Livre troisiиme – En l'annйe 1817




Chapitre I
L'annйe 1817[62]

1817 est l'annйe que Louis XVIII, avec un certain aplomb royal qui ne manquait pas de fiertй, qualifiait la vingt-deuxiиme de son rиgne. C'est l'annйe oщ M. Bruguiиre de Sorsum йtait cйlиbre. Toutes les boutiques des perruquiers, espйrant la poudre et le retour de l'oiseau royal, йtaient badigeonnйes d'azur et fleurdelysйes. C'йtait le temps candide oщ le comte Lynch[63] siйgeait tous les dimanches comme marguillier au banc d'њuvre de Saint-Germain-des-Prйs en habit de pair de France, avec son cordon rouge et son long nez, et cette majestй de profil particuliиre а un homme qui a fait une action d'йclat. L'action d'йclat commise par M. Lynch йtait ceci: avoir, йtant maire de Bordeaux, le 12 mars 1814, donnй la ville un peu trop tфt а M. le duc d'Angoulкme. De lа sa pairie. En 1817, la mode engloutissait les petits garзons de quatre а six ans sous de vastes casquettes en cuir maroquinй а oreillons assez ressemblantes а des mitres d'esquimaux. L'armйe franзaise йtait vкtue de blanc, а l'autrichienne; les rйgiments s'appelaient lйgions; au lieu de chiffres ils portaient les noms des dйpartements. Napolйon йtait а Sainte-Hйlиne, et, comme l'Angleterre lui refusait du drap vert, il faisait retourner ses vieux habits. En 1817, Pellegrini chantait, mademoiselle Bigottini dansait; Potier rйgnait; Odry n'existait pas encore. Madame Saqui succйdait а Forioso. Il y avait encore des Prussiens en France. M. Delalot йtait un personnage. La lйgitimitй venait de s'affirmer en coupant le poing, puis la tкte, а Pleignier, а Carbonneau et а Tolleron. Le prince de Talleyrand, grand chambellan, et l'abbй Louis, ministre dйsignй des finances, se regardaient en riant du rire de deux augures; tous deux avaient cйlйbrй, le 14 juillet 1790, la messe de la Fйdйration au Champ de Mars; Talleyrand l'avait dite comme йvкque, Louis l'avait servie comme diacre. En 1817, dans les contre-allйes de ce mкme Champ de Mars, on apercevait de gros cylindres de bois, gisant sous la pluie, pourrissant dans l'herbe, peints en bleu avec des traces d'aigles et d'abeilles dйdorйes. C'йtaient les colonnes qui, deux ans auparavant, avaient soutenu l'estrade de l'empereur au Champ-de-Mai[64]. Elles йtaient noircies за et lа de la brыlure du bivouac des Autrichiens baraquйs prиs du Gros-Caillou. Deux ou trois de ces colonnes avaient disparu dans les feux de ces bivouacs et avaient chauffй les larges mains des kaiserlicks. Le Champ de Mai avait eu cela de remarquable qu'il avait йtй tenu au mois de juin et au Champ de Mars. En cette annйe 1817, deux choses йtaient populaires: le Voltaire-Touquet[65] et la tabatiиre а la Charte. L'йmotion parisienne la plus rйcente йtait le crime de Dautun qui avait jetй la tкte de son frиre dans le bassin du Marchй-aux-Fleurs. On commenзait а faire au ministиre de la marine une enquкte sur cette fatale frйgate de la Mйduse qui devait couvrir de honte Chaumareix et de gloire Gйricault. Le colonel Selves allait en Йgypte pour y devenir Soliman pacha. Le palais des Thermes, rue de la Harpe, servait de boutique а un tonnelier. On voyait encore sur la plate-forme de la tour octogone de l'hфtel de Cluny[66] la petite logette en planches qui avait servi d'observatoire а Messier, astronome de la marine sous Louis XVI. La duchesse de Duras lisait а trois ou quatre amis[67], dans son boudoir meublй d'X en satin bleu ciel, Ourika inйdite. On grattait les N au Louvre. Le pont d'Austerlitz abdiquait et s'intitulait pont du Jardin du Roi, double йnigme qui dйguisait а la fois le pont d'Austerlitz et le jardin des Plantes. Louis XVIII, prйoccupй, tout en annotant du coin de l'ongle Horace, des hйros qui se font empereurs et des sabotiers qui se font dauphins, avait deux soucis: Napolйon et Mathurin Bruneau. L'acadйmie franзaise donnait pour sujet de prix: Le bonheur que procure l'йtude[68]. M. Bellart йtait officiellement йloquent. On voyait germer а son ombre ce futur avocat gйnйral de Broи, promis aux sarcasmes de Paul-Louis Courier. Il y avait un faux Chateaubriand appelй Marchangy, en attendant qu'il y eut un faux Marchangy appelй d'Arlincourt. Claire d'Albe et Malek-Adel йtaient des chefs-d'њuvre; madame Cottin йtait dйclarйe le premier йcrivain de l'йpoque. L'institut laissait rayer de sa liste l'acadйmicien Napolйon Bonaparte. Une ordonnance royale йrigeait Angoulкme en йcole de marine, car, le duc d'Angoulкme йtant grand amiral, il йtait йvident que la ville d'Angoulкme avait de droit toutes les qualitйs d'un port de mer[69], sans quoi le principe monarchique eыt йtй entamй. On agitait en conseil des ministres la question de savoir si l'on devait tolйrer les vignettes reprйsentant des voltiges qui assaisonnaient les affiches de Franconi et qui attroupaient les polissons des rues. M. Paлr, auteur de l' Agnese, bonhomme а la face carrйe qui avait une verrue sur la joue, dirigeait les petits concerts intimes de la marquise de Sassenaye, rue de la Ville-l'Йvкque. Toutes les jeunes filles chantaient l'Ermite de Saint-Avelle, paroles d'Edmond Gйraud. Le Nain jaune se transformait en Miroir. Le cafй Lemblin tenait pour l'empereur contre le cafй Valois qui tenait pour les Bourbons. On venait de marier а une princesse de Sicile[70] M. le duc de Berry, dйjа regardй du fond de l'ombre par Louvel. Il y avait un an que madame de Staлl йtait morte. Les gardes du corps sifflaient mademoiselle Mars. Les grands journaux йtaient tout petits. Le format йtait restreint, mais la libertй йtait grande. Le Constitutionnel йtait constitutionnel. La Minerve[71] appelait Chateaubriand Chateaubriant. Ce t faisait beaucoup rire les bourgeois aux dйpens du grand йcrivain. Dans des journaux vendus, des journalistes prostituйs insultaient les proscrits de 1815; David n'avait plus de talent, Arnault[72] n'avait plus d'esprit, Carnot n'avait plus de probitй; Soult n'avait gagnй aucune bataille; il est vrai que Napolйon n'avait plus de gйnie. Personne n'ignore qu'il est assez rare que les lettres adressйes par la poste а un exilй lui parviennent, les polices se faisant un religieux devoir de les intercepter. Le fait n'est point nouveau; Descartes, banni, s'en plaignait. Or, David ayant, dans un journal belge, montrй quelque humeur de ne pas recevoir les lettres qu'on lui йcrivait, ceci paraissait plaisant aux feuilles royalistes qui bafouaient а cette occasion le proscrit. Dire: les rйgicides, ou dire: les votants, dire: les ennemis, ou dire: les alliйs, dire: Napolйon, ou dire: Buonaparte, cela sйparait deux hommes plus qu'un abоme. Tous les gens de bons sens convenaient que l'иre des rйvolutions йtait а jamais fermйe par le roi Louis XVIII, surnommй «l'immortel auteur de la charte ». Au terre-plein du Pont-Neuf, on sculptait le mot Redivivus, sur le piйdestal qui attendait la statue de Henri IV[73]. M. Piet йbauchait, rue Thйrиse, n° 4, son conciliabule pour consolider la monarchie. Les chefs de la droite disaient dans les conjonctures graves: «Il faut йcrire а Bacot ». MM. Canuel, O'Mahony et de Chappedelaine esquissaient, un peu approuvйs de Monsieur, ce qui devait кtre plus tard «la conspiration du bord de l'eau[74] ». L'Йpingle Noire[75] complotait de son cфtй. Delaverderie s'abouchait avec Trogoff. M. Decazes, esprit dans une certaine mesure libйral, dominait. Chateaubriand[76], debout tous les matins devant sa fenкtre du n° 27 de la rue Saint-Dominique, en pantalon а pieds et en pantoufles, ses cheveux gris coiffйs d'un madras, les yeux fixйs sur un miroir, une trousse complиte de chirurgien dentiste ouverte devant lui, se curait les dents, qu'il avait charmantes, tout en dictant des variantes de la Monarchie selon la Charte а M. Pilorge, son secrйtaire. La critique faisant autoritй prйfйrait Lafon а Talma. M. de Fйletz signait A.; M. Hoffmann signait Z.[77] Charles Nodier йcrivait Thйrиse Aubert. Le divorce йtait aboli. Les lycйes s'appelaient collиges. Les collйgiens, ornйs au collet d'une fleur de lys d'or, s'y gourmaient а propos du roi de Rome. La contre-police du chвteau dйnonзait а son altesse royale Madame le portrait, partout exposй, de M. le duc d'Orlйans, lequel avait meilleure mine en uniforme de colonel gйnйral des houzards que M. le duc de Berry en uniforme de colonel gйnйral des dragons; grave inconvйnient. La ville de Paris faisait redorer а ses frais le dфme des Invalides. Les hommes sйrieux se demandaient ce que ferait, dans telle ou telle occasion, M. de Trinquelague; M. Clausel de Montals[78] se sйparait, sur divers points, de M. Clausel de Coussergues; M. de Salaberry n'йtait pas content. Le comйdien Picard, qui йtait de l'Acadйmie dont le comйdien Moliиre n'avait pu кtre, faisait jouer les deux Philibert а l'Odйon, sur le fronton duquel l'arrachement des lettres laissait encore lire distinctement: THЙВTRE DE L'IMPЙRATRICE. On prenait parti pour ou contre Cugnet de Montarlot. Fabvier йtait factieux; Bavoux йtait rйvolutionnaire. Le libraire Pйlicier publiait une йdition de Voltaire[79], sous ce titre: Њuvres de Voltaire, de l'Acadйmie franзaise. «Cela fait venir les acheteurs », disait cet йditeur naпf. L'opinion gйnйrale йtait que M. Charles Loyson[80], serait le gйnie du siиcle; l'envie commenзait а le mordre, signe de gloire; et l'on faisait sur lui ce vers:

 

Mкme quand Loyson vole, on sent qu'il a des pattes.

 

Le cardinal Fesch refusant de se dйmettre, M. de Pins, archevкque d'Amasie, administrait le diocиse de Lyon[81]. La querelle de la vallйe des Dappes commenзait entre la Suisse et la France par un mйmoire du capitaine Dufour, depuis gйnйral. Saint-Simon, ignorй, йchafaudait son rкve sublime. Il y avait а l'acadйmie des sciences un Fourier cйlиbre que la postйritй a oubliй et dans je ne sais quel grenier un Fourier obscur dont l'avenir se souviendra. Lord Byron[82] commenзait а poindre; une note d'un poиme de Millevoye l'annonзait а la France en ces termes: un certain lord Baron. David d'Angers s'essayait а pйtrir le marbre[83]. L'abbй Caron parlait avec йloge, en petit comitй de sйminaristes, dans le cul-de-sac des Feuillantines, d'un prкtre inconnu nommй Fйlicitй Robert qui a йtй plus tard Lamennais[84]. Une chose qui fumait et clapotait sur la Seine avec le bruit d'un chien qui nage allait et venait sous les fenкtres des Tuileries, du pont Royal au pont Louis XV c'йtait une mйcanique bonne а pas grand'chose, une espиce de joujou, une rкverie d'inventeur songe-creux, une utopie: un bateau а vapeur[85]. Les Parisiens regardaient cette inutilitй avec indiffйrence. M. de Vaublanc[86], rйformateur de l'Institut par coup d'Йtat, ordonnance et fournйe, auteur distinguй de plusieurs acadйmiciens, aprиs en avoir fait, ne pouvait parvenir а l'кtre. Le faubourg Saint-Germain et la pavillon Marsan[87] souhaitaient pour prйfet de police M. Delaveau, а cause de sa dйvotion. Dupuytren et Rйcamier se prenaient de querelle а l'amphithйвtre de l'Йcole de mйdecine et se menaзaient du poing а propos de la divinitй de Jйsus-Christ. Cuvier, un њil sur la Genиse et l'autre sur la nature, s'efforзait de plaire а la rйaction bigote en mettant les fossiles d'accord avec les textes et en faisant flatter Moпse par les mastodontes. M. Franзois de Neufchвteau[88], louable cultivateur de la mйmoire de Parmentier, faisait mille efforts pour que pomme de terre fыt prononcйe parmentiиre, et n'y rйussissait point. L'abbй Grйgoire, ancien йvкque, ancien conventionnel, ancien sйnateur, йtait passй dans la polйmique royaliste а l'йtat «d'infвme Grйgoire[89] ». Cette locution que nous venons d'employer: passer а l'йtat de, йtait dйnoncйe comme nйologisme par M. Royer-Collard[90]. On pouvait distinguer encore а sa blancheur, sous la troisiиme arche du pont d'Iйna, la pierre neuve avec laquelle, deux ans auparavant, on avait bouchй le trou de mine pratiquй par Blьcher pour faire sauter le pont. La justice appelait а sa barre un homme qui, en voyant entrer le comte d'Artois а Notre-Dame, avait dit tout haut: Sapristi! je regrette le temps oщ je voyais Bonaparte et Tal a entrer bras dessus bras dessous au Bal-Sauvage[91]. Propos sйditieux. Six mois de prison. Des traоtres se montraient dйboutonnйs; des hommes qui avaient passй а l'ennemi la veille d'une bataille ne cachaient rien de la rйcompense et marchaient impudiquement en plein soleil dans le cynisme des richesses et des dignitйs; des dйserteurs de Ligny et des Quatre-Bras[92], dans le dйbraillй de leur turpitude payйe, йtalaient leur dйvouement monarchique tout nu; oubliant ce qui est йcrit en Angleterre sur la muraille intйrieure des water-closets publics: Please adjust your dress before leaving[93].

 

Voilа, pкle-mкle, ce qui surnage confusйment de l'annйe 1817, oubliйe aujourd'hui. L'histoire nйglige presque toutes ces particularitйs, et ne peut faire autrement; l'infini l'envahirait. Pourtant ces dйtails, qu'on appelle а tort petits – il n'y a ni petits faits dans l'humanitй, ni petites feuilles dans la vйgйtation – sont utiles. C'est de la physionomie des annйes que se compose la figure des siиcles.

 

En cette annйe 1817, quatre jeunes Parisiens firent «une bonne farce ».

Chapitre II
Double quatuor

Ces Parisiens йtaient l'un de Toulouse, l'autre de Limoges, le troisiиme de Cahors et le quatriиme de Montauban; mais ils йtaient йtudiants, et qui dit йtudiant dit parisien; йtudier а Paris, c'est naоtre а Paris.

 

Ces jeunes gens йtaient insignifiants; tout le monde a vu ces figures-lа; quatre йchantillons du premier venu; ni bons ni mauvais, ni savants ni ignorants, ni des gйnies ni des imbйciles; beaux de ce charmant avril qu'on appelle vingt ans. C'йtaient quatre Oscars quelconques, car а cette йpoque les Arthurs n'existaient pas encore. Brыlez pour lui les parfums d'Arabie, s'йcriait la romance, Oscar s'avance, Oscar, je vais le voir[94]! On sortait d'Ossian, l'йlйgance йtait scandinave et calйdonienne, le genre anglais pur ne devait prйvaloir que plus tard, et le premier des Arthurs, Wellington, venait а peine de gagner la bataille de Waterloo.

 

Ces Oscars s'appelaient l'un Fйlix Tholomyиs, de Toulouse; l'autre Listolier, de Cahors; l'autre Fameuil, de Limoges; le dernier Blachevelle, de Montauban. Naturellement chacun avait sa maоtresse. Blachevelle aimait Favourite, ainsi nommйe parce qu'elle йtait allйe en Angleterre; Listolier adorait Dahlia, qui avait pris pour nom de guerre un nom de fleur; Fameuil idolвtrait Zйphine, abrйgй de Josйphine; Tholomyиs avait Fantine, dite la Blonde[95] а cause de ses beaux cheveux couleur de soleil.

