Livre premier – Un juste 9 глава




 

Il eыt йtй difficile de distinguer dans les tйnиbres pour quel emploi avait pu кtre faзonnй ce morceau de fer. C'йtait peut-кtre un levier? C'йtait peut-кtre une massue?

 

Au jour on eыt pu reconnaоtre que ce n'йtait autre chose qu'un chandelier de mineur[59]. On employait alors quelquefois les forзats а extraire de la roche des hautes collines qui environnent Toulon, et il n'йtait pas rare qu'ils eussent а leur disposition des outils de mineur. Les chandeliers des mineurs sont en fer massif, terminйs а leur extrйmitй infйrieure par une pointe au moyen de laquelle on les enfonce dans le rocher.

 

Il prit ce chandelier dans sa main droite, et retenant son haleine, assourdissant son pas, il se dirigea vers la porte de la chambre voisine, celle de l'йvкque, comme on sait. Arrivй а cette porte, il la trouva entrebвillйe. L'йvкque ne l'avait point fermйe.

Chapitre XI
Ce qu'il fait

Jean Valjean йcouta. Aucun bruit.

 

Il poussa la porte.

 

Il la poussa du bout du doigt, lйgиrement, avec cette douceur furtive et inquiиte d'un chat qui veut entrer.

 

La porte cйda а la pression et fit un mouvement imperceptible et silencieux qui йlargit un peu l'ouverture.

 

Il attendit un moment, puis poussa la porte une seconde fois, plus hardiment. Elle continua de cйder en silence. L'ouverture йtait assez grande maintenant pour qu'il pыt passer. Mais il y avait prиs de la porte une petite table qui faisait avec elle un angle gкnant et qui barrait l'entrйe.

 

Jean Valjean reconnut la difficultй. Il fallait а toute force que l'ouverture fыt encore йlargie.

 

Il prit son parti, et poussa une troisiиme fois la porte, plus йnergiquement que les deux premiиres. Cette fois il y eut un gond mal huilй qui jeta tout а coup dans cette obscuritй un cri rauque et prolongй.

 

Jean Valjean tressaillit. Le bruit de ce gond sonna dans son oreille avec quelque chose d'йclatant et de formidable comme le clairon du jugement dernier. Dans les grossissements fantastiques de la premiиre minute, il se figura presque que ce gond venait de s'animer et de prendre tout а coup une vie terrible, et qu'il aboyait comme un chien pour avertir tout le monde et rйveiller les gens endormis.

 

Il s'arrкta, frissonnant, йperdu, et retomba de la pointe du pied sur le talon. Il entendait ses artиres battre dans ses tempes comme deux marteaux de forge, et il lui semblait que son souffle sortait de sa poitrine avec le bruit du vent qui sort d'une caverne. Il lui paraissait impossible que l'horrible clameur de ce gond irritй n'eыt pas йbranlй toute la maison comme une secousse de tremblement de terre; la porte, poussйe par lui, avait pris l'alarme et avait appelй; le vieillard allait se lever, les deux vieilles femmes allaient crier, on viendrait а l'aide; avant un quart d'heure, la ville serait en rumeur et la gendarmerie sur pied. Un moment il se crut perdu.

 

Il demeura oщ il йtait, pйtrifiй comme la statue de sel, n'osant faire un mouvement.

 

Quelques minutes s'йcoulиrent. La porte s'йtait ouverte toute grande. Il se hasarda а regarder dans la chambre. Rien n'y avait bougй. Il prкta l'oreille. Rien ne remuait dans la maison. Le bruit du gond rouillй n'avait йveillй personne. Ce premier danger йtait passй, mais il y avait encore en lui un affreux tumulte. Il ne recula pas pourtant. Mкme quand il s'йtait cru perdu, il n'avait pas reculй. Il ne songea plus qu'а finir vite. Il fit un pas et entra dans la chambre.

