Livre premier – Un juste 4 глава




 

Le conventionnel cependant le considйrait avec une cordialitй modeste, oщ l'on eыt pu dйmкler l'humilitй qui sied quand on est si prиs de sa mise en poussiиre.

 

L'йvкque, de son cфtй, quoiqu'il se gardвt ordinairement de la curiositй, laquelle, selon lui, йtait contiguл а l'offense, ne pouvait s'empкcher d'examiner le conventionnel avec une attention qui, n'ayant pas sa source dans la sympathie, lui eыt йtй probablement reprochйe par sa conscience vis-а-vis de tout autre homme. Un conventionnel lui faisait un peu l'effet d'кtre hors la loi, mкme hors la loi de charitй.

 

G., calme, le buste presque droit, la voix vibrante, йtait un de ces grands octogйnaires qui font l'йtonnement du physiologiste. La rйvolution a eu beaucoup de ces hommes proportionnйs а l'йpoque. On sentait dans ce vieillard l'homme а l'йpreuve. Si prиs de sa fin, il avait conservй tous les gestes de la santй. Il y avait dans son coup d'њil clair, dans son accent ferme, dans son robuste mouvement d'йpaules, de quoi dйconcerter la mort. Azraлl, l'ange mahomйtan du sйpulcre, eыt rebroussй chemin et eыt cru se tromper de porte. G. semblait mourir parce qu'il le voulait bien. Il y avait de la libertй dans son agonie. Les jambes seulement йtaient immobiles. Les tйnиbres le tenaient par lа. Les pieds йtaient morts et froids, et la tкte vivait de toute la puissance de la vie et paraissait en pleine lumiиre. G., en ce grave moment, ressemblait а ce roi du conte oriental, chair par en haut, marbre par en bas.

 

Une pierre йtait lа. L'йvкque s'y assit. L'exorde fut ex abrupto.

 

– Je vous fйlicite, dit-il du ton dont on rйprimande. Vous n'avez toujours pas votй la mort du roi.

 

Le conventionnel ne parut pas remarquer le sous-entendu amer cachй dans ce mot: toujours. Il rйpondit. Tout sourire avait disparu de sa face.

 

– Ne me fйlicitez pas trop, monsieur; j'ai votй la fin du tyran.

 

C'йtait l'accent austиre en prйsence de l'accent sйvиre.

 

– Que voulez-vous dire? reprit l'йvкque.

 

– Je veux dire que l'homme a un tyran, l'ignorance. J'ai votй la fin de ce tyran-lа. Ce tyran-lа a engendrй la royautй qui est l'autoritй prise dans le faux, tandis que la science est l'autoritй prise dans le vrai. L'homme ne doit кtre gouvernй que par la science.

 

– Et la conscience, ajouta l'йvкque.

 

– C'est la mкme chose. La conscience, c'est la quantitй de science innйe que nous avons en nous.

 

Monseigneur Bienvenu йcoutait, un peu йtonnй, ce langage trиs nouveau pour lui. Le conventionnel poursuivit:

 

– Quant а Louis XVI, j'ai dit non. Je ne me crois pas le droit de tuer un homme; mais je me sens le devoir d'exterminer le mal. J'ai votй la fin du tyran. C'est-а-dire la fin de la prostitution pour la femme, la fin de l'esclavage pour l'homme, la fin de la nuit pour l'enfant. En votant la rйpublique, j'ai votй cela. J'ai votй la fraternitй, la concorde, l'aurore! J'ai aidй а la chute des prйjugйs et des erreurs. Les йcroulements des erreurs et des prйjugйs font de la lumiиre. Nous avons fait tomber le vieux monde, nous autres, et le vieux monde, vase des misиres, en se renversant sur le genre humain, est devenu une urne de joie.

 

– Joie mкlйe, dit l'йvкque.

 

– Vous pourriez dire joie troublйe, et aujourd'hui, aprиs ce fatal retour du passй qu'on nomme 1814, joie disparue. Hйlas, l'њuvre a йtй incomplиte, j'en conviens; nous avons dйmoli l'ancien rйgime dans les faits, nous n'avons pu entiиrement le supprimer dans les idйes. Dйtruire les abus, cela ne suffit pas; il faut modifier les mњurs. Le moulin n'y est plus, le vent y est encore.

