Livre premier – Un juste 1 глава




LES MISЙRABLES

Tome I – FANTINE

(1862)


 

EN HOMMAGE А NOTRE AMI GUY QUI NOUS A QUITTЙS LE 30 JUIN 2004.

 

Tes amis du groupe qui pensent а toi.


TABLE DES MATIИRES

А PROPOS DE CETTE ЙDITION ЙLECTRONIQUE

Livre premier – Un juste

Chapitre I
Monsieur Myriel[1]

En 1815, M. Charles-Franзois-Bienvenu Myriel йtait йvкque de Digne. C'йtait un vieillard d'environ soixante-quinze ans; il occupait le siиge de Digne depuis 1806.

 

Quoique ce dйtail ne touche en aucune maniиre au fond mкme de ce que nous avons а raconter, il n'est peut-кtre pas inutile, ne fыt-ce que pour кtre exact en tout, d'indiquer ici les bruits et les propos qui avaient couru sur son compte au moment oщ il йtait arrivй dans le diocиse. Vrai ou faux, ce qu'on dit des hommes tient souvent autant de place dans leur vie et surtout dans leur destinйe que ce qu'ils font. M. Myriel йtait fils d'un conseiller au parlement d'Aix; noblesse de robe. On contait de lui que son pиre, le rйservant pour hйriter de sa charge, l'avait mariй de fort bonne heure, а dix-huit ou vingt ans, suivant un usage assez rйpandu dans les familles parlementaires. Charles Myriel, nonobstant ce mariage, avait, disait-on, beaucoup fait parler de lui. Il йtait bien fait de sa personne, quoique d'assez petite taille, йlйgant, gracieux, spirituel; toute la premiиre partie de sa vie avait йtй donnйe au monde et aux galanteries. La rйvolution survint, les йvйnements se prйcipitиrent, les familles parlementai­res dйcimйes, chassйes, traquйes, se dispersиrent. M. Charles Myriel, dиs les premiers jours de la rйvolution, йmigra en Italie. Sa femme y mourut d'une maladie de poitrine dont elle йtait atteinte depuis longtemps. Ils n'avaient point d'enfants. Que se passa-t-il ensuite dans la destinйe de M. Myriel? L'йcroulement de l'ancienne sociйtй franзaise, la chute de sa propre famille, les tragiques spectacles de 93, plus effrayants encore peut-кtre pour les йmigrйs qui les voyaient de loin avec le grossissement de l'йpouvante, firent-ils germer en lui des idйes de renoncement et de solitude? Fut-il, au milieu d'une de ces distractions et de ces affections qui occupaient sa vie, subitement atteint d'un de ces coups mystйrieux et terribles qui viennent quelquefois renverser, en le frappant au cњur, l'homme que les catastrophes publiques n'йbranleraient pas en le frappant dans son existence et dans sa fortune? Nul n'aurait pu le dire; tout ce qu'on savait, c'est que, lorsqu'il revint d'Italie, il йtait prкtre.

 

En 1804, M. Myriel йtait curй de Brignolles. Il йtait dйjа vieux, et vivait dans une retraite profonde.

 

Vers l'йpoque du couronnement, une petite affaire de sa cure, on ne sait plus trop quoi, l'amena а Paris. Entre autres personnes puissantes, il alla solliciter pour ses paroissiens M. le cardinal Fesch. Un jour que l'empereur йtait venu faire visite а son oncle, le digne curй, qui attendait dans l'antichambre, se trouva sur le passage de sa majestй. Napolйon, se voyant regardй avec une certaine curiositй par ce vieillard, se retourna, et dit brusquement:

 

– Quel est ce bonhomme qui me regarde?

 

– Sire, dit M. Myriel, vous regardez un bonhomme, et moi je regarde un grand homme. Chacun de nous peut profiter.

