Livre cinquiиme – La descente




Chapitre I
Histoire d'un progrиs dans les verroteries noires

Cette mиre cependant qui, au dire des gens de Montfermeil, semblait avoir abandonnй son enfant, que devenait-elle? oщ йtait-elle? que faisait-elle?

 

Aprиs avoir laissй sa petite Cosette aux Thйnardier, elle avait continuй son chemin et йtait arrivйe а Montreuil-sur-mer[145].

 

C'йtait, on se le rappelle, en 1818.

 

Fantine avait quittй sa province depuis une dizaine d'annйes. Montreuil-sur-mer avait changй d'aspect. Tandis que Fantine descendait lentement de misиre en misиre, sa ville natale avait prospйrй.

 

Depuis deux ans environ, il s'y йtait accompli un de ces faits industriels qui sont les grands йvйnements des petits pays.

 

Ce dйtail importe, et nous croyons utile de le dйvelopper; nous dirions presque, de le souligner.

 

De temps immйmorial, Montreuil-sur-mer avait pour industrie spйciale l'imitation des jais anglais et des verroteries noires[146] d'Allemagne. Cette industrie avait toujours vйgйtй, а cause de la chertй des matiиres premiиres qui rйagissait sur la main-d'њuvre. Au moment oщ Fantine revint а Montreuil-sur-mer, une transformation inouпe s'йtait opйrйe dans cette production des «articles noirs ». Vers la fin de 1815, un homme, un inconnu, йtait venu s'йtablir dans la ville et avait eu l'idйe de substituer, dans cette fabrication, la gomme laque а la rйsine et, pour les bracelets en particulier, les coulants en tфle simplement rapprochйe aux coulants en tфle soudйe. Ce tout petit changement avait йtй une rйvolution.

 

Ce tout petit changement en effet avait prodigieusement rйduit le prix de la matiиre premiиre, ce qui avait permis, premiиrement, d'йlever le prix de la main-d'њuvre, bienfait pour le pays; deuxiиmement, d'amйliorer la fabrication, avantage pour le consommateur; troisiиmement, de vendre а meilleur marchй tout en triplant le bйnйfice, profit pour le manufacturier.

 

Ainsi pour une idйe trois rйsultats.

 

En moins de trois ans, l'auteur de ce procйdй йtait devenu riche, ce qui est bien, et avait tout fait riche autour de lui, ce qui est mieux. Il йtait йtranger au dйpartement. De son origine, on ne savait rien; de ses commencements, peu de chose.

 

On contait qu'il йtait venu dans la ville avec fort peu d'argent, quelques centaines de francs tout au plus.

 

C'est de ce mince capital, mis au service d'une idйe ingйnieuse, fйcondй par l'ordre et par la pensйe, qu'il avait tirй sa fortune et la fortune de tout ce pays.

 

А son arrivйe а Montreuil-sur-mer, il n'avait que les vкtements, la tournure et le langage d'un ouvrier.

 

Il paraоt que, le jour mкme oщ il faisait obscurйment son entrйe dans la petite ville de Montreuil-sur-mer, а la tombйe d'un soir de dйcembre, le sac au dos et le bвton d'йpine а la main, un gros incendie venait d'йclater а la maison commune. Cet homme s'йtait jetй dans le feu, et avait sauvй, au pйril de sa vie, deux enfants qui se trouvaient кtre ceux du capitaine de gendarmerie; ce qui fait qu'on n'avait pas songй а lui demander son passeport. Depuis lors, on avait su son nom. Il s'appelait le pиre Madeleine.

Chapitre II
M. Madeleine

C'йtait un homme d'environ cinquante ans, qui avait l'air prйoccupй et qui йtait bon. Voilа tout ce qu'on en pouvait dire.

 

Grвce aux progrиs rapides de cette industrie qu'il avait si admirablement remaniйe, Montreuil-sur-mer йtait devenu un centre d'affaires considйrable. L'Espagne, qui consomme beaucoup de jais noir, y commandait chaque annйe des achats immenses. Montreuil-sur-mer, pour ce commerce, faisait presque concurrence а Londres et а Berlin. Les bйnйfices du pиre Madeleine йtaient tels que, dиs la deuxiиme annйe, il avait pu bвtir une grande fabrique dans laquelle il y avait deux vastes ateliers, l'un pour les hommes, l'autre pour les femmes. Quiconque avait faim pouvait s'y prйsenter, et йtait sыr de trouver lа de l'emploi et du pain. Le pиre Madeleine demandait aux hommes de la bonne volontй, aux femmes des mњurs pures, а tous de la probitй. Il avait divisй les ateliers afin de sйparer les sexes et que les filles et les femmes pussent rester sages. Sur ce point, il йtait inflexible. C'йtait le seul oщ il fыt en quelque sorte intolйrant. Il йtait d'autant plus fondй а cette sйvйritй que, Montreuil-sur-mer йtant une ville de garnison, les occasions de corruption abondaient. Du reste sa venue avait йtй un bienfait, et sa prйsence йtait une providence. Avant l'arrivйe du pиre Madeleine, tout languissait dans le pays; maintenant tout y vivait de la vie saine du travail. Une forte circulation йchauffait tout et pйnйtrait partout. Le chфmage et la misиre йtaient inconnus. Il n'y avait pas de poche si obscure oщ il n'y eыt un peu d'argent, pas de logis si pauvre oщ il n'y eыt un peu de joie.

 

Le pиre Madeleine employait tout le monde. Il n'exigeait qu'une chose: soyez honnкte homme! soyez honnкte fille!

 

Comme nous l'avons dit, au milieu de cette activitй dont il йtait la cause et le pivot, le pиre Madeleine faisait sa fortune, mais, chose assez singuliиre dans un simple homme de commerce, il ne paraissait point que ce fыt lа son principal souci. Il semblait qu'il songeвt beaucoup aux autres et peu а lui. En 1820, on lui connaissait une somme de six cent trente mille francs placйe а son nom chez Laffitte; mais avant de se rйserver ces six cent trente mille francs, il avait dйpensй plus d'un million pour la ville et pour les pauvres.

 

L'hфpital йtait mal dotй; il y avait fondй dix lits. Montreuil-sur-mer est divisй en ville haute et ville basse. La ville basse, qu'il habitait, n'avait qu'une йcole, mйchante masure qui tombait en ruine; il en avait construit deux, une pour les filles, l'autre pour les garзons. Il allouait de ses deniers aux deux instituteurs une indemnitй double de leur maigre traitement officiel, et un jour, а quelqu'un qui s'en йtonnait, il dit: «Les deux premiers fonctionnaires de l'йtat, c'est la nourrice et le maоtre d'йcole. » Il avait crйй а ses frais une salle d'asile, chose alors presque inconnue en France, et une caisse de secours pour les ouvriers vieux et infirmes. Sa manufacture йtant un centre, un nouveau quartier oщ il y avait bon nombre de familles indigentes avait rapidement surgi autour de lui; il y avait йtabli une pharmacie gratuite.

 

Dans les premiers temps, quand on le vit commencer, les bonnes вmes dirent: C'est un gaillard qui veut s'enrichir. Quand on le vit enrichir le pays avant de s'enrichir lui-mкme, les mкmes bonnes вmes dirent: C'est un ambitieux. Cela semblait d'autant plus probable que cet homme йtait religieux, et mкme pratiquait dans une certaine mesure, chose fort bien vue а cette йpoque. Il allait rйguliиrement entendre une basse messe tous les dimanches. Le dйputй local, qui flairait partout des concurrences, ne tarda pas а s'inquiйter de cette religion. Ce dйputй, qui avait йtй membre du corps lйgislatif de l'empire, partageait les idйes religieuses d'un pиre de l'oratoire connu sous le nom de Fouchй, duc d'Otrante, dont il avait йtй la crйature et l'ami. А huis clos il riait de Dieu doucement. Mais quand il vit le riche manufacturier Madeleine aller а la basse messe de sept heures, il entrevit un candidat possible, et rйsolut de le dйpasser; il prit un confesseur jйsuite et alla а la grand'messe et а vкpres. L'ambition en ce temps-lа йtait, dans l'acception directe du mot, une course au clocher. Les pauvres profitиrent de cette terreur comme le bon Dieu, car l'honorable dйputй fonda aussi deux lits а l'hфpital; ce qui fit douze.

