Livre premier – Un juste 2 глава




 

«Le moins de pйchй possible, c'est la loi de l'homme. Pas de pйchй du tout est le rкve de l'ange. Tout ce qui est terrestre est soumis au pйchй. Le pйchй est une gravitation. »

 

Quand il voyait tout le monde crier bien fort et s'indigner bien vite:

 

– Oh! oh! disait-il en souriant, il y a apparence que ceci est un gros crime que tout le monde commet. Voilа les hypocrisies effarйes qui se dйpкchent de protester et de se mettre а couvert.

 

Il йtait indulgent pour les femmes et les pauvres sur qui pиse le poids de la sociйtй humaine. Il disait:

 

– Les fautes des femmes, des enfants, des serviteurs, des faibles, des indigents et des ignorants sont la faute des maris, des pиres, des maоtres, des forts, des riches et des savants.

 

Il disait encore:

 

– А ceux qui ignorent, enseignez-leur le plus de choses que vous pourrez; la sociйtй est coupable de ne pas donner l'instruction gratis; elle rйpond de la nuit qu'elle produit. Cette вme est pleine d'ombre, le pйchй s'y commet. Le coupable n'est pas celui qui y fait le pйchй, mais celui qui y a fait l'ombre.

 

Comme on voit, il avait une maniиre йtrange et а lui de juger les choses. Je soupзonne qu'il avait pris cela dans l'йvangile.

 

Il entendit un jour conter dans un salon un procиs criminel qu'on instruisait et qu'on allait juger. Un misйrable homme, par amour pour une femme et pour l'enfant qu'il avait d'elle, а bout de ressources, avait fait de la fausse monnaie. La fausse monnaie йtait encore punie de mort а cette йpoque. La femme avait йtй arrкtйe йmettant la premiиre piиce fausse fabriquйe par l'homme. On la tenait, mais on n'avait de preuves que contre elle. Elle seule pouvait charger son amant et le perdre en avouant. Elle nia. On insista. Elle s'obstina а nier. Sur ce, le procureur du roi avait eu une idйe. Il avait supposй une infidйlitй de l'amant, et йtait parvenu, avec des fragments de lettres savamment prйsentйs, а persuader а la malheureuse qu'elle avait une rivale et que cet homme la trompait. Alors, exaspйrйe de jalousie, elle avait dйnoncй son amant, tout avouй, tout prouvй. L'homme йtait perdu. Il allait кtre prochainement jugй а Aix avec sa complice. On racontait le fait, et chacun s'extasiait sur l'habiletй du magistrat. En mettant la jalousie en jeu, il avait fait jaillir la vйritй par la colиre, il avait fait sortir la justice de la vengeance. L'йvкque йcoutait tout cela en silence. Quand ce fut fini, il demanda:

 

– Oщ jugera-t-on cet homme et cette femme?

 

– А la cour d'assises.

 

Il reprit:

 

– Et oщ jugera-t-on monsieur le procureur du roi?

 

Il arriva а Digne une aventure tragique. Un homme fut condamnй а mort pour meurtre. C'йtait un malheureux pas tout а fait lettrй, pas tout а fait ignorant, qui avait йtй bateleur dans les foires et йcrivain public. Le procиs occupa beaucoup la ville. La veille du jour fixй pour l'exйcution du condamnй, l'aumфnier de la prison tomba malade. Il fallait un prкtre pour assister le patient а ses derniers moments. On alla chercher le curй. Il paraоt qu'il refusa en disant: Cela ne me regarde pas. Je n'ai que faire de cette corvйe et de ce saltimbanque; moi aussi, je suis malade; d'ailleurs ce n'est pas lа ma place. On rapporta cette rйponse а l'йvкque qui dit:

 

– Monsieur le curй a raison. Ce n'est pas sa place, c'est la mienne.