 

Favourite, Dahlia, Zйphine et Fantine йtaient quatre ravissantes filles, parfumйes et radieuses, encore un peu ouvriиres, n'ayant pas tout а fait quittй leur aiguille, dйrangйes par les amourettes, mais ayant sur le visage un reste de la sйrйnitй du travail et dans l'вme cette fleur d'honnкtetй qui dans la femme survit а la premiиre chute. Il y avait une des quatre qu'on appelait la jeune, parce qu'elle йtait la cadette; et une qu'on appelait la vieille. La vieille avait vingt-trois ans. Pour ne rien celer, les trois premiиres йtaient plus expйrimentйes, plus insouciantes et plus envolйes dans le bruit de la vie que Fantine la Blonde, qui en йtait а sa premiиre illusion.

 

Dahlia, Zйphine, et surtout Favourite, n'en auraient pu dire autant. Il y avait dйjа plus d'un йpisode а leur roman а peine commencй, et l'amoureux, qui s'appelait Adolphe au premier chapitre, se trouvait кtre Alphonse au second, et Gustave au troisiиme. Pauvretй et coquetterie sont deux conseillиres fatales l'une gronde, l'autre flatte; et les belles filles du peuple les ont toutes les deux qui leur parlent bas а l'oreille, chacune de son cфtй. Ces вmes mal gardйes йcoutent. De lа les chutes qu'elles font et les pierres qu'on leur jette. On les accable avec la splendeur de tout ce qui est immaculй et inaccessible. Hйlas! si la Yungfrau avait faim?

 

Favourite, ayant йtй en Angleterre, avait pour admiratrices Zйphine et Dahlia. Elle avait eu de trиs bonne heure un chez-soi. Son pиre йtait un vieux professeur de mathйmatiques brutal et qui gasconnait; point mariй, courant le cachet malgrй l'вge. Ce professeur, йtant jeune, avait vu un jour la robe d'une femme de chambre s'accrocher а un garde-cendre; il йtait tombй amoureux de cet accident. Il en йtait rйsultй Favourite. Elle rencontrait de temps en temps son pиre, qui la saluait. Un matin, une vieille femme а l'air bйguin йtait entrйe chez elle et lui avait dit:

 

– Vous ne me connaissez pas, mademoiselle?

 

– Non.

 

– Je suis ta mиre.

 

Puis la vieille avait ouvert le buffet, bu et mangй, fait apporter un matelas qu'elle avait, et s'йtait installйe. Cette mиre, grognon et dйvote, ne parlait jamais а Favourite, restait des heures sans souffler mot, dйjeunait, dоnait et soupait comme quatre, et descendait faire salon chez le portier, oщ elle disait du mal de sa fille.

 

Ce qui avait entraоnй Dahlia vers Listolier, vers d'autres peut-кtre, vers l'oisivetй, c'йtait d'avoir de trop jolis ongles roses. Comment faire travailler ces ongles-lа? Qui veut rester vertueuse ne doit pas avoir pitiй de ses mains. Quant а Zйphine, elle avait conquis Fameuil par sa petite maniиre mutine et caressante de dire: «Oui, monsieur ».

 

Les jeunes gens йtant camarades, les jeunes filles йtaient amies. Ces amours-lа sont toujours doublйs de ces amitiйs-lа.

 

Sage et philosophe, c'est deux; et ce qui le prouve, c'est que, toutes rйserves faites sur ces petits mйnages irrйguliers, Favourite, Zйphine et Dahlia йtaient des filles philosophes, et Fantine une fille sage.

 

Sage, dira-t-on? et Tholomyиs? Salomon rйpondrait que l'amour fait partie de la sagesse. Nous nous bornons а dire que l'amour de Fantine йtait un premier amour, un amour unique, un amour fidиle.

 

Elle йtait la seule des quatre qui ne fыt tutoyйe que par un seul.

 

Fantine йtait un de ces кtres comme il en йclфt, pour ainsi dire, au fond du peuple. Sortie des plus insondables йpaisseurs de l'ombre sociale, elle avait au front le signe de l'anonyme et de l'inconnu. Elle йtait nйe а Montreuil-sur-mer. De quels parents? Qui pourrait le dire? On ne lui avait jamais connu ni pиre ni mиre. Elle se nommait Fantine. Pourquoi Fantine? On ne lui avait jamais connu d'autre nom. А l'йpoque de sa naissance, le Directoire existait encore. Point de nom de famille, elle n'avait pas de famille; point de nom de baptкme, l'йglise n'йtait plus lа. Elle s'appela comme il plut au premier passant qui la rencontra toute petite, allant pieds nus dans la rue. Elle reзut un nom comme elle recevait l'eau des nuйes sur son front quand il pleuvait. On l'appela la petite Fantine. Personne n'en savait davantage. Cette crйature humaine йtait venue dans la vie comme cela. А dix ans, Fantine quitta la ville et s'alla mettre en service chez des fermiers des environs. А quinze ans, elle vint а Paris "chercher fortune". Fantine йtait belle et resta pure le plus longtemps qu'elle put. C'йtait une jolie blonde avec de belles dents. Elle avait de l'or et des perles pour dot, mais son or йtait sur sa tкte et ses perles йtaient dans sa bouche.

 

Elle travailla pour vivre; puis, toujours pour vivre, car le cњur a sa faim aussi, elle aima.

 

Elle aima Tholomyиs.

 

Amourette pour lui, passion pour elle. Les rues du quartier latin, qu'emplit le fourmillement des йtudiants et des grisettes, virent le commencement de ce songe. Fantine, dans ces dйdales de la colline du Panthйon, oщ tant d'aventures se nouent et se dйnouent, avait fui longtemps Tholomyиs, mais de faзon а le rencontrer toujours. Il y a une maniиre d'йviter qui ressemble а chercher. Bref, l'йglogue eut lieu.

 

Blachevelle, Listolier et Fameuil formaient une sorte de groupe dont Tholomyиs йtait la tкte. C'йtait lui qui avait l'esprit.

 

Tholomyиs йtait l'antique йtudiant vieux; il йtait riche; il avait quatre mille francs de rente; quatre mille francs de rente, splendide scandale sur la montagne Sainte-Geneviиve. Tholomyиs йtait un viveur de trente ans, mal conservй. Il йtait ridй et йdentй; et il йbauchait une calvitie dont il disait lui-mкme sans tristesse: crвne а trente ans, genou[96] а quarante. Il digйrait mйdiocrement, et il lui йtait venu un larmoiement а un њil. Mais а mesure que sa jeunesse s'йteignait, il allumait sa gaоtй; il remplaзait ses dents par des lazzis, ses cheveux par la joie, sa santй par l'ironie, et son њil qui pleurait riait sans cesse. Il йtait dйlabrй, mais tout en fleurs. Sa jeunesse, pliant bagage bien avant l'вge, battait en retraite en bon ordre, йclatait de rire, et l'on n'y voyait que du feu. Il avait eu une piиce refusйe au Vaudeville. Il faisait за et lа des vers quelconques. En outre, il doutait supйrieurement de toute chose, grande force aux yeux des faibles. Donc, йtant ironique et chauve, il йtait le chef. Iron est un mot anglais qui veut dire fer. Serait-ce de lа que viendrait ironie?

 

Un jour Tholomyиs prit а part les trois autres, fоt un geste d'oracle, et leur dit:

 

– Il y a bientфt un an que Fantine, Dahlia, Zйphine et Favourite nous demandent de leur faire une surprise. Nous la leur avons promise solennellement. Elles nous en parlent toujours, а moi surtout. De mкme qu'а Naples les vieilles femmes crient а saint Janvier: Faccia gialluta, fa o miracolo. Face jaune, fais ton miracle! nos belles me disent sans cesse: «Tholomyиs, quand accoucheras-tu de ta surprise? » En mкme temps nos parents nous йcrivent. Scie des deux cфtйs. Le moment me semble venu. Causons.

 

Sur ce, Tholomyиs baissa la voix, et articula mystйrieusement quelque chose de si gai qu'un vaste et enthousiaste ricanement sortit des quatre bouches а la fois et que Blachevelle s'йcria:

 

– Зa, c'est une idйe!

 

Un estaminet plein de fumйe se prйsenta, ils y entrиrent, et le reste de leur confйrence se perdit dans l'ombre.

 

Le rйsultat de ces tйnиbres fut une йblouissante partie de plaisir qui eut lieu le dimanche suivant, les quatre jeunes gens invitant les quatre jeunes filles.

Chapitre III
Quatre а quatre

Ce qu'йtait une partie de campagne d'йtudiants et de grisettes, il y a quarante-cinq ans, on se le reprйsente malaisйment aujourd'hui. Paris n'a plus les mкmes environs; la figure de ce qu'on pourrait appeler la vie circumparisienne a complиtement changй depuis un demi-siиcle; oщ il y avait le coucou, il y a le wagon; oщ il y avait la patache, il y a le bateau а vapeur; on dit aujourd'hui Fйcamp comme on disait Saint-Cloud. Le Paris de 1862 est une ville qui a la France pour banlieue.