 

Cependant en 1819 le bruit se rйpandit un matin dans la ville que, sur la prйsentation de M. le prйfet, et en considйration des services rendus au pays, le pиre Madeleine allait кtre nommй par le roi maire de Montreuil-sur-mer. Ceux qui avaient dйclarй ce nouveau venu «un ambitieux », saisirent avec transport cette occasion que tous les hommes souhaitent de s'йcrier: «Lа! qu'est-ce que nous avions dit? » Tout Montreuil-sur-mer fut en rumeur. Le bruit йtait fondй. Quelques jours aprиs, la nomination parut dans le Moniteur. Le lendemain, le pиre Madeleine refusa.

 

Dans cette mкme annйe 1819, les produits du nouveau procйdй inventй par Madeleine figurиrent а l'exposition de l'industrie[147]; sur le rapport du jury, le roi nomma l'inventeur chevalier de la Lйgion d'honneur. Nouvelle rumeur dans la petite ville. Eh bien! c'est la croix qu'il voulait! Le pиre Madeleine refusa la croix.

 

Dйcidйment cet homme йtait une йnigme. Les bonnes вmes se tirиrent d'affaire en disant: Aprиs tout, c'est une espиce d'aventurier.

 

On l'a vu, le pays lui devait beaucoup, les pauvres lui devaient tout; il йtait si utile qu'il avait bien fallu qu'on finоt par l'honorer, et il йtait si doux qu'il avait bien fallu qu'on finоt par l'aimer; ses ouvriers en particulier l'adoraient, et il portait cette adoration avec une sorte de gravitй mйlancolique. Quand il fut constatй riche, «les personnes de la sociйtй » le saluиrent, et on l'appela dans la ville monsieur Madeleine; ses ouvriers et les enfants continuиrent de l'appeler le pиre Madeleine, et c'йtait la chose qui le faisait le mieux sourire. А mesure qu'il montait, les invitations pleuvaient sur lui. «La sociйtй » le rйclamait. Les petits salons guindйs de Montreuil-sur-mer qui, bien entendu, se fussent dans les premiers temps fermйs а l'artisan, s'ouvrirent а deux battants au millionnaire. On lui fit mille avances. Il refusa.

 

Cette fois encore les bonnes вmes ne furent point empкchйes.

 

– C'est un homme ignorant et de basse йducation. On ne sait d'oщ cela sort. Il ne saurait pas se tenir dans le monde. Il n'est pas du tout prouvй qu'il sache lire.

 

Quand on l'avait vu gagner de l'argent, on avait dit: c'est un marchand. Quand on l'avait vu semer son argent, on avait dit: c'est un ambitieux. Quand on l'avait vu repousser les honneurs, on avait dit: c'est un aventurier. Quand on le vit repousser le monde, on dit: c'est une brute.

 

En 1820, cinq ans aprиs son arrivйe а Montreuil-sur-mer, les services qu'il avait rendus au pays йtaient si йclatants, le vњu de la contrйe fut tellement unanime, que le roi le nomma de nouveau maire de la ville. Il refusa encore, mais le prйfet rйsista а son refus, tous les notables vinrent le prier, le peuple en pleine rue le suppliait, l'insistance fut si vive qu'il finit par accepter. On remarqua que ce qui parut surtout le dйterminer, ce fut l'apostrophe presque irritйe d'une vieille femme du peuple qui lui cria du seuil de sa porte avec humeur: Un bon maire, c'est utile. Est-ce qu'on recule devant du bien qu'on peut faire?

 

Ce fut lа la troisiиme phase de son ascension. Le pиre Madeleine йtait devenu monsieur Madeleine, monsieur Madeleine devint monsieur le maire.

Chapitre III
Sommes dйposйes chez Laffitte

Du reste, il йtait demeurй aussi simple que le premier jour. Il avait les cheveux gris, l'њil sйrieux, le teint hвlй d'un ouvrier, le visage pensif d'un philosophe. Il portait habituellement un chapeau а bords larges et une longue redingote de gros drap, boutonnйe jusqu'au menton. Il remplissait ses fonctions de maire, mais hors de lа il vivait solitaire. Il parlait а peu de monde. Il se dйrobait aux politesses, saluait de cфtй, s'esquivait vite, souriait pour se dispenser de causer, donnait pour se dispenser de sourire. Les femmes disaient de lui: Quel bon ours! Son plaisir йtait de se promener dans les champs.

 

Il prenait ses repas toujours seul, avec un livre ouvert devant lui oщ il lisait. Il avait une petite bibliothиque bien faite. Il aimait les livres; les livres sont des amis froids et sыrs. А mesure que le loisir lui venait avec la fortune, il semblait qu'il en profitвt pour cultiver son esprit. Depuis qu'il йtait а Montreuil-sur-mer, on remarquait que d'annйe en annйe son langage devenait plus poli, plus choisi et plus doux.

 

Il emportait volontiers un fusil dans ses promenades, mais il s'en servait rarement. Quand cela lui arrivait par aventure, il avait un tir infaillible qui effrayait. Jamais il ne tuait un animal inoffensif. Jamais il ne tirait un petit oiseau. Quoiqu'il ne fыt plus jeune, on contait qu'il йtait d'une force prodigieuse. Il offrait un coup de main а qui en avait besoin, relevait un cheval, poussait а une roue embourbйe, arrкtait par les cornes un taureau йchappй. Il avait toujours ses poches pleines de monnaie en sortant et vides en rentrant. Quand il passait dans un village, les marmots dйguenillйs couraient joyeusement aprиs lui et l'entouraient comme une nuйe de moucherons.

 

On croyait deviner qu'il avait dы vivre jadis de la vie des champs, car il avait toutes sortes de secrets utiles qu'il enseignait aux paysans. Il leur apprenait а dйtruire la teigne des blйs en aspergeant le grenier et en inondant les fentes du plancher d'une dissolution de sel commun, et а chasser les charanзons en suspendant partout, aux murs et aux toits, dans les hйberges et dans les maisons, de l'orviot en fleur. Il avait des "recettes[148]" pour extirper d'un champ la luzette, la nielle, la vesce, la gaverolle, la queue-de-renard, toutes les herbes parasites qui mangent le blй. Il dйfendait une lapiniиre contre les rats rien qu'avec l'odeur d'un petit cochon de Barbarie qu'il y mettait. Un jour il voyait des gens du pays trиs occupйs а arracher des orties. Il regarda ce tas de plantes dйracinйes et dйjа dessйchйes, et dit:

 

– C'est mort. Cela serait pourtant bon si l'on savait s'en servir. Quand l'ortie est jeune, la feuille est un lйgume excellent; quand elle vieillit, elle a des filaments et des fibres comme le chanvre et le lin. La toile d'ortie vaut la toile de chanvre. Hachйe, l'ortie est bonne pour la volaille; broyйe, elle est bonne pour les bкtes а cornes. La graine de l'ortie mкlйe au fourrage donne du luisant au poil des animaux; la racine mкlйe au sel produit une belle couleur jaune. C'est du reste un excellent foin qu'on peut faucher deux fois. Et que faut-il а l'ortie? Peu de terre, nul soin, nulle culture. Seulement la graine tombe а mesure qu'elle mыrit, et est difficile а rйcolter. Voilа tout. Avec quelque peine qu'on prendrait, l'ortie serait utile; on la nйglige, elle devient nuisible. Alors on la tue. Que d'hommes ressemblent а l'ortie!

 

Il ajouta aprиs un silence:

 

– Mes amis, retenez ceci, il n'y a ni mauvaises herbes ni mauvais hommes. Il n'y a que de mauvais cultivateurs.

 

Les enfants l'aimaient encore parce qu'il savait faire de charmants petits ouvrages avec de la paille et des noix de coco.