 

Il alla sur-le-champ а la prison, il descendit au cabanon du «saltimbanque », il l'appela par son nom, lui prit la main et lui parla. Il passa toute la journйe et toute la nuit prиs de lui, oubliant la nourriture et le sommeil, priant Dieu pour l'вme du condamnй et priant le condamnй pour la sienne propre. Il lui dit les meilleures vйritйs qui sont les plus simples. Il fut pиre, frиre, ami; йvкque pour bйnir seulement. Il lui enseigna tout, en le rassurant et en le consolant. Cet homme allait mourir dйsespйrй. La mort йtait pour lui comme un abоme. Debout et frйmissant sur ce seuil lugubre, il reculait avec horreur. Il n'йtait pas assez ignorant pour кtre absolument indiffйrent. Sa condamnation, secousse profon­de, avait en quelque sorte rompu за et lа autour de lui cette cloison qui nous sйpare du mystиre des choses et que nous appelons la vie. Il regardait sans cesse au dehors de ce monde par ces brиches fatales, et ne voyait que des tйnиbres. L'йvкque lui fit voir une clartй.

 

Le lendemain, quand on vint chercher le malheureux, l'йvкque йtait lа. Il le suivit. Il se montra aux yeux de la foule en camail violet et avec sa croix йpiscopale au cou, cфte а cфte avec ce misйrable liй de cordes.

 

Il monta sur la charrette avec lui, il monta sur l'йchafaud avec lui. Le patient, si morne et si accablй la veille, йtait rayonnant. Il sentait que son вme йtait rйconciliйe et il espйrait Dieu. L'йvкque l'embrassa, et, au moment oщ le couteau allait tomber, il lui dit:

 

– Celui que l'homme tue, Dieu le ressuscite; celui que les frиres chassent retrouve le Pиre. Priez, croyez, entrez dans la vie! le Pиre est lа.

 

Quand il redescendit de l'йchafaud, il avait quelque chose dans son regard qui fit ranger le peuple. On ne savait ce qui йtait le plus admirable de sa pвleur ou de sa sйrйnitй. En rentrant а cet humble logis qu'il appelait en souriant son palais, il dit а sa sњur:

 

– Je viens d'officier pontificalement.

 

Comme les choses les plus sublimes sont souvent aussi les choses les moins comprises, il y eut dans la ville des gens qui dirent, en commentant cette conduite de l'йvкque: «C'est de l'affectation. » Ceci ne fut du reste qu'un propos de salons. Le peuple, qui n'entend pas malice aux actions saintes, fut attendri et admira.

 

Quant а l'йvкque, avoir vu la guillotine fut pour lui un choc, et il fut longtemps а s'en remettre.

 

L'йchafaud, en effet, quand il est lа, dressй et debout, a quelque chose qui hallucine. On peut avoir une certaine indiffйrence sur la peine de mort, ne point se prononcer, dire oui et non, tant qu'on n'a pas vu de ses yeux une guillotine; mais si l'on en rencontre une, la secousse est violente, il faut se dйcider et prendre parti pour ou contre. Les uns admirent, comme de Maistre[4]; les autres exиcrent, comme Beccaria. La guillotine est la concrйtion de la loi; elle se nomme vindicte; elle n'est pas neutre, et ne vous permet pas de rester neutre. Qui l'aperзoit frissonne du plus mystйrieux des frissons. Toutes les questions sociales dressent autour de ce couperet leur point d'interrogation. L'йchafaud est vision. L'йchafaud n'est pas une charpente, l'йchafaud n'est pas une machine, l'йchafaud n'est pas une mйcanique inerte faite de bois, de fer et de cordes. Il semble que ce soit une sorte d'кtre qui a je ne sais quelle sombre initiative; on dirait que cette charpente voit, que cette machine entend, que cette mйcanique comprend, que ce bois, ce fer et ces cordes veulent. Dans la rкverie affreuse oщ sa prйsence jette l'вme, l'йchafaud apparaоt terrible et se mкlant de ce qu'il fait. L'йchafaud est le complice du bourreau; il dйvore; il mange de la chair, il boit du sang. L'йchafaud est une sorte de monstre fabriquй par le juge et par le charpentier, un spectre qui semble vivre d'une espиce de vie йpouvantable faite de toute la mort qu'il a donnйe.

