. Ils s’agitиrent sous les mouvements du squale qui les battait avec une indescriptible fureur. Ned Land n’avait pas manquй son but. C’йtait le rвle du monstre. Frappй au cœur, il se dйbattait dans des spasmes йpouvantables, dont le contre-coup renversa Conseil.

 

Cependant, Ned Land avait dйgagй le capitaine. Celui-ci, relevй sans blessures, alla droit а l’Indien, coupa vivement la corde qui le liait а sa pierre, le prit dans ses bras et, d’un vigoureux coup de talon, il remonta а la surface de la mer.

 

Nous le suivоmes tous trois, et, en quelques instants, miraculeusement sauvйs, nous atteignions l’embarcation du pкcheur.

 

Le premier soin du capitaine Nemo fut de rappeler ce malheureux а la vie. Je ne savais s’il rйussirait. Je l’espйrais, car l’immersion de ce pauvre diable n’avait pas йtй longue. Mais le coup de queue du requin pouvait l’avoir frappй а mort.

 

Heureusement, sous les vigoureuses frictions de Conseil et du capitaine, je vis, peu а peu, le noyй revenir au sentiment. Il ouvrit les yeux. Quelle dut кtre sa surprise, son йpouvante mкme, а voir les quatre grosses tкtes de cuivre qui se penchaient sur lui!

 

Et surtout, que dut-il penser, quand le capitaine Nemo, tirant d’une poche de son vкtement un sachet de perles, le lui eut mis dans la main? Cette magnifique aumфne de l’homme des eaux au pauvre Indien de Ceylan fut acceptйe par celui-ci d’une main tremblante. Ses yeux effarйs indiquaient du reste qu’il ne savait а quels кtres surhumains il devait а la fois la fortune et la vie.

 

Sur un signe du capitaine, nous regagnвmes le banc de pintadines, et, suivant la route dйjа parcourue, aprиs une demi-heure de marche nous rencontrions l’ancre qui rattachait au sol le canot du Nautilus.

 

Une fois embarquйs, chacun de nous, avec l’aide des matelots, se dйbarrassa de sa lourde carapace de cuivre.

 

La premiиre parole du capitaine Nemo fut pour le Canadien.

 

«Merci, maоtre Land, lui dit-il.

 

– C’est une revanche, capitaine, rйpondit Ned Land. Je vous devais cela. »

 

Un pвle sourire glissa sur les lиvres du capitaine, et ce fut tout.

 

«Au Nautilus », dit-il.

 

L’embarcation vola sur les flots. Quelques minutes plus tard, nous rencontrions le cadavre du requin qui flottait.

 

А la couleur noire marquant l’extrйmitй de ses nageoires, je reconnus le terrible mйlanoptиre de la mer des Indes, de l’espиce des requins proprement dits. Sa longueur dйpassait vingt-cinq pieds; sa bouche йnorme occupait le tiers de son corps. C’йtait un adulte, ce qui se voyait aux six rangйes de dents, disposйes en triangles isocиles sur la mвchoire supйrieure.

 

Conseil le regardait avec un intйrкt tout scientifique, et je suis sыr qu’il le rangeait, non sans raison, dans la classe des cartilagineux, ordre des chondroptйrygiens а branchies fixes, famille des sйlaciens, genre des squales.

 

Pendant que je considйrais cette masse inerte, une douzaine de ces voraces mйlanoptиres apparut tout d’un coup autour de l’embarcation; mais, sans se prйoccuper de nous, ils se jetиrent sur le cadavre et s’en disputиrent les lambeaux.

 

А huit heures et demie, nous йtions de retour а bord du Nautilus.

 

Lа, je me pris а rйflйchir sur les incidents de notre excursion au banc de Manaar. Deux observations s’en dйgageaient inйvitablement. L’une, portant sur l’audace sans pareille du capitaine Nemo, l’autre sur son dйvouement pour un кtre humain, l’un des reprйsentants de cette race qu’il fuyait sous les mers. Quoi qu’il en dоt, cet homme йtrange n’йtait pas parvenu encore а tuer son cœur tout entier.

