Livre septiиme – L'affaire Champmathieu




Chapitre I
La sњur Simplice

Les incidents qu'on va lire n'ont pas tous йtй connus а Montreuil-sur-mer, mais le peu qui en a percй a laissй dans cette ville un tel souvenir, que ce serait une grave lacune dans ce livre si nous ne les racontions dans leurs moindres dйtails.

 

Dans ces dйtails, le lecteur rencontrera deux ou trois circonstances invraisemblables que nous maintenons par respect pour la vйritй.

 

Dans l'aprиs-midi qui suivit la visite de Javert, M. Madeleine alla voir la Fantine comme d'habitude.

 

Avant de pйnйtrer prиs de Fantine, il fit demander la sњur Simplice. Les deux religieuses qui faisaient le service de l'infirmerie, dames lazaristes comme toutes les sњurs de charitй, s'appelaient sњur Perpйtue et sњur Simplice.

 

La sњur Perpйtue йtait la premiиre villageoise venue, grossiиrement sњur de charitй, entrйe chez Dieu comme on entre en place. Elle йtait religieuse comme on est cuisiniиre. Ce type n'est point trиs rare. Les ordres monastiques acceptent volontiers cette lourde poterie paysanne, aisйment faзonnйe en capucin ou en ursuline. Ces rusticitйs s'utilisent pour les grosses besognes de la dйvotion. La transition d'un bouvier а un carme n'a rien de heurtй; l'un devient l'autre sans grand travail le fond commun d'ignorance du village et du cloоtre est une prйparation toute faite, et met tout de suite le campagnard de plain-pied avec le moine. Un peu d'ampleur au sarrau, et voilа un froc. La sњur Perpйtue йtait une forte religieuse, de Marines, prиs Pontoise, patoisant, psalmodiant, bougonnant, sucrant la tisane selon le bigotisme ou l'hypocrisie du grabataire, brusquant les malades, bourrue avec les mourants, leur jetant presque Dieu au visage, lapidant l'agonie avec des priиres en colиre, hardie, honnкte et rougeaude.

 

La sњur Simplice йtait blanche d'une blancheur de cire. Prиs de sњur Perpйtue, c'йtait le cierge а cфtй de la chandelle. Vincent de Paul a divinement fixй la figure de la sњur de charitй dans ces admirables paroles oщ il mкle tant de libertй а tant de servitude: «Elles n'auront pour monastиre que la maison des malades, pour cellule qu'une chambre de louage, pour chapelle que l'йglise de leur paroisse, pour cloоtre que les rues de la ville ou les salles des hфpitaux, pour clфture que l'obйissance, pour grille que la crainte de Dieu, pour voile que la modestie. » Cet idйal йtait vivant dans la sњur Simplice. Personne n'eыt pu dire l'вge de la sњur Simplice; elle n'avait jamais йtй jeune et semblait ne devoir jamais кtre vieille. C'йtait une personne – nous n'osons dire une femme – calme, austиre, de bonne compagnie, froide, et qui n'avait jamais menti. Elle йtait si douce qu'elle paraissait fragile; plus solide d'ailleurs que le granit. Elle touchait aux malheureux avec de charmants doigts fins et purs. Il y avait, pour ainsi dire, du silence dans sa parole; elle parlait juste le nйcessaire, et elle avait un son de voix qui eыt tout а la fois йdifiй un confessionnal et enchantй un salon. Cette dйlicatesse s'accommodait de la robe de bure, trouvant а ce rude contact un rappel continuel du ciel et de Dieu. Insistons sur un dйtail. N'avoir jamais menti, n'avoir jamais dit, pour un intйrкt quelconque, mкme indiffйremment, une chose qui ne fыt la vйritй, la sainte vйritй, c'йtait le trait distinctif de la sњur Simplice; c'йtait l'accent de sa vertu. Elle йtait presque cйlиbre dans la congrйgation pour cette vйracitй imperturbable. L'abbй Sicard[168] parle de la sњur Simplice dans une lettre au sourd-muet Massieu. Si sincиres, si loyaux et si purs que nous soyons, nous avons tous sur notre candeur au moins la fкlure du petit mensonge innocent. Elle, point. Petit mensonge, mensonge innocent, est-ce que cela existe? Mentir, c'est l'absolu du mal. Peu mentir n'est pas possible; celui qui ment, ment tout le mensonge; mentir, c'est la face mкme du dйmon; Satan a deux noms, il s'appelle Satan et il s'appelle Mensonge. Voilа ce qu'elle pensait. Et comme elle pensait, elle pratiquait. Il en rйsultait cette blancheur dont nous avons parlй, blancheur qui couvrait de son rayonnement mкme ses lиvres et ses yeux. Son sourire йtait blanc, son regard йtait blanc. Il n'y avait pas une toile d'araignйe, pas un grain de poussiиre а la vitre de cette conscience. En entrant dans l'obйdience de saint Vincent de Paul, elle avait pris le nom de Simplice par choix spйcial. Simplice de Sicile, on le sait, est cette sainte qui aima mieux se laisser arracher les deux seins que de rйpondre, йtant nйe а Syracuse, qu'elle йtait nйe а Sйgeste, mensonge qui la sauvait. Cette patronne convenait а cette вme.

 

La sњur Simplice, en entrant dans l'ordre, avait deux dйfauts dont elle s'йtait peu а peu corrigйe; elle avait eu le goыt des friandises et elle avait aimй а recevoir des lettres. Elle ne lisait jamais qu'un livre de priиres en gros caractиres et en latin. Elle ne comprenait pas le latin, mais elle comprenait le livre.

 

La pieuse fille avait pris en affection Fantine, y sentant probablement de la vertu latente, et s'йtait dйvouйe а la soigner presque exclusivement.

 

M. Madeleine emmena а part la sњur Simplice et lui recommanda Fantine avec un accent singulier dont la sњur se souvint plus tard.

 

En quittant la sњur, il s'approcha de Fantine.

 

Fantine attendait chaque jour l'apparition de M. Madeleine comme on attend un rayon de chaleur et de joie. Elle disait aux sњurs:

 

– Je ne vis que lorsque monsieur le maire est lа.

 

Elle avait ce jour-lа beaucoup de fiиvre. Dиs qu'elle vit M. Madeleine, elle lui demanda:

 

– Et Cosette?

 

Il rйpondit en souriant:

 

– Bientфt.

 

M. Madeleine fut avec Fantine comme а l'ordinaire. Seulement il resta une heure au lieu d'une demi-heure, au grand contentement de Fantine. Il fоt mille instances а tout le monde pour que rien ne manquвt а la malade. On remarqua qu'il y eut un moment oщ son visage devint trиs sombre. Mais cela s'expliqua quand on sut que le mйdecin s'йtait penchй а son oreille et lui avait dit:

 

– Elle baisse beaucoup.

 

Puis il rentra а la mairie, et le garзon de bureau le vit examiner avec attention une carte routiиre de France qui йtait suspendue dans son cabinet. Il йcrivit quelques chiffres au crayon sur un papier.

Chapitre II
Perspicacitй de maоtre Scaufflaire

De la mairie il se rendit au bout de la ville chez un Flamand, maоtre Scaufflaлr, francisй Scaufflaire, qui louait des chevaux et des «cabriolets а volontй ».

 

Pour aller chez ce Scaufflaire, le plus court йtait de prendre une rue peu frйquentйe oщ йtait le presbytиre de la paroisse que M. Madeleine habitait. Le curй йtait, disait-on, un homme digne et respectable, et de bon conseil. А l'instant oщ M. Madeleine arriva devant le presbytиre, il n'y avait dans la rue qu'un passant, et ce passant remarqua ceci: M. le maire, aprиs avoir dйpassй la maison curiale, s'arrкta, demeura immobile, puis revint sur ses pas et rebroussa chemin jusqu'а la porte du presbytиre, qui йtait une porte bвtarde avec marteau de fer. Il mit vivement la main au marteau, et le souleva; puis il s'arrкta de nouveau, et resta court, et comme pensif, et, aprиs quelques secondes, au lieu de laisser bruyamment retomber le marteau, il le reposa doucement et reprit son chemin avec une sorte de hвte qu'il n'avait pas auparavant.

 

M. Madeleine trouva maоtre Scaufflaire chez lui occupй а repiquer un harnais.

 

– Maоtre Scaufflaire, demanda-t-il, avez-vous un bon cheval?

