Livre premier – Un juste 8 глава




 

Place pour une courte parenthиse. C'est la seconde fois que, dans ses йtudes sur la question pйnale et sur la damnation par la loi, l'auteur de ce livre rencontre le vol d'un pain, comme point de dйpart du dйsastre d'une destinйe. Claude Gueux[55] avait volй un pain; Jean Valjean avait volй un pain. Une statistique anglaise constate qu'а Londres quatre vols sur cinq ont pour cause immйdiate la faim[56].

 

Jean Valjean йtait entrй au bagne sanglotant et frйmissant; il en sortit impassible. Il y йtait entrй dйsespйrй; il en sortit sombre.

 

Que s'йtait-il passй dans cette вme?

Chapitre VII
Le dedans du dйsespoir

Essayons de le dire.

 

Il faut bien que la sociйtй regarde ces choses puisque c'est elle qui les fait.

 

C'йtait, nous l'avons dit, un ignorant; mais ce n'йtait pas un imbйcile. La lumiиre naturelle йtait allumйe en lui. Le malheur, qui a aussi sa clartй, augmenta le peu de jour qu'il y avait dans cet esprit. Sous le bвton, sous la chaоne, au cachot, а la fatigue, sous l'ardent soleil du bagne, sur le lit de planches des forзats, il se replia en sa conscience et rйflйchit.

 

Il se constitua tribunal.

 

Il commenзa par se juger lui-mкme.

 

Il reconnut qu'il n'йtait pas un innocent injustement puni. Il s'avoua qu'il avait commis une action extrкme et blвmable; qu'on ne lui eыt peut-кtre pas refusй ce pain s'il l'avait demandй; que dans tous les cas il eыt mieux valu l'attendre, soit de la pitiй, soit du travail; que ce n'est pas tout а fait une raison sans rйplique de dire: peut-on attendre quand on a faim? que d'abord il est trиs rare qu'on meure littйralement de faim; ensuite que, malheureusement ou heureusement, l'homme est ainsi fait qu'il peut souffrir longtemps et beaucoup, moralement et physiquement, sans mourir; qu'il fallait donc de la patience; que cela eыt mieux valu mкme pour ces pauvres petits enfants; que c'йtait un acte de folie, а lui, malheureux homme chйtif, de prendre violemment au collet la sociйtй tout entiиre et de se figurer qu'on sort de la misиre par le vol; que c'йtait, dans tous les cas, une mauvaise porte pour sortir de la misиre que celle par oщ l'on entre dans l'infamie; enfin qu'il avait eu tort.

 

Puis il se demanda:

 

S'il йtait le seul qui avait eu tort dans sa fatale histoire? Si d'abord ce n'йtait pas une chose grave qu'il eыt, lui travailleur, manquй de travail, lui laborieux, manquй de pain. Si, ensuite, la faute commise et avouйe, le chвtiment n'avait pas йtй fйroce et outrй. S'il n'y avait pas plus d'abus de la part de la loi dans la peine qu'il n'y avait eu d'abus de la part du coupable dans la faute. S'il n'y avait pas excиs de poids dans un des plateaux de la balance, celui oщ est l'expiation. Si la surcharge de la peine n'йtait point l'effacement du dйlit, et n'arrivait pas а ce rйsultat: de retourner la situation, de remplacer la faute du dйlinquant par la faute de la rйpression, de faire du coupable la victime et du dйbiteur le crйancier, et de mettre dйfinitivement le droit du cфtй de celui-lа mкme qui l'avait violй. Si cette peine, compliquйe des aggravations successives pour les tentatives d'йvasion, ne finissait pas par кtre une sorte d'attentat du plus fort sur le plus faible, un crime de la sociйtй sur l'individu, un crime qui recommenзait tous les jours, un crime qui durait dix-neuf ans.

 

Il se demanda si la sociйtй humaine pouvait avoir le droit de faire йgalement subir а ses membres, dans un cas son imprйvoyance dйraisonnable, et dans l'autre cas sa prйvoyance impitoyable, et de saisir а jamais un pauvre homme entre un dйfaut et un excиs, dйfaut de travail, excиs de chвtiment. S'il n'йtait pas exorbitant que la sociйtй traitвt ainsi prйcisйment ses membres les plus mal dotйs dans la rйpartition de biens que fait le hasard, et par consйquent les plus dignes de mйnagements.