 

L'empereur, le soir mкme, demanda au cardinal le nom de ce curй, et quelque temps aprиs M. Myriel fut tout surpris d'apprendre qu'il йtait nommй йvкque de Digne.

 

Qu'y avait-il de vrai, du reste, dans les rйcits qu'on faisait sur la premiиre partie de la vie de M. Myriel? Personne ne le savait. Peu de familles avaient connu la famille Myriel avant la rйvolution.

 

M. Myriel devait subir le sort de tout nouveau venu dans une petite ville oщ il y a beaucoup de bouches qui parlent et fort peu de tкtes qui pensent. Il devait le subir, quoiqu'il fыt йvкque et parce qu'il йtait йvкque. Mais, aprиs tout, les propos auxquels on mкlait son nom n'йtaient peut-кtre que des propos; du bruit, des mots, des paroles; moins que des paroles, des palabres, comme dit l'йnergique langue du midi.

 

Quoi qu'il en fыt, aprиs neuf ans d'йpiscopat et de rйsidence а Digne, tous ces racontages, sujets de conversation qui occupent dans le premier moment les petites villes et les petites gens, йtaient tombйs dans un oubli profond. Personne n'eыt osй en parler, personne n'eыt mкme osй s'en souvenir.

 

M. Myriel йtait arrivй а Digne accompagnй d'une vieille fille, mademoiselle Baptistine, qui йtait sa sњur et qui avait dix ans de moins que lui.

 

Ils avaient pour tout domestique une servante du mкme вge que mademoiselle Baptistine, et appelйe madame Magloire, laquelle, aprиs avoir йtй la servante de M. le Curй, prenait maintenant le double titre de femme de chambre de mademoiselle et femme de charge de monseigneur.

 

Mademoiselle Baptistine йtait une personne longue, pвle, mince, douce; elle rйalisait l'idйal de ce qu'exprime le mot «respectable »; car il semble qu'il soit nйcessaire qu'une femme soit mиre pour кtre vйnйrable. Elle n'avait jamais йtй jolie; toute sa vie, qui n'avait йtй qu'une suite de saintes њuvres, avait fini par mettre sur elle une sorte de blancheur et de clartй; et, en vieillissant, elle avait gagnй ce qu'on pourrait appeler la beautй de la bontй. Ce qui avait йtй de la maigreur dans sa jeunesse йtait devenu, dans sa maturitй, de la transparence; et cette diaphanйitй laissait voir l'ange. C'йtait une вme plus encore que ce n'йtait une vierge. Sa personne semblait faite d'ombre; а peine assez de corps pour qu'il y eыt lа un sexe; un peu de matiиre contenant une lueur; de grands yeux toujours baissйs; un prйtexte pour qu'une вme reste sur la terre.

 

Madame Magloire йtait une petite vieille, blanche, grasse, replиte, affairйe, toujours haletante, а cause de son activitй d'abord, ensuite а cause d'un asthme.

 

А son arrivйe, on installa M. Myriel en son palais йpiscopal avec les honneurs voulus par les dйcrets impйriaux qui classent l'йvкque immйdiatement aprиs le marйchal de camp. Le maire et le prйsident lui firent la premiиre visite, et lui de son cфtй fit la premiиre visite au gйnйral et au prйfet.

 

L'installation terminйe, la ville attendit son йvкque а l'њuvre.

Chapitre II
Monsieur Myriel devient monseigneur Bienvenu

Le palais йpiscopal de Digne йtait attenant а l'hфpital.