 

– Monsieur le maire, dit le Flamand, tous mes chevaux sont bons. Qu'entendez-vous par un bon cheval?

 

– J'entends un cheval qui puisse faire vingt lieues en un jour.

 

– Diable! fit le Flamand, vingt lieues!

 

– Oui.

 

– Attelй а un cabriolet?

 

– Oui.

 

– Et combien de temps se reposera-t-il aprиs la course?

 

– Il faut qu'il puisse au besoin repartir le lendemain.

 

– Pour refaire le mкme trajet?

 

– Oui.

 

– Diable! diable! et c'est vingt lieues? M. Madeleine tira de sa poche le papier oщ il avait crayonnй des chiffres. Il les montra au Flamand. c'йtaient les chiffres 5, 6, 8 Ѕ.

 

– Vous voyez, dit-il. Total, dix-neuf et demi, autant dire vingt lieues.

 

– Monsieur le maire, reprit le Flamand, j'ai votre affaire. Mon petit cheval blanc. Vous avez dы le voir passer quelquefois. C'est une petite bкte du bas Boulonnais. C'est plein de feu. On a voulu d'abord en faire un cheval de selle. Bah! il ruait, il flanquait tout le monde par terre. On le croyait vicieux, on ne savait qu'en faire. Je l'ai achetй. Je l'ai mis au cabriolet. Monsieur, c'est cela qu'il voulait; il est doux comme une fille, il va le vent. Ah! par exemple, il ne faudrait pas lui monter sur le dos. Ce n'est pas son idйe d'кtre cheval de selle. Chacun a son ambition. Tirer, oui, porter, non; il faut croire qu'il s'est dit зa.

 

– Et il fera la course?

 

– Vos vingt lieues. Toujours au grand trot, et en moins de huit heures. Mais voici а quelles conditions.

 

– Dites.

 

– Premiиrement, vous le ferez souffler une heure а moitiй chemin; il mangera, et on sera lа pendant qu'il mangera pour empкcher le garзon de l'auberge de lui voler son avoine; car j'ai remarquй que dans les auberges l'avoine est plus souvent bue par les garзons d'йcurie que mangйe par les chevaux.

 

– On sera lа.

 

– Deuxiиmement… Est-ce pour monsieur le maire le cabriolet?

 

– Oui.

 

– Monsieur le maire sait conduire?

 

– Oui.

 

– Eh bien, monsieur le maire voyagera seul et sans bagage afin de ne point charger le cheval.

 

– Convenu.

 

– Mais monsieur le maire, n'ayant personne avec lui, sera obligй de prendre la peine de surveiller lui-mкme l'avoine.

 

– C'est dit.

 

– Il me faudra trente francs par jour. Les jours de repos payйs. Pas un liard de moins, et la nourriture de la bкte а la charge de monsieur le maire.

 

M. Madeleine tira trois napolйons de sa bourse et les mit sur la table.

 

– Voilа deux jours d'avance.

 

– Quatriиmement, pour une course pareille sur cabriolet serait trop lourd et fatiguerait le cheval. Il faudrait que monsieur le maire consentоt а voyager dans un petit tilbury que j'ai.

 

– J'y consens.

 

– C'est lйger, mais c'est dйcouvert.

 

– Cela m'est йgal.

 

– Monsieur le maire a-t-il rйflйchi que nous sommes en hiver?…

 

M. Madeleine ne rйpondit pas. Le Flamand reprit:

 

– Qu'il fait trиs froid?

 

M. Madeleine garda le silence. Maоtre Scaufflaire continua:

 

– Qu'il peut pleuvoir?

 

M. Madeleine leva la tкte et dit:

 

– Le tilbury et le cheval seront devant ma porte demain а quatre heures et demie du matin.

 

– C'est entendu, monsieur le maire, rйpondit Scaufflaire, puis, grattant avec l'ongle de son pouce une tache qui йtait dans le bois de la table, il reprit de cet air insouciant que les Flamands savent si bien mкler а leur finesse:

 

– Mais voilа que j'y songe а prйsent! monsieur le maire ne me dit pas oщ il va. Oщ est-ce que va monsieur le maire?

 

Il ne songeait pas а autre chose depuis le commencement de la conversation, mais il ne savait pourquoi il n'avait pas osй faire cette question.

 

– Votre cheval a-t-il de bonnes jambes de devant? dit M. Madeleine.

 

– Oui, monsieur le maire. Vous le soutiendrez un peu dans les descentes. Y a-t-il beaucoup de descentes d'ici oщ vous allez?

 

– N'oubliez pas d'кtre а ma porte а quatre heures et demie du matin, trиs prйcises, rйpondit M. Madeleine; et il sortit.

 

Le Flamand resta «tout bкte », comme il disait lui-mкme quelque temps aprиs.

 

Monsieur le maire йtait sorti depuis deux ou trois minutes, lorsque la porte se rouvrit; c'йtait M. le maire. Il avait toujours le mкme air impassible et prйoccupй.

 

– Monsieur Scaufflaire, dit-il, а quelle somme estimez-vous le cheval et le tilbury que vous me louerez, l'un portant l'autre?

 

– L'un traоnant l'autre, monsieur le maire, dit le Flamand avec un gros rire.

 

– Soit. Eh bien!

 

– Est-ce que monsieur le maire veut me les acheter?

 

– Non, mais а tout йvйnement, je veux vous les garantir. А mon retour vous me rendrez la somme. Combien estimez-vous cabriolet et cheval?

 

– А cinq cents francs, monsieur le maire.

 

– Les voici.

 

M. Madeleine posa un billet de banque sur la table, puis sortit et cette fois ne rentra plus.

 

Maоtre Scaufflaire regretta affreusement de n'avoir point dit mille francs. Du reste le cheval et le tilbury, en bloc, valaient cent йcus.

 

Le Flamand appela sa femme, et lui conta la chose. Oщ diable monsieur le maire peut-il aller? Ils tinrent conseil.

 

– Il va а Paris, dit la femme.

 

– Je ne crois pas, dit le mari.

 

M. Madeleine avait oubliй sur la cheminйe le papier oщ il avait tracй des chiffres. Le Flamand le prit et l'йtudia.

 

– Cinq, six, huit et demi? cela doit marquer des relais de poste.

 

Il se tourna vers sa femme.

 

– J'ai trouvй.

 

– Comment?

 

– Il y a cinq lieues d'ici а Hesdin, six de Hesdin а Saint-Pol, huit et demie de Saint-Pol а Arras. Il va а Arras.

 

Cependant M. Madeleine йtait rentrй chez lui.

 

Pour revenir de chez maоtre Scaufflaire, il avait pris le plus long, comme si la porte du presbytиre avait йtй pour lui une tentation, et qu'il eыt voulu l'йviter. Il йtait montй dans sa chambre et s'y йtait enfermй, ce qui n'avait rien que de simple, car il se couchait volontiers de bonne heure. Pourtant la concierge de la fabrique, qui йtait en mкme temps l'unique servante de M. Madeleine, observa que sa lumiиre s'йteignit а huit heures et demie, et elle le dit au caissier qui rentrait, en ajoutant:

 

– Est-ce que monsieur le maire est malade? je lui ai trouvй l'air un peu singulier.

 

Ce caissier habitait une chambre situйe prйcisйment au-dessous de la chambre de M. Madeleine. Il ne prit point garde aux paroles de la portiиre, se coucha et s'endormit. Vers minuit, il se rйveilla brusquement; il avait entendu а travers son sommeil un bruit au-dessus de sa tкte. Il йcouta. C'йtait un pas qui allait et venait, comme si l'on marchait dans la chambre en haut. Il йcouta plus attentivement, et reconnut le pas de M. Madeleine. Cela lui parut йtrange; habituellement aucun bruit ne se faisait dans la chambre de M. Madeleine avant l'heure de son lever. Un moment aprиs le caissier entendit quelque chose qui ressemblait а une armoire qu'on ouvre et qu'on referme. Puis on dйrangea un meuble, il y eut un silence, et le pas recommenзa. Le caissier se dressa sur son sйant, s'йveilla tout а fait, regarda, et а travers les vitres de sa croisйe aperзut sur le mur d'en face la rйverbйration rougeвtre d'une fenкtre йclairйe. А la direction des rayons, ce ne pouvait кtre que la fenкtre de la chambre de M. Madeleine. La rйverbйration tremblait comme si elle venait plutфt d'un feu allumй que d'une lumiиre. L'ombre des chвssis vitrйs ne s'y dessinait pas, ce qui indiquait que la fenкtre йtait toute grande ouverte. Par le froid qu'il faisait, cette fenкtre ouverte йtait surprenante. Le caissier se rendormit. Une heure ou deux aprиs, il se rйveilla encore. Le mкme pas, lent et rйgulier, allait et venait toujours au-dessus de sa tкte.

