Livre premier – Un juste 6 глава




 

L'homme baissa la tкte, ramassa le sac qu'il avait dйposй а terre, et s'en alla. Il prit la grande rue. Il marchait devant lui au hasard, rasant de prиs les maisons, comme un homme humiliй et triste. Il ne se retourna pas une seule fois. S'il s'йtait retournй, il aurait vu l'aubergiste de la Croix-de-Colbas sur le seuil de sa porte, entourй de tous les voyageurs de son auberge et de tous les passants de la rue, parlant vivement et le dйsignant du doigt, et, aux regards de dйfiance et d'effroi du groupe, il aurait devinй qu'avant peu son arrivйe serait l'йvйnement de toute la ville.

 

Il ne vit rien de tout cela. Les gens accablйs ne regardent pas derriиre eux. Ils ne savent que trop que le mauvais sort les suit.

 

Il chemina ainsi quelque temps, marchant toujours, allant а l'aventure par des rues qu'il ne connaissait pas, oubliant la fatigue, comme cela arrive dans la tristesse. Tout а coup il sentit vivement la faim. La nuit approchait. Il regarda autour de lui pour voir s'il ne dйcouvrirait pas quelque gоte.

 

La belle hфtellerie s'йtait fermйe pour lui; il cherchait quelque cabaret bien humble, quelque bouge bien pauvre.

 

Prйcisйment une lumiиre s'allumait au bout de la rue; une branche de pin, pendue а une potence en fer, se dessinait sur le ciel blanc du crйpuscule. Il y alla.

 

C'йtait en effet un cabaret. Le cabaret qui est dans la rue de Chaffaut.

 

Le voyageur s'arrкta un moment, et regarda par la vitre l'intйrieur de la salle basse du cabaret, йclairйe par une petite lampe sur une table et par un grand feu dans la cheminйe. Quelques hommes y buvaient. L'hфte se chauffait. La flamme faisait bruire une marmite de fer accrochйe а la crйmaillиre.

 

On entre dans ce cabaret, qui est aussi une espиce d'auberge, par deux portes. L'une donne sur la rue, l'autre s'ouvre sur une petite cour pleine de fumier.

 

Le voyageur n'osa pas entrer par la porte de la rue. Il se glissa dans la cour, s'arrкta encore, puis leva timidement le loquet et poussa la porte.

 

– Qui va lа? dit le maоtre.

 

– Quelqu'un qui voudrait souper et coucher.

 

– C'est bon. Ici on soupe et on couche.

 

Il entra. Tous les gens qui buvaient se retournиrent. La lampe l'йclairait d'un cфtй, le feu de l'autre. On l'examina quelque temps pendant qu'il dйfaisait son sac.

 

L'hфte lui dit:

 

– Voilа du feu. Le souper cuit dans la marmite. Venez vous chauffer, camarade.

 

Il alla s'asseoir prиs de l'вtre. Il allongea devant le feu ses pieds meurtris par la fatigue; une bonne odeur sortait de la marmite. Tout ce qu'on pouvait distinguer de son visage sous sa casquette baissйe prit une vague apparence de bien-кtre mкlйe а cet autre aspect si poignant que donne l'habitude de la souffrance.

 

C'йtait d'ailleurs un profil ferme, йnergique et triste. Cette physionomie йtait йtrangement composйe; elle commenзait par paraоtre humble et finissait par sembler sйvиre. L'њil luisait sous les sourcils comme un feu sous une broussaille.