 

Lorsque je lui fis cette observation, il me rйpondit d’un ton lйgиrement йmu:

 

«Cet Indien, monsieur le professeur, c’est un habitant du pays des opprimйs, et je suis encore, et, jusqu’а mon dernier souffle, je serai de ce pays-lа! »

 

IV

LA MER ROUGE

 

Pendant la journйe du 29 janvier, l’оle de Ceylan disparut sous l’horizon, et le Nautilus, avec une vitesse de vingt milles а l’heure, se glissa dans ce labyrinthe de canaux qui sйparent les Maledives des Laquedives. Il rangea mкme l’оle Kittan, terre d’origine madrйporique, dйcouverte par Vasco de Gama en 1499, et l’une des dix-neuf principales оles de cet archipel des Laquedives, situй entre 10° et 14°30’ de latitude nord, et 69° et 50°72’ de longitude est.

 

Nous avions fait alors seize mille deux cent vingt milles, ou sept mille cinq cents lieues depuis notre point de dйpart dans les mers du Japon.

 

Le lendemain, – 30 janvier, – lorsque le Nautilus remonta а la surface de l’Ocйan, il n’avait plus aucune terre en vue. Il faisait route au nord-nord-ouest, et se dirigeait vers cette mer d’Oman, creusйe entre l’Arabie et la pйninsule indienne, qui sert de dйbouchй au golfe Persique.

 

C’йtait йvidemment une impasse, sans issue possible. Oщ nous conduisait donc le capitaine Nemo? Je n’aurais pu le dire. Ce qui ne satisfit pas le Canadien, qui, ce jour-lа, me demanda oщ nous allions.

 

«Nous allons, maоtre Ned, oщ nous conduit la fantaisie du capitaine.

 

– Cette fantaisie, rйpondit le Canadien, ne peut nous mener loin. Le golfe Persique n’a pas d’issue, et si nous y entrons, nous ne tarderons guиre а revenir sur nos pas.

 

– Eh bien! nous reviendrons, maоtre Land, et si aprиs le golfe Persique, le Nautilus veut visiter la mer Rouge, le dйtroit de Babel-Mandeb est toujours lа pour lui livrer passage.

 

– Je ne vous apprendrai pas, monsieur, rйpondit Ned Land, que la mer Rouge est non moins fermйe que le golfe, puisque l’isthme de Suez n’est pas encore percй, et, le fыt-il, un bateau mystйrieux comme le nфtre ne se hasarderait pas dans ses canaux coupйs d’йcluses. Donc, la mer Rouge n’est pas encore le chemin qui nous ramиnera en Europe.

 

– Aussi, n’ai-je pas dit que nous reviendrions en Europe.

 

– Que supposez-vous donc?

 

– Je suppose qu’aprиs avoir visitй ces curieux parages de l’Arabie et de l’Йgypte, le Nautilus redescendra l’Ocйan indien, peut-кtre а travers le canal de Mozambique, peut-кtre au large des Mascareignes, de maniиre а gagner le cap de Bonne-Espйrance.

 

Et une fois au cap de Bonne-Espйrance? demanda le Canadien avec une insistance toute particuliиre.

 

– Eh bien, nous pйnйtrerons dans cet Atlantique que nous ne connaissons pas encore. Ah зa! ami Ned, vous vous fatiguez donc de ce voyage sous les mers? Vous vous blasez donc sur le spectacle incessamment variй des merveilles sous-marines? Pour mon compte, je verrai avec un extrкme dйpit finir ce voyage qu’il aura йtй donnй а si peu d’hommes de faire.

 

– Mais savez-vous, monsieur Aronnax, rйpondit le Canadien, que voilа bientфt trois mois que nous sommes emprisonnйs а bord de ce Nautilus?

 

– Non, Ned, je ne le sais pas, je ne veux pas le savoir, et je ne compte ni les jours, ni les heures.

 

– Mais la conclusion?

 

– La conclusion viendra en son temps. D’ailleurs, nous n’y pouvons rien, et nous discutons inutilement. Si vous veniez me dire, mon brave Ned: «Une chance d’йvasion nous est offerte », je la discuterais avec vous. Mais tel n’est pas le cas et, а vous parler franchement, je ne crois pas que le capitaine Nemo s’aventure jamais dans les mers europйennes. »

 

Par ce court dialogue, on verra que, fanatique du Nautilus, j’йtais incarnй dans la peau de son commandant.

 

Quant а Ned Land, il termina la conversation par ces mots, en forme de monologue: «Tout cela est bel et bon, mais, а mon avis, oщ il y a de la gкne, il n’y a plus de plaisir. »

 

Pendant quatre jours, jusqu’au 3 fйvrier, le Nautilus visita la mer d’Oman, sous diverses vitesses et а diverses profondeurs. Il semblait marcher au hasard, comme s’il eыt hйsitй sur la route а suivre, mais il ne dйpassa jamais le tropique du Cancer.