 

Quand il voyait la porte d'une йglise tendue de noir, il entrait; il recherchait un enterrement comme d'autres recherchent un baptкme. Le veuvage et le malheur d'autrui l'attiraient а cause de sa grande douceur; il se mкlait aux amis en deuil, aux familles vкtues de noir, aux prкtres gйmissant autour d'un cercueil. Il semblait donner volontiers pour texte а ses pensйes ces psalmodies funиbres pleines de la vision d'un autre monde. L'њil au ciel, il йcoutait, avec une sorte d'aspiration vers tous les mystиres de l'infini, ces voix tristes qui chantent sur le bord de l'abоme obscur de la mort.

 

Il faisait une foule de bonnes actions en se cachant comme on se cache pour les mauvaises. Il pйnйtrait а la dйrobйe, le soir, dans les maisons; il montait furtivement des escaliers. Un pauvre diable, en rentrant dans son galetas, trouvait que sa porte avait йtй ouverte, quelquefois mкme forcйe, dans son absence. Le pauvre homme se rйcriait: quelque malfaiteur est venu! Il entrait, et la premiиre chose qu'il voyait, c'йtait une piиce d'or oubliйe sur un meuble. "Le malfaiteur" qui йtait venu, c'йtait le pиre Madeleine.

 

Il йtait affable et triste. Le peuple disait: «Voilа un homme riche qui n'a pas l'air fier. Voilа un homme heureux qui n'a pas l'air content. »

 

Quelques-uns prйtendaient que c'йtait un personnage mystйrieux, et affirmaient qu'on n'entrait jamais dans sa chambre, laquelle йtait une vraie cellule d'anachorиte meublйe de sabliers ailйs et enjolivйe de tibias en croix et de tкtes de mort. Cela se disait beaucoup, si bien que quelques jeunes femmes йlйgantes et malignes de Montreuil-sur-mer vinrent chez lui un jour, et lui demandиrent:

 

– Monsieur le maire, montrez-nous donc votre chambre. On dit que c'est une grotte.

 

Il sourit, et les introduisit sur-le-champ dans cette «grotte ». Elles furent bien punies de leur curiositй. C'йtait une chambre garnie tout bonnement de meubles d'acajou assez laids comme tous les meubles de ce genre et tapissйe de papier а douze sous. Elles n'y purent rien remarquer que deux flambeaux de forme vieillie qui йtaient sur la cheminйe et qui avaient l'air d'кtre en argent, «car ils йtaient contrфlйs ». Observation pleine de l'esprit des petites villes.

 

On n'en continua pas moins de dire que personne ne pйnйtrait dans cette chambre et que c'йtait une caverne d'ermite, un rкvoir, un trou, un tombeau.

 

On se chuchotait aussi qu'il avait des sommes «immenses » dйposйes chez Laffitte, avec cette particularitй qu'elles йtaient toujours а sa disposition immйdiate, de telle sorte, ajoutait-on, que M. Madeleine pourrait arriver un matin chez Laffitte, signer un reзu et emporter ses deux ou trois millions en dix minutes. Dans la rйalitй ces «deux ou trois millions » se rйduisaient, nous l'avons dit, а six cent trente ou quarante mille francs.

Chapitre IV
M. Madeleine en deuil

Au commencement de 1821[149], les journaux annoncиrent la mort de M. Myriel, йvкque de Digne, «surnommй monseigneur Bienvenu », et trйpassй en odeur de saintetй а l'вge de quatre-vingt-deux ans.

 

L'йvкque de Digne, pour ajouter ici un dйtail que les journaux omirent, йtait, quand il mourut, depuis plusieurs annйes aveugle, et content d'кtre aveugle, sa sњur йtant prиs de lui.

 

Disons-le en passant, кtre aveugle[150] et кtre aimй, c'est en effet, sur cette terre oщ rien n'est complet, une des formes les plus йtrangement exquises du bonheur. Avoir continuellement а ses cфtйs une femme, une fille, une sњur, un кtre charmant, qui est lа parce que vous avez besoin d'elle et parce qu'elle ne peut se passer de vous, se savoir indispensable а qui nous est nйcessaire, pouvoir incessamment mesurer son affection а la quantitй de prйsence qu'elle nous donne, et se dire: puisqu'elle me consacre tout son temps, c'est que j'ai tout son cњur; voir la pensйe а dйfaut de la figure, constater la fidйlitй d'un кtre dans l'йclipse du monde, percevoir le frфlement d'une robe comme un bruit d'ailes, l'entendre aller et venir, sortir, rentrer, parler, chanter, et songer qu'on est le centre de ces pas, de cette parole, de ce chant, manifester а chaque minute sa propre attraction, se sentir d'autant plus puissant qu'on est plus infirme, devenir dans l'obscuritй, et par l'obscuritй, l'astre autour duquel gravite cet ange, peu de fйlicitйs йgalent celle-lа. Le suprкme bonheur de la vie, c'est la conviction qu'on est aimй; aimй pour soi-mкme, disons mieux, aimй malgrй soi-mкme; cette conviction, l'aveugle l'a. Dans cette dйtresse, кtre servi, c'est кtre caressй. Lui manque-t-il quelque chose? Non. Ce n'est point perdre la lumiиre qu'avoir l'amour. Et quel amour! un amour entiиrement fait de vertu. Il n'y a point de cйcitй oщ il y a certitude. L'вme а tвtons cherche l'вme, et la trouve. Et cette вme trouvйe et prouvйe est une femme. Une main vous soutient, c'est la sienne; une bouche effleure votre front, c'est sa bouche; vous entendez une respiration tout prиs de vous, c'est elle. Tout avoir d'elle, depuis son culte jusqu'а sa pitiй, n'кtre jamais quittй, avoir cette douce faiblesse qui vous secourt, s'appuyer sur ce roseau inйbranlable, toucher de ses mains la providence et pouvoir la prendre dans ses bras, Dieu palpable, quel ravissement! Le cњur, cette cйleste fleur obscure, entre dans un йpanouissement mystйrieux. On ne donnerait pas cette ombre pour toute la clartй. L'вme ange est lа, sans cesse lа; si elle s'йloigne, c'est pour revenir; elle s'efface comme le rкve et reparaоt comme la rйalitй. On sent de la chaleur qui approche, la voilа. On dйborde de sйrйnitй, de gaоtй et d'extase; on est un rayonnement dans la nuit. Et mille petits soins. Des riens qui sont йnormes dans ce vide. Les plus ineffables accents de la voix fйminine employйs а vous bercer, et supplйant pour vous а l'univers йvanoui. On est caressй avec de l'вme. On ne voit rien, mais on se sent adorй. C'est un paradis de tйnиbres.

 

C'est de ce paradis que monseigneur Bienvenu йtait passй а l'autre.

 

L'annonce de sa mort fut reproduite par le journal local de Montreuil-sur-mer. M. Madeleine parut le lendemain tout en noir avec un crкpe а son chapeau.

 

On remarqua dans la ville ce deuil, et l'on jasa. Cela parut une lueur sur l'origine de M. Madeleine. On en conclut qu'il avait quelque alliance avec le vйnйrable йvкque. Il drape pour l'йvкque de Digne, dirent les salons; cela rehaussa fort M. Madeleine, et lui donna subitement et d'emblйe une certaine considйration dans le monde noble de Montreuil-sur-mer. Le microscopique faubourg Saint-Germain de l'endroit songea а faire cesser la quarantaine de M. Madeleine, parent probable d'un йvкque. M. Madeleine s'aperзut de l'avancement qu'il obtenait а plus de rйvйrences des vieilles femmes et а plus de sourires des jeunes. Un soir, une doyenne de ce petit grand monde-lа, curieuse par droit d'anciennetй, se hasarda а lui demander:

 

– Monsieur le maire est sans doute cousin du feu йvкque de Digne?

 

Il dit:

 

– Non, madame.

 

– Mais, reprit la douairiиre, vous en portez le deuil?

 

Il rйpondit:

 

– C'est que dans ma jeunesse j'ai йtй laquais dans sa famille.

 

Une remarque qu'on faisait encore, c'est que, chaque fois qu'il passait dans la ville un jeune savoyard courant le pays et cherchant des cheminйes а ramoner, M. le maire le faisait appeler, lui demandait son nom, et lui donnait de l'argent. Les petits savoyards se le disaient, et il en passait beaucoup.