 

Cette chambre йtait dans un calme parfait. On y distinguait за et lа des formes confuses et vagues qui, au jour, йtaient des papiers йpars sur une table, des in-folio ouverts, des volumes empilйs sur un tabouret, un fauteuil chargй de vкtements, un prie-Dieu, et qui а cette heure n'йtaient plus que des coins tйnйbreux et des places blanchвtres. Jean Valjean avanзa avec prйcaution en йvitant de se heurter aux meubles. Il entendait au fond de la chambre la respiration йgale et tranquille de l'йvкque endormi.

 

Il s'arrкta tout а coup. Il йtait prиs du lit. Il y йtait arrivй plus tфt qu'il n'aurait cru.

 

La nature mкle quelquefois ses effets et ses spectacles а nos actions avec une espиce d'а-propos sombre et intelligent, comme si elle voulait nous faire rйflйchir. Depuis prиs d'une demi-heure un grand nuage couvrait le ciel. Au moment oщ Jean Valjean s'arrкta en face du lit, ce nuage se dйchira, comme s'il l'eыt fait exprиs, et un rayon de lune, traversant la longue fenкtre, vint йclairer subitement le visage pвle de l'йvкque. Il dormait paisiblement. Il йtait presque vкtu dans son lit, а cause des nuits froides des Basses-Alpes, d'un vкtement de laine brune qui lui couvrait les bras jusqu'aux poignets. Sa tкte йtait renversйe sur l'oreiller dans l'attitude abandonnйe du repos; il laissait pendre hors du lit sa main ornйe de l'anneau pastoral et d'oщ йtaient tombйes tant de bonnes њuvres et de saintes actions. Toute sa face s'illuminait d'une vague expression de satisfaction, d'espйrance et de bйatitude. C'йtait plus qu'un sourire et presque un rayonnement. Il y avait sur son front l'inexprimable rйverbйration d'une lumiиre qu'on ne voyait pas. L'вme des justes pendant le sommeil contemple un ciel mystйrieux.

 

Un reflet de ce ciel йtait sur l'йvкque.

 

C'йtait en mкme temps une transparence lumineuse, car ce ciel йtait au dedans de lui. Ce ciel, c'йtait sa conscience.

 

Au moment oщ le rayon de lune vint se superposer, pour ainsi dire, а cette clartй intйrieure, l'йvкque endormi apparut comme dans une gloire. Cela pourtant resta doux et voilй d'un demi-jour ineffable. Cette lune dans le ciel, cette nature assoupie, ce jardin sans un frisson, cette maison si calme, l'heure, le moment, le silence, ajoutaient je ne sais quoi de solennel et d'indicible au vйnйrable repos de ce sage, et enveloppaient d'une sorte d'aurйole majestueuse et sereine ces cheveux blancs et ces yeux fermйs, cette figure oщ tout йtait espйrance et oщ tout йtait confiance, cette tкte de vieillard et ce sommeil d'enfant.

 

Il y avait presque de la divinitй dans cet homme ainsi auguste а son insu. Jean Valjean, lui, йtait dans l'ombre, son chandelier de fer а la main, debout, immobile, effarй de ce vieillard lumineux. Jamais il n'avait rien vu de pareil. Cette confiance l'йpouvantait. Le monde moral n'a pas de plus grand spectacle que celui-lа: une conscience troublйe et inquiиte, parvenue au bord d'une mauvaise action, et contemplant le sommeil d'un juste.

 

Ce sommeil, dans cet isolement, et avec un voisin tel que lui, avait quelque chose de sublime qu'il sentait vaguement, mais impйrieusement.

 

Nul n'eыt pu dire ce qui se passait en lui, pas mкme lui. Pour essayer de s'en rendre compte, il faut rкver ce qu'il y a de plus violent en prйsence de ce qu'il y a de plus doux. Sur son visage mкme on n'eыt rien pu distinguer avec certitude. C'йtait une sorte d'йtonnement hagard. Il regardait cela. Voilа tout. Mais quelle йtait sa pensйe? Il eыt йtй impossible de le deviner. Ce qui йtait йvident, c'est qu'il йtait йmu et bouleversй. Mais de quelle nature йtait cette йmotion?