 

Cependant un des hommes attablйs йtait un poissonnier qui, avant d'entrer au cabaret de la rue de Chaffaut, йtait allй mettre son cheval а l'йcurie chez Labarre. Le hasard faisait que le matin mкme il avait rencontrй cet йtranger de mauvaise mine, cheminant entre Bras dasse et… j'ai oubliй le nom. Je crois que c'est Escoublon). Or, en le rencontrant, l'homme, qui paraissait dйjа trиs fatiguй, lui avait demandй de le prendre en croupe; а quoi le poissonnier n'avait rйpondu qu'en doublant le pas. Ce poissonnier faisait partie, une demi-heure auparavant, du groupe qui entourait Jacquin Labarre, et lui-mкme avait racontй sa dйsagrйable rencontre du matin aux gens de la Croix-de-Colbas. Il fit de sa place au cabaretier un signe imperceptible. Le cabaretier vint а lui. Ils йchangиrent quelques paroles а voix basse. L'homme йtait retombй dans ses rйflexions.

 

Le cabaretier revint а la cheminйe, posa brusquement sa main sur l'йpaule de l'homme, et lui dit:

 

– Tu vas t'en aller d'ici.

 

L'йtranger se retourna et rйpondit avec douceur.

 

– Ah! vous savez?

 

– Oui.

 

– On m'a renvoyй de l'autre auberge.

 

– Et l'on te chasse de celle-ci.

 

– Oщ voulez-vous que j'aille?

 

– Ailleurs.

 

L'homme prit son bвton et son sac, et s'en alla.

 

Comme il sortait, quelques enfants, qui l'avaient suivi depuis la Croix-de-Colbas et qui semblaient l'attendre, lui jetиrent des pierres. Il revint sur ses pas avec colиre et les menaзa de son bвton; les enfants se dispersиrent comme une volйe d'oiseaux.

 

Il passa devant la prison. А la porte pendait une chaоne de fer attachйe а une cloche. Il sonna.

 

Un guichet s'ouvrit.

 

– Monsieur le guichetier, dit-il en фtant respectueusement sa casquette, voudriez-vous bien m'ouvrir et me loger pour cette nuit?

 

Une voix rйpondit:

 

– Une prison n'est pas une auberge. Faites-vous arrкter. On vous ouvrira.

 

Le guichet se referma.

 

Il entra dans une petite rue oщ il y a beaucoup de jardins. Quelques-uns ne sont enclos que de haies, ce qui йgaye la rue. Parmi ces jardins et ces haies, il vit une petite maison d'un seul йtage dont la fenкtre йtait йclairйe. Il regarda par cette vitre comme il avait fait pour le cabaret. C'йtait une grande chambre blanchie а la chaux, avec un lit drapй d'indienne imprimйe, et un berceau dans un coin, quelques chaises de bois et un fusil а deux coups accrochй au mur. Une table йtait servie au milieu de la chambre. Une lampe de cuivre йclairait la nappe de grosse toile blanche, le broc d'йtain luisant comme l'argent et plein de vin et la soupiиre brune qui fumait. А cette table йtait assis un homme d'une quarantaine d'annйes, а la figure joyeuse et ouverte, qui faisait sauter un petit enfant sur ses genoux. Prиs de lui, une femme toute jeune allaitait un autre enfant. Le pиre riait, l'enfant riait, la mиre souriait.

 

L'йtranger resta un moment rкveur devant ce spectacle doux et calmant. Que se passait-il en lui? Lui seul eыt pu le dire. Il est probable qu'il pensa que cette maison joyeuse serait hospitaliиre, et que lа oщ il voyait tant de bonheur il trouverait peut-кtre un peu de pitiй.

 

Il frappa au carreau un petit coup trиs faible.

 

On n'entendit pas.

 

Il frappa un second coup.

 

Il entendit la femme qui disait:

 

– Mon homme, il me semble qu'on frappe.

 

– Non, rйpondit le mari.

 

Il frappa un troisiиme coup.

 

Le mari se leva, prit la lampe, et alla а la porte qu'il ouvrit.

 

C'йtait un homme de haute taille, demi-paysan, demi-artisan. Il portait un vaste tablier de cuir qui montait jusqu'а son йpaule gauche, et dans lequel faisaient ventre un marteau, un mouchoir rouge, une poire а poudre, toutes sortes d'objets que la ceinture retenait comme dans une poche. Il renversait la tкte en arriиre; sa chemise largement ouverte et rabattue montrait son cou de taureau, blanc et nu. Il avait d'йpais sourcils, d'йnormes favoris noirs, les yeux а fleur de tкte, le bas du visage en museau, et sur tout cela cet air d'кtre chez soi qui est une chose inexprimable.