Chapitre V
Vagues йclairs а l'horizon

Peu а peu, et avec le temps, toutes les oppositions йtaient tombйes. Il y avait eu d'abord contre M. Madeleine, sorte de loi que subissent toujours ceux qui s'йlиvent, des noirceurs et des calomnies, puis ce ne fut plus que des mйchancetйs, puis ce ne fut que des malices, puis cela s'йvanouit tout а fait; le respect devint complet, unanime, cordial, et il arriva un moment, vers 1821, oщ ce mot: monsieur le maire, fut prononcй а Montreuil-sur-mer presque du mкme accent que ce mot: monseigneur l'йvкque, йtait prononcй а Digne en 1815. On venait de dix lieues а la ronde consulter M. Madeleine. Il terminait les diffйrends, il empкchait les procиs, il rйconciliait les ennemis. Chacun le prenait pour juge de son bon droit. Il semblait qu'il eыt pour вme le livre de la loi naturelle. Ce fut comme une contagion de vйnйration qui, en six ou sept ans et de proche en proche, gagna tout le pays.

 

Un seul homme, dans la ville et dans l'arrondissement, se dйroba absolument а cette contagion, et, quoi que fоt le pиre Madeleine, y demeura rebelle, comme si une sorte d'instinct, incorruptible et imperturbable, l'йveillait et l'inquiйtait. Il semblerait en effet qu'il existe dans certains hommes un vйritable instinct bestial, pur et intиgre comme tout instinct, qui crйe les antipathies et les sympathies, qui sйpare fatalement une nature d'une autre nature, qui n'hйsite pas, qui ne se trouble, ne se tait et ne se dйment jamais, clair dans son obscuritй, infaillible, impйrieux, rйfractaire а tous les conseils de l'intelligence et а tous les dissolvants de la raison, et qui, de quelque faзon que les destinйes soient faites, avertit secrиtement l'homme-chien de la prйsence de l'homme-chat, et l'homme-renard de la prйsence de l'homme-lion.

 

Souvent, quand M. Madeleine passait dans une rue, calme, affectueux, entourй des bйnйdictions de tous, il arrivait qu'un homme de haute taille, vкtu d'une redingote gris de fer, armй d'une grosse canne et coiffй d'un chapeau rabattu, se retournait brusquement derriиre lui, et le suivait des yeux jusqu'а ce qu'il eыt disparu, croisant les bras, secouant lentement la tкte, et haussant sa lиvre supйrieure avec sa lиvre infйrieure jusqu'а son nez, sorte de grimace significative qui pourrait se traduire par: «Mais qu'est-ce que c'est que cet homme-lа? – Pour sыr je l'ai vu quelque part. – En tout cas, je ne suis toujours pas sa dupe. »

 

Ce personnage, grave d'une gravitй presque menaзante, йtait de ceux qui, mкme rapidement entrevus, prйoccupent l'observateur.

 

Il se nommait Javert, et il йtait de la police.

 

Il remplissait а Montreuil-sur-mer les fonctions pйnibles, mais utiles, d'inspecteur. Il n'avait pas vu les commencements de Madeleine. Javert devait le poste qu'il occupait а la protection de M. Chabouillet, le secrйtaire du ministre d'Йtat, comte Anglиs, alors prйfet de police а Paris. Quand Javert йtait arrivй а Montreuil-sur-mer, la fortune du grand manufacturier йtait dйjа faite, et le pиre Madeleine йtait devenu monsieur Madeleine.

 

Certains officiers de police ont une physionomie а part et qui se complique d'un air de bassesse mкlй а un air d'autoritй. Javert avait cette physionomie, moins la bassesse.

 

Dans notre conviction, si les вmes йtaient visibles aux yeux, on verrait distinctement cette chose йtrange que chacun des individus de l'espиce humaine correspond а quelqu'une des espиces de la crйation animale; et l'on pourrait reconnaоtre aisйment cette vйritй а peine entrevue par le penseur, que, depuis l'huоtre jusqu'а l'aigle, depuis le porc jusqu'au tigre, tous les animaux sont dans l'homme et que chacun d'eux est dans un homme. Quelquefois mкme plusieurs d'entre eux а la fois.

 

Les animaux ne sont autre chose que les figures de nos vertus et de nos vices, errantes devant nos yeux, les fantфmes visibles de nos вmes. Dieu nous les montre pour nous faire rйflйchir. Seulement, comme les animaux ne sont que des ombres, Dieu ne les a point faits йducables dans le sens complet du mot; а quoi bon? Au contraire, nos вmes йtant des rйalitйs et ayant une fin qui leur est propre, Dieu leur a donnй l'intelligence, c'est-а-dire l'йducation possible. L'йducation sociale bien faite peut toujours tirer d'une вme, quelle qu'elle soit, l'utilitй qu'elle contient.

 

Ceci soit dit, bien entendu, au point de vue restreint de la vie terrestre apparente, et sans prйjuger la question profonde de la personnalitй antйrieure et ultйrieure des кtres qui ne sont pas l'homme. Le moi visible n'autorise en aucune faзon le penseur а nier le moi latent. Cette rйserve faite, passons.

 

Maintenant, si l'on admet un moment avec nous que dans tout homme il y a une des espиces animales de la crйation, il nous sera facile de dire ce que c'йtait que l'officier de paix Javert.

 

Les paysans asturiens sont convaincus que dans toute portйe de louve il y a un chien, lequel est tuй par la mиre, sans quoi en grandissant il dйvorerait les autres petits[151].

 

Donnez une face humaine а ce chien fils d'une louve, et ce sera Javert.

 

Javert йtait nй dans une prison d'une tireuse de cartes dont le mari йtait aux galиres. En grandissant, il pensa qu'il йtait en dehors de la sociйtй et dйsespйra d'y rentrer jamais. Il remarqua que la sociйtй maintient irrйmissiblement en dehors d'elle deux classes d'hommes, ceux qui l'attaquent et ceux qui la gardent; il n'avait le choix qu'entre ces deux classes; en mкme temps il se sentait je ne sais quel fond de rigiditй, de rйgularitй et de probitй, compliquй d'une inexprimable haine pour cette race de bohиmes dont il йtait. Il entra dans la police.

 

Il y rйussit. А quarante ans il йtait inspecteur.

 

Il avait dans sa jeunesse йtй employй dans les chiourmes du midi.

 

Avant d'aller plus loin, entendons-nous sur ce mot face humaine que nous appliquions tout а l'heure а Javert.

 

La face humaine de Javert consistait en un nez camard, avec deux profondes narines vers lesquelles montaient sur ses deux joues d'йnormes favoris. On se sentait mal а l'aise la premiиre fois qu'on voyait ces deux forкts et ces deux cavernes. Quand Javert riait, ce qui йtait rare et terrible, ses lиvres minces s'йcartaient, et laissaient voir, non seulement ses dents, mais ses gencives, et il se faisait autour de son nez un plissement йpatй et sauvage comme sur un mufle de bкte fauve. Javert sйrieux йtait un dogue; lorsqu'il riait, c'йtait un tigre. Du reste, peu de crвne, beaucoup de mвchoire, les cheveux cachant le front et tombant sur les sourcils, entre les deux yeux un froncement central permanent comme une йtoile de colиre, le regard obscur, la bouche pincйe et redoutable, l'air du commandement fйroce.

 

Cet homme йtait composй de deux sentiments trиs simples, et relativement trиs bons, mais qu'il faisait presque mauvais а force de les exagйrer: le respect de l'autoritй, la haine de la rйbellion; et а ses yeux le vol, le meurtre, tous les crimes, n'йtaient que des formes de la rйbellion. Il enveloppait dans une sorte de foi aveugle et profonde tout ce qui a une fonction dans l'Йtat, depuis le premier ministre jusqu'au garde champкtre. Il couvrait de mйpris, d'aversion et de dйgoыt tout ce qui avait franchi une fois le seuil lйgal du mal. Il йtait absolu et n'admettait pas d'exceptions. D'une part il disait:

 

– Le fonctionnaire ne peut se tromper; le magistrat n'a jamais tort.

 

D'autre part il disait:

 

– Ceux-ci sont irrйmйdiablement perdus. Rien de bon n'en peut sortir.