 

La rйverbйration se dessinait toujours sur le mur, mais elle йtait maintenant pвle et paisible comme le reflet d'une lampe ou d'une bougie. La fenкtre йtait toujours ouverte. Voici ce qui se passait dans la chambre de M. Madeleine.

Chapitre III
Une tempкte sous un crвne

Le lecteur a sans doute devinй que M. Madeleine n'est autre que Jean Valjean.

 

Nous avons dйjа regardй dans les profondeurs de cette conscience; le moment est venu d'y regarder encore. Nous ne le faisons pas sans йmotion et sans tremblement. Il n'existe rien de plus terrifiant que cette sorte de contemplation. L'њil de l'esprit ne peut trouver nulle part plus d'йblouissements ni plus de tйnиbres que dans l'homme; il ne peut se fixer sur aucune chose qui soit plus redoutable, plus compliquйe, plus mystйrieuse et plus infinie. Il y a un spectacle plus grand que la mer, c'est le ciel; il y a un spectacle plus grand que le ciel, c'est l'intйrieur de l'вme.

 

Faire le poиme de la conscience humaine, ne fыt-ce qu'а propos d'un seul homme, ne fыt-ce qu'а propos du plus infime des hommes, ce serait fondre toutes les йpopйes dans une йpopйe supйrieure et dйfinitive. La conscience, c'est le chaos des chimиres, des convoitises et des tentatives, la fournaise des rкves, l'antre des idйes dont on a honte; c'est le pandйmonium[169] des sophismes, c'est le champ de bataille des passions. А de certaines heures, pйnйtrez а travers la face livide d'un кtre humain qui rйflйchit, et regardez derriиre, regardez dans cette вme, regardez dans cette obscuritй. Il y a lа, sous le silence extйrieur, des combats de gйants comme dans Homиre, des mкlйes de dragons et d'hydres et des nuйes de fantфmes comme dans Milton, des spirales visionnaires comme chez Dante. Chose sombre que cet infini que tout homme porte en soi et auquel il mesure avec dйsespoir les volontйs de son cerveau et les actions de sa vie!

 

Alighieri rencontra un jour une sinistre porte devant laquelle il hйsita[170]. En voici une aussi devant nous, au seuil de laquelle nous hйsitons. Entrons pourtant.

 

Nous n'avons que peu de chose а ajouter а ce que le lecteur connaоt dйjа de ce qui йtait arrivй а Jean Valjean depuis l'aventure de Petit-Gervais. А partir de ce moment, on l'a vu, il fut un autre homme. Ce que l'йvкque avait voulu faire de lui, il l'exйcuta. Ce fut plus qu'une transformation, ce fut une transfiguration.

 

Il rйussit а disparaоtre, vendit l'argenterie de l'йvкque, ne gardant que les flambeaux, comme souvenir, se glissa de ville en ville, traversa la France, vint а Montreuil-sur-mer, eut l'idйe que nous avons dite, accomplit ce que nous avons racontй, parvint а se faire insaisissable et inaccessible, et dйsormais, йtabli а Montreuil-sur-mer, heureux de sentir sa conscience attristйe par son passй et la premiиre moitiй de son existence dйmentie par la derniиre, il vйcut paisible, rassurй et espйrant, n'ayant plus que deux pensйes: cacher son nom, et sanctifier sa vie; йchapper aux hommes, et revenir а Dieu.

 

Ces deux pensйes йtaient si йtroitement mкlйes dans son esprit qu'elles n'en formaient qu'une seule; elles йtaient toutes deux йgalement absorbantes et impйrieuses, et dominaient ses moindres actions. D'ordinaire elles йtaient d'accord pour rйgler la conduite de sa vie; elles le tournaient vers l'ombre; elles le faisaient bienveillant et simple; elles lui conseillaient les mкmes choses. Quelquefois cependant il y avait conflit entre elles. Dans ce cas-lа, on s'en souvient, l'homme que tout le pays de Montreuil-sur-mer appelait M. Madeleine ne balanзait pas а sacrifier la premiиre а la seconde, sa sйcuritй а sa vertu. Ainsi, en dйpit de toute rйserve et de toute prudence, il avait gardй les chandeliers de l'йvкque, portй son deuil, appelй et interrogй tous les petits savoyards qui passaient, pris des renseignements sur les familles de Faverolles, et sauvй la vie au vieux Fauchelevent, malgrй les inquiйtantes insinuations de Javert. Il semblait, nous l'avons dйjа remarquй, qu'il pensвt, а l'exemple de tous ceux qui ont йtй sages, saints et justes, que son premier devoir n'йtait pas envers lui.

 

Toutefois, il faut le dire, jamais rien de pareil ne s'йtait encore prйsentй. Jamais les deux idйes qui gouvernaient le malheureux homme dont nous racontons les souffrances n'avaient engagй une lutte si sйrieuse. Il le comprit confusйment, mais profondйment, dиs les premiиres paroles que prononзa Javert, en entrant dans son cabinet.

 

Au moment oщ fut si йtrangement articulй ce nom qu'il avait enseveli sous tant d'йpaisseurs, il fut saisi de stupeur et comme enivrй par la sinistre bizarrerie de sa destinйe, et, а travers cette stupeur, il eut ce tressaillement qui prйcиde les grandes secousses; il se courba comme un chкne а l'approche d'un orage, comme un soldat а l'approche d'un assaut. Il sentit venir sur sa tкte des ombres pleines de foudres et d'йclairs. Tout en йcoutant parler Javert, il eut une premiиre pensйe d'aller, de courir, de se dйnoncer, de tirer ce Champmathieu de prison et de s'y mettre; cela fut douloureux et poignant comme une incision dans la chair vive, puis cela passa, et il se dit: «Voyons! voyons! » Il rйprima ce premier mouvement gйnйreux et recula devant l'hйroпsme.

 

Sans doute, il serait beau qu'aprиs les saintes paroles de l'йvкque, aprиs tant d'annйes de repentir et d'abnйgation, au milieu d'une pйnitence admirablement commencйe, cet homme, mкme en prйsence d'une si terrible conjoncture, n'eыt pas bronchй un instant et eыt continuй de marcher du mкme pas vers ce prйcipice ouvert au fond duquel йtait le ciel; cela serait beau, mais cela ne fut pas ainsi. Il faut bien que nous rendions compte des choses qui s'accomplissaient dans cette вme, et nous ne pouvons dire que ce qui y йtait. Ce qui l'emporta tout d'abord, ce fut l'instinct de la conservation; il rallia en hвte ses idйes, йtouffa ses йmotions, considйra la prйsence de Javert, ce grand pйril, ajourna toute rйsolution avec la fermetй de l'йpouvante, s'йtourdit sur ce qu'il y avait а faire, et reprit son calme comme un lutteur ramasse son bouclier.

 

Le reste de la journйe il fut dans cet йtat, un tourbillon au dedans, une tranquillitй profonde au dehors; il ne prit que ce qu'on pourrait appeler «les mesures conservatoires ». Tout йtait encore confus et se heurtait dans son cerveau; le trouble y йtait tel qu'il ne voyait distinctement la forme d'aucune idйe; et lui-mкme n'aurait pu rien dire de lui-mкme, si ce n'est qu'il venait de recevoir un grand coup. Il se rendit comme d'habitude prиs du lit de douleur de Fantine et prolongea sa visite, par un instinct de bontй, se disant qu'il fallait agir ainsi et la bien recommander aux sњurs pour le cas oщ il arriverait qu'il eыt а s'absenter. Il sentit vaguement qu'il faudrait peut-кtre aller а Arras, et, sans кtre le moins du monde dйcidй а ce voyage, il se dit qu'а l'abri de tout soupзon comme il l'йtait, il n'y avait point d'inconvйnient а кtre tйmoin de ce qui se passerait, et il retint le tilbury de Scaufflaire, afin d'кtre prйparй а tout йvйnement.