 

Son њil ne se dйtachait pas du vieillard. La seule chose qui se dйgageвt clairement de son attitude et de sa physionomie, c'йtait une йtrange indйcision. On eыt dit qu'il hйsitait entre les deux abоmes, celui oщ l'on se perd et celui oщ l'on se sauve. Il semblait prкt а briser ce crвne ou а baiser cette main.

 

Au bout de quelques instants, son bras gauche se leva lentement vers son front, et il фta sa casquette, puis son bras retomba avec la mкme lenteur, et Jean Valjean rentra dans sa contemplation, sa casquette dans la main gauche, sa massue dans la main droite, ses cheveux hйrissйs sur sa tкte farouche.

 

L'йvкque continuait de dormir dans une paix profonde sous ce regard effrayant. Un reflet de lune faisait confusйment visible au-dessus de la cheminйe le crucifix qui semblait leur ouvrir les bras а tous les deux, avec une bйnйdiction pour l'un et un pardon pour l'autre.

 

Tout а coup Jean Valjean remit sa casquette sur son front, puis marcha rapidement, le long du lit, sans regarder l'йvкque, droit au placard qu'il entrevoyait prиs du chevet; il leva le chandelier de fer comme pour forcer la serrure; la clef y йtait; il l'ouvrit; la premiиre chose qui lui apparut fut le panier d'argenterie; il le prit, traversa la chambre а grands pas sans prйcaution et sans s'occuper du bruit, gagna la porte, rentra dans l'oratoire, ouvrit la fenкtre, saisit un bвton, enjamba l'appui du rez-de-chaussйe, mit l'argenterie dans son sac, jeta le panier, franchit le jardin, sauta par-dessus le mur comme un tigre, et s'enfuit.

Chapitre XII
L'йvкque travaille

Le lendemain, au soleil levant, monseigneur Bienvenu se promenait dans son jardin. Madame Magloire accourut vers lui toute bouleversйe.

 

– Monseigneur, monseigneur, cria-t-elle, votre grandeur sait-elle oщ est le panier d'argenterie?

 

– Oui, dit l'йvкque.

 

– Jйsus-Dieu soit bйni! reprit-elle. Je ne savais ce qu'il йtait devenu.

 

L'йvкque venait de ramasser le panier dans une plate-bande. Il le prйsenta а madame Magloire.

 

– Le voilа.

 

– Eh bien? dit-elle. Rien dedans! et l'argenterie?

 

– Ah! repartit l'йvкque. C'est donc l'argenterie qui vous occupe? Je ne sais oщ elle est.

 

– Grand bon Dieu! elle est volйe! C'est l'homme d'hier soir qui l'a volйe!

 

En un clin d'њil, avec toute sa vivacitй de vieille alerte, madame Magloire courut а l'oratoire, entra dans l'alcфve et revint vers l'йvкque. L'йvкque venait de se baisser et considйrait en soupirant un plant de cochlйaria des Guillons que le panier avait brisй en tombant а travers la plate-bande. Il se redressa au cri de madame Magloire.

 

– Monseigneur, l'homme est parti! l'argenterie est volйe!

 

Tout en poussant cette exclamation, ses yeux tombaient sur un angle du jardin oщ l'on voyait des traces d'escalade. Le chevron du mur avait йtй arrachй.

 

– Tenez! c'est par lа qu'il s'en est allй. Il a sautй dans la ruelle Cochefilet! Ah! l'abomination! Il nous a volй notre argenterie!

 

L'йvкque resta un moment silencieux, puis leva son њil sйrieux, et dit а madame Magloire avec douceur:

 

– Et d'abord, cette argenterie йtait-elle а nous?

 

Madame Magloire resta interdite. Il y eut encore un silence, puis l'йvкque continua:

 

– Madame Magloire, je dйtenais а tort et depuis longtemps cette argenterie. Elle йtait aux pauvres. Qu'йtait-ce que cet homme? Un pauvre йvidemment.

