Livre premier – Waterloo 4 глава




 

Ce vertige, cette terreur, cette chute en ruine de la plus haute bravoure qui ait jamais йtonnй l'histoire, est-ce que cela est sans cause? Non. L'ombre d'une droite йnorme se projette sur Waterloo. C'est la journйe du destin. La force au-dessus de l'homme a donnй ce jour-lа. De lа le pli йpouvantй des tкtes; de lа toutes ces grandes вmes rendant leur йpйe. Ceux qui avaient vaincu l'Europe sont tombйs terrassйs, n'ayant plus rien а dire ni а faire, sentant dans l'ombre une prйsence terrible. Hoc erat in fatis[21]. Ce jour-lа, la perspective du genre humain a changй. Waterloo, c'est le gond du dix-neuviиme siиcle. La disparition du grand homme йtait nйcessaire а l'avиnement du grand siиcle. Quelqu'un а qui on ne rйplique pas s'en est chargй. La panique des hйros s'explique. Dans la bataille de Waterloo, il y a plus du nuage, il y a du mйtйore. Dieu a passй.

 

А la nuit tombante, dans un champ prиs de Genappe, Bernard et Bertrand saisirent par un pan de sa redingote et arrкtиrent un homme hagard, pensif, sinistre, qui, entraоnй jusque-lа par le courant de la dйroute, venait de mettre pied а terre, avait passй sous son bras la bride de son cheval, et, l'њil йgarй, s'en retournait seul vers Waterloo. C'йtait Napolйon essayant encore d'aller en avant, immense somnambule de ce rкve йcroulй.

Chapitre XIV
Le dernier carrй

Quelques carrйs de la garde, immobiles dans le ruissellement de la dйroute comme des rochers dans de l'eau qui coule, tinrent jusqu'а la nuit. La nuit venant, la mort aussi, ils attendirent cette ombre double, et, inйbranlables, s'en laissиrent envelopper. Chaque rйgiment, isolй des autres et n'ayant plus de lien avec l'armйe rompue de toutes parts, mourait pour son compte. Ils avaient pris position, pour faire cette derniиre action, les uns sur les hauteurs de Rossomme, les autres dans la plaine de Mont-Saint-Jean. Lа, abandonnйs, vaincus, terribles, ces carrйs sombres agonisaient formidablement. Ulm, Wagram, Iйna, Friedland, mouraient en eux.

 

Au crйpuscule, vers neuf heures du soir, au bas du plateau de Mont-Saint-Jean, il en restait un. Dans ce vallon funeste, au pied de cette pente gravie par les cuirassiers, inondйe maintenant par les masses anglaises, sous les feux convergents de l'artillerie ennemie victorieuse, sous une effroyable densitй de projectiles, ce carrй luttait. Il йtait commandй par un officier obscur nommй Cambronne. А chaque dйcharge, le carrй diminuait, et ripostait. Il rйpliquait а la mitraille par la fusillade, rйtrйcissant continuellement ses quatre murs. De loin les fuyards s'arrкtaient par moment, essoufflйs, йcoutant dans les tйnиbres ce sombre tonnerre dйcroissant.

 

Quand cette lйgion ne fut plus qu'une poignйe, quand leur drapeau ne fut plus qu'une loque, quand leurs fusils йpuisйs de balles ne furent plus que des bвtons, quand le tas de cadavres fut plus grand que le groupe vivant, il y eut parmi les vainqueurs une sorte de terreur sacrйe autour de ces mourants sublimes, et l'artillerie anglaise, reprenant haleine, fit silence. Ce fut une espиce de rйpit. Ces combattants avaient autour d'eux comme un fourmillement de spectres, des silhouettes d'hommes а cheval, le profil noir des canons, le ciel blanc aperзu а travers les roues et les affыts; la colossale tкte de mort que les hйros entrevoient toujours dans la fumйe au fond de la bataille, s'avanзait sur eux et les regardait. Ils purent entendre dans l'ombre crйpusculaire qu'on chargeait les piиces, les mиches allumйes pareilles а des yeux de tigre dans la nuit firent un cercle autour de leurs tкtes, tous les boute-feu des batteries anglaises s'approchиrent des canons, et alors, йmu, tenant la minute suprкme suspendue au-dessus de ces hommes, un gйnйral anglais, Colville selon les uns, Maitland selon les autres, leur cria: Braves Franзais, rendez-vous! Cambronne rйpondit: Merde [22]!