 

Le palais йpiscopal йtait un vaste et bel hфtel bвti en pierre au commencement du siиcle dernier par monseigneur Henri Puget, docteur en thйologie de la facultй de Paris, abbй de Simore, lequel йtait йvкque de Digne en 1712. Ce palais йtait un vrai logis seigneurial. Tout y avait grand air, les appartements de l'йvкque, les salons, les chambres, la cour d'honneur, fort large, avec promenoirs а arcades, selon l'ancienne mode florentine, les jardins plantйs de magnifiques arbres. Dans la salle а manger, longue et superbe galerie qui йtait au rez-de-chaussйe et s'ouvrait sur les jardins, monseigneur Henri Puget avait donnй а manger en cйrйmonie le 29 juillet 1714 а messeigneurs Charles Brыlart de Genlis, archevкque-prince d'Embrun, Antoine de Mesgrigny, capucin, йvкque de Grasse, Philippe de Vendфme, grand prieur de France, abbй de Saint-Honorй de Lйrins, Franзois de Berton de Grillon, йvкque-baron de Vence, Cйsar de Sabran de Forcalquier, йvкque-seigneur de Glandиve, et Jean Soanen, prкtre de l'oratoire, prйdicateur ordinaire du roi, йvкque-seigneur de Senez. Les portraits de ces sept rйvйrends personnages dйcoraient cette salle, et cette date mйmorable, 29 juillet 1714, y йtait gravйe en lettres d'or sur une table de marbre blanc.

 

L'hфpital йtait une maison йtroite et basse а un seul йtage avec un petit jardin. Trois jours aprиs son arrivйe, l'йvкque visita l'hфpital. La visite terminйe, il fit prier le directeur de vouloir bien venir jusque chez lui.

 

– Monsieur le directeur de l'hфpital, lui dit-il, combien en ce moment avez-vous de malades?

 

– Vingt-six, monseigneur.

 

– C'est ce que j'avais comptй, dit l'йvкque.

 

– Les lits, reprit le directeur, sont bien serrйs les uns contre les autres.

 

– C'est ce que j'avais remarquй.

 

– Les salles ne sont que des chambres, et l'air s'y renouvelle difficilement.

 

– C'est ce qui me semble.

 

– Et puis, quand il y a un rayon de soleil, le jardin est bien petit pour les convalescents.

 

– C'est ce que je me disais.

 

– Dans les йpidйmies, nous avons eu cette annйe le typhus, nous avons eu une suette militaire il y a deux ans, cent malades quelquefois; nous ne savons que faire.

 

– C'est la pensйe qui m'йtait venue.

 

– Que voulez-vous, monseigneur? dit le directeur, il faut se rйsigner.

 

Cette conversation avait lieu dans la salle а manger-galerie du rez-de-chaussйe. L'йvкque garda un moment le silence, puis il se tourna brusquement vers le directeur de l'hфpital:

 

– Monsieur, dit-il, combien pensez-vous qu'il tiendrait de lits rien que dans cette salle?

 

– La salle а manger de monseigneur! s'йcria le directeur stupйfait.

 

L'йvкque parcourait la salle du regard et semblait y faire avec les yeux des mesures et des calculs.

 

– Il y tiendrait bien vingt lits! dit-il, comme se parlant а lui-mкme.

 

Puis йlevant la voix:

 

– Tenez, monsieur le directeur de l'hфpital, je vais vous dire. Il y a йvidemment une erreur. Vous кtes vingt-six personnes dans cinq ou six petites chambres. Nous sommes trois ici, et nous avons place pour soixante. Il y a erreur, je vous dis. Vous avez mon logis, et j'ai le vфtre. Rendez-moi ma maison. C'est ici chez vous.

 

Le lendemain, les vingt-six pauvres йtaient installйs dans le palais de l'йvкque et l'йvкque йtait а l'hфpital.

 

M. Myriel n'avait point de bien, sa famille ayant йtй ruinйe par la rйvolution. Sa sњur touchait une rente viagиre de cinq cents francs qui, au presbytиre, suffisait а sa dйpense personnelle. M. Myriel recevait de l'йtat comme йvкque un traitement de quinze mille francs. Le jour mкme oщ il vint se loger dans la maison de l'hфpital, M. Myriel dйtermina l'emploi de cette somme une fois pour toutes de la maniиre suivante. Nous transcrivons ici une note йcrite de sa main.