 

Aussi l'impression fut-elle horrible et profonde; le lendemain de l'exйcution et beaucoup de jours encore aprиs, l'йvкque parut accablй. La sйrйnitй presque violente du moment funиbre avait disparu: le fantфme de la justice sociale l'obsйdait. Lui qui d'ordinaire revenait de toutes ses actions avec une satisfaction si rayonnante, il semblait qu'il se fоt un reproche. Par moments, il se parlait а lui-mкme, et bйgayait а demi-voix des monologues lugubres. En voici un que sa sњur entendit un soir et recueillit:

 

– Je ne croyais pas que cela fыt si monstrueux. C'est un tort de s'absorber dans la loi divine au point de ne plus s'apercevoir de la loi humaine. La mort n'appartient qu'а Dieu. De quel droit les hommes touchent-ils а cette chose inconnue?

 

Avec le temps ces impressions s'attйnuиrent, et probablement s'effacиrent. Cependant on remarqua que l'йvкque йvitait dйsormais de passer sur la place des exйcutions. On pouvait appeler M. Myriel а toute heure au chevet des malades et des mourants. Il n'ignorait pas que lа йtait son plus grand devoir et son plus grand travail. Les familles veuves ou orphelines n'avaient pas besoin de le demander, il arrivait de lui-mкme. Il savait s'asseoir et se taire de longues heures auprиs de l'homme qui avait perdu la femme qu'il aimait, de la mиre qui avait perdu son enfant. Comme il savait le moment de se taire, il savait aussi le moment de parler. Ф admirable consolateur! il ne cherchait pas а effacer la douleur par l'oubli, mais а l'agrandir et а la dignifier par l'espйrance. Il disait:

 

– Prenez garde а la faзon dont vous vous tournez vers les morts. Ne songez pas а ce qui pourrit. Regardez fixement. Vous apercevrez la lueur vivante de votre mort bien-aimй au fond du ciel.

 

Il savait que la croyance est saine. Il cherchait а conseiller et а calmer l'homme dйsespйrй en lui indiquant du doigt l'homme rйsignй, et а transformer la douleur qui regarde une fosse en lui montrant la douleur qui regarde une йtoile.

Chapitre V
Que monseigneur Bienvenu faisait durer
trop longtemps ses soutanes

La vie intйrieure de M. Myriel йtait pleine des mкmes pensйes que sa vie publique. Pour qui eыt pu la voir de prиs, c'eыt йtй un spectacle grave et charmant que cette pauvretй volontaire dans laquelle vivait M. l'йvкque de Digne.

 

Comme tous les vieillards et comme la plupart des penseurs, il dormait peu[5]. Ce court sommeil йtait profond. Le matin il se recueillait pendant une heure, puis il disait sa messe, soit а la cathйdrale, soit dans son oratoire. Sa messe dite, il dйjeunait d'un pain de seigle trempй dans le lait de ses vaches. Puis il travaillait.

 

Un йvкque est un homme fort occupй; il faut qu'il reзoive tous les jours le secrйtaire de l'йvкchй, qui est d'ordinaire un chanoine, presque tous les jours ses grands vicaires. Il a des congrйgations а contrфler, des privilиges а donner, toute une librairie ecclйsiastique а examiner, paroissiens, catйchismes diocйsains, livres d'heures, etc., des mandements а йcrire, des prйdications а autoriser, des curйs et des maires а mettre d'accord, une correspondance clйricale, une correspondance administrative, d'un cфtй l'йtat, de l'autre le Saint-Siиge, mille affaires.

 

Le temps que lui laissaient ces mille affaires, ses offices et son brйviaire, il le donnait d'abord aux nйcessiteux, aux malades et aux affligйs; le temps que les affligйs, les malades et les nйcessiteux lui laissaient, il le donnait au travail. Tantфt il bкchait la terre dans son jardin, tantфt il lisait et йcrivait. Il n'avait qu'un mot pour ces deux sortes de travail; il appelait cela jardiner.

 

– L'esprit est un jardin, disait-il.