 

– Hйlas Jйsus! repartit madame Magloire. Ce n'est pas pour moi ni pour mademoiselle. Cela nous est bien йgal. Mais c'est pour monseigneur. Dans quoi monseigneur va-t-il manger maintenant?

 

L'йvкque la regarda d'un air йtonnй.

 

– Ah за mais! est-ce qu'il n'y a pas des couverts d'йtain?

 

Madame Magloire haussa les йpaules.

 

– L'йtain a une odeur.

 

– Alors, des couverts de fer.

 

Madame Magloire fit une grimace significative.

 

– Le fer a un goыt.

 

– Eh bien, dit l'йvкque, des couverts de bois.

 

Quelques instants aprиs, il dйjeunait а cette mкme table oщ Jean Valjean s'йtait assis la veille. Tout en dйjeunant, monseigneur Bienvenu faisait gaоment remarquer а sa sњur qui ne disait rien et а madame Magloire qui grommelait sourdement qu'il n'est nullement besoin d'une cuiller ni d'une fourchette, mкme en bois, pour tremper un morceau de pain dans une tasse de lait.

 

– Aussi a-t-on idйe! disait madame Magloire toute seule en allant et venant, recevoir un homme comme cela! et le loger а cфtй de soi! et quel bonheur encore qu'il n'ait fait que voler! Ah mon Dieu! cela fait frйmir quand on songe!

 

Comme le frиre et la sњur allaient se lever de table, on frappa а la porte.

 

– Entrez, dit l'йvкque.

 

La porte s'ouvrit. Un groupe йtrange et violent apparut sur le seuil. Trois hommes en tenaient un quatriиme au collet. Les trois hommes йtaient des gendarmes; l'autre йtait Jean Valjean.

 

Un brigadier de gendarmerie, qui semblait conduire le groupe, йtait prиs de la porte. Il entra et s'avanзa vers l'йvкque en faisant le salut militaire.

 

– Monseigneur… dit-il.

 

А ce mot Jean Valjean, qui йtait morne et semblait abattu, releva la tкte d'un air stupйfait.

 

– Monseigneur! murmura-t-il. Ce n'est donc pas le curй?…

 

– Silence! dit un gendarme. C'est monseigneur l'йvкque.

 

Cependant monseigneur Bienvenu s'йtait approchй aussi vivement que son grand вge le lui permettait.

 

– Ah! vous voilа! s'йcria-t-il en regardant Jean Valjean. Je suis aise de vous voir. Et bien mais! je vous avais donnй les chandeliers aussi, qui sont en argent comme le reste et dont vous pourrez bien avoir deux cents francs. Pourquoi ne les avez-vous pas emportйs avec vos couverts?

 

Jean Valjean ouvrit les yeux et regarda le vйnйrable йvкque avec une expression qu'aucune langue humaine ne pourrait rendre.

 

– Monseigneur, dit le brigadier de gendarmerie, ce que cet homme disait йtait donc vrai? Nous l'avons rencontrй. Il allait comme quelqu'un qui s'en va. Nous l'avons arrкtй pour voir. Il avait cette argenterie…

 

– Et il vous a dit, interrompit l'йvкque en souriant, qu'elle lui avait йtй donnйe par un vieux bonhomme de prкtre chez lequel il avait passй la nuit? Je vois la chose. Et vous l'avez ramenй ici? C'est une mйprise.

 

– Comme cela, reprit le brigadier, nous pouvons le laisser aller?

 

– Sans doute, rйpondit l'йvкque.

 

Les gendarmes lвchиrent Jean Valjean qui recula.

 

– Est-ce que c'est vrai qu'on me laisse? dit-il d'une voix presque inarticulйe et comme s'il parlait dans le sommeil.

 

– Oui, on te laisse, tu n'entends donc pas? dit un gendarme.

 

– Mon ami, reprit l'йvкque, avant de vous en aller, voici vos chandeliers. Prenez-les.

 

Il alla а la cheminйe, prit les deux flambeaux d'argent et les apporta а Jean Valjean. Les deux femmes le regardaient faire sans un mot, sans un geste, sans un regard qui pыt dйranger l'йvкque.