 

– Vous avez dйmoli. Dйmolir peut кtre utile; mais je me dйfie d'une dйmolition compliquйe de colиre.

 

– Le droit a sa colиre, monsieur l'йvкque, et la colиre du droit est un йlйment du progrиs. N'importe, et quoi qu'on en dise, la rйvolution franзaise est le plus puissant pas du genre humain depuis l'avиnement du Christ. Incomplиte, soit; mais sublime. Elle a dйgagй toutes les inconnues sociales. Elle a adouci les esprits; elle a calmй, apaisй, йclairй; elle a fait couler sur la terre des flots de civilisation. Elle a йtй bonne. La rйvolution franзaise, c'est le sacre de l'humanitй.

 

L'йvкque ne put s'empкcher de murmurer:

 

– Oui? 93!

 

Le conventionnel se dressa sur sa chaise avec une solennitй presque lugubre, et, autant qu'un mourant peut s'йcrier, il s'йcria:

 

– Ah! vous y voilа! 93! J'attendais ce mot-lа. Un nuage s'est formй pendant quinze cents ans. Au bout de quinze siиcles, il a crevй. Vous faites le procиs au coup de tonnerre.

 

L'йvкque sentit, sans se l'avouer peut-кtre, que quelque chose en lui йtait atteint. Pourtant il fit bonne contenance. Il rйpondit:

 

– Le juge parle au nom de la justice; le prкtre parle au nom de la pitiй, qui n'est autre chose qu'une justice plus йlevйe. Un coup de tonnerre ne doit pas se tromper.

 

Et il ajouta en regardant fixement le conventionnel.

 

– Louis XVII?

 

Le conventionnel йtendit la main et saisit le bras de l'йvкque:

 

– Louis XVII! Voyons, sur qui pleurez-vous? Est-ce sur l'enfant innocent? alors, soit. Je pleure avec vous. Est-ce sur l'enfant royal? je demande а rйflйchir. Pour moi, le frиre de Cartouche, enfant innocent, pendu sous les aisselles en place de Grиve jusqu'а ce que mort s'ensuive, pour le seul crime d'avoir йtй le frиre de Cartouche, n'est pas moins douloureux que le petit-fils de Louis XV, enfant innocent, martyrisй dans la tour du Temple pour le seul crime d'avoir йtй le petit-fils de Louis XV.

 

– Monsieur, dit l'йvкque, je n'aime pas ces rapprochements de noms.

 

– Cartouche? Louis XV? pour lequel des deux rйclamez-vous?

 

Il y eut un moment de silence. L'йvкque regrettait presque d'кtre venu, et pourtant il se sentait vaguement et йtrangement йbranlй.

 

Le conventionnel reprit:

 

– Ah! monsieur le prкtre, vous n'aimez pas les cruditйs du vrai. Christ les aimait, lui. Il prenait une verge et il йpoussetait le temple. Son fouet plein d'йclairs йtait un rude diseur de vйritйs. Quand il s'йcriait: Sinite parvulos[23] …, il ne distinguait pas entre les petits enfants. Il ne se fыt pas gкnй de rapprocher le dauphin de Barabbas du dauphin d'Hйrode. Monsieur, l'innocence est sa couronne а elle-mкme. L'innocence n'a que faire d'кtre altesse. Elle est aussi auguste dйguenillйe que fleurdelysйe.

 

– C'est vrai, dit l'йvкque а voix basse.

 

– J'insiste, continua le conventionnel G. Vous m'avez nommй Louis XVII. Entendons-nous. Pleurons-nous sur tous les innocents, sur tous les martyrs, sur tous les enfants, sur ceux d'en bas comme sur ceux d'en haut? J'en suis. Mais alors, je vous l'ai dit, il faut remonter plus haut que 93, et c'est avant Louis XVII qu'il faut commencer nos larmes. Je pleurerai sur les enfants des rois avec vous, pourvu que vous pleuriez avec moi sur les petits du peuple.

 

– Je pleure sur tous, dit l'йvкque.