 

Ces questions faites et rйsolues, il jugea la sociйtй et la condamna.

 

Il la condamna sans haine.

 

Il la fit responsable du sort qu'il subissait, et se dit qu'il n'hйsiterait peut-кtre pas а lui en demander compte un jour. Il se dйclara а lui-mкme qu'il n'y avait pas йquilibre entre le dommage qu'il avait causй et le dommage qu'on lui causait; il conclut enfin que son chвtiment n'йtait pas, а la vйritй, une injustice, mais qu'а coup sыr c'йtait une iniquitй.

 

La colиre peut кtre folle et absurde; on peut кtre irritй а tort; on n'est indignй que lorsqu'on a raison au fond par quelque cфtй. Jean Valjean se sentait indignй. Et puis, la sociйtй humaine ne lui avait fait que du mal. Jamais il n'avait vu d'elle que ce visage courroucй qu'elle appelle sa justice et qu'elle montre а ceux qu'elle frappe. Les hommes ne l'avaient touchй que pour le meurtrir. Tout contact avec eux lui avait йtй un coup. Jamais, depuis son enfance, depuis sa mиre, depuis sa sњur, jamais il n'avait rencontrй une parole amie et un regard bienveillant. De souffrance en souffrance il arriva peu а peu а cette conviction que la vie йtait une guerre; et que dans cette guerre il йtait le vaincu. Il n'avait d'autre arme que sa haine. Il rйsolut de l'aiguiser au bagne et de l'emporter en s'en allant.

 

Il y avait а Toulon une йcole pour la chiourme tenue par des frиres ignorantins oщ l'on enseignait le plus nйcessaire а ceux de ces malheureux qui avaient de la bonne volontй. Il fut du nombre des hommes de bonne volontй. Il alla а l'йcole а quarante ans, et apprit а lire, а йcrire, а compter. Il sentit que fortifier son intelligence, c'йtait fortifier sa haine. Dans certains cas, l'instruction et la lumiиre peuvent servir de rallonge au mal.

 

Cela est triste а dire, aprиs avoir jugй la sociйtй qui avait fait son malheur, il jugea la providence qui avait fait la sociйtй.

 

Il la condamna aussi.

 

Ainsi, pendant ces dix-neuf ans de torture et d'esclavage, cette вme monta et tomba en mкme temps. Il y entra de la lumiиre d'un cфtй et des tйnиbres de l'autre.

 

Jean Valjean n'йtait pas, on l'a vu, d'une nature mauvaise. Il йtait encore bon lorsqu'il arriva au bagne. Il y condamna la sociйtй et sentit qu'il devenait mйchant, il y condamna la providence et sentit qu'il devenait impie.

 

Ici il est difficile de ne pas mйditer un instant.

 

La nature humaine se transforme-t-elle ainsi de fond en comble et tout а fait? L'homme crйй bon par Dieu peut-il кtre fait mйchant par l'homme? L'вme peut-elle кtre refaite tout d'une piиce par la destinйe, et devenir mauvaise, la destinйe йtant mauvaise? Le cњur peut-il devenir difforme et contracter des laideurs et des infirmitйs incurables sous la pression d'un malheur disproportionnй, comme la colonne vertйbrale sous une voыte trop basse? N'y a-t-il pas dans toute вme humaine, n'y avait-il pas dans l'вme de Jean Valjean en particulier, une premiиre йtincelle, un йlйment divin, incorruptible dans ce monde, immortel dans l'autre, que le bien peut dйvelopper, attiser, allumer, enflammer et faire rayonner splendidement, et que le mal ne peut jamais entiиrement йteindre?