 

А midi, il dоnait. Le dоner ressemblait au dйjeuner.

 

Vers deux heures, quand le temps йtait beau, il sortait et se promenait а pied dans la campagne ou dans la ville, entrant souvent dans les masures. On le voyait cheminer seul, tout а ses pensйes, l'њil baissй, appuyй sur sa longue canne, vкtu de sa douillette violette ouatйe et bien chaude, chaussй de bas violets dans de gros souliers, et coiffй de son chapeau plat qui laissait passer par ses trois cornes trois glands d'or а graine d'йpinards.

 

C'йtait une fкte partout oщ il paraissait. On eыt dit que son passage avait quelque chose de rйchauffant et de lumineux. Les enfants et les vieillards venaient sur le seuil des portes pour l'йvкque comme pour le soleil. Il bйnissait et on le bйnissait. On montrait sa maison а quiconque avait besoin de quelque chose.

 

За et lа, il s'arrкtait, parlait aux petits garзons et aux petites filles et souriait aux mиres. Il visitait les pauvres tant qu'il avait de l'argent; quand il n'en avait plus, il visitait les riches.

 

Comme il faisait durer ses soutanes beaucoup de temps, et qu'il ne voulait pas qu'on s'en aperзыt, il ne sortait jamais dans la ville autrement qu'avec sa douillette violette. Cela le gкnait un peu en йtй.

 

Le soir а huit heures et demie il soupait avec sa sњur, madame Magloire debout derriиre eux et les servant а table. Rien de plus frugal que ce repas. Si pourtant l'йvкque avait un de ses curйs а souper, madame Magloire en profitait pour servir а Monseigneur quelque excellent poisson des lacs ou quelque fin gibier de la montagne. Tout curй йtait un prйtexte а bon repas; l'йvкque se laissait faire. Hors de lа, son ordinaire ne se composait guиre que de lйgumes cuits dans l'eau et de soupe а l'huile. Aussi disait-on dans la ville:

 

– Quand l'йvкque fait pas chиre de curй, il fait chиre de trappiste.

 

Aprиs son souper, il causait pendant une demi-heure avec mademoiselle Baptistine et madame Magloire; puis il rentrait dans sa chambre et se remettait а йcrire, tantфt sur des feuilles volantes, tantфt sur la marge de quelque in-folio. Il йtait lettrй et quelque peu savant. Il a laissй cinq ou six manuscrits assez curieux; entre autres une dissertation sur le verset de la Genиse: Au commencement l'esprit de Dieu flottait sur les eaux[6]. Il confronte avec ce verset trois textes: la version arabe qui dit: Les vents de Dieu soufflaient; Flavius Josиphe qui dit: Un vent d'en haut se prйcipitait sur la terre, et enfin la paraphrase chaldaпque d'Onkelos qui porte: Un vent venant de Dieu soufflait sur la face des eaux. Dans une autre dissertation, il examine les њuvres thйologiques de Hugo[7], йvкque de Ptolйmaпs, arriиre-grand-oncle de celui qui йcrit ce livre, et il йtablit qu'il faut attribuer а cet йvкque les divers opuscules publiйs, au siиcle dernier, sous le pseudonyme de Barleycourt.

 

Parfois au milieu d'une lecture, quel que fыt le livre qu'il eыt entre les mains, il tombait tout а coup dans une mйditation profonde, d'oщ il ne sortait que pour йcrire quelques lignes sur les pages mкmes du volume. Ces lignes souvent n'ont aucun rapport avec le livre qui les contient. Nous avons sous les yeux une note йcrite par lui sur une des marges d'un in-quarto intitulй: Correspondance du lord Germain avec les gйnйraux Clinton, Cornwallis et les amiraux de la station de l'Amйrique. А Versailles, chez Poinзot, libraire, et а Paris, chez Pissot, libraire, quai des Augustins.

 

Voici cette note:

 

«Ф vous qui кtes!