 

– Йgalement! s'йcria G., et si la balance doit pencher, que ce soit du cфtй du peuple. Il y a plus longtemps qu'il souffre.

 

Il y eut encore un silence. Ce fut le conventionnel qui le rompit. Il se souleva sur un coude, prit entre son pouce et son index repliй un peu de sa joue, comme on fait machinalement lorsqu'on interroge et qu'on juge, et interpella l'йvкque avec un regard plein de toutes les йnergies de l'agonie. Ce fut presque une explosion.

 

– Oui, monsieur, il y a longtemps que le peuple souffre. Et puis, tenez, ce n'est pas tout cela, que venez-vous me questionner et me parler de Louis XVII? Je ne vous connais pas, moi. Depuis que je suis dans ce pays, j'ai vйcu dans cet enclos, seul, ne mettant pas les pieds dehors, ne vient personne que cet enfant qui m'aide. Votre nom est, il est vrai, arrivй confusйment jusqu'а moi, et, je dois le dire, pas trиs mal prononcй; mais cela ne signifie rien; les gens habiles ont tant de maniиres d'en faire accroire а ce brave bonhomme de peuple. А propos, je n'ai pas entendu le bruit de votre voiture, vous l'aurez sans doute laissйe derriиre le taillis, lа-bas, а l'embranchement de la route. Je ne vous connais pas, vous dis-je. Vous m'avez dit que vous йtiez l'йvкque, mais cela ne me renseigne point sur votre personne morale. En somme, je vous rйpиte ma question. Qui кtes-vous? Vous кtes un йvкque, c'est-а-dire un prince de l'йglise, un de ces hommes dorйs, armoriйs, rentйs, qui ont de grosses prйbendes – l'йvкchй de Digne, quinze mille francs de fixe, dix mille francs de casuel, total, vingt-cinq mille francs –, qui ont des cuisines, qui ont des livrйes, qui font bonne chиre, qui mangent des poules d'eau le vendredi, qui se pavanent, laquais devant, laquais derriиre, en berline de gala, et qui ont des palais, et qui roulent carrosse au nom de Jйsus-Christ qui allait pieds nus! Vous кtes un prйlat; rentes, palais, chevaux, valets, bonne table, toutes les sensualitйs de la vie, vous avez cela comme les autres, et comme les autres vous en jouissez, c'est bien, mais cela en dit trop ou pas assez; cela ne m'йclaire pas sur votre valeur intrinsиque et essentielle, а vous qui venez avec la prйtention probable de m'apporter de la sagesse. А qui est-ce que je parle? Qui кtes-vous?

 

L'йvкque baissa la tкte et rйpondit:

 

Vermis sum[24].

 

– Un ver de terre en carrosse! grommela le conventionnel.

 

C'йtait le tour du conventionnel d'кtre hautain, et de l'йvкque d'кtre humble.

 

L'йvкque reprit avec douceur.

 

– Monsieur, soit. Mais expliquez-moi en quoi mon carrosse, qui est lа а deux pas derriиre les arbres, en quoi ma bonne table et les poules d'eau que je mange le vendredi, en quoi mes vingt-cinq mille livres de rentes, en quoi mon palais et mes laquais prouvent que la pitiй n'est pas une vertu, que la clйmence n'est pas un devoir, et que 93 n'a pas йtй inexorable.

 

Le conventionnel passa la main sur son front comme pour en йcarter un nuage.

 

– Avant de vous rйpondre, dit-il, je vous prie de me pardonner. Je viens d'avoir un tort, monsieur. Vous кtes chez moi, vous кtes mon hфte. Je vous dois courtoisie. Vous discutez mes idйes, il sied que je me borne а combattre vos raisonnements. Vos richesses et vos jouissances sont des avantages que j'ai contre vous dans le dйbat, mais il est de bon goыt de ne pas m'en servir. Je vous promets de ne plus en user.

 

– Je vous remercie, dit l'йvкque.

 

G. reprit:

 

– Revenons а l'explication que vous me demandiez. Oщ en йtions-nous? Que me disiez-vous? que 93 a йtй inexorable?