 

Questions graves et obscures, а la derniиre desquelles tout physiologiste eыt probablement rйpondu non, et sans hйsiter, s'il eыt vu а Toulon, aux heures de repos qui йtaient pour Jean Valjean des heures de rкverie, assis, les bras croisйs, sur la barre de quelque cabestan, le bout de sa chaоne enfoncй dans sa poche pour l'empкcher de traоner, ce galйrien morne, sйrieux, silencieux et pensif, paria des lois qui regardait l'homme avec colиre, damnй de la civilisation qui regardait le ciel avec sйvйritй.

 

Certes, et nous ne voulons pas le dissimuler, le physiologiste observateur eыt vu lа une misиre irrйmйdiable, il eыt plaint peut-кtre ce malade du fait de la loi, mais il n'eыt pas mкme essayй de traitement; il eыt dйtournй le regard des cavernes qu'il aurait entrevues dans cette вme; et, comme Dante de la porte de l'enfer, il eыt effacй de cette existence le mot que le doigt de Dieu йcrit pourtant sur le front de tout homme: Espйrance!

 

Cet йtat de son вme que nous avons tentй d'analyser йtait-il aussi parfaitement clair pour Jean Valjean que nous avons essayй de le rendre pour ceux qui nous lisent? Jean Valjean voyait-il distinctement, aprиs leur formation, et avait-il vu distinctement, а mesure qu'ils se formaient, tous les йlйments dont se composait sa misиre morale? Cet homme rude et illettrй s'йtait-il bien nettement rendu compte de la succession d'idйes par laquelle il йtait, degrй а degrй, montй et descendu jusqu'aux lugubres aspects qui йtaient depuis tant d'annйes dйjа l'horizon intйrieur de son esprit? Avait-il bien conscience de tout ce qui s'йtait passй en lui et de tout ce qui s'y remuait? C'est ce que nous n'oserions dire c'est mкme ce que nous ne croyons pas. Il y avait trop d'ignorance dans Jean Valjean pour que, mкme aprиs tant de malheur, il n'y restвt pas beaucoup de vague. Par moments il ne savait pas mкme bien au juste ce qu'il йprouvait. Jean Valjean йtait dans les tйnиbres; il souffrait dans les tйnиbres; il haпssait dans les tйnиbres; on eыt pu dire qu'il haпssait devant lui. Il vivait habituellement dans cette ombre, tвtonnant comme un aveugle et comme un rкveur. Seulement, par intervalles, il lui venait tout а coup, de lui-mкme ou du dehors, une secousse de colиre, un surcroоt de souffrance, un pвle et rapide йclair qui illuminait toute son вme, et faisait brusquement apparaоtre partout autour de lui, en avant et en arriиre, aux lueurs d'une lumiиre affreuse, les hideux prйcipices et les sombres perspectives de sa destinйe.

 

L'йclair passй, la nuit retombait, et oщ йtait-il? il ne le savait plus.

 

Le propre des peines de cette nature, dans lesquelles domine ce qui est impitoyable, C'est-а-dire ce qui est abrutissant, c'est de transformer peu а peu, par une sorte de transfiguration stupide, un homme en une bкte fauve. Quelquefois en une bкte fйroce. Les tentatives d'йvasion de Jean Valjean, successives et obstinйes, suffiraient а prouver cet йtrange travail fait par la loi sur l'вme humaine. Jean Valjean eыt renouvelй ces tentatives, si parfaitement inutiles et folles, autant de fois que l'occasion s'en fыt prйsentйe, sans songer un instant au rйsultat, ni aux expйriences dйjа faites. Il s'йchappait impйtueusement comme le loup qui trouve la cage ouverte. L'instinct lui disait: sauve-toi! Le raisonnement lui eыt dit: reste! Mais, devant une tentation si violente, le raisonnement avait disparu; il n'y avait plus que l'instinct. La bкte seule agissait. Quand il йtait repris, les nouvelles sйvйritйs qu'on lui infligeait ne servaient qu'а l'effarer davantage.