 

Note pour rйgler les dйpenses de ma maison.

 

Pour le petit sйminaire: quinze cents livres

Congrйgation de la mission: cent livres

Pour les lazaristes de Montdidier: cent livres

Sйminaire des missions йtrangиres а Paris: deux cents livres

Congrйgation du Saint-Esprit: cent cinquante livres

Йtablissements religieux de la Terre-Sainte: cent livres

Sociйtйs de charitй maternelle: trois cents livres

En sus, pour celle d’Arles: cinquante livres

Њuvre pour l’amйlioration des prisons: quatre cents livres

Њuvre pour le soulagement et la dйlivrance des prisonniers: cinq cents livres

Pour libйrer des pиres de famille prisonniers pour dettes: mille livres

Supplйment au traitement des pauvres maоtres d’йcole du diocиse: deux mille livres

Grenier d’abondance des Hautes-Alpes: cent livres

Congrйgation des dames de Digne, de Manosque et de Sisteron, pour l’enseigne­ment gratuit des filles indigentes: quinze cents livres

Pour les pauvres: six mille livres

Ma dйpense personnelle: mille livres

Total: quinze mille livres

 

Pendant tout le temps qu'il occupa le siиge de Digne, M. Myriel ne changea presque rien а cet arrangement. Il appelait cela, comme on voit, avoir rйglй les dйpenses de sa maison.

 

Cet arrangement fut acceptй avec une soumission absolue par mademoiselle Baptistine. Pour cette sainte fille, M. de Digne йtait tout а la fois son frиre et son йvкque, son ami selon la nature et son supйrieur selon l'йglise. Elle l'aimait et elle le vйnйrait tout simplement. Quand il parlait, elle s'inclinait; quand il agissait, elle adhйrait. La servante seule, madame Magloire, murmura un peu. M. l'йvкque, on l'a pu remarquer, ne s'йtait rйservй que mille livres, ce qui, joint а la pension de mademoiselle Baptistine, faisait quinze cents francs par an. Avec ces quinze cents francs[2], ces deux vieilles femmes et ce vieillard vivaient.

 

Et quand un curй de village venait а Digne, M. l'йvкque trouvait encore moyen de le traiter, grвce а la sйvиre йconomie de madame Magloire et а l'intelligente administration de mademoiselle Baptistine.

 

Un jour – il йtait а Digne depuis environ trois mois – l'йvкque dit:

 

– Avec tout cela je suis bien gкnй!

 

– Je le crois bien! s'йcria madame Magloire, Monseigneur n'a seulement pas rйclamй la rente que le dйpartement lui doit pour ses frais de carrosse en ville et de tournйes dans le diocиse. Pour les йvкques d'autrefois c'йtait l'usage.

 

– Tiens! dit l'йvкque, vous avez raison, madame Magloire.

 

Il fit sa rйclamation.

 

Quelque temps aprиs, le conseil gйnйral, prenant cette demande en considйration, lui vota une somme annuelle de trois mille francs, sous cette rubrique: Allocation а M. l'йvкque pour frais de carrosse, frais de poste et frais de tournйes pastorales.

 

Cela fit beaucoup crier la bourgeoisie locale, et, а cette occasion, un sйnateur de l'empire, ancien membre du conseil des cinq-cents favorable au dix-huit brumaire et pourvu prиs de la ville de Digne d'une sйnatorerie magnifique, йcrivit au ministre des cultes, M. Bigot de Prйameneu, un petit billet irritй et confidentiel dont nous extrayons ces lignes authentiques:

 