 

– Inexorable, oui, dit l'йvкque. Que pensez-vous de Marat battant des mains а la guillotine?

 

– Que pensez-vous de Bossuet chantant le Te Deum[25] sur les dragonnades?

 

La rйponse йtait dure, mais elle allait au but avec la rigiditй d'une pointe d'acier. L'йvкque en tressaillit; il ne lui vint aucune riposte, mais il йtait froissй de cette faзon de nommer Bossuet. Les meilleurs esprits ont leurs fйtiches, et parfois se sentent vaguement meurtris des manques de respect de la logique.

 

Le conventionnel commenзait а haleter; l'asthme de l'agonie, qui se mкle aux derniers souffles, lui entrecoupait la voix; cependant il avait encore une parfaite luciditй d'вme dans les yeux. Il continua:

 

– Disons encore quelques mots за et lа, je veux bien. En dehors de la rйvolution qui, prise dans son ensemble, est une immense affirmation humaine, 93, hйlas! est une rйplique. Vous le trouvez inexorable, mais toute la monarchie, monsieur? Carrier est un bandit; mais quel nom donnez-vous а Montrevel? Fouquier-Tinville est un gueux, mais quel est votre avis sur Lamoignon-Bвville? Maillard est affreux, mais Saulx-Tavannes, s'il vous plaоt? Le pиre Duchкne est fйroce, mais quelle йpithиte m'accorderez-vous pour le pиre Letellier? Jourdan-Coupe-Tкte est un monstre, mais moindre que M. le marquis de Louvois[26]. Monsieur, monsieur, je plains Marie-Antoinette, archiduchesse et reine, mais je plains aussi cette pauvre femme huguenote qui, en 1685, sous Louis le Grand, monsieur, allaitant son enfant, fut liйe, nue jusqu'а la ceinture, а un poteau, l'enfant tenu а distance; le sein se gonflait de lait et le cњur d'angoisse. Le petit, affamй et pвle, voyait ce sein, agonisait et criait, et le bourreau disait а la femme, mиre et nourrice: «Abjure! » lui donnant а choisir entre la mort de son enfant et la mort de sa conscience[27]. Que dites-vous de ce supplice de Tantale accommodй а une mиre? Monsieur, retenez bien ceci: la rйvolution franзaise a eu ses raisons. Sa colиre sera absoute par l'avenir. Son rйsultat, c'est le monde meilleur. De ses coups les plus terribles, il sort une caresse pour le genre humain. J'abrиge. Je m'arrкte, j'ai trop beau jeu. D'ailleurs je me meurs.

 

Et, cessant de regarder l'йvкque, le conventionnel acheva sa pensйe en ces quelques mots tranquilles:

 

– Oui, les brutalitйs du progrиs s'appellent rйvolutions. Quand elles sont finies, on reconnaоt ceci: que le genre humain a йtй rudoyй, mais qu'il a marchй. Le conventionnel ne se doutait pas qu'il venait d'emporter successivement l'un aprиs l'autre tous les retranchements intйrieurs de l'йvкque. Il en restait un pourtant, et de ce retranchement, suprкme ressource de la rйsistance de monseigneur Bienvenu, sortit cette parole oщ reparut presque toute la rudesse du commencement:

 

– Le progrиs doit croire en Dieu. Le bien ne peut pas avoir de serviteur impie. C'est un mauvais conducteur du genre humain que celui qui est athйe.

 

Le vieux reprйsentant du peuple ne rйpondit pas. Il eut un tremblement. Il regarda le ciel, et une larme germa lentement dans ce regard. Quand la paupiиre fut pleine, la larme coula le long de sa joue livide, et il dit presque en bйgayant, bas et se parlant а lui-mкme, l'њil perdu dans les profondeurs:

 

– O toi! ф idйal! toi seul existes!

 

L'йvкque eut une sorte d'inexprimable commotion. Aprиs un silence, le vieillard leva un doigt vers le ciel, et dit:

 

– L'infini est. Il est lа. Si l'infini n'avait pas de moi, le moi serait sa borne; il ne serait pas infini; en d'autres termes, il ne serait pas. Or il est. Donc il a un moi. Ce moi de l'infini, c'est Dieu.