 

– Monsieur, dit le voyageur, pardon. En payant, pourriez-vous me donner une assiettйe de soupe et un coin pour dormir dans ce hangar qui est lа dans ce jardin? Dites, pourriez-vous? En payant?

 

– Qui кtes-vous? demanda le maоtre du logis.

 

L'homme rйpondit:

 

– J'arrive de Puy-Moisson. J'ai marchй toute la journйe. J'ai fait douze lieues. Pourriez-vous? En payant?

 

– Je ne refuserais pas, dit le paysan, de loger quelqu'un de bien qui payerait. Mais pourquoi n'allez-vous pas а l'auberge.

 

– Il n'y a pas de place.

 

– Bah! pas possible. Ce n'est pas jour de foire ni de marchй. Кtes-vous allй chez Labarre?

 

– Oui.

 

– Eh bien?

 

Le voyageur rйpondit avec embarras:

 

– Je ne sais pas, il ne m'a pas reзu.

 

– Кtes-vous allй chez chose, de la rue de Chaffaut?

 

L'embarras de l'йtranger croissait. Il balbutia:

 

– Il ne m'a pas reзu non plus.

 

Le visage du paysan prit une expression de dйfiance, il regarda le nouveau venu de la tкte aux pieds, et tout а coup il s'йcria avec une sorte de frйmissement:

 

– Est-ce que vous seriez l'homme?…

 

Il jeta un nouveau coup d'њil sur l'йtranger, fit trois pas en arriиre, posa la lampe sur la table et dйcrocha son fusil du mur.

 

Cependant aux paroles du paysan: Est-ce que vous seriez l'homme?… la femme s'йtait levйe, avait pris ses deux enfants dans ses bras et s'йtait rйfugiйe prйcipitamment derriиre son mari, regardant l'йtranger avec йpouvante, la gorge nue, les yeux effarйs, en murmurant tout bas: Tso-maraude[45].

 

Tout cela se fit en moins de temps qu'il ne faut pour se le figurer. Aprиs avoir examinй quelques instants l'homme comme on examine une vipиre, le maоtre du logis revint а la porte et dit:

 

– Va-t'en.

 

– Par grвce, reprit l'homme, un verre d'eau.

 

– Un coup de fusil! dit le paysan.

 

Puis il referma la porte violemment, et l'homme l'entendit tirer deux gros verrous. Un moment aprиs, la fenкtre se ferma au volet, et un bruit de barre de fer qu'on posait parvint au dehors.

 

La nuit continuait de tomber. Le vent froid des Alpes soufflait. А la lueur du jour expirant, l'йtranger aperзut dans un des jardins qui bordent la rue une sorte de hutte qui lui parut maзonnйe en mottes de gazon. Il franchit rйsolument une barriиre de bois et se trouva dans le jardin. Il s'approcha de la hutte; elle avait pour porte une йtroite ouverture trиs basse et elle ressemblait а ces constructions que les cantonniers se bвtissent au bord des routes. Il pensa sans doute que c'йtait en effet le logis d'un cantonnier; il souffrait du froid et de la faim; il s'йtait rйsignй а la faim, mais c'йtait du moins lа un abri contre le froid. Ces sortes de logis ne sont habituellement pas occupйs la nuit. Il se coucha а plat ventre et se glissa dans la hutte. Il y faisait chaud, et il y trouva un assez bon lit de paille. Il resta un moment йtendu sur ce lit, sans pouvoir faire un mouvement tant il йtait fatiguй. Puis, comme son sac sur son dos le gкnait et que c'йtait d'ailleurs un oreiller tout trouvй, il se mit а dйboucler une des courroies. En ce moment un grondement farouche se fit entendre. Il leva les yeux. La tкte d'un dogue йnorme se dessinait dans l'ombre а l'ouverture de la hutte.