 

Les quatre couples accomplirent consciencieusement toutes les folies champкtres possibles alors. On entrait dans les vacances, et c'йtait une chaude et claire journйe d'йtй. La veille, Favourite, la seule qui sыt йcrire, avait йcrit ceci а Tholomyиs au nom des quatre: «C'est un bonne heure de sortir de bonheur. » C'est pourquoi ils se levиrent а cinq heures du matin. Puis ils allиrent а Saint-Cloud par le coche, regardиrent la cascade а sec, et s'йcriиrent: «Cela doit кtre bien beau quand il y a de l'eau! » dйjeunиrent а la Tкte-Noire, oщ Castaing[97] n'avait pas encore passй, se payиrent une partie de bagues au quinconce du grand bassin, montиrent а la lanterne de Diogиne, jouиrent des macarons а la roulette du pont de Sиvres, cueillirent des bouquets а Puteaux, achetиrent des mirlitons а Neuilly, mangиrent partout des chaussons de pommes, furent parfaitement heureux.

 

Les jeunes filles bruissaient et bavardaient comme des fauvettes йchappйes. C'йtait un dйlire. Elles donnaient par moments de petites tapes aux jeunes gens. Ivresse matinale de la vie! Adorables annйes! L'aile des libellules frissonne. Oh! qui que vous soyez[98], vous souvenez-vous? Avez-vous marchй dans les broussailles, en йcartant les branches а cause de la tкte charmante qui vient derriиre vous? Avez-vous glissй en riant sur quelque talus mouillй par la pluie avec une femme aimйe qui vous retient par la main et qui s'йcrie: «Ah! mes brodequins tout neufs! dans quel йtat ils sont[99]! »

 

Disons tout de suite que cette joyeuse contrariйtй, une ondйe, manqua а cette compagnie de belle humeur, quoique Favourite eыt dit en partant, avec un accent magistral et maternel: Les limaces se promиnent dans les sentiers. Signe de pluie, mes enfants.

 

Toutes quatre йtaient follement jolies. Un bon vieux poиte classique, alors en renom, un bonhomme qui avait une Йlйonore, M. le chevalier de Labouпsse, errant ce jour-lа sous les marronniers de Saint-Cloud, les vit passer vers dix heures du matin; il s'йcria: Il y en a une de trop, songeant aux Grвces. Favourite, l'amie de Blachevelle, celle de vingt-trois ans, la vieille, courait en avant sous les grandes branches vertes, sautait les fossйs, enjambait йperdument les buissons, et prйsidait cette gaоtй avec une verve de jeune faunesse. Zйphine et Dahlia, que le hasard avait faites belles de faзon qu'elles se faisaient valoir en se rapprochant et se complйtaient, ne se quittaient point, par instinct de coquetterie plus encore que par amitiй, et, appuyйes l'une а l'autre, prenaient des poses anglaises; les premiers keepsakes[100] venaient de paraоtre, la mйlancolie pointait pour les femmes, comme, plus tard, le byronisme pour les hommes, et les cheveux du sexe tendre commenзaient а s'йplorer. Zйphine et Dahlia йtaient coiffйes en rouleaux. Listolier et Fameuil, engagйs dans une discussion sur leurs professeurs, expliquaient а Fantine la diffйrence qu'il y avait entre M. Delvincourt et M. Blondeau[101].

 

Blachevelle semblait avoir йtй crйй expressйment pour porter sur son bras le dimanche le chвle-ternaux[102] boiteux de Favourite.

 

Tholomyиs suivait, dominant le groupe. Il йtait trиs gai, mais on sentait en lui le gouvernement; il y avait de la dictature dans sa jovialitй; son ornement principal йtait un pantalon jambes-d'йlйphant, en nankin, avec sous-pieds de tresse de cuivre; il avait un puissant rotin de deux cents francs а la main, et, comme il se permettait tout, une chose йtrange appelйe cigare, а la bouche. Rien n'йtant sacrй pour lui, il fumait.

 

– Ce Tholomyиs est йtonnant, disaient les autres avec vйnйration. Quels pantalons! quelle йnergie!

 

Quant а Fantine, c'йtait la joie. Ses dents splendides avaient йvidemment reзu de Dieu une fonction, le rire. Elle portait а sa main plus volontiers que sur sa tкte son petit chapeau de paille cousue, aux longues brides blanches. Ses йpais cheveux blonds, enclins а flotter et facilement dйnouйs et qu'il fallait rattacher sans cesse, semblaient faits pour la fuite de Galatйe sous les saules. Ses lиvres roses babillaient avec enchantement. Les coins de sa bouche voluptueusement relevйs, comme aux mascarons antiques d'Йrigone, avaient l'air d'encourager les audaces; mais ses longs cils pleins d'ombre s'abaissaient discrиtement sur ce brouhaha du bas du visage comme pour mettre le holа. Toute sa toilette avait on ne sait quoi de chantant et de flambant. Elle avait une robe de barиge mauve, de petits souliers-cothurnes mordorйs dont les rubans traзaient des X sur son fin bas blanc а jour, et cette espиce de spencer en mousseline, invention marseillaise, dont le nom, canezou, corruption du mot quinze aoыt prononcй а la Canebiиre, signifie beau temps, chaleur et midi. Les trois autres, moins timides, nous l'avons dit, йtaient dйcolletйes tout net, ce qui, l'йtй, sous des chapeaux couverts de fleurs, a beaucoup de grвce et d'agacerie; mais, а cфtй de ces ajustements hardis, le canezou de la blonde Fantine, avec ses transparences, ses indiscrйtions et ses rйticences, cachant et montrant а la fois, semblait une trouvaille provocante de la dйcence, et la fameuse cour d'amour, prйsidйe par la vicomtesse de Cette aux yeux vert de mer, eыt peut-кtre donnй le prix de la coquetterie а ce canezou qui concourait pour la chastetй. Le plus naпf est quelquefois le plus savant. Cela arrive.

 

Йclatante de face, dйlicate de profil, les yeux d'un bleu profond, les paupiиres grasses, les pieds cambrйs et petits, les poignets et les chevilles admirablement emboоtйs, la peau blanche laissant voir за et lа les arborescences azurйes des veines, la joue puйrile et franche, le cou robuste des Junons йginйtiques, la nuque forte et souple, les йpaules modelйes comme par Coustou, ayant au centre une voluptueuse fossette visible а travers la mousseline; une gaоtй glacйe de rкverie; sculpturale et exquise; telle йtait Fantine; et l'on devinait sous ces chiffons une statue, et dans cette statue une вme.

 

Fantine йtait belle, sans trop le savoir. Les rares songeurs, prкtres mystйrieux du beau, qui confrontent silencieusement toute chose а la perfection, eussent entrevu en cette petite ouvriиre, а travers la transparence de la grвce parisienne, l'antique euphonie sacrйe. Cette fille de l'ombre avait de la race. Elle йtait belle sous les deux espиces, qui sont le style et le rythme. Le style est la forme de l'idйal; le rythme en est le mouvement.

 

Nous avons dit que Fantine йtait la joie, Fantine йtait aussi la pudeur.

 

Pour un observateur qui l'eыt йtudiйe attentivement, ce qui se dйgageait d'elle, а travers toute cette ivresse de l'вge, de la saison et de l'amourette, c'йtait une invincible expression de retenue et de modestie. Elle restait un peu йtonnйe. Ce chaste йtonnement-lа est la nuance qui sйpare Psychй de Vйnus. Fantine avait les longs doigts blancs et fins de la vestale qui remue les cendres du feu sacrй avec une йpingle d'or. Quoiqu'elle n'eыt rien refusй, on ne le verra que trop, а Tholomyиs, son visage, au repos, йtait souverainement virginal; une sorte de dignitй sйrieuse et presque austиre l'envahissait soudainement а de certaines heures, et rien n'йtait singulier et troublant comme de voir la gaоtй s'y йteindre si vite et le recueillement y succйder sans transition а l'йpanouissement. Cette gravitй subite, parfois sйvиrement accentuйe, ressemblait au dйdain d'une dйesse. Son front, son nez et son menton offraient cet йquilibre de ligne, trиs distinct de l'йquilibre de proportion, et d'oщ rйsulte l'harmonie du visage; dans l'intervalle si caractйristique qui sйpare la base du nez de la lиvre supйrieure, elle avait ce pli imperceptible et charmant, signe mystйrieux de la chastetй qui rendit Barberousse amoureux d'une Diane trouvйe dans les fouilles d'Icфne.