 

Il partageait pleinement l'opinion de ces esprits extrкmes qui attribuent а la loi humaine je ne sais quel pouvoir de faire ou, si l'on veut, de constater des damnйs, et qui mettent un Styx au bas de la sociйtй. Il йtait stoпque, sйrieux, austиre; rкveur triste; humble et hautain comme les fanatiques. Son regard йtait une vrille. Cela йtait froid et cela perзait. Toute sa vie tenait dans ces deux mots: veiller et surveiller. Il avait introduit la ligne droite dans ce qu'il y a de plus tortueux au monde; il avait la conscience de son utilitй, la religion de ses fonctions, et il йtait espion comme on est prкtre. Malheur а qui tombait sous sa main! Il eыt arrкtй son pиre s'йvadant du bagne et dйnoncй sa mиre en rupture de ban. Et il l'eыt fait avec cette sorte de satisfaction intйrieure que donne la vertu. Avec cela une vie de privations, l'isolement, l'abnйgation, la chastetй, jamais une distraction. C'йtait le devoir implacable, la police comprise comme les Spartiates comprenaient Sparte, un guet impitoyable, une honnкtetй farouche, un mouchard marmorйen, Brutus dans Vidocq.

 

Toute la personne de Javert exprimait l'homme qui йpie et qui se dйrobe. L'йcole mystique de Joseph de Maistre[152], laquelle а cette йpoque assaisonnait de haute cosmogonie ce qu'on appelait les journaux ultras, n'eыt pas manquй de dire que Javert йtait un symbole. On ne voyait pas son front qui disparaissait sous son chapeau, on ne voyait pas ses yeux qui se perdaient sous ses sourcils, on ne voyait pas son menton qui plongeait dans sa cravate, on ne voyait pas ses mains qui rentraient dans ses manches, on ne voyait pas sa canne qu'il portait sous sa redingote. Mais l'occasion venue, on voyait tout а coup sortir de toute cette ombre, comme d'une embuscade, un front anguleux et йtroit, un regard funeste, un menton menaзant, des mains йnormes; et un gourdin monstrueux.

 

А ses moments de loisir, qui йtaient peu frйquents, tout en haпssant les livres, il lisait; ce qui fait qu'il n'йtait pas complиtement illettrй. Cela se reconnaissait а quelque emphase dans la parole.

 

Il n'avait aucun vice, nous l'avons dit. Quand il йtait content de lui, il s'accordait une prise de tabac. Il tenait а l'humanitй par lа.

 

On comprendra sans peine que Javert йtait l'effroi de toute cette classe que la statistique annuelle du ministиre de la justice dйsigne sous la rubrique: Gens sans aveu. Le nom de Javert prononcй les mettait en dйroute; la face de Javert apparaissant les pйtrifiait.

 

Tel йtait cet homme formidable.

 

Javert йtait comme un њil toujours fixй sur M. Madeleine. Oeil plein de soupзon et de conjectures. M. Madeleine avait fini par s'en apercevoir, mais il sembla que cela fыt insignifiant pour lui. Il ne fit pas mкme une question а Javert, il ne le cherchait ni ne l'йvitait, et il portait, sans paraоtre y faire attention, ce regard gкnant et presque pesant. Il traitait Javert comme tout le monde, avec aisance et bontй.

 

А quelques paroles йchappйes а Javert, on devinait qu'il avait recherchй secrиtement, avec cette curiositй qui tient а la race et oщ il entre autant d'instinct que de volontй, toutes les traces antйrieures que le pиre Madeleine avait pu laisser ailleurs. Il paraissait savoir, et il disait parfois а mots couverts, que quelqu'un avait pris certaines informations dans un certain pays sur une certaine famille disparue. Une fois il lui arriva de dire, se parlant а lui-mкme:

 

– Je crois que je le tiens!

 

Puis il resta trois jours pensif sans prononcer une parole. Il paraоt que le fil qu'il croyait tenir s'йtait rompu. Du reste, et ceci est le correctif nйcessaire а ce que le sens de certains mots pourrait prйsenter de trop absolu, il ne peut y avoir rien de vraiment infaillible dans une crйature humaine, et le propre de l'instinct est prйcisйment de pouvoir кtre troublй, dйpistй et dйroutй. Sans quoi il serait supйrieur а l'intelligence, et la bкte se trouverait avoir une meilleure lumiиre que l'homme.

 

Javert йtait йvidemment quelque peu dйconcertй par le complet naturel et la tranquillitй de M. Madeleine.

 

Un jour pourtant son йtrange maniиre d'кtre parut faire impression sur M. Madeleine. Voici а quelle occasion.

Chapitre VI
Le pиre Fauchelevent

M. Madeleine passait un matin dans une ruelle non pavйe de Montreuil-sur-mer. Il entendit du bruit et vit un groupe а quelque distance. Il y alla. Un vieux homme, nommй le pиre Fauchelevent, venait de tomber sous sa charrette dont le cheval s'йtait abattu.

 

Ce Fauchelevent йtait un des rares ennemis qu'eыt encore M. Madeleine а cette йpoque. Lorsque Madeleine йtait arrivй dans le pays, Fauchelevent, ancien tabellion et paysan presque lettrй, avait un commerce qui commenзait а aller mal. Fauchelevent avait vu ce simple ouvrier qui s'enrichissait, tandis que lui, maоtre, se ruinait. Cela l'avait rempli de jalousie, et il avait fait ce qu'il avait pu en toute occasion pour nuire а Madeleine. Puis la faillite йtait venue, et, vieux, n'ayant plus а lui qu'une charrette et un cheval, sans famille et sans enfants du reste, pour vivre il s'йtait fait charretier.

 

Le cheval avait les deux cuisses cassйes et ne pouvait se relever. Le vieillard йtait engagй entre les roues. La chute avait йtй tellement malheureuse que toute la voiture pesait sur sa poitrine. La charrette йtait assez lourdement chargйe. Le pиre Fauchelevent poussait des rвles lamentables. On avait essayй de le tirer, mais en vain. Un effort dйsordonnй, une aide maladroite, une secousse а faux pouvaient l'achever. Il йtait impossible de le dйgager autrement qu'en soulevant la voiture par-dessous. Javert, qui йtait survenu au moment de l'accident, avait envoyй chercher un cric.

 

M. Madeleine arriva. On s'йcarta avec respect.

 

– А l'aide! criait le vieux Fauchelevent. Qui est-ce qui est bon enfant pour sauver le vieux?

 

M. Madeleine se tourna vers les assistants:

 

– A-t-on un cric?

 

– On en est allй quйrir un, rйpondit un paysan.

 

– Dans combien de temps l'aura-t-on?

 

– On est allй au plus prиs, au lieu Flachot, oщ il y a un marйchal; mais c'est йgal, il faudra bien un bon quart d'heure.

 

– Un quart d'heure! s'йcria Madeleine.

 

Il avait plu la veille, le sol йtait dйtrempй, la charrette s'enfonзait dans la terre а chaque instant et comprimait de plus en plus la poitrine du vieux charretier. Il йtait йvident qu'avant cinq minutes il aurait les cфtes brisйes.

 

– Il est impossible d'attendre un quart d'heure, dit Madeleine aux paysans qui regardaient.

 

– Il faut bien!

 

– Mais il ne sera plus temps! Vous ne voyez donc pas que la charrette s'enfonce?

 

– Dame!

 

– Йcoutez, reprit Madeleine, il y a encore assez de place sous la voiture pour qu'un homme s'y glisse et la soulиve avec son dos. Rien qu'une demi-minute, et l'on tirera le pauvre homme. Y a-t-il ici quelqu'un qui ait des reins et du cњur? Cinq louis d'or а gagner!

 

Personne ne bougea dans le groupe.

 

– Dix louis, dit Madeleine.

 

Les assistants baissaient les yeux. Un d'eux murmura:

 

– Il faudrait кtre diablement fort. Et puis, on risque de se faire йcraser!

 

– Allons! recommenзa Madeleine, vingt louis! Mкme silence.

 

– Ce n'est pas la bonne volontй qui leur manque, dit une voix.

 

M. Madeleine se retourna, et reconnut Javert. Il ne l'avait pas aperзu en arrivant. Javert continua:

 

– C'est la force. Il faudrait кtre un terrible homme pour faire la chose de lever une voiture comme cela sur son dos.