«– Des frais de carrosse? pourquoi faire dans une ville de moins de quatre mille habitants? Des frais de poste et de tournйes? а quoi bon ces tournйes d'abord? ensuite comment courir la poste dans un pays de montagnes? Il n'y a pas de routes. On ne va qu'а cheval. Le pont mкme de la Durance а Chвteau-Arnoux peut а peine porter des charrettes а bњufs. Ces prкtres sont tous ainsi. Avides et avares. Celui-ci a fait le bon apфtre en arrivant. Maintenant il fait comme les autres. Il lui faut carrosse et chaise de poste. Il lui faut du luxe comme aux anciens йvкques. Oh! toute cette prкtraille! Monsieur le comte, les choses n'iront bien que lorsque l'empereur nous aura dйlivrйs des calotins. А bas le pape! (les affaires se brouillaient avec Rome). Quant а moi, je suis pour Cйsar tout seul. Etc., etc. »

 

La chose, en revanche, rйjouit fort madame Magloire.

 

– Bon, dit-elle а mademoiselle Baptistine, Monseigneur a commencй par les autres, mais il a bien fallu qu'il finоt par lui-mкme. Il a rйglй toutes ses charitйs. Voilа trois mille livres pour nous. Enfin!

 

Le soir mкme, l'йvкque йcrivit et remit а sa sњur une note ainsi conзue:

 

Frais de carrosse et de tournйes.

 

Pour donner du bouillon de viande aux malades de l’hфpital: quinze cents livres

Pour la sociйtй de charitй maternelle d’Aix: deux cent cinquante livres

Pour la sociйtй de charitй maternelle de Draguignan: deux cent cinquante livres

Pour les enfants trouvйs: cinq cents livres

Pour les orphelins: cinq cents livres

Total: trois mille livres

 

Tel йtait le budget de M. Myriel.

 

Quant au casuel йpiscopal, rachats de bans, dispenses, ondoiements, prйdications, bйnйdictions d'йglises ou de chapelles, mariages, etc., l'йvкque le percevait sur les riches avec d'autant plus d'вpretй qu'il le donnait aux pauvres.

 

Au bout de peu de temps, les offrandes d'argent affluиrent. Ceux qui ont et ceux qui manquent frappaient а la porte de M. Myriel, les uns venant chercher l'aumфne que les autres venaient y dйposer. L'йvкque, en moins d'un an, devint le trйsorier de tous les bienfaits et le caissier de toutes les dйtresses. Des sommes considйrables passaient par ses mains; mais rien ne put faire qu'il changeвt quelque chose а son genre de vie et qu'il ajoutвt le moindre superflu а son nйcessaire.

 

Loin de lа. Comme il y a toujours encore plus de misиre en bas que de fraternitй en haut, tout йtait donnй, pour ainsi dire, avant d'кtre reзu; c'йtait comme de l'eau sur une terre sиche; il avait beau recevoir de l'argent, il n'en avait jamais. Alors il se dйpouillait.

 

L'usage йtant que les йvкques йnoncent leurs noms de baptкme en tкte de leurs mandements et de leurs lettres pastorales, les pauvres gens du pays avaient choisi, avec une sorte d'instinct affectueux, dans les noms et prйnoms de l'йvкque, celui qui leur prйsentait un sens, et ils ne l'appelaient que monseigneur Bienvenu. Nous ferons comme eux, et nous le nommerons ainsi dans l'occasion. Du reste, cette appellation lui plaisait.

 

– J'aime ce nom-lа, disait-il. Bienvenu corrige monseigneur.

 

Nous ne prйtendons pas que le portrait que nous faisons ici soit vraisemblable; nous nous bornons а dire qu'il est ressemblant[3].

Chapitre III
А bon йvкque dur йvкchй

M. l'йvкque, pour avoir converti son carrosse en aumфnes, n'en faisait pas moins ses tournйes. C'est un diocиse fatigant que celui de Digne. Il a fort peu de plaines, beaucoup de montagnes, presque pas de routes, on l'a vu tout а l'heure; trente-deux cures, quarante et un vicariats et deux cent quatre-vingt-cinq succursales. Visiter tout cela, c'est une affaire. M. l'йvкque en venait а bout. Il allait а pied quand c'йtait dans le voisinage, en carriole dans la plaine, en cacolet dans la montagne. Les deux vieilles femmes l'accompagnaient. Quand le trajet йtait trop pйnible pour elles, il allait seul.