 

«L'Ecclйsiaste vous nomme Toute-Puissance, les Macchabйes vous nomment Crйateur, l'Йpоtre aux Йphйsiens vous nomme Libertй, Baruch vous nomme Immensitй, les Psaumes vous nomment Sagesse et Vйritй, Jean vous nomme Lumiиre, les Rois vous nomment Seigneur, l'Exode vous appelle Providence, le Lйvitique Saintetй, Esdras Justice, la crйation vous nomme Dieu, l'homme vous nomme Pиre; mais Salomon vous nomme Misйricorde, et c'est lа le plus beau de tous vos noms[8]. »

 

Vers neuf heures du soir, les deux femmes se retiraient et montaient а leurs chambres au premier, le laissant jusqu'au matin seul au rez-de-chaussйe.

 

Ici il est nйcessaire que nous donnions une idйe exacte du logis de M. l'йvкque de Digne.

Chapitre VI
Par qui il faisait garder sa maison

La maison qu'il habitait se composait, nous l'avons dit, d'un rez-de-chaussйe et d'un seul йtage: trois piиces au rez-de-chaussйe, trois chambres au premier, au-dessus un grenier. Derriиre la maison, un jardin d'un quart d'arpent. Les deux femmes occupaient le premier. L'йvкque logeait en bas. La premiиre piиce, qui s'ouvrait sur la rue, lui servait de salle а manger, la deuxiиme de chambre а coucher, et la troisiиme d'oratoire. On ne pouvait sortir de cet oratoire sans passer par la chambre а coucher, et sortir de la chambre а coucher sans passer par la salle а manger. Dans l'oratoire, au fond, il y avait une alcфve fermйe, avec un lit pour les cas d'hospitalitй. M. l'йvкque offrait ce lit aux curйs de campagne que des affaires ou les besoins de leur paroisse amenaient а Digne.

 

La pharmacie de l'hфpital, petit bвtiment ajoutй а la maison et pris sur le jardin, avait йtй transformйe en cuisine et en cellier.

 

Il y avait en outre dans le jardin une йtable qui йtait l'ancienne cuisine de l'hospice et oщ l'йvкque entretenait deux vaches. Quelle que fыt la quantitй de lait qu'elles lui donnassent, il en envoyait invariablement tous les matins la moitiй aux malades de l'hфpital.

– Je paye ma dоme, disait-il.

 

Sa chambre йtait assez grande et assez difficile а chauffer dans la mauvaise saison. Comme le bois est trиs cher а Digne, il avait imaginй de faire faire dans l'йtable а vaches un compartiment fermй d'une cloison en planches. C'йtait lа qu'il passait ses soirйes dans les grands froids. Il appelait cela son salon d'hiver.

 

Il n'y avait dans ce salon d'hiver, comme dans la salle а manger, d'autres meubles qu'une table de bois blanc, carrйe, et quatre chaises de paille. La salle а manger йtait ornйe en outre d'un vieux buffet peint en rose а la dйtrempe. Du buffet pareil, convenablement habillй de napperons blancs et de fausses dentelles, l'йvкque avait fait l'autel qui dйcorait son oratoire.

 

Ses pйnitentes riches et les saintes femmes de Digne s'йtaient souvent cotisйes pour faire les frais d'un bel autel neuf а l'oratoire de monseigneur; il avait chaque fois pris l'argent et l'avait donnй aux pauvres.

 

– Le plus beau des autels, disait-il, c'est l'вme d'un malheu­reux consolй qui remercie Dieu.

 

Il avait dans son oratoire deux chaises prie-Dieu en paille, et un fauteuil а bras йgalement en paille dans sa chambre а coucher. Quand par hasard il recevait sept ou huit personnes а la fois, le prйfet, ou le gйnйral, ou l'йtat-major du rйgiment en garnison, ou quelques йlиves du petit sйminaire, on йtait obligй d'aller chercher dans l'йtable les chaises du salon d'hiver, dans l'oratoire les prie-Dieu, et le fauteuil dans la chambre а coucher; de cette faзon, on pouvait rйunir jusqu'а onze siиges pour les visiteurs. А chaque nouvelle visite on dйmeublait une piиce.