 

C'йtait la niche d'un chien.

 

Il йtait lui-mкme vigoureux et redoutable; il s'arma de son bвton, il se fit de son sac un bouclier, et sortit de la niche comme il put, non sans йlargir les dйchirures de ses haillons.

 

Il sortit йgalement du jardin, mais а reculons, obligй, pour tenir le dogue en respect, d'avoir recours а cette manњuvre du bвton que les maоtres en ce genre d'escrime appellent la rose couverte.

 

Quand il eut, non sans peine, repassй la barriиre et qu'il se retrouva dans la rue, seul, sans gоte, sans toit, sans abri, chassй mкme de ce lit de paille et de cette niche misйrable, il se laissa tomber plutфt qu'il ne s'assit sur une pierre, et il paraоt qu'un passant qui traversait l'entendit s'йcrier:

 

– Je ne suis pas mкme un chien!

 

Bientфt il se releva et se remit а marcher. Il sortit de la ville, espйrant trouver quelque arbre ou quelque meule dans les champs, et s'y abriter.

 

Il chemina ainsi quelque temps, la tкte toujours baissйe. Quand il se sentit loin de toute habitation humaine, il leva les yeux et chercha autour de lui. Il йtait dans un champ; il avait devant lui une de ces collines basses couvertes de chaume coupй ras, qui aprиs la moisson ressemblent а des tкtes tondues.

 

L'horizon йtait tout noir; ce n'йtait pas seulement le sombre de la nuit; c'йtaient des nuages trиs bas qui semblaient s'appuyer sur la colline mкme et qui montaient, emplissant tout le ciel. Cependant, comme la lune allait se lever et qu'il flottait encore au zйnith un reste de clartй crйpusculaire, ces nuages formaient au haut du ciel une sorte de voыte blanchвtre d'oщ tombait sur la terre une lueur.

 

La terre йtait donc plus йclairйe que le ciel, ce qui est un effet particuliиrement sinistre, et la colline, d'un pauvre et chйtif contour, se dessinait vague et blafarde sur l'horizon tйnйbreux. Tout cet ensemble йtait hideux, petit, lugubre et bornй. Rien dans le champ ni sur la colline qu'un arbre difforme qui se tordait en frissonnant а quelques pas du voyageur.

 

Cet homme йtait йvidemment trиs loin d'avoir de ces dйlicates habitudes d'intelligence et d'esprit qui font qu'on est sensible aux aspects mystйrieux des choses; cependant il y avait dans ce ciel, dans cette colline, dans cette plaine et dans cet arbre, quelque chose de si profondйment dйsolй qu'aprиs un moment d'immobilitй et de rкverie, il rebroussa chemin brusquement. Il y a des instants oщ la nature semble hostile.

 

Il revint sur ses pas. Les portes de Digne йtaient fermйes. Digne, qui a soutenu des siиges dans les guerres de religion, йtait encore entourйe en 1815 de vieilles murailles flanquйes de tours carrйes qu'on a dйmolies depuis. Il passa par une brиche et rentra dans la ville.

 

Il pouvait кtre huit heures du soir. Comme il ne connaissait pas les rues, il recommenзa sa promenade а l'aventure.

 

Il parvint ainsi а la prйfecture, puis au sйminaire. En passant sur la place de la cathйdrale, il montra le poing а l'йglise.

 

Il y a au coin de cette place une imprimerie. C'est lа que furent imprimйes pour la premiиre fois les proclamations de l'empereur et de la garde impйriale а l'armйe, apportйes de l'оle d'Elbe et dictйes par Napolйon lui-mкme.

 

Йpuisй de fatigue et n'espйrant plus rien, il se coucha sur le banc de pierre qui est а la porte de cette imprimerie.