 

Un dйtail que nous ne devons pas omettre, c'est qu'il йtait d'une force physique dont n'approchait pas un des habitants du bagne. А la fatigue, pour filer un cвble, pour virer un cabestan, Jean Valjean valait quatre hommes. Il soulevait et soutenait parfois d'йnormes poids sur son dos, et remplaзait dans l'occasion cet instrument qu'on appelle cric et qu'on appelait jadis orgueil, d'oщ a pris nom, soit dit en passant, la rue Montorgueil prиs des halles de Paris. Ses camarades l'avaient surnommй Jean-le-Cric. Une fois, comme on rйparait le balcon de l'hфtel de ville de Toulon, une des admirables cariatides de Puget qui soutiennent ce balcon se descella et faillit tomber. Jean Valjean, qui se trouvait lа, soutint de l'йpaule la cariatide et donna le temps aux ouvriers d'arriver.

 

Sa souplesse dйpassait encore sa vigueur. Certains forзats, rкveurs perpйtuels d'йvasions, finissent par faire de la force et de l'adresse combinйes une vйritable science. C'est la science des muscles. Toute une statique mystйrieuse est quotidiennement pratiquйe par les prisonniers, ces йternels envieux des mouches et des oiseaux. Gravir une verticale, et trouver des points d'appui lа oщ l'on voit а peine une saillie, йtait un jeu pour Jean Valjean. Йtant donnй un angle de mur, avec la tension de son dos et de ses jarrets, avec ses coudes et ses talons emboоtйs dans les aspйritйs de la pierre, il se hissait comme magiquement а un troisiиme йtage. Quelquefois il montait ainsi jusqu'au toit du bagne.

 

Il parlait peu. Il ne riait pas. Il fallait quelque йmotion extrкme pour lui arracher, une ou deux fois l'an, ce lugubre rire du forзat qui est comme un йcho du rire du dйmon. А le voir, il semblait occupй а regarder continuellement quelque chose de terrible.

 

Il йtait absorbй en effet.

 

А travers les perceptions maladives d'une nature incomplиte et d'une intelligence accablйe, il sentait confusйment qu'une chose monstrueuse йtait sur lui. Dans cette pйnombre obscure et blafarde oщ il rampait, chaque fois qu'il tournait le cou et qu'il essayait d'йlever son regard, il voyait, avec une terreur mкlйe de rage, s'йchafauder, s'йtager et monter а perte de vue au-dessus de lui, avec des escarpements horribles, une sorte d'entassement effrayant de choses, de lois, de prйjugйs, d'hommes et de faits, dont les contours lui йchappaient, dont la masse l'йpouvantait, et qui n'йtait autre chose que cette prodigieuse pyramide que nous appelons la civilisation. Il distinguait за et lа dans cet ensemble fourmillant et difforme, tantфt prиs de lui, tantфt loin et sur des plateaux inaccessibles, quelque groupe, quelque dйtail vivement йclairй, ici l'argousin et son bвton, ici le gendarme et son sabre, lа-bas l'archevкque mitrй, tout en haut, dans une sorte de soleil, l'empereur couronnй et йblouissant. Il lui semblait que ces splendeurs lointaines, loin de dissiper sa nuit, la rendaient plus funиbre et plus noire. Tout cela, lois, prйjugйs, faits, hommes, choses, allait et venait au-dessus de lui, selon le mouvement compliquй et mystйrieux que Dieu imprime а la civilisation, marchant sur lui et l'йcrasant avec je ne sais quoi de paisible dans la cruautй et d'inexorable dans l'indiffйrence. Вmes tombйes au fond de l'infortune possible, malheureux hommes perdus au plus bas de ces limbes oщ l'on ne regarde plus, les rйprouvйs de la loi sentent peser de tout son poids sur leur tкte cette sociйtй humaine, si formidable pour qui est dehors, si effroyable pour qui est dessous.

 

Dans cette situation, Jean Valjean songeait, et quelle pouvait кtre la nature de sa rкverie?

 

Si le grain de mil sous la meule avait des pensйes, il penserait sans doute ce que pensait Jean Valjean.

 

Toutes ces choses, rйalitйs pleines de spectres, fantasmagories pleines de rйalitйs, avaient fini par lui crйer une sorte d'йtat intйrieur presque inexprimable.