 

Il arrivait parfois qu'on йtait douze[9]; alors l'йvкque dissimulait l'embarras de la situation en se tenant debout devant la cheminйe si c'йtait l'hiver, ou en proposant un tour dans le jardin si c'йtait l'йtй.

 

Il y avait bien encore dans l'alcфve fermйe une chaise, mais elle йtait а demi dйpaillйe et ne portait que sur trois pieds, ce qui faisait qu'elle ne pouvait servir qu'appuyйe contre le mur. Mademoiselle Baptistine avait bien aussi dans sa chambre une trиs grande bergиre en bois jadis dorй et revкtue de pйkin а fleurs, mais on avait йtй obligй de monter cette bergиre au premier par la fenкtre, l'escalier йtant trop йtroit; elle ne pouvait donc pas compter parmi les en-cas du mobilier.

 

L'ambition de mademoiselle Baptistine eыt йtй de pouvoir acheter un meuble de salon en velours d'Utrecht jaune а rosaces et en acajou а cou de cygne, avec canapй. Mais cela eыt coыtй au moins cinq cents francs, et, ayant vu qu'elle n'avait rйussi а йconomiser pour cet objet que quarante-deux francs dix sous en cinq ans, elle avait fini par y renoncer. D'ailleurs qui est-ce qui atteint son idйal?

 

Rien de plus simple а se figurer que la chambre а coucher de l'йvкque. Une porte-fenкtre donnant sur le jardin, vis-а-vis le lit; un lit d'hфpital, en fer avec baldaquin de serge verte; dans l'ombre du lit, derriиre un rideau, les ustensiles de toilette trahissant encore les anciennes habitudes йlйgantes de l'homme du monde; deux portes, l'une prиs de la cheminйe, donnant dans l'oratoire; l'autre, prиs de la bibliothиque, donnant dans la salle а manger; la bibliothиque, grande armoire vitrйe pleine de livres; la cheminйe, de bois peint en marbre, habituellement sans feu; dans la cheminйe, une paire de chenets en fer ornйs de deux vases а guirlandes et cannelures jadis argentйs а l'argent hachй, ce qui йtait un genre de luxe йpiscopal; au-dessus, а l'endroit oщ d'ordinaire on met la glace, un crucifix de cuivre dйsargentй fixй sur un velours noir rвpй dans un cadre de bois dйdorй. Prиs de la porte-fenкtre, une grande table avec un encrier, chargйe de papiers confus et de gros volumes. Devant la table, le fauteuil de paille. Devant le lit, un prie-Dieu, empruntй а l'oratoire.

 

Deux portraits dans des cadres ovales йtaient accrochйs au mur des deux cфtйs du lit. De petites inscriptions dorйes sur le fond neutre de la toile а cфtй des figures indiquaient que les portraits reprйsentaient, l'un, l'abbй de Chaliot, йvкque de Saint-Claude, l'autre, l'abbй Tourteau, vicaire gйnйral d'Agde, abbй de Grand-Champ, ordre de Cоteaux, diocиse de Chartres. L'йvкque, en succйdant dans cette chambre aux malades de l'hфpital, y avait trouvй ces portraits et les y avait laissйs. C'йtaient des prкtres, probablement des donateurs: deux motifs pour qu'il les respectвt. Tout ce qu'il savait de ces deux personnages, c'est qu'ils avaient йtй nommйs par le roi, l'un а son йvкchй, l'autre а son bйnйfice, le mкme jour, le 27 avril 1785. Madame Magloire ayant dйcrochй les tableaux pour en secouer la poussiиre, l'йvкque avait trouvй cette particularitй йcrite d'une encre blanchвtre sur un petit carrй de papier jauni par le temps, collй avec quatre pains а cacheter derriиre le portrait de l'abbй de Grand-Champ.

 

Il avait а sa fenкtre un antique rideau de grosse йtoffe de laine qui finit par devenir tellement vieux que, pour йviter la dйpense d'un neuf, madame Magloire fut obligйe de faire une grande couture au beau milieu. Cette couture dessinait une croix. L'йvкque le faisait souvent remarquer.