 

Le mourant avait prononcй ces derniиres paroles d'une voix haute et avec le frйmissement de l'extase, comme s'il voyait quelqu'un. Quand il eut parlй, ses yeux se fermиrent. L'effort l'avait йpuisй. Il йtait йvident qu'il venait de vivre en une minute les quelques heures qui lui restaient. Ce qu'il venait de dire l'avait approchй de celui qui est dans la mort. L'instant suprкme arrivait.

 

L'йvкque le comprit, le moment pressait, c'йtait comme prкtre qu'il йtait venu; de l'extrкme froideur, il йtait passй par degrйs а l'йmotion extrкme; il regarda ces yeux fermйs, il prit cette vieille main ridйe et glacйe, et se pencha vers le moribond:

 

– Cette heure est celle de Dieu. Ne trouvez-vous pas qu'il serait regrettable que nous nous fussions rencontrйs en vain?

 

Le conventionnel rouvrit les yeux. Une gravitй oщ il y avait de l'ombre S'empreignit sur son visage.

 

– Monsieur l'йvкque, dit-il, avec une lenteur qui venait peut-кtre plus encore de la dignitй de l'вme que de la dйfaillance des forces, j'ai passй ma vie dans la mйditation, l'йtude et la contemplation. J'avais soixante ans quand mon pays m'a appelй, et m'a ordonnй de me mкler de ses affaires. J'ai obйi. Il y avait des abus, je les ai combattus; il y avait des tyrannies, je les ai dйtruites; il y avait des droits et des principes, je les ai proclamйs et confessйs. Le territoire йtait envahi, je l'ai dйfendu; la France йtait menacйe, j'ai offert ma poitrine. Je n'йtais pas riche; je suis pauvre. J'ai йtй l'un des maоtres de l'Йtat, les caves du Trйsor йtaient encombrйes d'espиces au point qu'on йtait forcй d'йtanзonner les murs, prкts а se fendre sous le poids de l'or et de l'argent, je dоnais rue de l'Arbre-Sec а vingt-deux sous par tкte. J'ai secouru les opprimйs, j'ai soulagй les souffrants. J'ai dйchirй la nappe de l'autel, c'est vrai; mais c'йtait pour panser les blessures de la patrie. J'ai toujours soutenu la marche en avant du genre humain vers la lumiиre, et j'ai rйsistй quelquefois au progrиs sans pitiй. J'ai, dans l'occasion, protйgй mes propres adversaires, vous autres. Et il y a а Peteghem en Flandre, а l'endroit mкme oщ les rois mйrovingiens avaient leur palais d'йtй, un couvent d'urbanistes[28], l'abbaye de Sainte-Claire en Beaulieu, que j'ai sauvй en 1793. J'ai fait mon devoir selon mes forces, et le bien que j'ai pu. Aprиs quoi j'ai йtй chassй, traquй, poursuivi, persйcutй, noirci, raillй, conspuй, maudit, proscrit. Depuis bien des annйes dйjа, avec mes cheveux blancs, je sens que beaucoup de gens se croient sur moi le droit de mйpris, j'ai pour la pauvre foule ignorante visage de damnй, et j'accepte, ne haпssant personne, l'isolement de la haine. Maintenant, j'ai quatre-vingt-six ans; je vais mourir. Qu'est-ce que vous venez me demander?

 

– Votre bйnйdiction, dit l'йvкque.

 

Et il s'agenouilla.

 

Quand l'йvкque releva la tкte, la face du conventionnel йtait devenue auguste. Il venait d'expirer.

 

L'йvкque rentra chez lui profondйment absorbй dans on ne sait quelles pensйes. Il passa toute la nuit en priиre. Le lendemain, quelques braves curieux essayиrent de lui parler du conventionnel G.; il se borna а montrer le ciel. А partir de ce moment, il redoubla de tendresse et de fraternitй pour les petits et les souffrants.

 

Toute allusion а ce «vieux scйlйrat de G. » le faisait tomber dans une prйoccupation singuliиre. Personne ne pourrait dire que le passage de cet esprit devant le sien et le reflet de cette grande conscience sur la sienne ne fыt pas pour quelque chose dans son approche de la perfection.