 

Il dоna avec assez d'appйtit.

 

Rentrй dans sa chambre il se recueillit.

 

Il examina la situation et la trouva inouпe; tellement inouпe qu'au milieu de sa rкverie, par je ne sais quelle impulsion d'anxiйtй presque inexplicable, il se leva de sa chaise et ferma sa porte au verrou. Il craignait qu'il n'entrвt encore quelque chose. Il se barricadait contre le possible.

 

Un moment aprиs il souffla sa lumiиre. Elle le gкnait.

 

Il lui semblait qu'on pouvait le voir.

 

Qui, on?

 

Hйlas! ce qu'il voulait mettre а la porte йtait entrй ce qu'il voulait aveugler, le regardait. Sa conscience.

 

Sa conscience, c'est-а-dire Dieu.

 

Pourtant, dans le premier moment, il se fit illusion; il eut un sentiment de sыretй et de solitude; le verrou tirй, il se crut imprenable la chandelle йteinte, il se sentit invisible. Alors il prit possession de lui-mкme; il posa ses coudes sur la table, appuya la tкte sur sa main, et se mit а songer dans les tйnиbres.

 

– Oщ en suis-je? – Est-ce que je ne rкve pas? Que m'a-t-on dit? – Est-il bien vrai que j'aie vu ce Javert et qu'il m'ait parlй ainsi? – Que peut кtre ce Champmathieu? – Il me ressemble donc? – Est-ce possible? – Quand je pense qu'hier j'йtais si tranquille et si loin de me douter de rien! – Qu'est-ce que je faisais donc hier а pareille heure? – Qu'y a-t-il dans cet incident? – Comment se dйnouera-t-il? – Que faire?

 

Voilа dans quelle tourmente il йtait. Son cerveau avait perdu la force de retenir ses idйes, elles passaient comme des ondes, et il prenait son front dans ses deux mains pour les arrкter.

 

De ce tumulte qui bouleversait sa volontй et sa raison, et dont il cherchait а tirer une йvidence et une rйsolution, rien ne se dйgageait que l'angoisse.

 

Sa tкte йtait brыlante. Il alla а la fenкtre et l'ouvrit toute grande. Il n'y avait pas d'йtoiles au ciel. Il revint s'asseoir prиs de la table.

 

La premiиre heure s'йcoula ainsi.

 

Peu а peu cependant des linйaments vagues commencиrent а se former et а se fixer dans sa mйditation, et il put entrevoir avec la prйcision de la rйalitй, non l'ensemble de la situation, mais quelques dйtails.

 

Il commenзa par reconnaоtre que, si extraordinaire et si critique que fыt cette situation, il en йtait tout а fait le maоtre.

 

Sa stupeur ne fit que s'en accroоtre.

 

Indйpendamment du but sйvиre et religieux que se proposaient ses actions, tout ce qu'il avait fait jusqu'а ce jour n'йtait autre chose qu'un trou qu'il creusait pour y enfouir son nom. Ce qu'il avait toujours le plus redoutй, dans ses heures de repli sur lui-mкme, dans ses nuits d'insomnie, c'йtait d'entendre jamais prononcer ce nom; il se disait que ce serait lа pour lui la fin de tout; que le jour oщ ce nom reparaоtrait, il ferait йvanouir autour de lui sa vie nouvelle, et qui sait mкme peut-кtre? au dedans de lui sa nouvelle вme. Il frйmissait de la seule pensйe que c'йtait possible. Certes, si quelqu'un lui eыt dit en ces moments-lа qu'une heure viendrait oщ ce nom retentirait а son oreille, oщ ce hideux mot, Jean Valjean, sortirait tout а coup de la nuit et se dresserait devant lui, oщ cette lumiиre formidable faite pour dissiper le mystиre dont il s'enveloppait resplendirait subitement sur sa tкte; et que ce nom ne le menacerait pas, que cette lumiиre ne produirait qu'une obscuritй plus йpaisse, que ce voile dйchirй accroоtrait le mystиre; que ce tremblement de terre consoliderait son йdifice, que ce prodigieux incident n'aurait d'autre rйsultat, si bon lui semblait, а lui, que de rendre son existence а la fois plus claire et plus impйnйtrable, et que, de sa confrontation avec le fantфme de Jean Valjean, le bon et digne bourgeois monsieur Madeleine sortirait plus honorй, plus paisible et plus respectй que jamais, – si quelqu'un lui eыt dit cela, il eыt hochй la tкte et regardй ces paroles comme insensйes. Eh bien! tout cela venait prйcisйment d'arriver, tout cet entassement de l'impossible йtait un fait, et Dieu avait permis que ces choses folles devinssent des choses rйelles!

 

Sa rкverie continuait de s'йclaircir. Il se rendait de plus en plus compte de sa position. Il lui semblait qu'il venait de s'йveiller de je ne sais quel sommeil, et qu'il se trouvait glissant sur une pente au milieu de la nuit, debout, frissonnant, reculant en vain, sur le bord extrкme d'un abоme. Il entrevoyait distinctement dans l'ombre un inconnu, un йtranger, que la destinйe prenait pour lui et poussait dans le gouffre а sa place. Il fallait, pour que le gouffre se refermвt, que quelqu'un y tombвt, lui ou l'autre.

 

Il n'avait qu'а laisser faire.

 

La clartй devint complиte, et il s'avoua ceci: – Que sa place йtait vide aux galиres, qu'il avait beau faire, qu'elle l'y attendait toujours, que le vol de Petit-Gervais l'y ramenait, que cette place vide l'attendrait et l'attirerait jusqu'а ce qu'il y fыt, que cela йtait inйvitable et fatal. – Et puis il se dit: – Qu'en ce moment il avait un remplaзant, qu'il paraissait qu'un nommй Champmathieu avait cette mauvaise chance, et que, quant а lui, prйsent dйsormais au bagne dans la personne de ce Champmathieu, prйsent dans la sociйtй sous le nom de M. Madeleine, il n'avait plus rien а redouter, pourvu qu'il n'empкchвt pas les hommes de sceller sur la tкte de ce Champmathieu cette pierre de l'infamie qui, comme la pierre du sйpulcre, tombe une fois et ne se relиve jamais.

 

Tout cela йtait si violent et si йtrange qu'il se fit soudain en lui cette espиce de mouvement indescriptible qu'aucun homme n'йprouve plus de deux ou trois fois dans sa vie, sorte de convulsion de la conscience qui remue tout ce que le cњur a de douteux, qui se compose d'ironie, de joie et de dйsespoir, et qu'on pourrait appeler un йclat de rire intйrieur.

 

Il ralluma brusquement sa bougie.

 

– Eh bien quoi! se dit-il, de quoi est-ce que j'ai peur? qu'est-ce que j'ai а songer comme cela? Me voilа sauvй. Tout est fini. Je n'avais plus qu'une porte entr'ouverte par laquelle mon passй pouvait faire irruption dans ma vie; cette porte, la voilа murйe! а jamais! Ce Javert qui me trouble depuis si longtemps, ce redoutable instinct qui semblait m'avoir devinй, qui m'avait devinй, pardieu! et qui me suivait partout, cet affreux chien de chasse toujours en arrкt sur moi, le voilа dйroutй, occupй ailleurs, absolument dйpistй! Il est satisfait dйsormais, il me laissera tranquille, il tient son Jean Valjean! Qui sait mкme, il est probable qu'il voudra quitter la ville! Et tout cela s'est fait sans moi! Et je n'y suis pour rien! Ah за, mais! qu'est-ce qu'il y a de malheureux dans ceci? Des gens qui me verraient, parole d'honneur! croiraient qu'il m'est arrivй une catastrophe! Aprиs tout, s'il y a du mal pour quelqu'un, ce n'est aucunement de ma faute. C'est la providence qui a tout fait. C'est qu'elle veut cela apparemment!