 

Par moments, au milieu de son travail du bagne, il s'arrкtait. Il se mettait а penser. Sa raison, а la fois plus mыre et plus troublйe qu'autrefois, se rйvoltait. Tout ce qui lui йtait arrivй lui paraissait absurde; tout ce qui l'entourait lui paraissait impossible. Il se disait: c'est un rкve. Il regardait l'argousin debout а quelques pas de lui; l'argousin lui semblait un fantфme; tout а coup le fantфme lui donnait un coup de bвton.

 

La nature visible existait а peine pour lui. Il serait presque vrai de dire qu'il n'y avait point pour Jean Valjean de soleil, ni de beaux jours d'йtй, ni de ciel rayonnant, ni de fraоches aubes d'avril. Je ne sais quel jour de soupirail йclairait habituellement son вme.

 

Pour rйsumer, en terminant, ce qui peut кtre rйsumй et traduit en rйsultats positifs dans tout ce que nous venons d'indiquer, nous nous bornerons а constater qu'en dix-neuf ans, Jean Valjean, l'inoffensif йmondeur de Faverolles, le redoutable galйrien de Toulon, йtait devenu capable, grвce а la maniиre dont le bagne l'avait faзonnй, de deux espиces de mauvaises actions: premiиrement, d'une mauvaise action rapide, irrйflйchie, pleine d'йtourdissement, toute d'instinct, sorte de reprйsaille pour le mal souffert; deuxiиmement, d'une mauvaise action grave, sйrieuse, dйbattue en conscience et mйditйe avec les idйes fausses que peut donner un pareil malheur. Ses prйmйditations passaient par les trois phases successives que les natures d'une certaine trempe peuvent seules parcourir, raisonnement, volontй, obstination. Il avait pour mobiles l'indignation habituelle, l'amertume de l'вme, le profond sentiment des iniquitйs subies, la rйaction, mкme contre les bons, les innocents et les justes, s'il y en a. Le point de dйpart comme le point d'arrivйe de toutes ses pensйes йtait la haine de la loi humaine; cette haine qui, si elle n'est arrкtйe dans son dйveloppement par quelque incident providentiel, devient, dans un temps donnй, la haine de la sociйtй, puis la haine du genre humain, puis la haine de la crйation, et se traduit par un vague et incessant et brutal dйsir de nuire, n'importe а qui, а un кtre vivant quelconque. Comme on voit, ce n'йtait pas sans raison que le passeport qualifiait Jean Valjean d' homme trиs dangereux.

 

D'annйe en annйe, cette вme s'йtait dessйchйe de plus en plus, lentement, mais fatalement. А cњur sec, њil sec. А sa sortie du bagne, il y avait dix-neuf ans qu'il n'avait versй une larme.

Chapitre VIII
L'onde et l'ombre

Un homme а la mer!

 

Qu'importe! le navire ne s'arrкte pas. Le vent souffle, ce sombre navire-lа a une route qu'il est forcй de continuer. Il passe.

 

L'homme disparaоt, puis reparaоt, il plonge et remonte а la surface, il appelle, il tend les bras, on ne l'entend pas; le navire, frissonnant sous l'ouragan, est tout а sa manњuvre, les matelots et les passagers ne voient mкme plus l'homme submergй; sa misйrable tкte n'est qu'un point dans l'йnormitй des vagues. Il jette des cris dйsespйrйs dans les profondeurs. Quel spectre que cette voile qui s'en va! Il la regarde, il la regarde frйnйtiquement. Elle s'йloigne, elle blкmit, elle dйcroоt. Il йtait lа tout а l'heure, il йtait de l'йquipage, il allait et venait sur le pont avec les autres, il avait sa part de respiration et de soleil, il йtait un vivant. Maintenant, que s'est-il donc passй? Il a glissй, il est tombй, c'est fini.