 

En quittant cette mer, nous eыmes un instant connaissance de Mascate, la plus importante ville du pays d’Oman. J’admirai son aspect йtrange, au milieu des noirs rochers qui l’entourent et sur lesquels se dйtachent en blanc ses maisons et ses forts. J’aperзus le dфme arrondi de ses mosquйes, la pointe йlйgante de ses minarets, ses fraоches et verdoyantes terrasses. Mais ce ne fut qu’une vision, et le Nautilus s’enfonзa bientфt sous les flots sombres de ces parages.

 

Puis, il prolongea а une distance de six milles les cфtes arabiques du Mahrah et de l’Hadramant, et sa ligne ondulйe de montagnes, relevйe de quelques ruines anciennes. Le 5 fйvrier, nous donnions enfin dans le golfe d’Aden, vйritable entonnoir introduit dans ce goulot de Babel-Mandeb, qui entonne les eaux indiennes dans la mer Rouge.

 

Le 6 fйvrier, le Nautilus flottait en vue d’Aden, perchй sur un promontoire qu’un isthme йtroit rйunit au continent, sorte de Gibraltar inaccessible, dont les Anglais ont refait les fortifications, aprиs s’en кtre emparйs en 1839. J’entrevis les minarets octogones de cette ville qui fut autrefois l’entrepфt le plus riche et le plus commerзant de la cфte, au dire de l’historien Edrisi.

 

Je croyais bien que le capitaine Nemo, parvenu а ce point, allait revenir en arriиre; mais je me trompais, et, а ma grande surprise, il n’en fut rien.

 

Le lendemain, 7 fйvrier, nous embouquions le dйtroit de Babel-Mandeb, dont le nom veut dire en langue arabe: «la porte des Larmes ». Sur vingt milles de large, il ne compte que cinquante-deux kilomиtres de long, et pour le Nautilus lancй а toute vitesse, le franchir fut l’affaire d’une heure а peine. Mais je ne vis rien, pas mкme cette оle de Pйrim, dont le gouvernement britannique a fortifiй la position d’Aden. Trop de steamers anglais ou franзais des lignes de Suez а Bombay, а Calcutta, а Melbourne, а Bourbon, а Maurice, sillonnaient cet йtroit passage, pour que le Nautilus tentвt de s’y montrer. Aussi se tint-il prudemment entre deux eaux.

 

Enfin, а midi, nous sillonnions les flots de la mer Rouge.

 

La mer Rouge, lac cйlиbre des traditions bibliques, que les pluies ne rafraоchissent guиre, qu’aucun fleuve important n’arrose, qu’une excessive йvaporation pompe incessamment et qui perd chaque annйe une tranche liquide haute d’un mиtre et demi! Singulier golfe, qui, fermй et dans les conditions d’un lac, serait peut-кtre entiиrement dessйchй; infйrieur en ceci а ses voisines la Caspienne ou l’Asphaltite, dont le niveau a seulement baissй jusqu’au point oщ leur йvaporation a prйcisйment йgalй la somme des eaux reзues dans leur sein.

 

Cette mer Rouge a deux mille six cents kilomиtres de longueur sur une largeur moyenne de deux cent quarante. Au temps des Ptolйmйes et des empereurs romains, elle fut la grande artиre commerciale du monde, et le percement de l’isthme lui rendra cette antique importance que les railways de Suez ont dйjа ramenйe en partie.

 

Je ne voulus mкme pas chercher а comprendre ce caprice du capitaine Nemo qui pouvait le dйcider а nous entraоner dans ce golfe. Mais j’approuvai sans rйserve le Nautilus d’y кtre entrй. Il prit une allure moyenne, tantфt se tenant а la surface, tantфt plongeant pour йviter quelque navire, et je pus observer ainsi le dedans et le dessus de cette mer si curieuse.

 

Le 8 fйvrier, dиs les premiиres heures du jour, Moka nous apparut, ville maintenant ruinйe, dont les murailles tombent au seul bruit du canon, et qu’abritent за et lа quelques dattiers verdoyants. Citй importante, autrefois, qui renfermait six marchйs publics, vingt-six mosquйes, et а laquelle ses murs, dйfendus par quatorze forts, faisaient une ceinture de trois kilomиtres.