 

Jean Valjean tremblait de tous ses membres. Il prit les deux chandeliers machinalement et d'un air йgarй.

 

– Maintenant, dit l'йvкque, allez en paix.

 

– А propos, quand vous reviendrez, mon ami, il est inutile de passer par le jardin. Vous pourrez toujours entrer et sortir par la porte de la rue. Elle n'est fermйe qu'au loquet jour et nuit.

 

Puis se tournant vers la gendarmerie:

 

– Messieurs, vous pouvez vous retirer.

 

Les gendarmes s'йloignиrent.

 

Jean Valjean йtait comme un homme qui va s'йvanouir.

 

L'йvкque s'approcha de lui, et lui dit а voix basse:

 

– N'oubliez pas, n'oubliez jamais que vous m'avez promis d'employer cet argent а devenir honnкte homme.

 

Jean Valjean, qui n'avait aucun souvenir d'avoir rien promis, resta interdit. L'йvкque avait appuyй sur ces paroles en les prononзant. Il reprit avec une sorte de solennitй:

 

– Jean Valjean, mon frиre, vous n'appartenez plus au mal, mais au bien. C'est votre вme que je vous achиte; je la retire aux pensйes noires et а l'esprit de perdition, et je la donne а Dieu.

Chapitre XIII
Petit-Gervais

Jean Valjean sortit de la ville comme s'il s'йchappait. Il se mit а marcher en toute hвte dans les champs, prenant les chemins et les sentiers qui se prйsentaient sans s'apercevoir qu'il revenait а chaque instant sur ses pas. Il erra ainsi toute la matinйe, n'ayant pas mangй et n'ayant pas faim. Il йtait en proie а une foule de sensations nouvelles. Il se sentait une sorte de colиre; il ne savait contre qui. Il n'eыt pu dire s'il йtait touchй ou humiliй. Il lui venait par moments un attendrissement йtrange qu'il combattait et auquel il opposait l'endurcissement de ses vingt derniиres annйes. Cet йtat le fatiguait. Il voyait avec inquiйtude s'йbranler au dedans de lui l'espиce de calme affreux que l'injustice de son malheur lui avait donnй. Il se demandait qu'est-ce qui remplacerait cela. Parfois il eыt vraiment mieux aimй кtre en prison avec les gendarmes, et que les choses ne se fussent point passйes ainsi; cela l'eыt moins agitй. Bien que la saison fut assez avancйe, il y avait encore за et lа dans les haies quelques fleurs tardives dont l'odeur, qu'il traversait en marchant, lui rappelait des souvenirs d'enfance. Ces souvenirs lui йtaient presque insupportables, tant il y avait longtemps qu'ils ne lui йtaient apparus.

 

Des pensйes inexprimables s'amoncelиrent ainsi en lui toute la journйe.

 

Comme le soleil dйclinait au couchant, allongeant sur le sol l'ombre du moindre caillou, Jean Valjean йtait assis derriиre un buisson dans une grande plaine rousse absolument dйserte. Il n'y avait а l'horizon que les Alpes. Pas mкme le clocher d'un village lointain. Jean Valjean pouvait кtre а trois lieues de Digne. Un sentier qui coupait la plaine passait а quelques pas du buisson.

 

Au milieu de cette mйditation qui n'eыt pas peu contribuй а rendre ses haillons effrayants pour quelqu'un qui l'eыt rencontrй, il entendit un bruit joyeux.

 

Il tourna la tкte, et vit venir par le sentier un petit savoyard d'une dizaine d'annйes qui chantait, sa vielle au flanc et sa boоte а marmotte sur le dos; un de ces doux et gais enfants qui vont de pays en pays, laissant voir leurs genoux par les trous de leur pantalon.