 

Une vieille femme sortait de l'йglise en ce moment. Elle vit cet homme йtendu dans l'ombre.

 

– Que faites-vous lа, mon ami? dit-elle.

 

Il rйpondit durement et avec colиre:

 

– Vous le voyez, bonne femme, je me couche.

 

La bonne femme, bien digne de ce nom en effet, йtait madame la marquise de R.

 

– Sur ce banc? reprit-elle.

 

– J'ai eu pendant dix-neuf ans un matelas de bois, dit l'homme, j'ai aujourd'hui un matelas de pierre.

 

– Vous avez йtй soldat?

 

– Oui, bonne femme. Soldat.

 

– Pourquoi n'allez-vous pas а l'auberge?

 

– Parce que je n'ai pas d'argent.

 

– Hйlas, dit madame de R., je n'ai dans ma bourse que quatre sous.

 

– Donnez toujours.

 

L'homme prit les quatre sous. Madame de R. continua:

 

– Vous ne pouvez vous loger avec si peu dans une auberge. Avez-vous essayй pourtant? Il est impossible que vous passiez ainsi la nuit. Vous avez sans doute froid et faim. On aurait pu vous loger par charitй.

 

– J'ai frappй а toutes les portes.

 

– Eh bien?

 

– Partout on m'a chassй.

 

La «bonne femme » toucha le bras de l'homme et lui montra de l'autre cфtй de la place une petite maison basse а cфtй de l'йvкchй.

 

– Vous avez, reprit-elle, frappй а toutes les portes?

 

– Oui.

 

– Avez-vous frappй а celle-lа?

 

– Non.

 

– Frappez-y.

Chapitre II
La prudence conseillйe а la sagesse

Ce soir-lа, M. l'йvкque de Digne, aprиs sa promenade en ville, йtait restй assez tard enfermй dans sa chambre. Il s'occupait d'un grand travail sur les Devoirs[46], lequel est malheureusement demeurй inachevй. Il dйpouillait soigneusement tout ce que les Pиres et les Docteurs ont dit sur cette grave matiиre. Son livre йtait divisй en deux parties; premiиrement les devoirs de tous, deuxiиmement les devoirs de chacun, selon la classe а laquelle il appartient. Les devoirs de tous sont les grands devoirs. Il y en a quatre. Saint Matthieu les indique: devoirs envers Dieu (Matth., VI), devoirs envers soi-mкme (Matth., V, 29, 30), devoirs envers le prochain (Matth., VII, 12), devoirs envers les crйatures (Matth., VI, 20, 25). Pour les autres devoirs, l'йvкque les avait trouvйs indiquйs et prescrits ailleurs; aux souverains et aux sujets, dans l'Йpоtre aux Romains; aux magistrats, aux йpouses, aux mиres et aux jeunes hommes, par saint Pierre; aux maris, aux pиres, aux enfants et aux serviteurs, dans l'Йpоtre aux Йphйsiens; aux fidиles, dans l'Йpоtre aux Hйbreux; aux vierges, dans l'Йpоtre aux Corinthiens[47]. Il faisait laborieusement de toutes ces prescriptions un ensemble harmonieux qu'il voulait prйsenter aux вmes.

 

Il travaillait encore а huit heures, йcrivant assez incommodйment sur de petits carrйs de papier avec un gros livre ouvert sur ses genoux, quand madame Magloire entra, selon son habitude, pour prendre l'argenterie dans le placard prиs du lit. Un moment aprиs, l'йvкque, sentant que le couvert йtait mis et que sa sњur l'attendait peut-кtre, ferma son livre, se leva de sa table et entra dans la salle а manger.

 

La salle а manger йtait une piиce oblongue а cheminйe, avec porte sur la rue (nous l'avons dit), et fenкtre sur le jardin.

 

Madame Magloire achevait en effet de mettre le couvert.

 

Tout en vaquant au service, elle causait avec mademoiselle Baptistine.