 

Cette «visite pastorale » fut naturellement une occasion de bourdonnement pour les petites coteries locales:

 

– Йtait-ce la place d'un йvкque que le chevet d'un tel mourant? Il n'y avait йvidemment pas de conversion а attendre. Tous ces rйvolutionnaires sont relaps. Alors pourquoi y aller? Qu'a-t-il йtй regarder lа? Il fallait donc qu'il fыt bien curieux d'un emportement d'вme par le diable.

 

Un jour, une douairiиre, de la variйtй impertinente qui se croit spirituelle, lui adressa cette saillie:

 

– Monseigneur, on demande quand Votre Grandeur aura le bonnet rouge.

 

– Oh! oh! voilа une grosse couleur, rйpondit l'йvкque. Heureusement que ceux qui la mйprisent dans un bonnet la vйnиrent dans un chapeau.

Chapitre XI
Une restriction

On risquerait fort de se tromper si l'on concluait de lа que monseigneur Bienvenu fыt «un йvкque philosophe » ou «un curй patriote ». Sa rencontre, ce qu'on pourrait presque appeler sa conjonction avec le conventionnel G., lui laissa une sorte d'йtonnement qui le rendit plus doux encore. Voilа tout.

 

Quoique monseigneur Bienvenu n'ait йtй rien moins qu'un homme politique, c'est peut-кtre ici le lieu d'indiquer, trиs briиvement, quelle fut son attitude dans les йvйnements d'alors, en supposant que monseigneur Bienvenu ait jamais songй а avoir une attitude. Remontons donc en arriиre de quelques annйes.

 

Quelque temps aprиs l'йlйvation de M. Myriel а l'йpiscopat, l'empereur l'avait fait baron de l'empire, en mкme temps que plusieurs autres йvкques. L'arrestation du pape eut lieu, comme on sait, dans la nuit du 5 au 6 juillet 1809; а cette occasion, M. Myriel fut appelй par Napolйon au synode des йvкques de France et d'Italie convoquй а Paris. Ce synode se tint а Notre-Dame et s'assembla pour la premiиre fois le 15 juin 1811 sous la prйsidence de M. le cardinal Fesch. M. Myriel fut du nombre des quatre-vingt-quinze йvкques qui s'y rendirent[29]. Mais il n'assista qu'а une sйance et а trois ou quatre confйrences particuliиres. Йvкque d'un diocиse montagnard, vivant si prиs de la nature, dans la rusticitй et le dйnuement, il paraоt qu'il apportait parmi ces personnages йminents des idйes qui changeaient la tempйrature de l'assemblйe. Il revint bien vite а Digne. On le questionna sur ce prompt retour, il rйpondit:

 

– Je les gкnais. L'air du dehors leur venait par moi. Je leur faisais l'effet d'une porte ouverte[30].

 

Une autre fois il dit:

 

– Que voulez-vous? ces messeigneurs-lа sont des princes. Moi, je ne suis qu'un pauvre йvкque paysan.

 

Le fait est qu'il avait dйplu. Entre autres choses йtranges, il lui serait йchappй de dire, un soir qu'il se trouvait chez un de ses collиgues les plus qualifiйs:

 

– Les belles pendules! les beaux tapis! les belles livrйes! Ce doit кtre bien importun! Oh! que je ne voudrais pas avoir tout ce superflu-lа а me crier sans cesse aux oreilles: Il y a des gens qui ont faim! il y a des gens qui ont froid! il y a des pauvres! il y a des pauvres!

 

Disons-le en passant, ce ne serait pas une haine intelligente que la haine du luxe. Cette haine impliquerait la haine des arts. Cependant, chez les gens d'йglise, en dehors de la reprйsentation et des cйrйmonies, le luxe est un tort. Il semble rйvйler des habitudes peu rйellement charitables. Un prкtre opulent est un contre-sens. Le prкtre doit se tenir prиs des pauvres. Or peut-on toucher sans cesse, et nuit et jour, а toutes les dйtresses, а toutes les infortunes, а toutes les indigences, sans avoir soi-mкme sur soi un peu de cette sainte misиre, comme la poussiиre du travail? Se figure-t-on un homme qui est prиs d'un brasier, et qui n'a pas chaud? Se figure-t-on un ouvrier qui travaille sans cesse а une fournaise, et qui n'a ni un cheveu brыlй, ni un ongle noirci, ni une goutte de sueur, ni un grain de cendre au visage? La premiиre preuve de la charitй chez le prкtre, chez l'йvкque surtout, c'est la pauvretй. C'йtait lа sans doute ce que pensait M. l'йvкque de Digne.