 

Puis, regardant fixement M. Madeleine, il poursuivit en appuyant sur chacun des mots qu'il prononзait:

 

– Monsieur Madeleine, je n'ai jamais connu qu'un seul homme capable de faire ce que vous demandez lа.

 

Madeleine tressaillit.

 

Javert ajouta avec un air d'indiffйrence, mais sans quitter des yeux Madeleine:

 

– C'йtait un forзat.

 

– Ah! dit Madeleine.

 

– Du bagne de Toulon.

 

Madeleine devint pвle.

 

Cependant la charrette continuait а s'enfoncer lentement. Le pиre Fauchelevent rвlait et hurlait:

 

– J'йtouffe! Зa me brise les cфtes! Un cric! quelque chose! Ah!

 

Madeleine regarda autour de lui:

 

– Il n'y a donc personne qui veuille gagner vingt louis et sauver la vie а ce pauvre vieux?

 

Aucun des assistants ne remua. Javert reprit:

 

– Je n'ai jamais connu qu'un homme qui pыt remplacer un cric. C'йtait ce forзat.

 

– Ah! voilа que зa m'йcrase! cria le vieillard.

 

Madeleine leva la tкte, rencontra l'њil de faucon de Javert toujours attachй sur lui, regarda les paysans immobiles, et sourit tristement. Puis, sans dire une parole, il tomba а genoux[153], et avant mкme que la foule eыt eu le temps de jeter un cri, il йtait sous la voiture.

 

Il y eut un affreux moment d'attente et de silence.

 

On vit Madeleine presque а plat ventre sous ce poids effrayant essayer deux fois en vain de rapprocher ses coudes de ses genoux. On lui cria:

 

– Pиre Madeleine! retirez-vous de lа!

 

Le vieux Fauchelevent lui-mкme lui dit:

 

– Monsieur Madeleine! allez-vous-en! C'est qu'il faut que je meure, voyez-vous! Laissez-moi! Vous allez vous faire йcraser aussi!

 

Madeleine ne rйpondit pas.

 

Les assistants haletaient. Les roues avaient continuй de s'enfoncer, et il йtait dйjа devenu presque impossible que Madeleine sortоt de dessous la voiture.

 

Tout а coup on vit l'йnorme masse s'йbranler, la charrette se soulevait lentement, les roues sortaient а demi de l'orniиre. On entendit une voix йtouffйe qui criait:

 

– Dйpкchez-vous! aidez!

 

C'йtait Madeleine qui venait de faire un dernier effort.

 

Ils se prйcipitиrent. Le dйvouement d'un seul avait donnй de la force et du courage а tous. La charrette fut enlevйe par vingt bras. Le vieux Fauchelevent йtait sauvй.

 

Madeleine se releva. Il йtait blкme, quoique ruisselant de sueur. Ses habits йtaient dйchirйs et couverts de boue. Tous pleuraient. Le vieillard lui baisait les genoux et l'appelait le bon Dieu. Lui, il avait sur le visage je ne sais quelle expression de souffrance heureuse et cйleste, et il fixait son њil tranquille sur Javert qui le regardait toujours.

Chapitre VII
Fauchelevent devient jardinier а Paris

Fauchelevent s'йtait dйmis la rotule dans sa chute. Le pиre Madeleine le fit transporter dans une infirmerie qu'il avait йtablie pour ses ouvriers dans le bвtiment mкme de sa fabrique et qui йtait desservie par deux sњurs de charitй. Le lendemain matin, le vieillard trouva un billet de mille francs sur sa table de nuit, avec ce mot de la main du pиre Madeleine: Je vous achиte votre charrette et votre cheval. La charrette йtait brisйe et le cheval йtait mort. Fauchelevent guйrit, mais son genou resta ankylosй. M. Madeleine, par les recommandations des sњurs et de son curй, fit placer le bonhomme comme jardinier dans un couvent de femmes du quartier Saint-Antoine а Paris.

 

Quelque temps aprиs, M. Madeleine fut nommй maire. La premiиre fois que Javert vit M. Madeleine revкtu de l'йcharpe qui lui donnait toute autoritй sur la ville, il йprouva cette sorte de frйmissement qu'йprouverait un dogue qui flairerait un loup sous les habits de son maоtre. А partir de ce moment, il l'йvita le plus qu'il put. Quand les besoins du service l'exigeaient impйrieusement et qu'il ne pouvait faire autrement que de se trouver avec M. le maire, il lui parlait avec un respect profond.

 

Cette prospйritй crййe а Montreuil-sur-mer par le pиre Madeleine avait, outre les signes visibles que nous avons indiquйs, un autre symptфme qui, pour n'кtre pas visible, n'йtait pas moins significatif. Ceci ne trompe jamais.

 

Quand la population souffre, quand le travail manque, quand le commerce est nul, le contribuable rйsiste а l'impфt par pйnurie, йpuise et dйpasse les dйlais, et l'йtat dйpense beaucoup d'argent en frais de contrainte et de rentrйe. Quand le travail abonde, quand le pays est heureux et riche, l'impфt se paye aisйment et coыte peu а l'йtat. On peut dire que la misиre et la richesse publiques ont un thermomиtre infaillible, les frais de perception de l'impфt. En sept ans, les frais de perception de l'impфt s'йtaient rйduits des trois quarts dans l'arrondissement de Montreuil-sur-mer, ce qui faisait frйquemment citer cet arrondissement entre tous par M. de Villиle, alors ministre des finances.

 

Telle йtait la situation du pays, lorsque Fantine y revint. Personne ne se souvenait plus d'elle. Heureusement la porte de la fabrique de M. Madeleine йtait comme un visage ami. Elle s'y prйsenta, et fut admise dans l'atelier des femmes. Le mйtier йtait tout nouveau pour Fantine, elle n'y pouvait кtre bien adroite, elle ne tirait donc de sa journйe de travail que peu de chose, mais enfin cela suffisait, le problиme йtait rйsolu, elle gagnait sa vie.

Chapitre VIII
Madame Victurnien dйpense trente-cinq francs
pour la morale

Quand Fantine vit qu'elle vivait, elle eut un moment de joie. Vivre honnкtement de son travail, quelle grвce du ciel! Le goыt du travail lui revint vraiment. Elle acheta un miroir, se rйjouit d'y regarder sa jeunesse, ses beaux cheveux et ses belles dents, oublia beaucoup de choses, ne songea plus qu'а sa Cosette et а l'avenir possible, et fut presque heureuse. Elle loua une petite chambre et la meubla а crйdit sur son travail futur; reste de ses habitudes de dйsordre.

 

Ne pouvant pas dire qu'elle йtait mariйe, elle s'йtait bien gardйe, comme nous l'avons dйjа fait entrevoir, de parler de sa petite fille.

 

En ces commencements, on l'a vu, elle payait exactement les Thйnardier. Comme elle ne savait que signer, elle йtait obligйe de leur йcrire par un йcrivain public.

 

Elle йcrivait souvent. Cela fut remarquй. On commenзa а dire tout bas dans l'atelier des femmes que Fantine «йcrivait des lettres » et qu'«elle avait des allures ».

 

Il n'y a rien de tel pour йpier les actions des gens que ceux qu'elles ne regardent pas. – Pourquoi ce monsieur ne vient-il jamais qu'а la brune? pourquoi monsieur un tel n'accroche-t-il jamais sa clef au clou le jeudi? pourquoi prend-il toujours les petites rues? pourquoi madame descend-elle toujours de son fiacre avant d'arriver а la maison? pourquoi envoie-t-elle acheter un cahier de papier а lettres, quand elle en a «plein sa papeterie? » etc., etc. – Il existe des кtres qui, pour connaоtre le mot de ces йnigmes, lesquelles leur sont du reste parfaitement indiffйrentes, dйpensent plus d'argent, prodiguent plus de temps, se donnent plus de peine qu'il n'en faudrait pour dix bonnes actions; et cela, gratuitement, pour le plaisir, sans кtre payйs de la curiositй autrement que par la curiositй. Ils suivront celui-ci ou celle-lа des jours entiers, feront faction des heures а des coins de rue, sous des portes d'allйes, la nuit, par le froid et par la pluie, corrompront des commissionnaires, griseront des cochers de fiacre et des laquais, achиteront une femme de chambre, feront acquisition d'un portier. Pourquoi? pour rien. Pur acharnement de voir, de savoir et de pйnйtrer. Pure dйmangeaison de dire. Et souvent ces secrets connus, ces mystиres publiйs, ces йnigmes йclairйes du grand jour, entraоnent des catastrophes[154], des duels, des faillites, des familles ruinйes, des existences brisйes, а la grande joie de ceux qui ont «tout dйcouvert » sans intйrкt et par pur instinct. Chose triste.