 

Une lampe йtait sur la table; la table йtait prиs de la cheminйe. Un assez bon feu йtait allumй.

 

On peut se figurer facilement ces deux femmes qui avaient toutes deux passй soixante ans: madame Magloire petite, grasse, vive; mademoiselle Baptistine, douce, mince, frкle, un peu plus grande que son frиre, vкtue d'une robe de soie puce, couleur а la mode en 1806, qu'elle avait achetйe alors а Paris et qui lui durait encore. Pour emprunter des locutions vulgaires qui ont le mйrite de dire avec un seul mot une idйe qu'une page suffirait а peine а exprimer, madame Magloire avait l'air d'une paysanne et mademoiselle Baptistine d'une dame. Madame Magloire avait un bonnet blanc а tuyaux, au cou une jeannette d'or, le seul bijou de femme qu'il y eыt dans la maison, un fichu trиs blanc sortant de la robe de bure noire а manches larges et courtes, un tablier de toile de coton а carreaux rouges et verts, nouй а la ceinture d'un ruban vert, avec piиce d'estomac pareille rattachйe par deux йpingles aux deux coins d'en haut, aux pieds de gros souliers et des bas jaunes comme les femmes de Marseille. La robe de mademoiselle Baptistine йtait coupйe sur les patrons de 1806, taille courte, fourreau йtroit, manches а йpaulettes, avec pattes et boutons. Elle cachait ses cheveux gris sous une perruque frisйe dite а l'enfant. Madame Magloire avait l'air intelligent, vif et bon; les deux angles de sa bouche inйgalement relevйs et la lиvre supйrieure plus grosse que la lиvre infйrieure lui donnaient quelque chose de bourru et d'impйrieux. Tant que monseigneur se taisait, elle lui parlait rйsolument avec un mйlange de respect et de libertй; mais dиs que monseigneur parlait, on a vu cela, elle obйissait passivement comme mademoiselle. Mademoiselle Baptistine ne parlait mкme pas. Elle se bornait а obйir et а complaire. Mкme quand elle йtait jeune, elle n'йtait pas jolie, elle avait de gros yeux bleus а fleur de tкte et le nez long et busquй; mais tout son visage, toute sa personne, nous l'avons dit en commenзant, respiraient une ineffable bontй. Elle avait toujours йtй prйdestinйe а la mansuйtude; mais la foi, la charitй, l'espйrance, ces trois vertus qui chauffent doucement l'вme, avaient йlevй peu а peu cette mansuйtude jusqu'а la saintetй. La nature n'en avait fait qu'une brebis, la religion en avait fait un ange. Pauvre sainte fille! doux souvenir disparu! Mademoiselle Baptistine a depuis racontй tant de fois ce qui s'йtait passй а l'йvкchй cette soirйe-lа, que plusieurs personnes qui vivent encore s'en rappellent les moindres dйtails.

 

Au moment oщ M. l'йvкque entra, madame Magloire parlait avec quelque vivacitй. Elle entretenait mademoiselle d'un sujet qui lui йtait familier et auquel l'йvкque йtait accoutumй. Il s'agissait du loquet de la porte d'entrйe.

 

Il paraоt que, tout en allant faire quelques provisions pour le souper, madame Magloire avait entendu dire des choses en divers lieux. On parlait d'un rфdeur de mauvaise mine; qu'un vagabond suspect serait arrivй, qu'il devait кtre quelque part dans la ville, et qu'il se pourrait qu'il y eыt de mйchantes rencontres pour ceux qui s'aviseraient de rentrer tard chez eux cette nuit-lа. Que la police йtait bien mal faite du reste, attendu que M. le prйfet et M. le maire ne s'aimaient pas, et cherchaient а se nuire en faisant arriver des йvйnements. Que c'йtait donc aux gens sages а faire la police eux-mкmes et а se bien garder, et qu'il faudrait avoir soin de dыment clore, verrouiller et barricader sa maison, et de bien fermer ses portes.