 

Ai-je le droit de dйranger ce qu'elle arrange? Qu'est-ce que je demande а prйsent? De quoi est-ce que je vais me mкler? Cela ne me regarde pas. Comment! je ne suis pas content! Mais qu'est-ce qu'il me faut donc? Le but auquel j'aspire depuis tant d'annйes, le songe de mes nuits, l'objet de mes priиres au ciel, la sйcuritй, je l'atteins! C'est Dieu qui le veut. Je n'ai rien а faire contre la volontй de Dieu. Et pourquoi Dieu le veut-il? Pour que je continue ce que j'ai commencй, pour que je fasse le bien, pour que je sois un jour un grand et encourageant exemple, pour qu'il soit dit qu'il y a eu enfin un peu de bonheur attachй а cette pйnitence que j'ai subie et а cette vertu oщ je suis revenu! Vraiment je ne comprends pas pourquoi j'ai eu peur tantфt d'entrer chez ce brave curй et de tout lui raconter comme а un confesseur, et de lui demander conseil, c'est йvidemment lа ce qu'il m'aurait dit. C'est dйcidй, laissons aller les choses! laissons faire le bon Dieu!

 

Il se parlait ainsi dans les profondeurs de sa conscience, penchй sur ce qu'on pourrait appeler son propre abоme. Il se leva de sa chaise, et se mit а marcher dans la chambre. – Allons, dit-il, n'y pensons plus. Voilа une rйsolution prise! – Mais il ne sentit aucune joie.

 

Au contraire.

 

On n'empкche pas plus la pensйe de revenir а une idйe que la mer de revenir а un rivage. Pour le matelot, cela s'appelle la marйe; pour le coupable, cela s'appelle le remords. Dieu soulиve l'вme comme l'ocйan.

 

Au bout de peu d'instants, il eut beau faire, il reprit ce sombre dialogue dans lequel c'йtait lui qui parlait et lui qui йcoutait, disant ce qu'il eыt voulu taire, йcoutant ce qu'il n'eыt pas voulu entendre, cйdant а cette puissance mystйrieuse qui lui disait: pense! comme elle disait il y a deux mille ans а un autre condamnй, marche!

 

Avant d'aller plus loin et pour кtre pleinement compris, insistons sur une observation nйcessaire.

 

Il est certain qu'on se parle а soi-mкme, il n'est pas un кtre pensant qui ne l'ait йprouvй. On peut dire mкme que le verbe n'est jamais un plus magnifique mystиre que lorsqu'il va, dans l'intйrieur d'un homme, de la pensйe а la conscience et qu'il retourne de la conscience а la pensйe. C'est dans ce sens seulement qu'il faut entendre les mots souvent employйs dans ce chapitre, il dit, il s'йcria. On se dit, on se parle, on s'йcrie en soi-mкme, sans que le silence extйrieur soit rompu. Il y a un grand tumulte; tout parle en nous, exceptй la bouche. Les rйalitйs de l'вme, pour n'кtre point visibles et palpables, n'en sont pas moins des rйalitйs.

 

Il se demanda donc oщ il en йtait. Il s'interrogea sur cette «rйsolution prise ». Il se confessa а lui-mкme[171] que tout ce qu'il venait d'arranger dans son esprit йtait monstrueux, que «laisser aller les choses, laisser faire le bon Dieu », c'йtait tout simplement horrible. Laisser s'accomplir cette mйprise de la destinйe et des hommes, ne pas l'empкcher, s'y prкter par son silence, ne rien faire enfin, c'йtait faire tout! c'йtait le dernier degrй de l'indignitй hypocrite! c'йtait un crime bas, lвche, sournois, abject, hideux!

 

Pour la premiиre fois depuis huit annйes, le malheureux homme venait de sentir la saveur amиre d'une mauvaise pensйe et d'une mauvaise action.

 

Il la recracha avec dйgoыt.

 

Il continua de se questionner. Il se demanda sйvиrement ce qu'il avait entendu par ceci: "Mon but est atteint!" Il se dйclara que sa vie avait un but en effet. Mais quel but? cacher son nom? tromper la police? Йtait-ce pour une chose si petite qu'il avait fait tout ce qu'il avait fait? Est-ce qu'il n'avait pas un autre but, qui йtait le grand, qui йtait le vrai? Sauver, non sa personne, mais son вme. Redevenir honnкte et bon. Кtre un juste! est-ce que ce n'йtait pas lа surtout, lа uniquement, ce qu'il avait toujours voulu, ce que l'йvкque lui avait ordonnй? – Fermer la porte а son passй? Mais il ne la fermait pas, grand Dieu! il la rouvrait en faisant une action infвme! mais il redevenait un voleur, et le plus odieux des voleurs! il volait а un autre son existence, sa vie, sa paix, sa place au soleil! il devenait un assassin! il tuait, il tuait moralement un misйrable homme, il lui infligeait cette affreuse mort vivante, cette mort а ciel ouvert, qu'on appelle le bagne! Au contraire, se livrer, sauver cet homme frappй d'une si lugubre erreur, reprendre son nom, redevenir par devoir le forзat Jean Valjean, c'йtait lа vraiment achever sa rйsurrection, et fermer а jamais l'enfer d'oщ il sortait! Y retomber en apparence, c'йtait en sortir en rйalitй! Il fallait faire cela! il n'avait rien fait s'il ne faisait pas cela! toute sa vie йtait inutile, toute sa pйnitence йtait perdue, et il n'y avait plus qu'а dire: а quoi bon? Il sentait que l'йvкque йtait lа, que l'йvкque йtait d'autant plus prйsent qu'il йtait mort, que l'йvкque le regardait fixement, que dйsormais le maire Madeleine avec toutes ses vertus lui serait abominable, et que le galйrien Jean Valjean serait admirable et pur devant lui. Que les hommes voyaient son masque, mais que l'йvкque voyait sa face. Que les hommes voyaient sa vie, mais que l'йvкque voyait sa conscience. Il fallait donc aller а Arras, dйlivrer le faux Jean Valjean, dйnoncer le vйritable! Hйlas! c'йtait lа le plus grand des sacrifices, la plus poignante des victoires, le dernier pas а franchir; mais il le fallait. Douloureuse destinйe! il n'entrerait dans la saintetй aux yeux de Dieu que s'il rentrait dans l'infamie aux yeux des hommes!

 

– Eh bien, dit-il, prenons ce parti! faisons notre devoir! sauvons cet homme!

 

Il prononзa ces paroles а haute voix, sans s'apercevoir qu'il parlait tout haut.

 

Il prit ses livres, les vйrifia et les mit en ordre. Il jeta au feu une liasse de crйances qu'il avait sur de petits commerзants gкnйs. Il йcrivit une lettre qu'il cacheta et sur l'enveloppe de laquelle on aurait pu lire, s'il y avait eu quelqu'un dans sa chambre en cet instant: А Monsieur Laffitte, banquier, rue d'Artois, а Paris.

 

Il tira d'un secrйtaire un portefeuille qui contenait quelques billets de banque et le passeport dont il s'йtait servi cette mкme annйe pour aller aux йlections.

 

Qui l'eыt vu pendant qu'il accomplissait ces divers actes auxquels se mкlait une mйditation si grave, ne se fыt pas doutй de ce qui se passait en lui. Seulement par moments ses lиvres remuaient; dans d'autres instants il relevait la tкte et fixait son regard sur un point quelconque de la muraille, comme s'il y avait prйcisйment lа quelque chose qu'il voulait йclaircir ou interroger.

 

La lettre а M. Laffitte terminйe, il la mit dans sa poche ainsi que le portefeuille, et recommenзa а marcher.

 

Sa rкverie n'avait point dйviй. Il continuait de voir clairement son devoir йcrit en lettres lumineuses qui flamboyaient devant ses yeux et se dйplaзaient avec son regard: – Va! nomme-toi! dйnonce-toi!

 

Il voyait de mкme, et comme si elles se fussent mues devant lui avec des formes sensibles, les deux idйes qui avaient йtй jusque-lа la double rиgle de sa vie: cacher son nom, sanctifier son вme. Pour la premiиre fois, elles lui apparaissaient absolument distinctes, et il voyait la diffйrence qui les sйparait. Il reconnaissait que l'une de ces idйes йtait nйcessairement bonne, tandis que l'autre pouvait devenir mauvaise; que celle-lа йtait le dйvouement et que celle-ci йtait la personnalitй; que l'une disait: le prochain, et que l'autre disait: moi; que l'une venait de la lumiиre et que l'autre venait de la nuit.

 

Elles se combattaient, il les voyait se combattre. А mesure qu'il songeait, elles avaient grandi devant l'њil de son esprit; elles avaient maintenant des statures colossales; et il lui semblait qu'il voyait lutter au dedans de lui-mкme, dans cet infini dont nous parlions tout а l'heure, au milieu des obscuritйs et des lueurs, une dйesse et une gйante.