Chapitre XV
Cambronne

Le lecteur franзais voulant кtre respectй, le plus beau mot peut-кtre qu'un Franзais ait jamais dit ne peut lui кtre rйpйtй. Dйfense de dйposer du sublime dans l'histoire[23].

 

А nos risques et pйrils, nous enfreignons cette dйfense.

 

Donc, parmi tous ces gйants, il y eut un titan, Cambronne.

 

Dire ce mot, et mourir ensuite. Quoi de plus grand! car c'est mourir que de le vouloir, et ce n'est pas la faute de cet homme, si, mitraillй, il a survйcu.

 

L'homme qui a gagnй la bataille de Waterloo, ce n'est pas Napolйon en dйroute, ce n'est pas Wellington pliant а quatre heures, dйsespйrй а cinq, ce n'est pas Blьcher qui ne s'est point battu; l'homme qui a gagnй la bataille de Waterloo, c'est Cambronne.

 

Foudroyer d'un tel mot le tonnerre qui vous tue, c'est vaincre.

 

Faire cette rйponse а la catastrophe, dire cela au destin, donner cette base au lion futur, jeter cette rйplique а la pluie de la nuit, au mur traоtre de Hougomont, au chemin creux d'Ohain, au retard de Grouchy, а l'arrivйe de Blьcher, кtre l'ironie dans le sйpulcre, faire en sorte de rester debout aprиs qu'on sera tombй, noyer dans deux syllabes la coalition europйenne, offrir aux rois ces latrines dйjа connues des cйsars, faire du dernier des mots le premier en y mкlant l'йclair de la France, clore insolemment Waterloo par le mardi gras, complйter Lйonidas par Rabelais, rйsumer cette victoire dans une parole suprкme impossible а prononcer, perdre le terrain et garder l'histoire, aprиs ce carnage avoir pour soi les rieurs, c'est immense.

C'est l'insulte а la foudre. Cela atteint la grandeur eschylienne.

 

Le mot de Cambronne fait l'effet d'une fracture. C'est la fracture d'une poitrine par le dйdain; c'est le trop plein de l'agonie qui fait explosion. Qui a vaincu? Est-ce Wellington? Non. Sans Blьcher il йtait perdu. Est-ce Blьcher? Non. Si Wellington n'eыt pas commencй, Blьcher n'aurait pu finir. Ce Cambronne, ce passant de la derniиre heure, ce soldat ignorй, cet infiniment petit de la guerre, sent qu'il y a lа un mensonge, un mensonge dans une catastrophe, redoublement poignant, et, au moment oщ il en йclate de rage, on lui offre cette dйrision, la vie! Comment ne pas bondir? Ils sont lа, tous les rois de l'Europe, les gйnйraux heureux, les Jupiters tonnants, ils ont cent mille soldats victorieux, et derriиre les cent mille, un million, leurs canons, mиche allumйe, sont bйants, ils ont sous leurs talons la garde impйriale et la grande armйe, ils viennent d'йcraser Napolйon, et il ne reste plus que Cambronne; il n'y a plus pour protester que ce ver de terre. Il protestera. Alors il cherche un mot comme on cherche une йpйe. Il lui vient de l'йcume, et cette йcume, c'est le mot. Devant cette victoire prodigieuse et mйdiocre, devant cette victoire sans victorieux, ce dйsespйrй se redresse; il en subit l'йnormitй, mais il en constate le nйant; et il fait plus que cracher sur elle; et sous l'accablement du nombre, de la force et de la matiиre, il trouve а l'вme une expression, l'excrйment. Nous le rйpйtons. Dire cela, faire cela, trouver cela, c'est кtre le vainqueur.

 

L'esprit des grands jours entra dans cet homme inconnu а cette minute fatale. Cambronne trouve le mot de Waterloo comme Rouget de l'Isle trouve la Marseillaise, par visitation du souffle d'en haut. Un effluve de l'ouragan divin se dйtache et vient passer а travers ces hommes, et ils tressaillent, et l'un chante le chant suprкme et l'autre pousse le cri terrible. Cette parole du dйdain titanique, Cambronne ne la jette pas seulement а l'Europe au nom de l'empire, ce serait peu; il la jette au passй au nom de la rйvolution. On l'entend, et l'on reconnaоt dans Cambronne la vieille вme des gйants. Il semble que c'est Danton qui parle ou Klйber qui rugit.