 

Madame Magloire appuya sur ce dernier mot; mais l'йvкque venait de sa chambre oщ il avait eu assez froid, il s'йtait assis devant la cheminйe et se chauffait, et puis il pensait а autre chose. Il ne releva pas le mot а effet que madame Magloire venait de laisser tomber. Elle le rйpйta. Alors, mademoiselle Baptistine, voulant satisfaire madame Magloire sans dйplaire а son frиre, se hasarda а dire timidement:

 

– Mon frиre, entendez-vous ce que dit madame Magloire?

 

– J'en ai entendu vaguement quelque chose, rйpondit l'йvкque.

 

Puis tournant а demi sa chaise, mettant ses deux mains sur ses genoux, et levant vers la vieille servante son visage cordial et facilement joyeux, que le feu йclairait d'en bas:

 

– Voyons. Qu'y a-t-il? qu'y a-t-il? Nous sommes donc dans quelque gros danger?

 

Alors madame Magloire recommenзa toute l'histoire, en l'exagйrant quelque peu, sans s'en douter. Il paraоtrait qu'un bohйmien, un va-nu-pieds, une espиce de mendiant dangereux serait en ce moment dans la ville. Il s'йtait prйsentй pour loger chez Jacquin Labarre qui n'avait pas voulu le recevoir. On l'avait vu arriver par le boulevard Gassendi et rфder dans les rues а la brume. Un homme de sac et de corde avec une figure terrible.

 

– Vraiment? dit l'йvкque.

 

Ce consentement а l'interroger encouragea madame Magloire; cela lui semblait indiquer que l'йvкque n'йtait pas loin de s'alarmer; elle poursuivit triomphante:

 

– Oui, monseigneur. C'est comme cela. Il y aura quelque malheur cette nuit dans la ville. Tout le monde le dit. Avec cela que la police est si mal faite (rйpйtition inutile). Vivre dans un pays de montagnes, et n'avoir pas mкme de lanternes la nuit dans les rues! On sort. Des fours, quoi! Et je dis, monseigneur, et mademoiselle que voilа dit comme moi…

 

– Moi, interrompit la sњur, je ne dis rien. Ce que mon frиre fait est bien fait.

 

Madame Magloire continua comme s'il n'y avait pas eu de protestation:

 

– Nous disons que cette maison-ci n'est pas sыre du tout; que, si monseigneur le permet, je vais aller dire а Paulin Musebois, le serrurier, qu'il vienne remettre les anciens verrous de la porte; on les a lа, c'est une minute; et je dis qu'il faut des verrous, monseigneur, ne serait-ce que pour cette nuit; car je dis qu'une porte qui s'ouvre du dehors avec un loquet, par le premier passant venu, rien n'est plus terrible; avec cela que monseigneur a l'habitude de toujours dire d'entrer, et que d'ailleurs, mкme au milieu de la nuit, ф mon Dieu! on n'a pas besoin d'en demander la permission…

 

En ce moment, on frappa а la porte un coup assez violent.

 

– Entrez, dit l'йvкque.

Chapitre III
Hйroпsme de l'obйissance passive[48]

La porte s'ouvrit.

 

Elle s'ouvrit vivement, toute grande, comme si quelqu'un la poussait avec йnergie et rйsolution.

 

Un homme entra.

 

Cet homme, nous le connaissons dйjа. C'est le voyageur que nous avons vu tout а l'heure errer cherchant un gоte.

 

Il entra, fit un pas, et s'arrкta, laissant la porte ouverte derriиre lui. Il avait son sac sur l'йpaule, son bвton а la main, une expression rude, hardie, fatiguйe et violente dans les yeux. Le feu de la cheminйe l'йclairait. Il йtait hideux. C'йtait une sinistre apparition.

 

Madame Magloire n'eut pas mкme la force de jeter un cri. Elle tressaillit, et resta bйante.