 

Certaines personnes sont mйchantes uniquement par besoin de parler. Leur conversation, causerie dans le salon, bavardage dans l'antichambre, est comme ces cheminйes qui usent vite le bois; il leur faut beaucoup de combustible; et le combustible, c'est le prochain.

 

On observa donc Fantine.

 

Avec cela, plus d'une йtait jalouse de ses cheveux blonds et de ses dents blanches. On constata que dans l'atelier, au milieu des autres, elle se dйtournait souvent pour essuyer une larme. C'йtaient les moments oщ elle songeait а son enfant; peut-кtre aussi а l'homme qu'elle avait aimй.

 

C'est un douloureux labeur que la rupture des sombres attaches du passй.

 

On constata qu'elle йcrivait, au moins deux fois par mois, toujours а la mкme adresse, et qu'elle affranchissait la lettre. On parvint а se procurer l'adresse: Monsieur, Monsieur Thйnardier, aubergiste, а Montfermeil. On fit jaser au cabaret l'йcrivain public, vieux bonhomme qui ne pouvait pas emplir son estomac de vin rouge sans vider sa poche aux secrets. Bref, on sut que Fantine avait un enfant. «Ce devait кtre une espиce de fille. » Il se trouva une commиre qui fit le voyage de Montfermeil, parla aux Thйnardier, et dit а son retour: «Pour mes trente-cinq francs, j'en ai eu le cњur net. J'ai vu l'enfant! »

 

La commиre qui fit cela йtait une gorgone appelйe madame Victurnien, gardienne et portiиre de la vertu de tout le monde. Madame Victurnien avait cinquante-six ans, et doublait le masque de la laideur du masque de la vieillesse. Voix chevrotante, esprit capricant. Cette vieille femme avait йtй jeune, chose йtonnante. Dans sa jeunesse, en plein 93, elle avait йpousй un moine йchappй du cloоtre en bonnet rouge et passй des bernardins aux jacobins. Elle йtait sиche, rкche, revкche, pointue, йpineuse, presque venimeuse; tout en se souvenant de son moine dont elle йtait veuve, et qui l'avait fort domptйe et pliйe. C'йtait une ortie oщ l'on voyait le froissement du froc. А la restauration, elle s'йtait faite bigote, et si йnergiquement que les prкtres lui avaient pardonnй son moine. Elle avait un petit bien qu'elle lйguait bruyamment а une communautй religieuse. Elle йtait fort bien vue а l'йvкchй d'Arras. Cette madame Victurnien donc alla а Montfermeil, et revint en disant: «J'ai vu l'enfant ».

 

Tout cela prit du temps. Fantine йtait depuis plus d'un an а la fabrique, lorsqu'un matin la surveillante de l'atelier lui remit, de la part de M. le maire, cinquante francs, en lui disant qu'elle ne faisait plus partie de l'atelier et en l'engageant, de la part de M. le maire, а quitter le pays.

 

C'йtait prйcisйment dans ce mкme mois que les Thйnardier, aprиs avoir demandй douze francs au lieu de six, venaient d'exiger quinze francs au lieu de douze.

 

Fantine fut atterrйe. Elle ne pouvait s'en aller du pays, elle devait son loyer et ses meubles. Cinquante francs ne suffisaient pas pour acquitter cette dette. Elle balbutia quelques mots suppliants. La surveillante lui signifia qu'elle eыt а sortir sur-le-champ de l'atelier. Fantine n'йtait du reste qu'une ouvriиre mйdiocre. Accablйe de honte plus encore que de dйsespoir, elle quitta l'atelier et rentra dans sa chambre. Sa faute йtait donc maintenant connue de tous!

 

Elle ne se sentit plus la force de dire un mot. On lui conseilla de voir M. le maire; elle n'osa pas. M. le maire lui donnait cinquante francs, parce qu'il йtait bon, et la chassait, parce qu'il йtait juste. Elle plia sous cet arrкt.

Chapitre IX
Succиs de Madame Victurnien

La veuve du moine fut donc bonne а quelque chose.

 

Du reste, M. Madeleine n'avait rien su de tout cela. Ce sont lа de ces combinaisons d'йvйnements dont la vie est pleine. M. Madeleine avait pour habitude de n'entrer presque jamais dans l'atelier des femmes. Il avait mis а la tкte de cet atelier une vieille fille, que le curй lui avait donnйe, et il avait toute confiance dans cette surveillante, personne vraiment respectable, ferme, йquitable, intиgre, remplie de la charitй qui consiste а donner, mais n'ayant pas au mкme degrй la charitй qui consiste а comprendre et а pardonner. M. Madeleine se remettait de tout sur elle. Les meilleurs hommes sont souvent forcйs de dйlйguer leur autoritй. C'est dans cette pleine puissance et avec la conviction qu'elle faisait bien, que la surveillante avait instruit le procиs, jugй, condamnй et exйcutй Fantine.

 

Quant aux cinquante francs, elle les avait donnйs sur une somme que M. Madeleine lui confiait pour aumфnes et secours aux ouvriиres et dont elle ne rendait pas compte.

 

Fantine s'offrit comme servante dans le pays; elle alla d'une maison а l'autre. Personne ne voulut d'elle. Elle n'avait pu quitter la ville. Le marchand fripier auquel elle devait ses meubles, quels meubles! lui avait dit: «Si vous vous en allez, je vous fais arrкter comme voleuse. » Le propriйtaire auquel elle devait son loyer, lui avait dit:

 

«Vous кtes jeune et jolie, vous pouvez payer. » Elle partagea les cinquante francs entre le propriйtaire et le fripier, rendit au marchand les trois quarts de son mobilier, ne garda que le nйcessaire, et se trouva sans travail, sans йtat, n'ayant plus que son lit, et devant encore environ cent francs.

 

Elle se mit а coudre de grosses chemises pour les soldats de la garnison, et gagnait douze sous par jour. Sa fille lui en coыtait dix. C'est en ce moment qu'elle commenзa а mal payer les Thйnardier.

 

Cependant une vieille femme qui lui allumait sa chandelle quand elle rentrait le soir, lui enseigna l'art de vivre dans la misиre. Derriиre vivre de peu, il y a vivre de rien. Ce sont deux chambres; la premiиre est obscure, la seconde est noire.

 

Fantine apprit comment on se passe tout а fait de feu en hiver, comment on renonce а un oiseau qui vous mange un liard de millet tous les deux jours, comment on fait de son jupon sa couverture et de sa couverture son jupon, comment on mйnage sa chandelle en prenant son repas а la lumiиre de la fenкtre d'en face. On ne sait pas tout ce que certains кtres faibles, qui ont vieilli dans le dйnыment et l'honnкtetй, savent tirer d'un sou. Cela finit par кtre un talent. Fantine acquit ce sublime talent et reprit un peu de courage.

 

А cette йpoque, elle disait а une voisine:

 

– Bah! je me dis: en ne dormant que cinq heures et en travaillant tout le reste а mes coutures, je parviendrai bien toujours а gagner а peu prиs du pain. Et puis, quand on est triste, on mange moins. Eh bien! des souffrances, des inquiйtudes, un peu de pain d'un cфtй, des chagrins de l'autre, tout cela me nourrira.

 

Dans cette dйtresse, avoir sa petite fille eыt йtй un йtrange bonheur. Elle songea а la faire venir. Mais quoi! lui faire partager son dйnыment! Et puis, elle devait aux Thйnardier! comment s'acquitter? Et le voyage! comment le payer?