 

Puis, le Nautilus se rapprocha des rivages africains oщ la profondeur de la mer est plus considйrable. Lа, entre deux eaux d’une limpiditй de cristal, par les panneaux ouverts, il nous permit de contempler d’admirables buissons de coraux йclatants, et de vastes pans de rochers revкtus d’une splendide fourrure verte d’algues et de fucus. Quel indescriptible spectacle, et quelle variйtй de sites et de paysages а l’arasement de ces йcueils et de ces оlots volcaniques qui confinent а la cфte lybienne! Mais oщ ces arborisations apparurent dans toute leur beautй, ce fut vers les rives orientales que le Nautilus ne tarda pas а rallier. Ce fut sur les cфtes du Tйhama, car alors non seulement ces йtalages de zoophytes fleurissaient au-dessous du niveau de la mer, mais ils formaient aussi des entrelacements pittoresques qui se dйroulaient а dix brasses au-dessus; ceux-ci plus capricieux, mais moins colorйs que ceux-lа dont l’humide vitalitй des eaux entretenait la fraоcheur.

 

Que d’heures charmantes je passai ainsi а la vitre du salon! Que d’йchantillons nouveaux de la flore et de la faune sous-marine j’admirai sous l’йclat de notre fanal йlectrique! Des fongies agariciformes, des actinies de couleur ardoisйe, entre autres le thalassianthus aste,r des tubipores disposйs comme des flыtes et n’attendant que le souffle du dieu Pan, des coquilles particuliиres а cette mer, qui s’йtablissent dans les excavations madrйporiques et dont la base est contournйe en courte spirale, et enfin mille spйcimens d’un polypier que je n’avais pas observй encore, la vulgaire йponge.

 

La classe des spongiaires, premiиre du groupe des polypes, a йtй prйcisйment crййe par ce curieux produit dont l’utilitй est incontestable. L’йponge n’est point un vйgйtal comme l’admettent encore quelques naturalistes, mais un animal du dernier ordre, un polypier infйrieur а celui du corail. Son animalitй n’est pas douteuse, et on ne peut mкme adopter l’opinion des anciens qui la regardaient comme un кtre intermйdiaire entre la plante et l’animal. Je dois dire cependant, que les naturalistes ne sont pas d’accord sur le mode d’organisation de l’йponge. Pour les uns, c’est un polypier, et pour d’autres tels que M. Milne Edwards, c’est un individu isolй et unique.

 


Des pans de rochers recouverts d’une fourrure d’algues.

 

La classe des spongiaires contient environ trois cents espиces qui se rencontrent dans un grand nombre de mers, et mкme dans certains cours d’eau oщ elles ont reзu le nom de «fluviatiles ». Mais leurs eaux de prйdilection sont celles de la Mйditerranйe, de l’archipel grec, de la cфte de Syrie et de la mer Rouge. Lа se reproduisent et se dйveloppent ces йponges fines-douces dont la valeur s’йlиve jusqu’а cent cinquante francs, l’йponge blonde de Syrie, l’йponge dure de Barbarie, etc. Mais puisque je ne pouvais espйrer d’йtudier ces zoophytes dans les йchelles du Levant, dont nous йtions sйparйs par l’infranchissable isthme de Suez, je me contentai de les observer dans les eaux de la mer Rouge.

 

J’appelai donc Conseil prиs de moi, pendant que le Nautilus, par une profondeur moyenne de huit а neuf mиtres, rasait lentement tous ces beaux rochers de la cфte orientale.

 

Lа croissaient des йponges de toutes formes, des йponges pйdiculйes, foliacйes, globuleuses, digitйes. Elles justifiaient assez exactement ces noms de corbeilles, de calices, de quenouilles, de cornes d’йlan, de pied de lion, de queue de paon, de gant de Neptune, que leur ont attribuйs les pкcheurs, plus poиtes que les savants. De leur tissu fibreux, enduit d’une substance gйlatineuse а demi-fluide, s’йchappaient incessamment de petits filets d’eau, qui aprиs avoir portй la vie dans chaque cellule, en йtaient expulsйs par un mouvement contractile. Cette substance disparaоt aprиs la mort du polype, et se putrйfie en dйgageant de l’ammoniaque. Il ne reste plus alors que ces fibres cornйes ou gйlatineuses dont se compose l’йponge domestique, qui prend une teinte roussвtre, et qui s’emploie а des usages divers, selon son degrй d’йlasticitй, de permйabilitй ou de rйsistance а la macйration.