 

– Comme cela fait bien! disait-il.

 

Toutes les chambres de la maison, au rez-de-chaussйe ainsi qu'au premier, sans exception, йtaient blanchies au lait de chaux, ce qui est une mode de caserne et d'hфpital.

 

Cependant, dans les derniиres annйes, madame Magloire retrouva, comme on le verra plus loin, sous le papier badigeonnй, des peintures qui ornaient l'appartement de mademoiselle Baptistine. Avant d'кtre l'hфpital, cette maison avait йtй le parloir aux bourgeois[10]. De lа cette dйcoration. Les chambres йtaient pavйes de briques rouges qu'on lavait toutes les semaines, avec des nattes de paille tressйe devant tous les lits. Du reste, ce logis, tenu par deux femmes, йtait du haut en bas d'une propretй exquise. C'йtait le seul luxe que l'йvкque permit. Il disait:

 

– Cela ne prend rien aux pauvres.

 

Il faut convenir cependant qu'il lui restait de ce qu'il avait possйdй jadis six couverts d'argent et une grande cuiller а soupe que madame Magloire regardait tous les jours avec bonheur reluire splendidement sur la grosse nappe de toile blanche. Et comme nous peignons ici l'йvкque de Digne tel qu'il йtait, nous devons ajouter qu'il lui йtait arrivй plus d'une fois de dire:

 

– Je renoncerais difficilement а manger dans de l'argenterie.

 

Il faut ajouter а cette argenterie deux gros flambeaux d'argent massif qui lui venaient de l'hйritage d'une grand'tante. Ces flam­beaux portaient deux bougies de cire et figuraient habituellement sur la cheminйe de l'йvкque. Quand il avait quelqu'un а dоner, madame Magloire allumait les deux bougies et mettait les deux flambeaux sur la table.

 

Il y avait dans la chambre mкme de l'йvкque, а la tкte de son lit, un petit placard dans lequel madame Magloire serrait chaque soir les six couverts d'argent et la grande cuiller. Il faut dire qu'on n'en фtait jamais la clef.

 

Le jardin, un peu gвtй par les constructions assez laides dont nous avons parlй, se composait de quatre allйes en croix rayonnant autour d'un puisard; une autre allйe faisait tout le tour du jardin et cheminait le long du mur blanc dont il йtait enclos. Ces allйes laissaient entre elles quatre carrйs bordйs de buis. Dans trois, madame Magloire cultivait des lйgumes; dans le quatriиme, l'йvкque avait mis des fleurs. Il y avait за et lа quelques arbres fruitiers.

 

Une fois madame Magloire lui avait dit avec une sorte de malice douce:

 

– Monseigneur, vous qui tirez parti de tout, voilа pourtant un carrй inutile. Il vaudrait mieux avoir lа des salades que des bouquets.

 

– Madame Magloire, rйpondit l'йvкque, vous vous trompez. Le beau est aussi utile que l'utile.

 

Il ajouta aprиs un silence:

 

– Plus peut-кtre.

 

Ce carrй, composй de trois ou quatre plates-bandes, occupait M. l'йvкque presque autant que ses livres. Il y passait volontiers une heure ou deux, coupant, sarclant, et piquant за et lа des trous en terre oщ il mettait des graines. Il n'йtait pas aussi hostile aux insectes qu'un jardinier l'eыt voulu. Du reste, aucune prйtention а la botanique; il ignorait les groupes et le solidisme; il ne cherchait pas le moins du monde а dйcider entre Tournefort et la mйthode naturelle; il ne prenait parti ni pour les utricules contre les cotylйdons, ni pour Jussieu contre Linnй. Il n'йtudiait pas les plantes; il aimait les fleurs. Il respectait beaucoup les savants, il respectait encore plus les ignorants, et, sans jamais manquer а ces deux respects, il arrosait ses plates-bandes chaque soir d'йtй avec un arrosoir de fer-blanc peint en vert.