 

Il ne faudrait pas croire d'ailleurs qu'il partageait sur certains points dйlicats ce que nous appellerions «les idйes du siиcle ». Il se mкlait peu aux querelles thйologiques du moment et se taisait sur les questions oщ sont compromis l'Йglise et l'Йtat; mais si on l'eыt beaucoup pressй, il paraоt qu'on l'eыt trouvй plutфt ultramontain que gallican. Comme nous faisons un portrait et que nous ne voulons rien cacher, nous sommes forcй d'ajouter qu'il fut glacial pour Napolйon dйclinant. А partir de 1813, il adhйra ou il applaudit а toutes les manifestations hostiles. Il refusa de le voir а son passage au retour de l'оle d'Elbe, et s'abstint d'ordonner dans son diocиse les priиres publiques pour l'empereur pendant les Cent-Jours[31].

 

Outre sa sњur, mademoiselle Baptistine, il avait deux frиres: l'un gйnйral, l'autre prйfet. Il йcrivait assez souvent а tous les deux. Il tint quelque temps rigueur au premier, parce qu'ayant un commandement en Provence, а l'йpoque du dйbarquement de Cannes, le gйnйral s'йtait mis а la tкte de douze cents hommes et avait poursuivi l'empereur comme quelqu'un qui veut le laisser йchapper. Sa correspondance resta plus affectueuse pour l'autre frиre, l'ancien prйfet, brave et digne homme qui vivait retirй а Paris, rue Cassette.

 

Monseigneur Bienvenu eut donc, aussi lui, son heure d'esprit de parti, son heure d'amertume, son nuage. L'ombre des passions du moment traversa ce doux et grand esprit occupй des choses йternelles. Certes, un pareil homme eыt mйritй de n'avoir pas d'opinions politiques. Qu'on ne se mйprenne pas sur notre pensйe, nous ne confondons point ce qu'on appelle «opinions politiques » avec la grande aspiration au progrиs, avec la sublime foi patriotique, dйmocratique et humaine, qui, de nos jours, doit кtre le fond mкme de toute intelligence gйnйreuse. Sans approfondir des questions qui ne touchent qu'indirectement au sujet de ce livre, nous disons simplement ceci: Il eыt йtй beau que monseigneur Bienvenu n'eыt pas йtй royaliste et que son regard ne se fыt pas dйtournй un seul instant de cette contemplation sereine oщ l'on voit rayonner distinctement, au-dessus du va-et-vient orageux des choses humaines, ces trois pures lumiиres, la Vйritй, la Justice, la Charitй.

 

Tout en convenant que ce n'йtait point pour une fonction politique que Dieu avait crйй monseigneur Bienvenu, nous eussions compris et admirй la protestation au nom du droit et de la libertй, l'opposition fiиre, la rйsistance pйrilleuse et juste а Napolйon tout-puissant. Mais ce qui nous plaоt vis-а-vis de ceux qui montent nous plaоt moins vis-а-vis de ceux qui tombent. Nous n'aimons le combat que tant qu'il y a danger; et, dans tous les cas, les combattants de la premiиre heure ont seuls le droit d'кtre les exterminateurs de la derniиre. Qui n'a pas йtй accusateur opiniвtre pendant la prospйritй doit se taire devant l'йcroulement. Le dйnonciateur du succиs est le seul lйgitime justicier de la chute. Quant а nous, lorsque la Providence s'en mкle et frappe, nous la laissons faire. 1812 commence а nous dйsarmer. En 1813, la lвche rupture de silence de ce corps lйgislatif taciturne enhardi par les catastrophes n'avait que de quoi indigner, et c'йtait un tort d'applaudir; en 1814, devant ces marйchaux trahissant, devant ce sйnat passant d'une fange а l'autre, insultant aprиs avoir divinisй, devant cette idolвtrie lвchant pied et crachant sur l'idole, c'йtait un devoir de dйtourner la tкte; en 1815, comme les suprкmes dйsastres йtaient dans l'air, comme la France avait le frisson de leur approche sinistre, comme on pouvait vaguement distinguer Waterloo ouvert devant Napolйon, la douloureuse acclamation de l'armйe et du peuple au condamnй du destin n'avait rien de risible, et, toute rйserve faite sur le despote, un cњur comme l'йvкque de Digne n'eыt peut-кtre pas dы mйconnaоtre ce qu'avait d'auguste et de touchant, au bord de l'abоme, l'йtroit embrasse­ment d'une grande nation et d'un grand homme.