 

L'amour est une faute; soit. Fantine йtait l'innocence surnageant sur la faute.

Chapitre IV
Tholomyиs est si joyeux
qu'il chante une chanson espagnole

Cette journйe-lа йtait d'un bout а l'autre faite d'aurore. Toute la nature semblait avoir congй, et rire. Les parterres de Saint-Cloud embaumaient; le souffle de la Seine remuait vaguement les feuilles; les branches gesticulaient dans le vent; les abeilles mettaient les jasmins au pillage; toute une bohиme de papillons s'йbattait dans les achillйes, les trиfles et les folles avoines; il y avait dans l'auguste parc du roi de France un tas de vagabonds, les oiseaux.

 

Les quatre joyeux couples, mкlйs au soleil, aux champs, aux fleurs, aux arbres, resplendissaient.

 

Et, dans cette communautй de paradis, parlant, chantant, courant, dansant, chassant aux papillons, cueillant des liserons, mouillant leurs bas а jour roses dans les hautes herbes, fraоches, folles, point mйchantes, toutes recevaient un peu за et lа les baisers de tous, exceptй Fantine, enfermйe dans sa vague rйsistance rкveuse et farouche, et qui aimait.

 

– Toi, lui disait Favourite, tu as toujours l'air chose[103].

 

Ce sont lа les joies. Ces passages de couples heureux sont un appel profond а la vie et а la nature, et font sortir de tout la caresse et la lumiиre. Il y avait une fois une fйe qui fit les prairies et les arbres exprиs pour les amoureux. De lа cette йternelle йcole buissonniиre des amants qui recommence sans cesse et qui durera tant qu'il y aura des buissons et des йcoliers. De lа la popularitй du printemps parmi les penseurs. Le patricien et le gagne-petit, le duc et pair et le robin, les gens de la cour et les gens de la ville, comme on parlait autrefois, tous sont sujets de cette fйe. On rit, on se cherche, il y a dans l'air une clartй d'apothйose, quelle transfiguration que d'aimer! Les clercs de notaire sont des dieux. Et les petits cris, les poursuites dans l'herbe, les tailles prises au vol, ces jargons qui sont des mйlodies, ces adorations qui йclatent dans la faзon de dire une syllabe, ces cerises arrachйes d'une bouche а l'autre, tout cela flamboie et passe dans des gloires cйlestes. Les belles filles font un doux gaspillage d'elles-mкmes. On croit que cela ne finira jamais. Les philosophes, les poиtes, les peintres regardent ces extases et ne savent qu'en faire, tant cela les йblouit. Le dйpart pour Cythиre! s'йcrie Watteau; Lancret, le peintre de la roture, contemple ses bourgeois envolйs dans le bleu; Diderot tend les bras а toutes ces amourettes, et d'Urfй y mкle des druides.

 

Aprиs le dйjeuner les quatre couples йtaient allйs voir, dans ce qu'on appelait alors le carrй du roi, une plante nouvellement arrivйe de l'Inde, dont le nom nous йchappe en ce moment, et qui а cette йpoque attirait tout Paris а Saint-Cloud; c'йtait un bizarre et charmant arbrisseau haut sur tige, dont les innombrables branches fines comme des fils, йbouriffйes, sans feuilles, йtaient couvertes d'un million de petites rosettes blanches; ce qui faisait que l'arbuste avait l'air d'une chevelure pouilleuse de fleurs. Il y avait toujours foule а l'admirer.

 

L'arbuste vu, Tholomyиs s'йtait йcriй: «J'offre des вnes! » et, prix fait avec un вnier, ils йtaient revenus par Vanves et Issy. А Issy, incident. Le parc, Bien National possйdй а cette йpoque par le munitionnaire Bourguin, йtait d'aventure tout grand ouvert. Ils avaient franchi la grille, visitй l'anachorиte mannequin dans sa grotte, essayй les petits effets mystйrieux du fameux cabinet des miroirs, lascif traquenard digne d'un satyre devenu millionnaire ou de Turcaret mйtamorphosй en Priape. Ils avaient robustement secouй le grand filet balanзoire attachй aux deux chвtaigniers cйlйbrйs par l'abbй de Bernis. Tout en y balanзant ces belles l'une aprиs l'autre, ce qui faisait, parmi les rires universels, des plis de jupe envolйe oщ Greuze eыt trouvй son compte, le toulousain Tholomyиs, quelque peu espagnol, Toulouse est cousine de Tolosa, chantait, sur une mйlopйe mйlancolique, la vieille chanson gallega probablement inspirйe par quelque belle fille lancйe а toute volйe sur une corde entre deux arbres:

 

Soy de Badajoz.

Amor me llama.

Toda mi alma

Es en mi ojos

Porque enseсas

А tus piernas[104].

 

Fantine seule refusa de se balancer[105].

 

– Je n'aime pas qu'on ait du genre comme зa, murmura assez aigrement Favourite.

 

Les вnes quittйs, joie nouvelle; on passa la Seine en bateau, et de Passy, а pied, ils gagnиrent la barriиre de l'Йtoile. Ils йtaient, on s'en souvient, debout depuis cinq heures du matin; mais, bah! il n'y a pas de lassitude le dimanche, disait Favourite; le dimanche, la fatigue ne travaille pas. Vers trois heures les quatre couples, effarйs de bonheur, dйgringolaient aux montagnes russes, йdifice singulier qui occupait alors les hauteurs Beaujon[106] et dont on apercevait la ligne serpentante au-dessus des arbres des Champs-Йlysйes.

 

De temps en temps Favourite s'йcriait:

 

– Et la surprise? je demande la surprise.

 

– Patience, rйpondait Tholomyиs.

Chapitre V
Chez Bombarda

Les montagnes russes йpuisйes, on avait songй au dоner; et le radieux huitain, enfin un peu las, s'йtait йchouй au cabaret Bombarda, succursale qu'avait йtablie aux Champs-Йlysйes ce fameux restaurateur Bombarda, dont on voyait alors l'enseigne rue de Rivoli а cфtй du passage Delorme.

 

Une chambre grande, mais laide, avec alcфve et lit au fond (vu la plйnitude du cabaret le dimanche, il avait fallu accepter ce gоte); deux fenкtres d'oщ l'on pouvait contempler, а travers les ormes, le quai et la riviиre; un magnifique rayon d'aoыt effleurant les fenкtres; deux tables; sur l'une une triomphante montagne de bouquets mкlйs а des chapeaux d'hommes et de femmes; а l'autre les quatre couples attablйs autour d'un joyeux encombrement de plats, d'assiettes, de verres et de bouteilles; des cruchons de biиre mкlйs а des flacons de vin; peu d'ordre sur la table, quelque dйsordre dessous;

 

Ils faisaient sous la table

Un bruit, un trique-trac de pieds йpouvantable

dit Moliиre[107].

 

Voilа oщ en йtait vers quatre heures et demie du soir la bergerade commencйe а cinq heures du matin. Le soleil dйclinait, l'appйtit s'йteignait.

 

Les Champs-Йlysйes, pleins de soleil et de foule, n'йtaient que lumiиre et poussiиre, deux choses dont se compose la gloire. Les chevaux de Marly, ces marbres hennissants, se cabraient dans un nuage d'or. Les carrosses allaient et venaient. Un escadron de magnifiques gardes du corps, clairon en tкte, descendait l'avenue de Neuilly; le drapeau blanc, vaguement rose au soleil couchant, flottait sur le dфme des Tuileries. La place de la Concorde, redevenue alors place Louis XV, regorgeait de promeneurs contents. Beaucoup portaient la fleur de lys d'argent[108] suspendue au ruban blanc moirй qui, en 1817, n'avait pas encore tout а fait disparu des boutonniиres. За et lа au milieu des passants faisant cercle et applaudissant, des rondes de petites filles jetaient au vent une bourrйe bourbonienne alors cйlиbre, destinйe а foudroyer les Cent-Jours, et qui avait pour ritournelle:

 

Rendez-nous notre pиre de Gand,

Rendez-nous notre pиre.