 

Il est dans l'eau monstrueuse. Il n'a plus sous les pieds que de la fuite et de l'йcroulement. Les flots dйchirйs et dйchiquetйs par le vent l'environnent hideusement, les roulis de l'abоme l'emportent, tous les haillons de l'eau s'agitent autour de sa tкte, une populace de vagues crache sur lui, de confuses ouvertures le dйvorent а demi; chaque fois qu'il enfonce, il entrevoit des prйcipices pleins de nuit; d'affreuses vйgйtations inconnues le saisissent, lui nouent les pieds, le tirent а elles; il sent qu'il devient abоme, il fait partie de l'йcume, les flots se le jettent de l'un а l'autre, il boit l'amertume, l'ocйan lвche s'acharne а le noyer, l'йnormitй joue avec son agonie. Il semble que toute cette eau soit de la haine.

 

Il lutte pourtant, il essaie de se dйfendre, il essaie de se soutenir, il fait effort, il nage. Lui, cette pauvre force tout de suite йpuisйe, il combat l'inйpuisable.

 

Oщ donc est le navire? Lа-bas. А peine visible dans les pвles tйnиbres de l'horizon.

 

Les rafales soufflent; toutes les йcumes l'accablent. Il lиve les yeux et ne voit que les lividitйs des nuages. Il assiste, agonisant, а l'immense dйmence de la mer. Il est suppliciй par cette folie. Il entend des bruits йtrangers а l'homme qui semblent venir d'au delа de la terre et d'on ne sait quel dehors effrayant.

 

Il y a des oiseaux dans les nuйes, de mкme qu'il y a des anges au-dessus des dйtresses humaines, mais que peuvent-ils pour lui? Cela vole, chante et plane, et lui, il rвle.

 

Il se sent enseveli а la fois par ces deux infinis, l'ocйan et le ciel; l'un est une tombe, l'autre est un linceul.

 

La nuit descend, voilа des heures qu'il nage, ses forces sont а bout; ce navire, cette chose lointaine oщ il y avait des hommes, s'est effacй; il est seul dans le formidable gouffre crйpusculaire, il enfonce, il se roidit, il se tord, il sent au-dessous de lui les vagues monstres de l'invisible; il appelle.

 

Il n'y a plus d'hommes. Oщ est Dieu?

 

Il appelle. Quelqu'un! quelqu'un! Il appelle toujours.

 

Rien а l'horizon. Rien au ciel.

 

Il implore l'йtendue, la vague, l'algue, l'йcueil; cela est sourd. Il supplie la tempкte; la tempкte imperturbable n'obйit qu'а l'infini.

 

Autour de lui, l'obscuritй, la brume, la solitude, le tumulte orageux et inconscient, le plissement indйfini des eaux farouches. En lui l'horreur et la fatigue. Sous lui la chute. Pas de point d'appui. Il songe aux aventures tйnйbreuses du cadavre dans l'ombre illimitйe. Le froid sans fond le paralyse. Ses mains se crispent et se ferment et prennent du nйant. Vents, nuйes, tourbillons, souffles, йtoiles inutiles! Que faire? Le dйsespйrй s'abandonne, qui est las prend le parti de mourir, il se laisse faire, il se laisse aller, il lвche prise, et le voilа qui roule а jamais dans les profondeurs lugubres de l'engloutissement.

 

Ф marche implacable des sociйtйs humaines! Pertes d'hommes et d'вmes chemin faisant! Ocйan oщ tombe tout ce que laisse tomber la loi! Disparition sinistre du secours! ф mort morale!

 

La mer, c'est l'inexorable nuit sociale oщ la pйnalitй jette ses damnйs. La mer, c'est l'immense misиre.

 

L'вme, а vau-l'eau dans ce gouffre, peut devenir un cadavre. Qui la ressuscitera?

Chapitre IX
Nouveaux griefs

Quand vint l'heure de la sortie du bagne, quand Jean Valjean entendit а son oreille ce mot йtrange: tu es libre! le moment fut invraisemblable et inouп, un rayon de vive lumiиre, un rayon de la vraie lumiиre des vivants pйnйtra subitement en lui. Mais ce rayon ne tarda point а pвlir. Jean Valjean avait йtй йbloui de l'idйe de la libertй. Il avait cru а une vie nouvelle. Il vit bien vite ce que c'йtait qu'une libertй а laquelle on donne un passeport jaune.