 

Ces polypiers adhйraient aux rochers, aux coquilles des mollusques et mкme aux tiges d’hydrophytes. Ils garnissaient les plus petites anfractuositйs, les uns s’йtalant, les autres se dressant ou pendant comme des excroissances coralligиnes. J’appris а Conseil que ces йponges se pкchaient de deux maniиres, soit а la drague, soit а la main. Cette derniиre mйthode qui nйcessite l’emploi des plongeurs, est prйfйrable, car en respectant le tissu du polypier, elle lui laisse une valeur trиs-supйrieure.

 


La pкche des йponges.

 

Les autres zoophytes qui pullulaient auprиs des spongiaires, consistaient principalement en mйduses d’une espиce trиs-йlйgante; les mollusques йtaient reprйsentйs par des variйtйs de calmars, qui, d’aprиs d’Orbigny, sont spйciales а la mer Rouge, et les reptiles par des tortues virgata, appartenant au genre des Chйlonйes, qui fournirent а notre table un mets sain et dйlicat.

 

Quant aux poissons, ils йtaient nombreux et souvent remarquables. Voici ceux que les filets du Nautilus rapportaient plus frйquemment а bord: des raies, parmi lesquelles les limmes de forme ovale, de couleur brique, au corps semй d’inйgales taches bleues et reconnaissables а leur double aiguillon dentelй, des arnacks au dos argentй, des pastenaques а la queue pointillйe, et des bockats, vastes manteaux longs de deux mиtres qui ondulaient entre les eaux, des aodons, absolument dйpourvus de dents, sortes de cartilagineux qui se rapprochent du squale, des ostracions-dromadaires dont la bosse se termine par un aiguillon recourbй, long d’un pied et demi, des ophidies, vйritables murиnes а la queue argentйe, au dos bleuвtre, aux pectorales brunes bordйes d’un lisйrй gris, des fiatoles, espиces de stromatйes, zйbrйs d’йtroites raies d’or et parйs des trois couleurs de la France, des blйmies-garamits, longs de quatre dйcimиtres, de superbes caranx, dйcorйs de sept bandes transversales d’un beau noir, de nageoires bleues et jaunes, et d’йcailles d’or et d’argent, des centropodes, des mulles auriflammes а tкte jaune, des scares, des labres, des balistes, des gobies, etc., et mille autres poissons communs aux Ocйans que nous avions dйjа traversйs.

 

Le 9 fйvrier, le Nautilus flottait dans cette partie la plus large de la mer Rouge, qui est comprise entre Souakin sur la cфte ouest et Quonfodah sur la cфte est, sur un diamиtre de cent quatre-vingt-dix milles.

 

Ce jour-lа а midi, aprиs le point, le capitaine Nemo monta sur la plate-forme oщ je me trouvai. Je me promis de ne point le laisser redescendre sans l’avoir au moins pressenti sur ses projets ultйrieurs. Il vint а moi dиs qu’il m’aperзut, m’offrit gracieusement un cigare et me dit:

 

«Eh bien! monsieur le professeur, cette mer Rouge vous plaоt-elle? Avez-vous suffisamment observй les merveilles qu’elle recouvre, ses poissons et ses zoophytes, ses parterres d’йponges et ses forкts de corail? Avez-vous entrevu les villes jetйes sur ses bords?

 

– Oui, capitaine Nemo, rйpondis-je, et le Nautilus s’est merveilleusement prкtй а toute cette йtude. Ah! c’est un intelligent bateau!

 

– Oui, monsieur, intelligent, audacieux et invulnйrable! Il ne redoute ni les terribles tempкtes de la mer Rouge, ni ses courants, ni ses йcueils.

 

– En effet, dis-je, cette mer est citйe entre les plus mauvaises, et si je ne me trompe, au temps des Anciens, sa renommйe йtait dйtestable.

 

– Dйtestable, monsieur Aronnax. Les historiens grecs et latins n’en parlent pas а son avantage, et Strabon dit qu’elle est particuliиrement dure а l’йpoque des vents Йtйsiens et de la saison des pluies. L’Arabe Edrisi qui la dйpeint sous le nom de golfe de Colzoum raconte que les navires pйrissaient en grand nombre sur ses bancs de sable, et que personne ne se hasardait а y naviguer la nuit. C’est, prйtend-il, une mer sujette а d’affreux ouragans, semйe d’оles inhospitaliиres, et «qui n’offre rien de bon » ni dans ses profondeurs, ni а sa surface. En effet, telle est l’opinion qui se trouve dans Arrien, Agatharchide et Artйmidore.