 

La maison n'avait pas une porte qui fermвt а clef. La porte de la salle а manger qui, nous l'avons dit, donnait de plain-pied sur la place de la cathйdrale, йtait jadis armйe de serrures et de verrous comme une porte de prison. L'йvкque avait fait фter toutes ces ferrures, et cette porte, la nuit comme le jour, n'йtait fermйe qu'au loquet. Le premier passant venu, а quelque heure que ce fыt, n'avait qu'а la pousser. Dans les commencements, les deux femmes avaient йtй fort tourmentйes de cette porte jamais close; mais M. de Digne leur avait dit:

 

– Faites mettre des verrous а vos chambres, si cela vous plaоt.

 

Elles avaient fini par partager sa confiance ou du moins par faire comme si elles la partageaient. Madame Magloire seule avait de temps en temps des frayeurs. Pour ce qui est de l'йvкque, on peut trouver sa pensйe expliquйe ou du moins indiquйe dans ces trois lignes йcrites par lui sur la marge d'une bible: «Voici la nuance: la porte du mйdecin ne doit jamais кtre fermйe; la porte du prкtre doit toujours кtre ouverte. » Sur un autre livre, intitulй Philosophie de la science mйdicale, il avait йcrit cette autre note: «Est-ce que je ne suis pas mйdecin comme eux? Moi aussi j'ai mes malades; d'abord j'ai les leurs, qu'ils appellent les malades; et puis j'ai les miens, que j'appelle les malheureux. »

 

Ailleurs encore il avait йcrit: «Ne demandez pas son nom а qui vous demande un gоte. C'est surtout celui-lа que son nom embarrasse qui a besoin d'asile. »

 

Il advint qu'un digne curй, je ne sais plus si c'йtait le curй de Couloubroux ou le curй de Pompierry, s'avisa de lui demander un jour, probablement а l'instigation de madame Magloire, si Monseigneur йtait bien sыr de ne pas commettre jusqu'а un certain point une imprudence en laissant jour et nuit sa porte ouverte а la disposition de qui voulait entrer, et s'il ne craignait pas enfin qu'il n'arrivвt quelque malheur dans une maison si peu gardйe. L'йvкque lui toucha l'йpaule avec une gravitй douce et lui dit:

Nisi Dominus custodierit domum, in vanum vigilant qui custodiunt eam[11].

 

Puis il parla d'autre chose.

 

Il disait assez volontiers:

 

– Il y a la bravoure du prкtre comme il y a la bravoure du colonel de dragons. Seulement, ajoutait-il, la nфtre doit кtre tranquille.

Chapitre VII
Cravatte

Ici se place naturellement un fait que nous ne devons pas omettre, car il est de ceux qui font le mieux voir quel homme c'йtait que M. l'йvкque de Digne.

 

Aprиs la destruction de la bande de Gaspard Bиs qui avait infestй les gorges d'Ollioules, un de ses lieutenants, Cravatte[12], se rйfugia dans la montagne. Il se cacha quelque temps avec ses bandits, reste de la troupe de Gaspard Bиs, dans le comtй de Nice, puis gagna le Piйmont, et tout а coup reparut en France, du cфtй de Barcelonnette. On le vit а Jauziers d'abord, puis aux Tuiles. Il se cacha dans les cavernes du Joug-de-l'Aigle, et de lа il descendait vers les hameaux et les villages par les ravins de l'Ubaye et de l'Ubayette. Il osa mкme pousser jusqu'а Embrun, pйnйtra une nuit dans la cathйdrale et dйvalisa la sacristie. Ses brigandages dйsolaient le pays. On mit la gendarmerie а ses trousses, mais en vain. Il йchappait toujours; quelquefois il rйsistait de vive force. C'йtait un hardi misйrable. Au milieu de toute cette terreur, l'йvкque arriva. Il faisait sa tournйe. Au Chastelar, le maire vint le trouver et l'engagea а rebrousser chemin. Cravatte tenait la montagne jusqu'а l'Arche, et au-delа. Il y avait danger, mкme avec une escorte. C'йtait exposer inutilement trois ou quatre malheureux gendarmes.



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