 

Et autour de cela bien des amertumes. Il avait calculй que sa masse, pendant son sйjour au bagne, aurait dы s'йlever а cent soixante et onze francs. Il est juste d'ajouter qu'il avait oubliй de faire entrer dans ses calculs le repos forcй des dimanches et fкtes qui, pour dix-neuf ans, entraоnait une diminution de vingt-quatre francs environ. Quoi qu'il en fыt, cette masse avait йtй rйduite, par diverses retenues locales, а la somme de cent neuf francs quinze sous, qui lui avait йtй comptйe а sa sortie.

 

Il n'y avait rien compris, et se croyait lйsй. Disons le mot, volй.

 

Le lendemain de sa libйration, а Grasse, il vit devant la porte d'une distillerie de fleurs d'oranger des hommes qui dйchargeaient des ballots. Il offrit ses services. La besogne pressait, on les accepta. Il se mit а l'ouvrage. Il йtait intelligent, robuste et adroit; il faisait de son mieux; le maоtre paraissait content. Pendant qu'il travaillait, un gendarme passa, le remarqua, et lui demanda ses papiers. Il fallut montrer le passeport jaune. Cela fait, Jean Valjean reprit son travail. Un peu auparavant, il avait questionnй l'un des ouvriers sur ce qu'ils gagnaient а cette besogne par jour; on lui avait rйpondu: trente sous. Le soir venu, comme il йtait forcй de repartir le lendemain matin, il se prйsenta devant le maоtre de la distillerie et le pria de le payer. Le maоtre ne profйra pas une parole, et lui remit vingt-cinq sous. Il rйclama. On lui rйpondit: cela est assez bon pour toi. Il insista. Le maоtre le regarda entre les deux yeux et lui dit: Gare le bloc[57].

 

Lа encore il se considйra comme volй[58].

 

La sociйtй, l'йtat, en lui diminuant sa masse, l'avait volй en grand. Maintenant, c'йtait le tour de l'individu qui le volait en petit.

 

Libйration n'est pas dйlivrance. On sort du bagne, mais non de la condamnation. Voilа ce qui lui йtait arrivй а Grasse. On a vu de quelle faзon il avait йtй accueilli а Digne.

Chapitre X
L'homme rйveillй

Donc, comme deux heures du matin sonnaient а l'horloge de la cathйdrale, Jean Valjean se rйveilla.

 

Ce qui le rйveilla, c'est que le lit йtait trop bon. Il y avait vingt ans bientфt qu'il n'avait couchй dans un lit, et quoiqu'il ne se fыt pas dйshabillй, la sensation йtait trop nouvelle pour ne pas troubler son sommeil.

 

Il avait dormi plus de quatre heures. Sa fatigue йtait passйe. Il йtait accoutumй а ne pas donner beaucoup d'heures au repos.

 

Il ouvrit les yeux et regarda un moment dans l'obscuritй autour de lui, puis il les referma pour se rendormir.

 

Quand beaucoup de sensations diverses ont agitй la journйe, quand des choses prйoccupent l'esprit, on s'endort, mais on ne se rendort pas. Le sommeil vient plus aisйment qu'il ne revient. C'est ce qui arriva а Jean Valjean. Il ne put se rendormir, et il se mit а penser.

 

Il йtait dans un de ces moments oщ les idйes qu'on a dans l'esprit sont troubles. Il avait une sorte de va-et-vient obscur dans le cerveau. Ses souvenirs anciens et ses souvenirs immйdiats y flottaient pкle-mкle et s'y croisaient confusйment, perdant leurs formes, se grossissant dйmesurйment, puis disparaissant tout а coup comme dans une eau fangeuse et agitйe. Beaucoup de pensйes lui venaient, mais il y en avait une qui se reprйsentait continuellement et qui chassait toutes les autres. Cette pensйe, nous allons la dire tout de suite: – Il avait remarquй les six couverts d'argent et la grande cuiller que madame Magloire avait posйs sur la table.