 

Il йtait plein d'йpouvante, mais il lui semblait que la bonne pensйe l'emportait.

 

Il sentait qu'il touchait а l'autre moment dйcisif de sa conscience et de sa destinйe; que l'йvкque avait marquй la premiиre phase de sa vie nouvelle, et que ce Champmathieu en marquait la seconde. Aprиs la grande crise, la grande йpreuve.

 

Cependant la fiиvre, un instant apaisйe, lui revenait peu а peu. Mille pensйes le traversaient, mais elles continuaient de le fortifier dans sa rйsolution.

 

Un moment il s'йtait dit: – qu'il prenait peut-кtre la chose trop vivement, qu'aprиs tout ce Champmathieu n'йtait pas intйressant, qu'en somme il avait volй.

 

Il se rйpondit: – Si cet homme a en effet volй quelques pommes, c'est un mois de prison. Il y a loin de lа aux galиres. Et qui sait mкme? a-t-il volй? est-ce prouvй? Le nom de Jean Valjean l'accable et semble dispenser de preuves. Les procureurs du roi n'agissent-ils pas habituellement ainsi? On le croit voleur, parce qu'on le sait forзat.

 

Dans un autre instant, cette idйe lui vint que, lorsqu'il se serait dйnoncй, peut-кtre on considйrerait l'hйroпsme de son action, et sa vie honnкte depuis sept ans, et ce qu'il avait fait pour le pays, et qu'on lui ferait grвce.

 

Mais cette supposition s'йvanouit bien vite, et il sourit amиrement en songeant que le vol des quarante sous а Petit-Gervais le faisait rйcidiviste, que cette affaire reparaоtrait certainement et, aux termes prйcis de la loi, le ferait passible des travaux forcйs а perpйtuitй.

 

Il se dйtourna de toute illusion, se dйtacha de plus en plus de la terre et chercha la consolation et la force ailleurs. Il se dit qu'il fallait faire son devoir; que peut-кtre mкme ne serait-il pas plus malheureux aprиs avoir fait son devoir qu'aprиs l'avoir йludй; que s'il laissait faire, s'il restait а Montreuil-sur-mer, sa considйration, sa bonne renommйe, ses bonnes њuvres, la dйfйrence, la vйnйration, sa charitй, sa richesse, sa popularitй, sa vertu, seraient assaisonnйes d'un crime; et quel goыt auraient toutes ces choses saintes liйes а cette chose hideuse! tandis que, s'il accomplissait son sacrifice, au bagne, au poteau, au carcan, au bonnet vert, au travail sans relвche, а la honte sans pitiй, il se mкlerait une idйe cйleste!

 

Enfin il se dit qu'il y avait nйcessitй, que sa destinйe йtait ainsi faite, qu'il n'йtait pas maоtre de dйranger les arrangements d'en haut, que dans tous les cas il fallait choisir: ou la vertu au dehors et l'abomination au dedans, ou la saintetй au dedans et l'infamie au dehors.

 

А remuer tant d'idйes lugubres, son courage ne dйfaillait pas, mais son cerveau se fatiguait. Il commenзait а penser malgrй lui а d'autres choses, а des choses indiffйrentes. Ses artиres battaient violemment dans ses tempes. Il allait et venait toujours. Minuit sonna d'abord а la paroisse, puis а la maison de ville. Il compta les douze coups aux deux horloges, et il compara le son des deux cloches. Il se rappela а cette occasion que quelques jours auparavant il avait vu chez un marchand de ferrailles une vieille cloche а vendre sur laquelle ce nom йtait йcrit: Antoine Albin de Romainville [172].

 

Il avait froid. Il alluma un peu de feu. Il ne songea pas а fermer la fenкtre.

 

Cependant il йtait retombй dans sa stupeur. Il lui fallait faire un assez grand effort pour se rappeler а quoi il songeait avant que minuit sonnвt. Il y parvint enfin.

 

– Ah! oui, se dit-il, j'avais pris la rйsolution de me dйnoncer.

 

Et puis tout а coup il pensa а la Fantine.

 

– Tiens! dit-il, et cette pauvre femme!

 

Ici une crise nouvelle se dйclara.

 

Fantine, apparaissant brusquement dans sa rкverie, y fut comme un rayon d'une lumiиre inattendue. Il lui sembla que tout changeait d'aspect autour de lui, il s'йcria:

 

– Ah за, mais! jusqu'ici je n'ai considйrй que moi! je n'ai eu йgard qu'а ma convenance! Il me convient de me taire ou de me dйnoncer, – cacher ma personne ou sauver mon вme, – кtre un magistrat mйprisable et respectй ou un galйrien infвme et vйnйrable, c'est moi, c'est toujours moi, ce n'est que moi! Mais, mon Dieu, c'est de l'йgoпsme tout cela! Ce sont des formes diverses de l'йgoпsme, mais c'est de l'йgoпsme! Si je songeais un peu aux autres? La premiиre saintetй est de penser а autrui. Voyons, examinons. Moi exceptй, moi effacй, moi oubliй, qu'arrivera-t-il de tout ceci? – Si je me dйnonce? on me prend. On lвche ce Champmathieu, on me remet aux galиres, c'est bien. Et puis? Que se passe-t-il ici? Ah! ici, il y a un pays, une ville, des fabriques, une industrie, des ouvriers, des hommes, des femmes, des vieux grands-pиres, des enfants, des pauvres gens! J'ai crйй tout ceci, je fais vivre tout cela; partout oщ il y a une cheminйe qui fume, c'est moi qui ai mis le tison dans le feu et la viande dans la marmite; j'ai fait l'aisance, la circulation, le crйdit; avant moi il n'y avait rien; j'ai relevй, vivifiй, animй, fйcondй, stimulй, enrichi tout le pays; moi de moins, c'est l'вme de moins. Je m'фte, tout meurt. – Et cette femme qui a tant souffert, qui a tant de mйrites dans sa chute, dont j'ai causй sans le vouloir tout le malheur! Et cet enfant que je voulais aller chercher, que j'ai promis а la mиre! Est-ce que je ne dois pas aussi quelque chose а cette femme, en rйparation du mal que je lui ai fait? Si je disparais, qu'arrive-t-il? La mиre meurt. L'enfant devient ce qu'il peut. Voilа ce qui se passe, si je me dйnonce. – Si je ne me dйnonce pas? Voyons, si je ne me dйnonce pas? Aprиs s'кtre fait cette question, il s'arrкta; il eut comme un moment d'hйsitation et de tremblement; mais ce moment dura peu, et il se rйpondit avec calme:

 

– Eh bien, cet homme va aux galиres, c'est vrai, mais, que diable! il a volй! J'ai beau me dire qu'il n'a pas volй, il a volй! Moi, je reste ici, je continue. Dans dix ans j'aurai gagnй dix millions, je les rйpands dans le pays, je n'ai rien а moi, qu'est-ce que cela me fait? Ce n'est pas pour moi ce que je fais! La prospйritй de tous va croissant, les industries s'йveillent et s'excitent, les manufactures et les usines se multiplient, les familles, cent familles, mille familles! sont heureuses; la contrйe se peuple; il naоt des villages oщ il n'y a que des fermes, il naоt des fermes oщ il n'y a rien; la misиre disparaоt, et avec la misиre disparaissent la dйbauche, la prostitution, le vol, le meurtre, tous les vices, tous les crimes! Et cette pauvre mиre йlиve son enfant! et voilа tout un pays riche et honnкte! Ah за, j'йtais fou, j'йtais absurde, qu'est-ce que je parlais donc de me dйnoncer? Il faut faire attention, vraiment, et ne rien prйcipiter. Quoi! parce qu'il m'aura plu de faire le grand et le gйnйreux, – c'est du mйlodrame, aprиs tout! – parce que je n'aurai songй qu'а moi, qu'а moi seul, quoi! pour sauver d'une punition peut-кtre un peu exagйrйe, mais juste au fond, on ne sait qui, un voleur, un drфle йvidemment, il faudra que tout un pays pйrisse! il faudra qu'une pauvre femme crиve а l'hфpital! qu'une pauvre petite fille crиve sur le pavй! comme des chiens! Ah! mais c'est abominable! Sans mкme que la mиre ait revu son enfant! sans que l'enfant ait presque connu sa mиre! Et tout зa pour ce vieux gredin de voleur de pommes qui, а coup sыr, a mйritй les galиres pour autre chose, si ce n'est pour cela! Beaux scrupules qui sauvent un coupable et qui sacrifient des innocents, qui sauvent un vieux vagabond, lequel n'a plus que quelques annйes а vivre au bout du compte et ne sera guиre plus malheureux au bagne que dans sa masure, et qui sacrifient toute une population, mиres, femmes, enfants! Cette pauvre petite Cosette qui n'a que moi au monde et qui est sans doute en ce moment toute bleue de froid dans le bouge de ces Thйnardier! Voilа encore des canailles ceux-lа! Et je manquerais а mes devoirs envers tous ces pauvres кtres! Et je m'en irais me dйnoncer! Et je ferais cette inepte sottise! Mettons tout au pis. Supposons qu'il y ait une mauvaise action pour moi dans ceci et que ma conscience me la reproche un jour, accepter, pour le bien d'autrui, ces reproches qui ne chargent que moi, cette mauvaise action qui ne compromet que mon вme, c'est lа qu'est le dйvouement, c'est lа qu'est la vertu.