 

Tout en chantant l'enfant interrompait de temps en temps sa marche et jouait aux osselets avec quelques piиces de monnaie qu'il avait dans sa main, toute sa fortune probablement. Parmi cette monnaie il y avait une piиce de quarante sous. L'enfant s'arrкta а cфtй du buisson sans voir Jean Valjean et fit sauter sa poignйe de sous que jusque-lа il avait reзue avec assez d'adresse tout entiиre sur le dos de sa main.

 

Cette fois la piиce de quarante sous lui йchappa, et vint rouler vers la broussaille jusqu'а Jean Valjean.

 

Jean Valjean posa le pied dessus.

 

Cependant l'enfant avait suivi sa piиce du regard, et l'avait vu.

 

Il ne s'йtonna point et marcha droit а l'homme.

 

C'йtait un lieu absolument solitaire. Aussi loin que le regard pouvait s'йtendre, il n'y avait personne dans la plaine ni dans le sentier. On n'entendait que les petits cris faibles d'une nuйe d'oiseaux de passage qui traversaient le ciel а une hauteur immense. L'enfant tournait le dos au soleil qui lui mettait des fils d'or dans les cheveux et qui empourprait d'une lueur sanglante la face sauvage de Jean Valjean.

 

– Monsieur, dit le petit savoyard, avec cette confiance de l'enfance qui se compose d'ignorance et d'innocence, – ma piиce?

 

– Comment t'appelles-tu? dit Jean Valjean.

 

– Petit-Gervais, monsieur.

 

– Va-t'en, dit Jean Valjean.

 

– Monsieur, reprit l'enfant, rendez-moi ma piиce.

 

Jean Valjean baissa la tкte et ne rйpondit pas.

 

L'enfant recommenзa:

 

– Ma piиce, monsieur!

 

L'њil de Jean Valjean resta fixй а terre.

 

– Ma piиce! cria l'enfant, ma piиce blanche! mon argent! Il semblait que Jean Valjean n'entendit point. L'enfant le prit au collet de sa blouse et le secoua. Et en mкme temps il faisait effort pour dйranger le gros soulier ferrй posй sur son trйsor.

 

– Je veux ma piиce! ma piиce de quarante sous!

 

L'enfant pleurait. La tкte de Jean Valjean se releva. Il йtait toujours assis. Ses yeux йtaient troubles. Il considйra l'enfant avec une sorte d'йtonnement, puis il йtendit la main vers son bвton et cria d'une voix terrible:

 

– Qui est lа?

 

– Moi, monsieur, rйpondit l'enfant. Petit-Gervais! moi! moi! Rendez-moi mes quarante sous, s'il vous plaоt! Фtez votre pied, monsieur, s'il vous plaоt!

 

Puis irritй, quoique tout petit, et devenant presque menaзant:

 

– Ah, за, фterez-vous votre pied? Фtez donc votre pied, voyons.

 

– Ah! c'est encore toi! dit Jean Valjean, et se dressant brusquement tout debout, le pied toujours sur la piиce d'argent, il ajouta: – Veux-tu bien te sauver!

 

L'enfant effarй le regarda, puis commenзa а trembler de la tкte aux pieds, et, aprиs quelques secondes de stupeur, se mit а s'enfuir en courant de toutes ses forces sans oser tourner le cou ni jeter un cri.

 

Cependant а une certaine distance l'essoufflement le forзa de s'arrкter, et Jean Valjean, а travers sa rкverie, l'entendit qui sanglotait.

 

Au bout de quelques instants l'enfant avait disparu. Le soleil s'йtait couchй. L'ombre se faisait autour de Jean Valjean. Il n'avait pas mangй de la journйe; il est probable qu'il avait la fiиvre.

 

Il йtait restй debout, et n'avait pas changй d'attitude depuis que l'enfant s'йtait enfui. Son souffle soulevait sa poitrine а des intervalles longs et inйgaux. Son regard, arrкtй а dix ou douze pas devant lui, semblait йtudier avec une attention profonde la forme d'un vieux tesson de faпence bleue[60] tombй dans l'herbe. Tout а coup il tressaillit; il venait de sentir le froid du soir.