 

Des tas de faubouriens endimanchйs, parfois mкme fleurdelysйs comme les bourgeois, йpars dans le grand carrй et dans le carrй Marigny, jouaient aux bagues et tournaient sur les chevaux de bois; d'autres buvaient; quelques-uns, apprentis imprimeurs, avaient des bonnets de papier; on entendait leurs rires. Tout йtait radieux. C'йtait un temps de paix incontestable et de profonde sйcuritй royaliste; c'йtait l'йpoque oщ un rapport intime et spйcial du prйfet de police Anglиs au roi sur les faubourgs de Paris se terminait par ces lignes: «Tout bien considйrй, sire, il n'y a rien а craindre de ces gens-lа. Ils sont insouciants et indolents comme des chats. Le bas peuple des provinces est remuant, celui de Paris ne l'est pas. Ce sont tous petits hommes. Sire, il en faudrait deux bout а bout pour faire un de vos grenadiers. Il n'y a point de crainte du cфtй de la populace de la capitale. Il est remarquable que la taille a encore dйcru dans cette population depuis cinquante ans; et le peuple des faubourgs de Paris est plus petit qu'avant la rйvolution. Il n'est point dangereux. En somme, c'est de la canaille bonne. »

 

Qu'un chat puisse se changer en lion, les prйfets de police ne le croient pas possible; cela est pourtant, et c'est lа le miracle du peuple de Paris. Le chat d'ailleurs, si mйprisй du comte Anglиs, avait l'estime des rйpubliques antiques; il incarnait а leurs yeux la libertй, et, comme pour servir de pendant а la Minerve aptиre du Pirйe, il y avait sur la place publique de Corinthe le colosse de bronze d'un chat. La police naпve de la restauration voyait trop «en beau » le peuple de Paris. Ce n'est point, autant qu'on le croit, de la «canaille bonne ». Le Parisien est au Franзais ce que l'Athйnien йtait au Grec; personne ne dort mieux que lui, personne n'est plus franchement frivole et paresseux que lui, personne mieux que lui n'a l'air d'oublier; qu'on ne s'y fie pas pourtant; il est propre а toute sorte de nonchalance, mais, quand il y a de la gloire au bout, il est admirable а toute espиce de furie. Donnez-lui une pique, il fera le 10 aoыt; donnez-lui un fusil, vous aurez Austerlitz. Il est le point d'appui de Napolйon et la ressource de Danton. S'agit-il de la patrie? il s'enrфle; s'agit-il de la libertй? il dйpave. Gare! ses cheveux pleins de colиre sont йpiques; sa blouse se drape en chlamyde. Prenez garde. De la premiиre rue Greneta[109] venue, il fera des fourches caudines. Si l'heure sonne, ce faubourien va grandir, ce petit homme va se lever, et il regardera d'une faзon terrible, et son souffle deviendra tempкte, et il sortira de cette pauvre poitrine grкle assez de vent pour dйranger les plis des Alpes. C'est grвce au faubourien de Paris que la rйvolution, mкlйe aux armйes, conquiert l'Europe. Il chante, c'est sa joie[110]. Proportionnez sa chanson а sa nature, et vous verrez! Tant qu'il n'a pour refrain que la Carmagnole, il ne renverse que Louis XVI; faites-lui chanter la Marseillaise, il dйlivrera le monde.

 

Cette note йcrite en marge du rapport Anglиs, nous revenons а nos quatre couples. Le dоner, comme nous l'avons dit, s'achevait.

Chapitre VI
Chapitre oщ l'on s'adore

Propos de table et propos d'amour; les uns sont aussi insaisissables que les autres; les propos d'amour sont des nuйes, les propos de table sont des fumйes.

 

Fameuil et Dahlia fredonnaient; Tholomyиs buvait; Zйphine riait, Fantine souriait. Listolier soufflait dans une trompette de bois achetйe а Saint-Cloud. Favourite regardait tendrement Blachevelle et disait:

 

– Blachevelle, je t'adore.

 

Ceci amena une question de Blachevelle:

 

– Qu'est-ce que tu ferais, Favourite, si je cessais de t'aimer?

 

– Moi! s'йcria Favourite. Ah! ne dis pas cela, mкme pour rire! Si tu cessais de m'aimer, je te sauterais aprиs, je te grifferais, je te gratignerais, je te jetterais de l'eau, je te ferais arrкter[111].

 

Blachevelle sourit avec la fatuitй voluptueuse d'un homme chatouillй а l'amour-propre. Favourite reprit:

 

– Oui, je crierais а la garde! Ah! je me gкnerais par exemple! Canaille!

 

Blachevelle, extasiй, se renversa sur sa chaise et ferma orgueilleusement les deux yeux.

 

Dahlia, tout en mangeant, dit bas а Favourite dans le brouhaha:

 

– Tu l'idolвtres donc bien, ton Blachevelle?

 

– Moi, je le dйteste, rйpondit Favourite du mкme ton en ressaisissant sa fourchette. Il est avare. J'aime le petit d'en face de chez moi. Il est trиs bien, ce jeune homme-lа, le connais-tu? On voit qu'il a le genre d'кtre acteur. J'aime les acteurs. Sitфt qu'il rentre, sa mиre dit: «Ah! mon Dieu! ma tranquillitй est perdue. Le voilа qui va crier. Mais, mon ami, tu me casses la tкte! » Parce qu'il va dans la maison, dans des greniers а rats, dans des trous noirs, si haut qu'il peut monter, – et chanter, et dйclamer, est-ce que je sais, moi? qu'on l'entend d'en bas! Il gagne dйjа vingt sous par jour chez un avouй а йcrire de la chicane. Il est fils d'un ancien chantre de Saint-Jacques-du-Haut-Pas. Ah! il est trиs bien. Il m'idolвtre tant qu'un jour qu'il me voyait faire de la pвte pour des crкpes, il m'a dit: Mamselle, faites des beignets de vos gants et je les mangerai. Il n'y a que les artistes pour dire des choses comme зa. Ah! il est trиs bien. Je suis en train d'кtre insensйe de ce petit-lа. C'est йgal, je dis а Blachevelle que je l'adore. Comme je mens! Hein? comme je mens!

 

Favourite fit une pause, et continua:

 

– Dahlia, vois-tu, je suis triste. Il n'a fait que pleuvoir tout l'йtй, le vent m'agace, le vent ne dйcolиre pas, Blachevelle est trиs pingre, c'est а peine s'il y a des petits pois au marchй, on ne sait que manger, j'ai le spleen, comme disent les Anglais, le beurre est si cher! et puis, vois, c'est une horreur, nous dоnons dans un endroit oщ il y a un lit, зa me dйgoыte de la vie.

Chapitre VII
Sagesse de Tholomyиs

Cependant, tandis que quelques-uns chantaient, les autres causaient tumultueusement, et tous ensemble; ce n'йtait plus que du bruit. Tholomyиs intervint:

 

– Ne parlons point au hasard ni trop vite, s'йcria-t-il. Mйditons si nous voulons кtre йblouissants. Trop d'improvisation vide bкtement l'esprit. Biиre qui coule n'amasse point de mousse. Messieurs, pas de hвte. Mкlons la majestй а la ripaille; mangeons avec recueillement; Destinons lentement. Ne nous pressons pas. Voyez le printemps; s'il se dйpкche, il est flambй, c'est-а-dire gelй. L'excиs de zиle perd les pкchers et les abricotiers. L'excиs de zиle tue la grвce et la joie des bons dоners. Pas de zиle, messieurs! Grimod de la Reyniиre est de l'avis de Talleyrand.

 

Une sourde rйbellion gronda dans le groupe.

 

– Tholomyиs, laisse-nous tranquilles, dit Blachevelle.

 

– А bas le tyran! dit Fameuil.

 

– Bombarda, Bombance et Bamboche! cria Listolier.

 

– Le dimanche existe, reprit Fameuil.

 

– Nous sommes sobres, ajouta Listolier.

 

– Tholomyиs, fit Blachevelle, contemple mon calme.

 

– Tu en es le marquis, rйpondit Tholomyиs.

 

Ce mйdiocre jeu de mots fit l'effet d'une pierre dans une mare. Le marquis de Montcalm йtait un royaliste alors cйlиbre. Toutes les grenouilles se turent.