 

Un jour, il arriva а Senez, qui est une ancienne ville йpiscopale, montй sur un вne. Sa bourse, fort а sec dans ce moment, ne lui avait pas permis d'autre йquipage. Le maire de la ville vint le recevoir а la porte de l'йvкchй et le regardait descendre de son вne avec des yeux scandalisйs. Quelques bourgeois riaient autour de lui.

 

– Monsieur le maire, dit l'йvкque, et messieurs les bourgeois, je vois ce qui vous scandalise; vous trouvez que c'est bien de l'orgueil а un pauvre prкtre de monter une monture qui a йtй celle de Jйsus-Christ. Je l'ai fait par nйcessitй, je vous assure, non par vanitй.

 

Dans ses tournйes, il йtait indulgent et doux, et prкchait moins qu'il ne causait. Il ne mettait aucune vertu sur un plateau inaccessible. Il n'allait jamais chercher bien loin ses raisonne­ments et ses modиles. Aux habitants d'un pays il citait l'exemple du pays voisin. Dans les cantons oщ l'on йtait dur pour les nйcessiteux, il disait:

 

– Voyez les gens de Brianзon. Ils ont donnй aux indigents, aux veuves et aux orphelins le droit de faire faucher leurs prairies trois jours avant tous les autres. Ils leur rebвtissent gratuitement leurs maisons quand elles sont en ruines. Aussi est-ce un pays bйni de Dieu. Durant tout un siиcle de cent ans, il n'y a pas eu un meurtrier.

 

Dans les villages вpres au gain et а la moisson, il disait:

 

– Voyez ceux d'Embrun. Si un pиre de famille, au temps de la rйcolte, a ses fils au service а l'armйe et ses filles en service а la ville, et qu'il soit malade et empкchй, le curй le recommande au prфne; et le dimanche, aprиs la messe, tous les gens du village, hommes, femmes, enfants, vont dans le champ du pauvre homme lui faire sa moisson, et lui rapportent paille et grain dans son grenier.

 

Aux familles divisйes par des questions d'argent et d'hйritage, il disait:

 

– Voyez les montagnards de Devoluy, pays si sauvage qu'on n'y entend pas le rossignol une fois en cinquante ans. Eh bien, quand le pиre meurt dans une famille, les garзons s'en vont chercher fortune, et laissent le bien aux filles, afin qu'elles puissent trouver des maris.

 

Aux cantons qui ont le goыt des procиs et oщ les fermiers se ruinent en papier timbrй, il disait:

 

– Voyez ces bons paysans de la vallйe de Queyras. Ils sont lа trois mille вmes. Mon Dieu! c'est comme une petite rйpublique. On n'y connaоt ni le juge, ni l'huissier. Le maire fait tout. Il rйpartit l'impфt, taxe chacun en conscience, juge les querelles gratis, partage les patrimoines sans honoraires, rend des sentences sans frais; et on lui obйit, parce que c'est un homme juste parmi des hommes simples.

 

Aux villages oщ il ne trouvait pas de maоtre d'йcole, il citait encore ceux de Queyras:

 

– Savez-vous comment ils font? disait-il. Comme un petit pays de douze ou quinze feux ne peut pas toujours nourrir un magister, ils ont des maоtres d'йcole payйs par toute la vallйe qui parcourent les villages, passant huit jours dans celui-ci, dix dans celui-lа, et enseignant. Ces magisters vont aux foires, oщ je les ai vus. On les reconnaоt а des plumes а йcrire qu'ils portent dans la ganse de leur chapeau. Ceux qui n'enseignent qu'а lire ont une plume, ceux qui enseignent la lecture et le calcul ont deux plumes; ceux qui enseignent la lecture, le calcul et le latin ont trois plumes. Ceux-lа sont de grands savants. Mais quelle honte d'кtre ignorants! Faites comme les gens de Queyras.