 

– On voit bien, rйpliquai-je, que ces historiens n’ont pas naviguй а bord du Nautilus.

 

– En effet, rйpondit en souriant le capitaine, et sous ce rapport, les modernes ne sont pas plus avancйs que les anciens. Il a fallu bien des siиcles pour trouver la puissance mйcanique de la vapeur! Qui sait si dans cent ans, on verra un second Nautilus! Les progrиs sont lents, monsieur Aronnax.

 

– C’est vrai, rйpondis-je, votre navire avance d’un siиcle, de plusieurs peut-кtre, sur son йpoque. Quel malheur qu’un secret pareil doive mourir avec son inventeur! »

 

Le capitaine Nemo ne me rйpondit pas. Aprиs quelques minutes de silence:

 

«Vous me parliez, dit-il, de l’opinion des anciens historiens sur les dangers qu’offre la navigation de la mer Rouge?

 

– C’est vrai, rйpondis-je, mais leurs craintes n’йtaient-elles pas exagйrйes?

 

– Oui et non, monsieur Aronnax, me rйpondit le capitaine Nemo, qui me parut possйder а fond «sa mer Rouge ». Ce qui n’est plus dangereux pour un navire moderne, bien grйй, solidement construit, maоtre de sa direction grвce а l’obйissante vapeur, offrait des pйrils de toutes sortes aux bвtiments des anciens. Il faut se reprйsenter ces premiers navigateurs s’aventurant sur des barques faites de planches cousues avec des cordes de palmier, calfatйes de rйsine pilйe et enduites de graisse de chiens de mer. Ils n’avaient pas mкme d’instruments pour relever leur direction, et ils marchaient а l’estime au milieu de courants qu’ils connaissaient а peine. Dans ces conditions, les naufrages йtaient et devaient кtre nombreux. Mais de notre temps, les steamers qui font le service entre Suez et les mers du Sud n’ont plus rien а redouter des colиres de ce golfe, en dйpit des moussons contraires. Leurs capitaines et leurs passagers ne se prйparent pas au dйpart par des sacrifices propitiatoires, et, au retour, ils ne vont plus, ornйs de guirlandes et de bandelettes dorйes, remercier les dieux dans le temple voisin.

 

– J’en conviens, dis-je, et la vapeur me paraоt avoir tuй la reconnaissance dans le cœur des marins. Mais capitaine, puisque vous semblez avoir spйcialement йtudiй cette mer, pouvez-vous m’apprendre quelle est l’origine de son nom?

 

– Il existe, monsieur Aronnax, de nombreuses explications а ce sujet. Voulez-vous connaоtre l’opinion d’un chroniqueur du XIVe siиcle?

 

– Volontiers.

 

– Ce fantaisiste prйtend que son nom lui fut donnй aprиs le passage des Israйlites, lorsque le Pharaon eut pйri dans les flots qui se refermиrent а la voix de Moпse:

 

En signe de cette merveille,

Devint la mer rouge et vermeille.

Non puis ne surent la nommer

Autrement que la rouge mer.

 

– Explication de poиte, capitaine Nemo, rйpondis-je, mais je ne saurais m’en contenter. Je vous demanderai donc votre opinion personnelle.

 

– La voici. Suivant moi, monsieur Aronnax, il faut voir dans cette appellation de mer Rouge une traduction du mot hйbreu «Edrom », et si les anciens lui donnиrent ce nom, ce fut а cause de la coloration particuliиre de ses eaux.

 

– Jusqu’ici cependant je n’ai vu que des flots limpides et sans aucune teinte particuliиre.

 

– Sans doute, mais en avanзant vers le fond du golfe, vous remarquerez cette singuliиre apparence. Je me rappelle avoir vu la baie de Tor entiиrement rouge, comme un lac de sang.

 

– Et cette couleur, vous l’attribuez а la prйsence d’une algue microscopique?

 

– Oui. C’est une matiиre mucilagineuse pourpre produite par ces chйtives plantules connues sous le nom de trichodesmies, et dont il faut quarante mille pour occuper l’espace d’un millimиtre carrй. Peut-кtre en rencontrerez-vous, quand nous serons а Tor.



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