 

– Amis, s'йcria Tholomyиs, de l'accent d'un homme qui ressaisit l'empire, remettez-vous. Il ne faut pas que trop de stupeur accueille ce calembour tombй du ciel. Tout ce qui tombe de la sorte n'est pas nйcessairement digne d'enthousiasme et de respect. Le calembour est la fiente de l'esprit qui vole. Le lazzi tombe n'importe oщ; et l'esprit, aprиs la ponte d'une bкtise, s'enfonce dans l'azur. Une tache blanchвtre qui s'aplatit sur le rocher n'empкche pas le condor de planer. Loin de moi l'insulte au calembour! Je l'honore dans la proportion de ses mйrites; rien de plus. Tout ce qu'il y a de plus auguste, de plus sublime et de plus charmant dans l'humanitй, et peut-кtre hors de l'humanitй, a fait des jeux de mots. Jйsus-Christ a fait un calembour sur saint Pierre[112], Moпse sur Isaac, Eschyle sur Polynice, Clйopвtre sur Octave. Et notez que ce calembour de Clйopвtre a prйcйdй la bataille d'Actium, et que, sans lui, personne ne se souviendrait de la ville de Toryne, nom grec qui signifie cuiller а pot. Cela concйdй, je reviens а mon exhortation. Mes frиres, je le rйpиte, pas de zиle, pas de tohu-bohu, pas d'excиs, mкme en pointes, gaоtйs, liesses et jeux de mots. Йcoutez-moi, j'ai la prudence d'Amphiaraьs[113] et la calvitie de Cйsar. Il faut une limite, mкme aux rйbus. Est modus in rebus [114]. Il faut une limite, mкme aux dоners. Vous aimez les chaussons aux pommes, mesdames, n'en abusez pas. Il faut, mкme en chaussons, du bon sens et de l'art. La gloutonnerie chвtie le glouton. Gula punit Gulax[115]. L'indigestion est chargйe par le bon Dieu de faire de la morale aux estomacs. Et, retenez ceci: chacune de nos passions, mкme l'amour, a un estomac qu'il ne faut pas trop remplir. En toute chose il faut йcrire а temps le mot finis, il faut se contenir, quand cela devient urgent, tirer le verrou sur son appйtit, mettre au violon sa fantaisie et se mener soi-mкme au poste. Le sage est celui qui sait а un moment donnй opйrer sa propre arrestation. Ayez quelque confiance en moi. Parce que j'ai fait un peu mon droit, а ce que me disent mes examens, parce que je sais la diffйrence qu'il y a entre la question mue et la question pendante, parce que j'ai soutenu une thиse en latin sur la maniиre dont on donnait la torture а Rome au temps oщ Munatius Demens йtait questeur du Parricide[116], parce que je vais кtre docteur, а ce qu'il paraоt, il ne s'ensuit pas de toute nйcessitй que je sois un imbйcile. Je vous recommande la modйration dans vos dйsirs. Vrai comme je m'appelle Fйlix Tholomyиs, je parle bien. Heureux celui qui, lorsque l'heure a sonnй, prend un parti hйroпque, et abdique comme Sylla, ou Origиne[117]!

 

Favourite йcoutait avec une attention profonde.

 

– Fйlix[118]! dit-elle, quel joli mot! j'aime ce nom-lа. C'est en latin. Зa veut dire Prosper.

 

Tholomyиs poursuivit:

 

– Quirites, gentlemen, Caballeros, mes amis! voulez-vous ne sentir aucun aiguillon et vous passer de lit nuptial et braver l'amour? Rien de plus simple. Voici la recette: la limonade, l'exercice outrй, le travail forcй, йreintez-vous, traоnez des blocs, ne dormez pas, veillez, gorgez-vous de boissons nitreuses et de tisanes de nymphaeas, savourez des йmulsions de pavots et d'agnuscastus, assaisonnez-moi cela d'une diиte sйvиre, crevez de faim, et joignez-y les bains froids, les ceintures d'herbes, l'application d'une plaque de plomb, les lotions avec la liqueur de Saturne et les fomentations avec l'oxycrat.

 

– J'aime mieux une femme, dit Listolier.

 

– La femme! reprit Tholomyиs, mйfiez-vous-en. Malheur а celui qui se livre au cњur changeant de la femme! La femme est perfide et tortueuse. Elle dйteste le serpent par jalousie de mйtier. Le serpent, c'est la boutique en face.

 

– Tholomyиs, cria Blachevelle, tu es ivre!

 

– Pardieu! dit Tholomyиs.

 

– Alors sois gai, reprit Blachevelle.

 

Et, remplissant son verre, il se leva:

 

– Gloire au vin! Nunc te, Bacche, canam [119]! Pardon, mesdemoiselles, c'est de l'espagnol. Et la preuve, seсoras, la voici: tel peuple, telle futaille. L'arrobe de Castille contient seize litres, le cantaro d'Alicante douze, l'almude des Canaries vingt-cinq, le cuartin des Balйares vingt-six, la botte du czar Pierre trente. Vive ce czar qui йtait grand, et vive sa botte qui йtait plus grande encore! Mesdames, un conseil d'ami: trompez-vous de voisin, si bon vous semble. Le propre de l'amour, c'est d'errer[120]. L'amourette n'est pas faite pour s'accroupir et s'abrutir comme une servante anglaise qui a le calus du scrobage[121] aux genoux. Elle n'est pas faite pour cela, elle erre gaоment, la douce amourette! On a dit: l'erreur est humaine; moi je dis: l'erreur est amoureuse. Mesdames, je vous idolвtre toutes. Ф Zйphine, ф Josйphine, figure plus que chiffonnйe, vous seriez charmante, si vous n'йtiez de travers. Vous avez l'air d'un joli visage sur lequel, par mйgarde, on s'est assis. Quant а Favourite, ф nymphes et muses! un jour que Blachevelle passait le ruisseau de la rue Guйrin-Boisseau, il vit une belle fille aux bas blancs et bien tirйs qui montrait ses jambes. Ce prologue lui plut, et Blachevelle aima. Celle qu'il aima йtait Favourite. Ф Favourite, tu as des lиvres ioniennes. Il y avait un peintre grec, appelй Euphorion[122], qu'on avait surnommй le peintre des lиvres. Ce Grec seul eыt йtй digne de peindre ta bouche! Йcoute! avant toi, il n'y avait pas de crйature digne de ce nom. Tu es faite pour recevoir la pomme comme Vйnus ou pour la manger comme Иve. La beautй commence а toi. Je viens de parler d'Иve, c'est toi qui l'as crййe. Tu mйrites le brevet d'invention de la jolie femme. Ф Favourite, je cesse de vous tutoyer, parce que je passe de la poйsie а la prose. Vous parliez de mon nom tout а l'heure. Cela m'a attendri; mais, qui que nous soyons, mйfions-nous des noms. Ils peuvent se tromper. Je me nomme Fйlix et ne suis pas heureux. Les mots sont des menteurs. N'acceptons pas aveuglйment les indications qu'ils nous donnent. Ce serait une erreur d'йcrire а Liиge pour avoir des bouchons et а Pau pour avoir des gants. Miss Dahlia, а votre place, je m'appellerais Rosa. Il faut que la fleur sente bon et que la femme ait de l'esprit. Je ne dis rien de Fantine, c'est une songeuse, une rкveuse, une pensive, une sensitive; c'est un fantфme ayant la forme d'une nymphe et la pudeur d'une nonne, qui se fourvoie dans la vie de grisette, mais qui se rйfugie dans les illusions, et qui chante, et qui prie, et qui regarde l'azur sans trop savoir ce qu'elle voit ni ce qu'elle fait, et qui, les yeux au ciel, erre dans un jardin oщ il y a plus d'oiseaux qu'il n'en existe! Ф Fantine, sache ceci: moi Tholomyиs, je suis une illusion; mais elle ne m'entend mкme pas, la blonde fille des chimиres! Du reste, tout en elle est fraоcheur, suavitй, jeunesse, douce clartй matinale. Ф Fantine, fille digne de vous appeler marguerite[123] ou perle, vous кtes une femme du plus bel orient. Mesdames, un deuxiиme conseil: ne vous mariez point; le mariage est une greffe; cela prend bien ou mal; fuyez ce risque. Mais, bah! qu'est-ce que je chante lа? Je perds mes paroles. Les filles sont incurables sur l'йpousaille; et tout ce que nous pouvons dire, nous autres sages, n'empкchera point les giletiиres et les piqueuses de bottines de rкver des maris enrichis de diamants. Enfin, soit; mais, belles, retenez ceci: vous mangez trop de sucre. Vous n'avez qu'un tort, ф femmes, c'est de grignoter du sucre. Ф sexe rongeur, tes jolies petites dents blanches adorent le sucre. Or, йcoutez bien, le sucre est un sel. Tout sel est dessйchant. Le sucre est le plus dessйchant de tous les sels. Il pompe а travers les veines les liquides du sang; de lа la coagulation, puis la solidification du sang; de lа les tubercules dans le poumon; de lа la mort. Et c'est pourquoi le diabиte confine а la phthisie. Donc ne croquez pas de sucre, et vous vivrez! Je me tourne vers les hommes. Messieurs, faites des conquкtes. Pillez-vous les uns aux autres sans remords vos bien-aimйes. Chassez-croisez. En amour, il n'y a pas d'amis. Partout oщ il y a une jolie femme l'hostilitй est ouverte. Pas de quartier, guerre а outrance! Une jolie femme est un casus belli; une jolie femme est un flagrant dйlit[124]. Toutes les invasions de l'histoire sont dйterminйes par des cotillons. La femme est le droit de l'homme. Romulus a enlevй les Sabines[125], Guillaume a enlevй les Saxonnes, Cйsar a enlevй les Romaines. L'homme qui n'est pas aimй plane comme un vautour sur les amantes d'autrui; et quant а moi, а tous ces infortunйs qui sont veufs, je jette la proclamation sublime de Bonaparte а l'armйe d'Italie: «Soldats, vous manquez de tout. L'ennemi en a. »

 

Tholomyиs s'interrompit.