 

Il parlait ainsi, gravement et paternellement, а dйfaut d'exemples inventant des paraboles, allant droit au but, avec peu de phrases et beaucoup d'images, ce qui йtait l'йloquence mкme de Jйsus-Christ, convaincu et persuadant.

Chapitre IV
Les њuvres semblables aux paroles

Sa conversation йtait affable et gaie. Il se mettait а la portйe des deux vieilles femmes qui passaient leur vie prиs de lui; quand il riait, c'йtait le rire d'un йcolier.

 

Madame Magloire l'appelait volontiers Votre Grandeur. Un jour, il se leva de son fauteuil et alla а sa bibliothиque chercher un livre. Ce livre йtait sur un des rayons d'en haut. Comme l'йvкque йtait d'assez petite taille, il ne put y atteindre.

 

– Madame Magloire, dit-il, apportez-moi une chaise. Ma grandeur ne va pas jusqu'а cette planche.

 

Une de ses parentes йloignйes, madame la comtesse de Lф, laissait rarement йchapper une occasion d'йnumйrer en sa prйsence ce qu'elle appelait «les espйrances » de ses trois fils. Elle avait plusieurs ascendants fort vieux et proches de la mort dont ses fils йtaient naturellement les hйritiers. Le plus jeune des trois avait а recueillir d'une grand'tante cent bonnes mille livres de rentes; le deuxiиme йtait substituй au titre de duc de son oncle; l'aоnй devait succйder а la pairie de son aпeul. L'йvкque йcoutait habituellement en silence ces innocents et pardonnables йtalages maternels. Une fois pourtant, il paraissait plus rкveur que de coutume, tandis que madame de Lф renouvelait le dйtail de toutes ces successions et de toutes ces «espйrances ». Elle s'interrompit avec quelque impatience:

 

– Mon Dieu, mon cousin! mais а quoi songez-vous donc?

 

– Je songe, dit l'йvкque, а quelque chose de singulier qui est, je crois, dans saint Augustin: «Mettez votre espйrance dans celui auquel on ne succиde point. »

 

Une autre fois, recevant une lettre de faire-part du dйcиs d'un gentilhomme du pays, oщ s'йtalaient en une longue page, outre les dignitйs du dйfunt, toutes les qualifications fйodales et nobiliaires de tous ses parents:

 

– Quel bon dos a la mort! s'йcria-t-il. Quelle admirable charge de titres on lui fait allиgrement porter, et comme il faut que les hommes aient de l'esprit pour employer ainsi la tombe а la vanitй!

 

Il avait dans l'occasion une raillerie douce qui contenait presque toujours un sens sйrieux. Pendant un carкme, un jeune vicaire vint а Digne et prкcha dans la cathйdrale. Il fut assez йloquent. Le sujet de son sermon йtait la charitй. Il invita les riches а donner aux indigents, afin d'йviter l'enfer qu'il peignit le plus effroyable qu'il put et de gagner le paradis qu'il fit dйsirable et charmant. Il y avait dans l'auditoire un riche marchand retirй, un peu usurier, nommй M. Gйborand, lequel avait gagnй un demi-million а fabriquer de gros draps, des serges, des cadis et des gasquets. De sa vie M. Gйborand n'avait fait l'aumфne а un malheureux. А partir de ce sermon, on remarqua qu'il donnait tous les dimanches un sou aux vieilles mendiantes du portail de la cathйdrale. Elles йtaient six а se partager cela. Un jour, l'йvкque le vit faisant sa charitй et dit а sa sњur avec un sourire:

 

– Voilа monsieur Gйborand qui achиte pour un sou de paradis.