 

Mademoiselle Baptistine se retourna, aperзut l'homme qui entrait et se dressa а demi d'effarement, puis, ramenant peu а peu sa tкte vers la cheminйe, elle se mit а regarder son frиre et son visage redevint profondйment calme et serein.

 

L'йvкque fixait sur l'homme un њil tranquille.

 

Comme il ouvrait la bouche, sans doute pour demander au nouveau venu ce qu'il dйsirait, l'homme appuya ses deux mains а la fois sur son bвton, promena ses yeux tour а tour sur le vieillard et les femmes, et, sans attendre que l'йvкque parlвt, dit d'une voix haute:

 

– Voici. Je m'appelle Jean Valjean. Je suis un galйrien. J'ai passй dix-neuf ans au bagne. Je suis libйrй depuis quatre jours et en route pour Pontarlier qui est ma destination. Quatre jours et que je marche depuis Toulon. Aujourd'hui, j'ai fait douze lieues а pied. Ce soir, en arrivant dans ce pays, j'ai йtй dans une auberge, on m'a renvoyй а cause de mon passeport jaune que j'avais montrй а la mairie. Il avait fallu. J'ai йtй а une autre auberge. On m'a dit: Va-t-en! Chez l'un, chez l'autre. Personne n'a voulu de moi. J'ai йtй а la prison, le guichetier n'a pas ouvert. J'ai йtй dans la niche d'un chien. Ce chien m'a mordu et m'a chassй, comme s'il avait йtй un homme. On aurait dit qu'il savait qui j'йtais. Je m'en suis allй dans les champs pour coucher а la belle йtoile. Il n'y avait pas d'йtoile. J'ai pensй qu'il pleuvrait, et qu'il n'y avait pas de bon Dieu pour empкcher de pleuvoir, et je suis rentrй dans la ville pour y trouver le renfoncement d'une porte. Lа, dans la place, j'allais me coucher sur une pierre. Une bonne femme m'a montrй votre maison et m'a dit: «Frappe lа ». J'ai frappй. Qu'est-ce que c'est ici? Кtes-vous une auberge? J'ai de l'argent. Ma masse. Cent neuf francs quinze sous que j'ai gagnйs au bagne par mon travail en dix-neuf ans. Je payerai. Qu'est-ce que cela me fait? J'ai de l'argent. Je suis trиs fatiguй, douze lieues а pied, j'ai bien faim. Voulez-vous que je reste?

 

– Madame Magloire, dit l'йvкque, vous mettrez un couvert de plus.

 

L'homme fit trois pas et s'approcha de la lampe qui йtait sur la table.

 

– Tenez, reprit-il, comme s'il n'avait pas bien compris, ce n'est pas зa. Avez-vous entendu? Je suis un galйrien. Un forзat. Je viens des galиres.

 

Il tira de sa poche une grande feuille de papier jaune qu'il dйplia.

 

– Voilа mon passeport. Jaune, comme vous voyez. Cela sert а me faire chasser de partout oщ je suis. Voulez-vous lire? Je sais lire, moi. J'ai appris au bagne. Il y a une йcole pour ceux qui veulent. Tenez, voilа ce qu'on a mis sur le passeport: «Jean Valjean, forзat libйrй, natif de… – cela vous est йgal… – Est restй dix-neuf ans au bagne. Cinq ans pour vol avec effraction. Quatorze ans pour avoir tentй de s'йvader quatre fois. Cet homme est trиs dangereux. » – Voilа! Tout le monde m'a jetй dehors. Voulez-vous me recevoir, vous? Est-ce une auberge? Voulez-vous me donner а manger et а coucher? Avez-vous une йcurie?

 

– Madame Magloire, dit l'йvкque, vous mettrez des draps blancs au lit de l'alcфve.

 

Nous avons dйjа expliquй de quelle nature йtait l'obйissance des deux femmes.

 

Madame Magloire sortit pour exйcuter ces ordres. L'йvкque se tourna vers l'homme.



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