 

– Souffle, Tholomyиs, dit Blachevelle.

 

En mкme temps, Blachevelle, appuyй de Listolier et de Fameuil, entonna sur un air de complainte une de ces chansons d'atelier composйes des premiers mots venus, rimйes richement et pas du tout, vides de sens comme le geste de l'arbre et le bruit du vent, qui naissent de la vapeur des pipes et se dissipent et s'envolent avec elle. Voici par quel couplet le groupe donna la rйplique а la harangue de Tholomyиs:

 

Les pиres dindons donnиrent de l'argent а un agent pour que mons Clermont-Tonnerre fыt fait pape а la Saint-Jean; Mais Clermont ne put pas кtre fait pape, n'йtant pas prкtre.

 

Alors leur agent rageant leur rapporta leur argent.

 

Ceci n'йtait pas fait pour calmer l'improvisation de Tholomyиs; il vida son verre, le remplit, et recommenзa.

 

– А bas la sagesse! oubliez tout ce que j'ai dit. Ne soyons ni prudes, ni prudents, ni prud'hommes. Je porte un toast а l'allйgresse; soyons allиgres! Complйtons notre cours de droit par la folie et la nourriture. Indigestion et digeste[126]. Que Justinien soit le mвle et que Ripaille soit la femelle! Joie dans les profondeurs! Vis, ф crйation! Le monde est un gros diamant! Je suis heureux. Les oiseaux sont йtonnants. Quelle fкte partout! Le rossignol est un Elleviou[127] gratis. Йtй, je te salue. Ф Luxembourg, ф Gйorgiques de la rue Madame et de l'allйe de l'Observatoire! Ф pioupious rкveurs! ф toutes ces bonnes charmantes qui, tout en gardant des enfants, s'amusent а en йbaucher! Les pampas de l'Amйrique me plairaient, si je n'avais les arcades de l'Odйon. Mon вme s'envole dans les forкts vierges et dans les savanes. Tout est beau. Les mouches bourdonnent dans les rayons. Le soleil a йternuй le colibri. Embrasse-moi, Fantine!

 

Il se trompa, et embrassa Favourite.

Chapitre VIII
Mort d'un cheval[128]

– On dоne mieux chez Edon[129] que chez Bombarda, s'йcria Zйphine.

 

– Je prйfиre Bombarda а Edon, dйclara Blachevelle. Il a plus de luxe. C'est plus asiatique. Voyez la salle d'en bas. Il y a des glaces sur les murs.

 

– J'en aime mieux dans mon assiette, dit Favourite.

 

Blachevelle insista:

 

– Regardez les couteaux. Les manches sont en argent chez Bombarda, et en os chez Edon. Or, l'argent est plus prйcieux que l'os.

 

– Exceptй pour ceux qui ont un menton d'argent, observa Tholomyиs.

 

Il regardait en cet instant-lа le dфme des Invalides, visible des fenкtres de Bombarda.

 

Il y eut une pause.

 

– Tholomyиs, cria Fameuil, tout а l'heure, Listolier et moi, nous avions une discussion.

 

– Une discussion est bonne, rйpondit Tholomyиs, une querelle vaut mieux.

 

– Nous disputions philosophie.

 

– Soit.

 

– Lequel prйfиres-tu de Descartes ou de Spinosa?

 

– Dйsaugiers, dit Tholomyиs.

 

Cet arrкt rendu, il but et reprit:

 

– Je consens а vivre. Tout n'est pas fini sur la terre, puisqu'on peut encore dйraisonner. J'en rends grвces aux dieux immortels. On ment, mais on rit. On affirme, mais on doute. L'inattendu jaillit du syllogisme. C'est beau. Il est encore ici-bas des humains qui savent joyeusement ouvrir et fermer la boоte а surprises du paradoxe. Ceci, mesdames, que vous buvez d'un air tranquille, est du vin de Madиre, sachez-le, du cru de Coural das Freiras qui est а trois cent dix-sept toises au-dessus du niveau de la mer! Attention en buvant! trois cent dix-sept toises! et monsieur Bombarda, le magnifique restaurateur, vous donne ces trois cent dix-sept toises pour quatre francs cinquante centimes!

 

Fameuil interrompit de nouveau:

 

– Tholomyиs, tes opinions font loi. Quel est ton auteur favori?

 

– Ber…

 

– Quin?

 

– Non. Choux.

 

Et Tholomyиs poursuivit:

 

– Honneur а Bombarda! il йgalerait Munophis d'Elephanta s'il pouvait me cueillir une almйe, et Thygйlion de Chйronйe s'il pouvait m'apporter une hйtaпre! car, ф mesdames, il y avait des Bombarda en Grиce et en Йgypte. C'est Apulйe[130] qui nous l'apprend. Hйlas! toujours les mкmes choses et rien de nouveau. Plus rien d'inйdit dans la crйation du crйateur! Nil sub sole novum [131], dit Salomon; amor omnibus idem [132], dit Virgile; et Carabine monte avec Carabin dans la galiote de Saint-Cloud, comme Aspasie s'embarquait avec Pйriclиs sur la flotte de Samos. Un dernier mot. Savez-vous ce que c'йtait qu'Aspasie, mesdames? Quoiqu'elle vйcыt dans un temps oщ les femmes n'avaient pas encore d'вme, c'йtait une вme; une вme d'une nuance rose et pourpre, plus embrasйe que le feu, plus franche que l'aurore. Aspasie йtait une crйature en qui se touchaient les deux extrкmes de la femme; c'йtait la prostituйe dйesse. Socrate, plus Manon Lescaut. Aspasie fut crййe pour le cas oщ il faudrait une catin а Promйthйe.

 

Tholomyиs, lancй, se serait difficilement arrкtй, si un cheval ne se fыt abattu sur le quai en cet instant-lа mкme. Du choc, la charrette et l'orateur restиrent court. C'йtait une jument beauceronne, vieille et maigre et digne de l'йquarrisseur[133], qui traоnait une charrette fort lourde. Parvenue devant Bombarda, la bкte, йpuisйe et accablйe, avait refusй d'aller plus loin. Cet incident avait fait de la foule. А peine le charretier, jurant et indignй, avait-il eu le temps de prononcer avec l'йnergie convenable le mot sacramentel: mвtin! appuyй d'un implacable coup de fouet, que la haridelle йtait tombйe pour ne plus se relever. Au brouhaha des passants, les gais auditeurs de Tholomyиs tournиrent la tкte, et Tholomyиs en profita pour clore son allocution par cette strophe mйlancolique:

 

Elle йtait de ce monde oщ coucous et carrosses

Ont le mкme destin,

Et, rosse, elle a vйcu ce que vivent les rosses,

L'espace d'un: mвtin [134]!

 

– Pauvre cheval, soupira Fantine.

 

Et Dahlia s'йcria:

 

– Voilа Fantine qui va se mettre а plaindre les chevaux! Peut-on кtre fichue bкte comme зa!

 

En ce moment, Favourite, croisant les bras et renversant la tкte en arriиre, regarda rйsolыment Tholomyиs et dit:

 

– Ah за! et la surprise?

 

– Justement. L'instant est arrivй, rйpondit Tholomyиs. Messieurs, l'heure de la surprise a sonnй. Mesdames, attendez-nous un moment.

 

– Cela commence par un baiser, dit Blachevelle.

 

– Sur le front, ajouta Tholomyиs.

 

Chacun dйposa gravement un baiser sur le front de sa maоtresse; puis ils se dirigиrent vers la porte tous les quatre а la file, en mettant leur doigt sur la bouche.

 

Favourite battit des mains а leur sortie.

 

– C'est dйj



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