 

Il raffermit sa casquette sur son front, chercha machinalement а croiser et а boutonner sa blouse, fit un pas, et se baissa pour reprendre а terre son bвton. En ce moment il aperзut la piиce de quarante sous que son pied avait а demi enfoncйe dans la terre et qui brillait parmi les cailloux.

 

Ce fut comme une commotion galvanique. Qu'est-ce que c'est que зa? dit-il entre ses dents. Il recula de trois pas, puis s'arrкta, sans pouvoir dйtacher son regard de ce point que son pied avait foulй l'instant d'auparavant, comme si cette chose qui luisait lа dans l'obscuritй eыt йtй un њil ouvert fixй sur lui.

 

Au bout de quelques minutes, il s'йlanзa convulsivement vers la piиce d'argent, la saisit, et, se redressant, se mit а regarder au loin dans la plaine, jetant а la fois ses yeux vers tous les points de l'horizon, debout et frissonnant comme une bкte fauve effarйe qui cherche un asile.

 

Il ne vit rien. La nuit tombait, la plaine йtait froide et vague, de grandes brumes violettes montaient dans la clartй crйpusculaire.

 

Il dit: «Ah! » et se mit а marcher rapidement dans une certaine direction, du cфtй oщ l'enfant avait disparu. Aprиs une centaine de pas, il s'arrкta, regarda, et ne vit rien.

 

Alors il cria de toute sa force: «Petit-Gervais! Petit-Gervais! »

 

Il se tut, et attendit.

 

Rien ne rйpondit.

 

La campagne йtait dйserte et morne. Il йtait environnй de l'йtendue. Il n'y avait rien autour de lui qu'une ombre oщ se perdait son regard et un silence oщ sa voix se perdait.

 

Une bise glaciale soufflait, et donnait aux choses autour de lui une sorte de vie lugubre. Des arbrisseaux secouaient leurs petits bras maigres avec une furie incroyable. On eыt dit qu'ils menaзaient et poursuivaient quelqu'un.

 

Il recommenзa а marcher, puis il se mit а courir, et de temps en temps il s'arrкtait, et criait dans cette solitude, avec une voix qui йtait ce qu'on pouvait entendre de plus formidable et de plus dйsolй: «Petit-Gervais! Petit-Gervais! »

 

Certes, si l'enfant l'eыt entendu, il eыt eu peur et se fыt bien gardй de se montrer. Mais l'enfant йtait sans doute dйjа bien loin.

 

Il rencontra un prкtre qui йtait а cheval. Il alla а lui et lui dit:

 

– Monsieur le curй, avez-vous vu passer un enfant?

 

– Non, dit le prкtre.

 

– Un nommй Petit-Gervais?

 

– Je n'ai vu personne.

 

Il tira deux piиces de cinq francs de sa sacoche et les remit au prкtre.

 

– Monsieur le curй, voici pour vos pauvres. – Monsieur le curй, c'est un petit d'environ dix ans qui a une marmotte, je crois, et une vielle. Il allait. Un de ces savoyards, vous savez?

 

– Je ne l'ai point vu.

 

– Petit-Gervais? il n'est point des villages d'ici? pouvez-vous me dire?

 

– Si c'est comme vous dites, mon ami, c'est un petit enfant йtranger. Cela passe dans le pays. On ne les connaоt pas.

 

Jean Valjean prit violemment deux autres йcus de cinq francs qu'il donna au prкtre.

 

– Pour vos pauvres, dit-il.

 

Puis il ajouta avec йgarement:

 

– Monsieur l'abbй, faites-moi arrкter. Je suis un voleur.

 

Le prкtre piqua des deux et s'enfuit trиs effrayй.

 

Jean Valjean se remit а courir dans la direction qu'il avait d'abord prise.