 

Ces six couverts d'argent l'obsйdaient. – Ils йtaient lа. – А quelques pas. – А l'instant oщ il avait traversй la chambre d'а cфtй pour venir dans celle oщ il йtait, la vieille servante les mettait dans un petit placard а la tкte du lit. – Il avait bien remarquй ce placard. – А droite, en entrant par la salle а manger. – Ils йtaient massifs. – Et de vieille argenterie. – Avec la grande cuiller, on en tirerait au moins deux cents francs. – Le double de ce qu'il avait gagnй en dix-neuf ans. – Il est vrai qu'il eыt gagnй davantage si l' administration ne l'avait pas volй.

 

Son esprit oscilla toute une grande heure dans des fluctuations auxquelles se mкlait bien quelque lutte. Trois heures sonnиrent. Il rouvrit les yeux, se dressa brusquement sur son sйant, йtendit le bras et tвta son havresac qu'il avait jetй dans le coin de l'alcфve, puis il laissa pendre ses jambes et poser ses pieds а terre, et se trouva, presque sans savoir comment, assis sur son lit.

 

Il resta un certain temps rкveur dans cette attitude qui eыt eu quelque chose de sinistre pour quelqu'un qui l'eыt aperзu ainsi dans cette ombre, seul йveillй dans la maison endormie. Tout а coup il se baissa, фta ses souliers et les posa doucement sur la natte prиs du lit, puis il reprit sa posture de rкverie et redevint immobile.

 

Au milieu de cette mйditation hideuse, les idйes que nous venons d'indiquer remuaient sans relвche son cerveau, entraient, sortaient, rentraient, faisaient sur lui une sorte de pesйe; et puis il songeait aussi, sans savoir pourquoi, et avec cette obstination machinale de la rкverie, а un forзat nommй Brevet qu'il avait connu au bagne, et dont le pantalon n'йtait retenu que par une seule bretelle de coton tricotй. Le dessin en damier de cette bretelle lui revenait sans cesse а l'esprit.

 

Il demeurait dans cette situation, et y fыt peut-кtre restй indйfiniment jusqu'au lever du jour, si l'horloge n'eыt sonnй un coup – le quart ou la demie. Il sembla que ce coup lui eыt dit: allons!

 

Il se leva debout, hйsita encore un moment, et йcouta; tout se taisait dans la maison; alors il marcha droit et а petits pas vers la fenкtre qu'il entrevoyait. La nuit n'йtait pas trиs obscure; c'йtait une pleine lune sur laquelle couraient de larges nuйes chassйes par le vent. Cela faisait au dehors des alternatives d'ombre et de clartй, des йclipses, puis des йclaircies, et au dedans une sorte de crйpuscule. Ce crйpuscule, suffisant pour qu'on pыt se guider, intermittent а cause des nuages, ressemblait а l'espиce de lividitй qui tombe d'un soupirail de cave devant lequel vont et viennent des passants. Arrivй а la fenкtre, Jean Valjean l'examina. Elle йtait sans barreaux, donnait sur le jardin et n'йtait fermйe, selon la mode du pays, que d'une petite clavette. Il l'ouvrit, mais, comme un air froid et vif entra brusquement dans la chambre, il la referma tout de suite. Il regarda le jardin de ce regard attentif qui йtudie plus encore qu'il ne regarde. Le jardin йtait enclos d'un mur blanc assez bas, facile а escalader. Au fond, au-delа, il distingua des tкtes d'arbres йgalement espacйes, ce qui indiquait que ce mur sйparait le jardin d'une avenue ou d'une ruelle plantйe.

 

Ce coup d'њil jetй, il fit le mouvement d'un homme dйterminй, marcha а son alcфve, prit son havresac, l'ouvrit, le fouilla, en tira quelque chose qu'il posa sur le lit, mit ses souliers dans une des poches, referma le tout, chargea le sac sur ses йpaules, se couvrit de sa casquette dont il baissa la visiиre sur ses yeux, chercha son bвton en tвtonnant, et l'alla poser dans l'angle de la fenкtre, puis revint au lit et saisit rйsolument l'objet qu'il y avait dйposй. Cela ressemblait а une barre de fer courte, aiguisйe comme un йpieu а l'une de ses extrйmitйs.



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