 

Il se leva, il se remit а marcher. Cette fois il lui semblait qu'il йtait content. On ne trouve les diamants que dans les tйnиbres de la terre; on ne trouve les vйritйs que dans les profondeurs de la pensйe. Il lui semblait qu'aprиs кtre descendu dans ces profondeurs, aprиs avoir longtemps tвtonnй au plus noir de ces tйnиbres, il venait enfin de trouver un de ces diamants, une de ces vйritйs, et qu'il la tenait dans sa main; et il s'йblouissait а la regarder.

 

– Oui, pensa-t-il, c'est cela. Je suis dans le vrai. J'ai la solution. Il faut finir par s'en tenir а quelque chose. Mon parti est pris. Laissons faire! Ne vacillons plus, ne reculons plus. Ceci est dans l'intйrкt de tous, non dans le mien. Je suis Madeleine, je reste Madeleine. Malheur а celui qui est Jean Valjean! Ce n'est plus moi. Je ne connais pas cet homme[173], je ne sais plus ce que c'est, s'il se trouve que quelqu'un est Jean Valjean а cette heure, qu'il s'arrange! cela ne me regarde pas. C'est un nom de fatalitй qui flotte dans la nuit, s'il s'arrкte et s'abat sur une tкte, tant pis pour elle!

 

Il se regarda dans le petit miroir qui йtait sur sa cheminйe, et dit:

 

– Tiens! cela m'a soulagй de prendre une rйsolution! Je suis tout autre а prйsent.

 

Il marcha encore quelques pas, puis il s'arrкta court:

 

– Allons! dit-il, il ne faut hйsiter devant aucune des consйquences de la rйsolution prise. Il y a encore des fils qui m'attachent а ce Jean Valjean. Il faut les briser! Il y a ici, dans cette chambre mкme, des objets qui m'accuseraient, des choses muettes qui seraient des tйmoins, c'est dit, il faut que tout cela disparaisse.

 

Il fouilla dans sa poche, en tira sa bourse, l'ouvrit, et y prit une petite clef.

 

Il introduisit cette clef dans une serrure dont on voyait а peine le trou, perdu qu'il йtait dans les nuances les plus sombres du dessin qui couvrait le papier collй sur le mur. Une cachette s'ouvrit, une espиce de fausse armoire mйnagйe entre l'angle de la muraille et le manteau de la cheminйe. Il n'y avait dans cette cachette que quelques guenilles, un sarrau de toile bleue, un vieux pantalon, un vieux havresac, et un gros bвton d'йpine ferrй aux deux bouts. Ceux qui avaient vu Jean Valjean а l'йpoque oщ il traversait Digne, en octobre 1815, eussent aisйment reconnu toutes les piиces de ce misйrable accoutrement.

 

Il les avait conservйes[174] comme il avait conservй les chandeliers d'argent, pour se rappeler toujours son point de dйpart. Seulement il cachait ceci qui venait du bagne, et il laissait voir les flambeaux qui venaient de l'йvкque.

 

Il jeta un regard furtif vers la porte, comme s'il eыt craint qu'elle ne s'ouvrоt malgrй le verrou qui la fermait; puis d'un mouvement vif et brusque et d'une seule brassйe, sans mкme donner un coup d'њil а ces choses qu'il avait si religieusement et si pйrilleusement gardйes pendant tant d'annйes, il prit tout, haillons, bвton, havresac, et jeta tout au feu. Il referma la fausse armoire, et, redoublant de prйcautions, dйsormais inutiles puisqu'elle йtait vide, en cacha la porte derriиre un gros meuble qu'il y poussa.

 

Au bout de quelques secondes, la chambre et le mur d'en face furent йclairйs d'une grande rйverbйration rouge et tremblante. Tout brыlait. Le bвton d'йpine pйtillait et jetait des йtincelles jusqu'au milieu de la chambre.

 

Le havresac, en se consumant avec d'affreux chiffons qu'il contenait, avait mis а nu quelque chose qui brillait dans la cendre. En se penchant, on eыt aisйment reconnu une piиce d'argent. Sans doute la piиce de quarante sous volйe au petit savoyard.

 

Lui ne regardait pas le feu et marchait, allant et venant toujours du mкme pas.

 

Tout а coup ses yeux tombиrent sur les deux flambeaux d'argent que la rйverbйration faisait reluire vaguement sur la cheminйe.

 

– Tiens! pensa-t-il, tout Jean Valjean est encore lа-dedans. Il faut aussi dйtruire cela.

 

Il prit les deux flambeaux.

 

Il y avait assez de feu pour qu'on pыt les dйformer promptement et en faire une sorte de lingot mйconnaissable.

 

Il se pencha sur le foyer et s'y chauffa un instant. Il eut un vrai bien-кtre. – La bonne chaleur! dit-il.

 

Il remua le brasier avec un des deux chandeliers. Une minute de plus, et ils йtaient dans le feu. En ce moment il lui sembla qu'il entendait une voix qui criait au dedans de lui:

 

– Jean Valjean! Jean Valjean!

 

Ses cheveux se dressиrent, il devint comme un homme qui йcoute une chose terrible.

 

– Oui, c'est cela, achиve! disait la voix. Complиte ce que tu fais! dйtruis ces flambeaux! anйantis ce souvenir! oublie l'йvкque! oublie tout! perds ce Champmathieu! va, c'est bien. Applaudis-toi! Ainsi, c'est convenu, c'est rйsolu, c'est dit, voilа un homme, voilа un vieillard qui ne sait ce qu'on lui veut, qui n'a rien fait peut-кtre, un innocent, dont ton nom fait tout le malheur, sur qui ton nom pиse comme un crime, qui va кtre pris pour toi, qui va кtre condamnй, qui va finir ses jours dans l'abjection et dans l'horreur! c'est bien. Sois honnкte homme, toi. Reste monsieur le maire, reste honorable et honorй, enrichis la ville, nourris des indigents, йlиve des orphelins, vis heureux, vertueux et admirй, et pendant ce temps-lа, pendant que tu seras ici dans la joie et dans la lumiиre, il y aura quelqu'un qui aura ta casaque rouge, qui portera ton nom dans l'ignominie et qui traоnera ta chaоne au bagne! Oui, c'est bien arrangй ainsi! Ah! misйrable!

 

La sueur lui coulait du front. Il attachait sur les flambeaux un њil hagard. Cependant ce qui parlait en lui n'avait pas fini. La voix continuait:

 

– Jean Valjean! il y aura autour de toi beaucoup de voix qui feront un grand bruit, qui parleront bien haut, et qui te bйniront, et une seule que personne n'entendra et qui te maudira dans les tйnиbres. Eh bien! йcoute, infвme! toutes ces bйnйdictions retomberont avant d'arriver au ciel, et il n'y aura que la malйdiction qui montera jusqu'а Dieu! Cette voix, d'abord toute faible et qui s'йtait йlevйe du plus obscur de sa conscience, йtait devenue par degrйs йclatante et formidable, et il l'entendait maintenant а son oreille. Il lui semblait qu'elle йtait sortie de lui-mкme et qu'elle parlait а prйsent en dehors de lui. Il crut entendre les derniиres paroles si distinctement qu'il regarda dans la chambre avec une sorte de terreur.