 

Il fit de la sorte un assez long chemin, regardant, appelant, criant, mais il ne rencontra plus personne. Deux ou trois fois il courut dans la plaine vers quelque chose qui lui faisait l'effet d'un кtre couchй ou accroupi; ce n'йtaient que des broussailles ou des roches а fleur de terre. Enfin, а un endroit oщ trois sentiers se croisaient, il s'arrкta. La lune s'йtait levйe. Il promena sa vue au loin et appela une derniиre fois: «Petit-Gervais! Petit-Gervais! Petit-Gervais! » Son cri s'йteignit dans la brume, sans mкme йveiller un йcho. Il murmura encore: «Petit-Gervais! » mais d'une voix faible et presque inarticulйe. Ce fut lа son dernier effort; ses jarrets flйchirent brusquement sous lui comme si une puissance invisible l'accablait tout а coup du poids de sa mauvaise conscience; il tomba йpuisй sur une grosse pierre, les poings dans ses cheveux et le visage dans ses genoux, et il cria: «Je suis un misйrable! »

 

Alors son cњur creva et il se mit а pleurer. C'йtait la premiиre fois qu'il pleurait depuis dix-neuf ans.

 

Quand Jean Valjean йtait sorti de chez l'йvкque, on l'a vu, il йtait hors de tout ce qui avait йtй sa pensйe jusque-lа. Il ne pouvait se rendre compte de ce qui se passait en lui. Il se raidissait contre l'action angйlique et contre les douces paroles du vieillard. «Vous m'avez promis de devenir honnкte homme. Je vous achиte votre вme. Je la retire а l'esprit de perversitй et je la donne au bon Dieu. » Cela lui revenait sans cesse. Il opposait а cette indulgence cйleste l'orgueil, qui est en nous comme la forteresse du mal. Il sentait indistinctement que le pardon de ce prкtre йtait le plus grand assaut et la plus formidable attaque dont il eыt encore йtй йbranlй; que son endurcissement serait dйfinitif s'il rйsistait а cette clйmence; que, s'il cйdait, il faudrait renoncer а cette haine dont les actions des autres hommes avaient rempli son вme pendant tant d'annйes, et qui lui plaisait; que cette fois il fallait vaincre ou кtre vaincu, et que la lutte, une lutte colossale et dйcisive, йtait engagйe entre sa mйchancetй а lui et la bontй de cet homme.

 

En prйsence de toutes ces lueurs, il allait comme un homme ivre. Pendant qu'il marchait ainsi, les yeux hagards, avait-il une perception distincte de ce qui pourrait rйsulter pour lui de son aventure а Digne? Entendait-il tous ces bourdonnements mystйrieux qui avertissent ou importunent l'esprit а de certains moments de la vie? Une voix lui disait-elle а l'oreille qu'il venait de traverser l'heure solennelle de sa destinйe, qu'il n'y avait plus de milieu pour lui, que si dйsormais il n'йtait pas le meilleur des hommes il en serait le pire, qu'il fallait pour ainsi dire que maintenant il montвt plus haut que l'йvкque ou retombвt plus bas que le galйrien, que s'il voulait devenir bon il fallait qu'il devоnt ange; que s'il voulait rester mйchant il fallait qu'il devоnt monstre?

 

Ici encore il faut se faire ces questions que nous nous sommes dйjа faites ailleurs, recueillait-il confusйment quelque ombre de tout ceci dans sa pensйe? Certes, le malheur, nous l'avons dit, fait l'йducation de l'intelligence; cependant il est douteux que Jean Valjean fыt en йtat de dйmкler tout ce que nous indiquons ici. Si ces idйes lui arrivaient, il les entrevoyait plutфt qu'il ne les voyait, et elles ne rйussissaient qu'а le jeter dans un trouble insupportable et presque douloureux. Au sortir de cette chose difforme et noire qu'on appelle le bagne, l'йvкque lui avait fait mal а l'вme comme une clartй trop vive lui eыt fait mal aux yeux en sortant des tйnиbres. La vie future, la vie possible qui s'offrait dйsormais а lui toute pure et toute rayonnante le remplissait de frйmissements et d'anxiйtй. Il ne savait vraiment plus oщ il en йtait. Comme une chouette qui verrait brusquement se lever le soleil, le forзat avait йtй йbloui et comme aveuglй par la vertu[61].



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