 

La vieille qui lui avait donnй ce qu'on pourrait appeler des leзons de vie indigente йtait une sainte fille nommйe Marguerite, dйvote de la bonne dйvotion, pauvre, et charitable pour les pauvres et mкme pour les riches, sachant tout juste assez йcrire pour signer Margueritte, et croyant en Dieu, ce qui est la science.

 

Il y a beaucoup de ces vertus-lа en bas; un jour elles seront en haut. Cette vie a un lendemain.

 

Dans les premiers temps, Fantine avait йtй si honteuse qu'elle n'avait pas osй sortir. Quand elle йtait dans la rue, elle devinait qu'on se retournait derriиre elle et qu'on la montrait du doigt; tout le monde la regardait et personne ne la saluait; le mйpris вcre et froid des passants lui pйnйtrait dans la chair et dans l'вme comme une bise.

 

Dans les petites villes, il semble qu'une malheureuse soit nue sous les sarcasmes et la curiositй de tous. А Paris, du moins, personne ne vous connaоt, et cette obscuritй est un vкtement. Oh! comme elle eыt souhaitй venir а Paris! Impossible.

 

Il fallut bien s'accoutumer а la dйconsidйration, comme elle s'йtait accoutumйe а l'indigence. Peu а peu elle en prit son parti. Aprиs deux ou trois mois elle secoua la honte et se remit а sortir comme si de rien n'йtait.

 

– Cela m'est bien йgal, dit-elle.

 

Elle alla et vint, la tкte haute, avec un sourire amer, et sentit qu'elle devenait effrontйe.

 

Madame Victurnien quelquefois la voyait passer de sa fenкtre, remarquait la dйtresse de «cette crйature », grвce а elle "remise а sa place", et se fйlicitait. Les mйchants ont un bonheur noir.

 

L'excиs du travail fatiguait Fantine, et la petite toux sиche qu'elle avait augmenta. Elle disait quelquefois а sa voisine Marguerite: «Tвtez donc comme mes mains sont chaudes. »

 

Cependant le matin, quand elle peignait avec un vieux peigne cassй ses beaux cheveux qui ruisselaient comme de la soie floche, elle avait une minute de coquetterie heureuse.

Chapitre X
Suite du succиs

Elle avait йtй congйdiйe vers la fin de l'hiver; l'йtй se passa, mais l'hiver revint. Jours courts, moins de travail. L'hiver, point de chaleur, point de lumiиre, point de midi, le soir touche au matin, brouillard, crйpuscule, la fenкtre est grise, on n'y voit pas clair. Le ciel est un soupirail. Toute la journйe est une cave. Le soleil a l'air d'un pauvre. L'affreuse saison! L'hiver change en pierre l'eau du ciel et le cњur de l'homme[155]. Ses crйanciers la harcelaient.

 

Fantine gagnait trop peu. Ses dettes avaient grossi. Les Thйnardier, mal payйs, lui йcrivaient а chaque instant des lettres dont le contenu la dйsolait et dont le port la ruinait. Un jour ils lui йcrivirent que sa petite Cosette йtait toute nue par le froid qu'il faisait, qu'elle avait besoin d'une jupe de laine, et qu'il fallait au moins que la mиre envoyвt dix francs pour cela. Elle reзut la lettre, et la froissa dans ses mains tout le jour. Le soir elle entra chez un barbier qui habitait le coin de la rue, et dйfit son peigne. Ses admirables cheveux blonds lui tombиrent jusqu'aux reins.

 

– Les beaux cheveux! s'йcria le barbier.

 

– Combien m'en donneriez-vous? dit-elle.

 

– Dix francs.

 

– Coupez-les[156].

 

Elle acheta une jupe de tricot et l'envoya aux Thйnardier.

 

Cette jupe fit les Thйnardier furieux. C'йtait de l'argent qu'ils voulaient. Ils donnиrent la jupe а Eponine. La pauvre Alouette continua de frissonner.

 

Fantine pensa: «Mon enfant n'a plus froid. Je l'ai habillйe de mes cheveux. » Elle mettait de petits bonnets ronds qui cachaient sa tкte tondue et avec lesquels elle йtait encore jolie.

 

Un travail tйnйbreux se faisait dans le cњur de Fantine. Quand elle vit qu'elle ne pouvait plus se coiffer, elle commenзa а tout prendre en haine autour d'elle. Elle avait longtemps partagй la vйnйration de tous pour le pиre Madeleine; cependant, а force de se rйpйter que c'йtait lui qui l'avait chassйe, et qu'il йtait la cause de son malheur, elle en vint а le haпr lui aussi, lui surtout. Quand elle passait devant la fabrique aux heures oщ les ouvriers sont sur la porte, elle affectait de rire et de chanter.

 

Une vieille ouvriиre qui la vit une fois chanter et rire de cette faзon dit:

 

– Voilа une fille qui finira mal.

 

Elle prit un amant, le premier venu, un homme qu'elle n'aimait pas, par bravade, avec la rage dans le cњur. C'йtait un misйrable, une espиce de musicien mendiant, un oisif gueux, qui la battait, et qui la quitta comme elle l'avait pris, avec dйgoыt. Elle adorait son enfant.

 

Plus elle descendait, plus tout devenait sombre autour d'elle plus ce doux petit ange rayonnait dans le fond de son вme. Elle disait. Quand je serai riche, j'aurai ma Cosette avec moi; et elle riait. La toux ne la quittait pas, et elle avait des sueurs dans le dos.

 

Un jour elle reзut des Thйnardier une lettre ainsi conзue:

 

«Cosette est malade d'une maladie qui est dans le pays. Une fiиvre miliaire, qu'ils appellent. Il faut des drogues chиres. Cela nous ruine et nous ne pouvons plus payer. Si vous ne nous envoyez pas quarante francs avant huit jours, la petite est morte. »

 

Elle se mit а rire aux йclats, et elle dit а sa vieille voisine:

 

– Ah! ils sont bons! quarante francs! que зa! зa fait deux napolйons! Oщ veulent-ils que je les prenne? Sont-ils bкtes, ces paysans!

 

Cependant elle alla dans l'escalier prиs d'une lucarne et relut la lettre.

 

Puis elle descendit l'escalier et sortit en courant et en sautant, riant toujours. Quelqu'un qui la rencontra lui dit:

 

– Qu'est-ce que vous avez donc а кtre si gaie?

 

Elle rйpondit:

 

– C'est une bonne bкtise que viennent de m'йcrire des gens de la campagne. Ils me demandent quarante francs. Paysans, va!

 

Comme elle passait sur la place, elle vit beaucoup de monde qui entourait une voiture de forme bizarre sur l'impйriale de laquelle pйrorait tout debout un homme vкtu de rouge. C'йtait un bateleur dentiste en tournйe, qui offrait au public des rвteliers complets, des opiats, des poudres et des йlixirs.

 

Fantine se mкla au groupe et se mit а rire comme les autres de cette harangue oщ il y avait de l'argot pour la canaille et du jargon pour les gens comme il faut. L'arracheur de dents vit cette belle fille qui riait, et s'йcria tout а coup:

 

– Vous avez de jolies dents, la fille qui riez lа. Si vous voulez me vendre vos deux palettes, je vous donne de chaque un napolйon d'or.

 

– Qu'est-ce que c'est que зa, mes palettes? demanda Fantine.

 

– Les palettes, reprit le professeur dentiste, c'est les dents de devant, les deux d'en haut.

 

– Quelle horreur! s'йcria Fantine.

 

– Deux napolйons! grommela une vieille йdentйe qui йtait lа. Qu'en voilа une qui est heureuse!

 

Fantine s'enfuit, et se boucha les oreilles pour ne pas entendre la voix enrouйe de l'homme qui lui criait: Rйflйchissez, la belle! deux napolйons, зa peut servir. Si le cњur vous en dit, venez ce soir а l'auberge du Tillac d'argent, vous m'y trouverez.

 

Fantine rentra, elle йtait furieuse et conta la chose а sa bonne voisine Marguerite:

 

– Comprenez-vous cela? ne voilа-t-il pas un abominable homme? comment laisse-t-on des gens comme cela aller dans le pays! M'arracher mes deux dents de devant! mais je serais horrible! Les cheveux repoussent, mais les dents! Ah! le monstre d'h



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