 

– Y a-t-il quelqu'un ici? demanda-t-il а haute voix, et tout йgarй.

 

Puis il reprit avec un rire qui ressemblait au rire d'un idiot:

 

– Que je suis bкte! il ne peut y avoir personne.

 

Il y avait quelqu'un; mais celui qui y йtait n'йtait pas de ceux que l'њil humain peut voir.

 

Il posa les flambeaux sur la cheminйe.

 

Alors il reprit cette marche monotone et lugubre qui troublait dans ses rкves et rйveillait en sursaut l'homme endormi au-dessous de lui.

 

Cette marche le soulageait et l'enivrait en mкme temps. Il semble que parfois dans les occasions suprкmes on se remue pour demander conseil а tout ce qu'on peut rencontrer en se dйplaзant. Au bout de quelques instants il ne savait plus oщ il en йtait.

 

Il reculait maintenant avec une йgale йpouvante devant les deux rйsolutions qu'il avait prises tour а tour. Les deux idйes qui le conseillaient lui paraissaient aussi funestes l'une que l'autre. – Quelle fatalitй! quelle rencontre que ce Champmathieu pris pour lui! Кtre prйcipitй justement par le moyen que la providence paraissait d'abord avoir employй pour l'affermir!

 

Il y eut un moment oщ il considйra l'avenir. Se dйnoncer, grand Dieu! se livrer! Il envisagea avec un immense dйsespoir tout ce qu'il faudrait quitter, tout ce qu'il faudrait reprendre. Il faudrait donc dire adieu а cette existence si bonne, si pure, si radieuse, а ce respect de tous, а l'honneur, а la libertй! Il n'irait plus se promener dans les champs, il n'entendrait plus chanter les oiseaux au mois de mai, il ne ferait plus l'aumфne aux petits enfants! Il ne sentirait plus la douceur des regards de reconnaissance et d'amour fixйs sur lui! Il quitterait cette maison qu'il avait bвtie, cette chambre, cette petite chambre! Tout lui paraissait charmant а cette heure. Il ne lirait plus dans ces livres, il n'йcrirait plus sur cette petite table de bois blanc! Sa vieille portiиre, la seule servante qu'il eыt, ne lui monterait plus son cafй le matin. Grand Dieu! au lieu de cela, la chiourme, le carcan, la veste rouge, la chaоne au pied, la fatigue, le cachot, le lit de camp, toutes ces horreurs connues! А son вge, aprиs avoir йtй ce qu'il йtait! Si encore il йtait jeune! Mais, vieux, кtre tutoyй par le premier venu, кtre fouillй par le garde-chiourme, recevoir le coup de bвton de l'argousin! avoir les pieds nus dans des souliers ferrйs! tendre matin et soir sa jambe au marteau du rondier qui visite la manille! subir la curiositй des йtrangers auxquels on dirait: Celui-lа, c'est le fameux Jean Valjean, qui a йtй maire а Montreuil-sur-mer! Le soir, ruisselant de sueur, accablй de lassitude, le bonnet vert sur les yeux, remonter deux а deux, sous le fouet du sergent, l'escalier-йchelle du bagne flottant! Oh! quelle misиre! La destinйe peut-elle donc кtre mйchante comme un кtre intelligent et devenir monstrueuse comme le cњur humain!

 

Et, quoi qu'il fоt, il retombait toujours sur ce poignant dilemme qui йtait au fond de sa rкverie: – rester dans le paradis, et y devenir dйmon! rentrer dans l'enfer, et y devenir ange!

 

Que faire, grand Dieu! que faire?

 

La tourmente dont il йtait sorti avec tant de peine se dйchaоna de nouveau en lui. Ses idйes recommencиrent а se mкler. Elles prirent ce je ne sais quoi de stupйfiй et de machinal qui est propre au dйsespoir. Ce nom de Romainville lui revenait sans cesse а l'esprit avec deux vers d'une chanson qu'il avait entendue autrefois. Il songeait que Romainville est un petit bois prиs Paris oщ les jeunes gens amoureux vont cueillir des lilas au mois d'avril.

 

Il chancelait au dehors comme au dedans. Il marchait comme un petit enfant qu'on laisse aller seul.

 

А de certains moments, luttant contre sa lassitude, il faisait effort pour ressaisir son intelligence. Il tвchait de se poser une derniиre fois, et dйfinitivement, le problиme sur lequel il йtait en quelque sorte tombй d'йpuisement. Faut-il se dйnoncer? Faut-il se taire? – Il ne rйussissait а rien voir de distinct. Les vagues aspects de tous les raisonnements йbauchйs par sa rкverie tremblaient et se dissipaient l'un aprиs l'autre en fumйe. Seulement il sentait que, а quelque parti qu'il s'arrкtвt, nйcessairement, et sans qu'il fыt possible d'y йchapper, quelque chose de lui allait mourir; qu'il entrait dans un sйpulcre а droite comme а gauche; qu'il accomplissait une agonie, l'agonie de son bonheur ou l'agonie de sa vertu.

 

Hйlas! toutes ses irrйsolutions l'avaient repris. Il n'йtait pas plus avancй qu'au commencement.

 

Ainsi se dйbattait sous l'angoisse cette malheureuse вme. Dix-huit cents ans avant cet homme infortunй, l'кtre mystйrieux, en qui se rйsument toutes les saintetйs et toutes les souffrances de l'humanitй, avait aussi lui, pendant que les oliviers frйmissaient au vent farouche de l'infini, longtemps йcartй de la main l'effrayant calice qui lui apparaissait ruisselant d'ombre et dйbordant de tйnиbres dans des profondeurs pleines d'йtoiles.

Chapitre IV
Formes que prend la souffrance pendant le sommeil

Trois heures du matin venaient de sonner, et il y avait cinq heures qu'il marchait ainsi, presque sans interruption lorsqu'il se laissa tomber sur sa chaise.

 

Il s'y endormit et fit un rкve[175].

 

Ce rкve, comme la plupart des rкves, ne se rapportait а la situation que par je ne sais quoi de funeste et de poignant, mais il lui fit impression. Ce cauchemar le frappa tellement que plus tard il l'a йcrit. C'est un des papiers йcrits de sa main qu'il a laissйs. Nous croyons devoir transcrire ici cette chose textuellement.

 

Quel que soit ce rкve, l'histoire de cette nuit serait incomplиte si nous l'omettions. C'est la sombre aventure d'une вme malade.

 

Le voici. Sur l'enveloppe nous trouvons cette ligne йcrite: Le rкve que j'ai eu cette nuit-lа.

 

«J'йtais dans une campagne. Une grande campagne triste oщ il n'y avait pas d'herbe. Il ne me semblait pas qu'il fоt jour ni qu'il fоt nuit.

 

«Je me promenais avec mon frиre, le frиre de mes annйes d'enfance, ce frиre auquel je dois dire que je ne pense jamais et dont je ne me souviens presque plus[176].

 

«Nous causions, et nous rencontrions des passants. Nous parlions d'une voisine que nous avions eue autrefois, et qui, depuis qu'elle demeurait sur la rue, travaillait la fenкtre toujours ouverte. Tout en causant, nous avions froid а cause de cette fenкtre ouverte.

 

«Il n'y avait pas d'arbres dans la campagne.

 

«Nous vоmes un homme qui passa prиs de nous. C'йtait un homme tout nu, couleur de cendre, montй sur un cheval couleur de terre. L'homme n'avait pas de cheveux; on voyait son crвne et des veines sur son crвne. Il tenait а la main une baguette qui йtait souple comme un sarment de vigne et lourde comme du fer. Ce cavalier passa et ne nous dit rien.

 

«Mon frиre me dit: Prenons par le chemin creux.

 

«Il y avait un chemin creux oщ l'on ne voyait pas une broussaille ni un brin de mousse. Tout йtait couleur de terre, mкme le ciel. Au bout de quelques pas, on ne me rйpondit plus quand je parlais. Je m'aperзus que mon frиre n'йtait plus avec moi.

 

«J'entrai dans un village que je vis. Je songeai que ce devait кtre lа Romainville (pourquoi Romainville?)[177].

 

«La premiиre rue oщ j'entrai йtait dйserte. J'entrai dans une seconde rue. Derriиre l'angle



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