 

А cela prиs, il йtait et il fut, en toute chose, juste, vrai, йquitable, intelligent, humble et digne; bienfaisant, et bienveillant, ce qui est une autre bienfaisance. C'йtait un prкtre, un sage, et un homme. Mкme, il faut le dire, dans cette opinion politique que nous venons de lui reprocher et que nous sommes disposй а juger presque sйvиrement, il йtait tolйrant et facile, peut-кtre plus que nous qui parlons ici. – Le portier de la maison de ville avait йtй placй lа par l'empereur. C'йtait un vieux sous-officier de la vieille garde, lйgionnaire d'Austerlitz, bonapartiste comme l'aigle. Il йchappait dans l'occasion а ce pauvre diable de ces paroles peu rйflйchies que la loi d'alors[32] qualifiait propos sйditieux. Depuis que le profil impйrial avait disparu de la lйgion d'honneur, il ne s'habillait jamais dans l'ordonnance, comme il disait, afin de ne pas кtre forcй de porter sa croix. Il avait фtй lui-mкme dйvotement l'effigie impйriale de la croix que Napolйon lui avait donnйe, cela faisait un trou, et il n'avait rien voulu mettre а la place. «Plutфt mourir, disait-il, que de porter sur mon cњur les trois crapauds! » Il raillait volontiers tout haut Louis XVIII. «Vieux goutteux а guкtres d'anglais! » disait-il, «qu'il s'en aille en Prusse avec son salsifis![33] » Heureux de rйunir dans la mкme imprйcation les deux choses qu'il dйtestait le plus, la Prusse et l'Angleterre. Il en fit tant qu'il perdit sa place. Le voilа sans pain sur le pavй avec femme et enfants. L'йvкque le fit venir, le gronda doucement, et le nomma suisse de la cathйdrale.

 

M. Myriel йtait dans le diocиse le vrai pasteur, l'ami de tous. En neuf ans, а force de saintes actions et de douces maniиres, monseigneur Bienvenu avait rempli la ville de Digne d'une sorte de vйnйration tendre et filiale. Sa conduite mкme envers Napolйon avait йtй acceptйe et comme tacitement pardonnйe par le peuple, bon troupeau faible, qui adorait son empereur, mais qui aimait son йvкque.

Chapitre XII
Solitude de monseigneur Bienvenu

Il y a presque toujours autour d'un йvкque une escouade de petits abbйs comme autour d'un gйnйral une volйe de jeunes officiers. C'est lа ce que ce charmant saint Franзois de Sales appelle quelque part «les prкtres blancs-becs ». Toute carriиre a ses aspirants qui font cortиge aux arrivйs. Pas une puissance qui n'ait son entourage; pas une fortune qui n'ait sa cour. Les chercheurs d'avenir tourbillonnent autour du prйsent splendide. Toute mйtropole a son йtat-major. Tout йvкque un peu influent a prиs de lui sa patrouille de chйrubins sйminaristes, qui fait la ronde et maintient le bon ordre dans le palais йpiscopal, et qui monte la garde autour du sourire de monseigneur. Agrйer а un йvкque, c'est le pied а l'йtrier pour un sous-diacre. Il faut bien faire son chemin; l'apostolat ne dйdaigne pas le canonicat.



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