 

Quand il s'agissait de charitй, il ne se rebutait pas, mкme devant un refus, et il trouvait alors des mots qui faisaient rйflйchir. Une fois, il quкtait pour les pauvres dans un salon de la ville. Il y avait lа le marquis de Champtercier, vieux, riche, avare, lequel trouvait moyen d'кtre tout ensemble ultra-royaliste et ultra-voltairien. Cette variйtй a existй. L'йvкque, arrivй а lui, lui toucha le bras.

 

– Monsieur le marquis, il faut que vous me donniez quelque chose.

 

Le marquis se retourna et rйpondit sиchement:

 

– Monseigneur, j'ai mes pauvres.

 

– Donnez-les-moi, dit l'йvкque.

 

Un jour, dans la cathйdrale, il fit ce sermon.

 

«Mes trиs chers frиres, mes bons amis, il y a en France treize cent vingt mille maisons de paysans qui n'ont que trois ouvertures, dix-huit cent dix-sept mille qui ont deux ouvertures, la porte et une fenкtre, et enfin trois cent quarante-six mille cabanes qui n'ont qu'une ouverture, la porte. Et cela, а cause d'une chose qu'on appelle l'impфt des portes et fenкtres. Mettez-moi de pauvres familles, des vieilles femmes, des petits enfants, dans ces logis-lа, et voyez les fiиvres et les maladies. Hйlas! Dieu donne l'air aux hommes, la loi le leur vend. Je n'accuse pas la loi, mais je bйnis Dieu. Dans l'Isиre, dans le Var, dans les deux Alpes, les hautes et les basses, les paysans n'ont pas mкme de brouettes, ils transportent les engrais а dos d'hommes; ils n'ont pas de chandelles, et ils brыlent des bвtons rйsineux et des bouts de corde trempйs dans la poix rйsine. C'est comme cela dans tout le pays haut du Dauphinй. Ils font le pain pour six mois, ils le font cuire avec de la bouse de vache sйchйe. L'hiver, ils cassent ce pain а coups de hache et ils le font tremper dans l'eau vingt-quatre heures pour pouvoir le manger. – Mes frиres, ayez pitiй! voyez comme on souffre autour de vous. »

 

Nй provenзal, il s'йtait facilement familiarisй avec tous les patois du midi. Il disait: «Eh bй! moussu, sиs sagй? » comme dans le bas Languedoc. «Ontй anaras passa? » comme dans les basses Alpes. «Puerte un bouen moutou embe un bouen froumage grase », comme dans le haut Dauphinй. Ceci plaisait au peuple, et n'avait pas peu contribuй а lui donner accиs prиs de tous les esprits. Il йtait dans la chaumiиre et dans la montagne comme chez lui. Il savait dire les choses les plus grandes dans les idiomes les plus vulgaires. Parlant toutes les langues, il entrait dans toutes les вmes. Du reste, il йtait le mкme pour les gens du monde et pour les gens du peuple. Il ne condamnait rien hвtive­ment, et sans tenir compte des circonstances environnantes. Il disait:

 

– Voyons le chemin par oщ la faute a passй.

 

Йtant, comme il se qualifiait lui-mкme en souriant, un ex-pйcheur, il n'avait aucun des escarpements du rigorisme, et il professait assez haut, et sans le froncement de sourcil des vertueux fйroces, une doctrine qu'on pourrait rйsumer а peu prиs ainsi:

 

«L'homme a sur lui la chair qui est tout а la fois son fardeau et sa tentation. Il la traоne et lui cиde.

 

«Il doit la surveiller, la contenir, la rйprimer, et ne lui obйir qu'а la derniиre extrйmitй. Dans cette obйissance-lа, il peut encore y avoir de la faute; mais la faute, ainsi faite, est vйnielle. C'est une chute, mais une chute sur les genoux, qui peut s'achever en priиre.

 

«Кtre un saint, c'est l'exception; кtre un juste, c'est la rиgle. Errez, dйfaillez, pйchez, mais soyez des justes.



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