 

Au mot de Cambronne, la voix anglaise rйpondit: feu! les batteries flamboyиrent, la colline trembla, de toutes ces bouches d'airain sortit un dernier vomissement de mitraille, йpouvantable, une vaste fumйe, vaguement blanchie du lever de la lune, roula, et quand la fumйe se dissipa, il n'y avait plus rien. Ce reste formidable йtait anйanti; la garde йtait morte. Les quatre murs de la redoute vivante gisaient, а peine distinguait-on за et lа un tressaillement parmi les cadavres; et c'est ainsi que les lйgions franзaises, plus grandes que les lйgions romaines, expirиrent а Mont-Saint-Jean sur la terre mouillйe de pluie et de sang, dans les blйs sombres, а l'endroit oщ passe maintenant, а quatre heures du matin, en sifflant et en fouettant gaоment son cheval, Joseph, qui fait le service de la malle-poste de Nivelles.

Chapitre XVI
Quot libras in duce?[24]

La bataille de Waterloo est une йnigme. Elle est aussi obscure pour ceux qui l'ont gagnйe que pour celui qui l'a perdue. Pour Napolйon, c'est une panique [25]. Blьcher n'y voit que du feu; Wellington n'y comprend rien. Voyez les rapports. Les bulletins sont confus, les commentaires sont embrouillйs. Ceux-ci balbutient, ceux-lа bйgayent. Jomini partage la bataille de Waterloo en quatre moments; Muffling la coupe en trois pйripйties; Charras, quoique sur quelques points nous ayons une autre apprйciation que lui, a seul saisi de son fier coup d'њil les linйaments caractйristiques de cette catastrophe du gйnie humain aux prises avec le hasard divin. Tous les autres historiens ont un certain йblouissement, et dans cet йblouissement ils tвtonnent. Journйe fulgurante, en effet, йcroulement de la monarchie militaire qui, а la grande stupeur des rois, a entraоnй tous les royaumes, chute de la force, dйroute de la guerre.

 

Dans cet йvйnement, empreint de nйcessitй surhumaine, la part des hommes n'est rien.

 

Retirer Waterloo а Wellington et а Blьcher, est-ce фter quelque chose а l'Angleterre et а l'Allemagne? Non. Ni cette illustre Angleterre ni cette auguste Allemagne ne sont en question dans le problиme de Waterloo. Grвce au ciel, les peuples sont grands en dehors des lugubres aventures de l'йpйe. Ni l'Allemagne, ni l'Angleterre, ni la France, ne tiennent dans un fourreau. Dans cette йpoque oщ Waterloo n'est qu'un cliquetis de sabres, au-dessus de Blьcher l'Allemagne а Goethe et au-dessus de Wellington l'Angleterre а Byron. Un vaste lever d'idйes est propre а notre siиcle, et dans cette aurore l'Angleterre et l'Allemagne ont leur lueur magnifique. Elles sont majestueuses par ce qu'elles pensent. L'йlйvation de niveau qu'elles apportent а la civilisation leur est intrinsиque; il vient d'elles-mкmes, et non d'un accident. Ce qu'elles ont d'agrandissement au dix-neuviиme siиcle n'a point Waterloo pour source. Il n'y a que les peuples barbares qui aient des crues subites aprиs une victoire. C'est la vanitй passagиre des torrents enflйs d'un orage. Les peuples civilisйs, surtout au temps oщ nous sommes, ne se haussent ni ne s'abaissent par la bonne ou mauvaise fortune d'un capitaine. Leur poids spйcifique dans le genre humain rйsulte de quelque chose de plus qu'un combat. Leur honneur, Dieu merci, leur dignitй, leur lumiиre, leur gйnie, ne sont pas des numйros que les hйros et les conquйrants, ces joueurs, peuvent mettre а la loterie des batailles. Souvent bataille perdue, progrиs conquis. Moins de gloire, plus de libertй. Le tambour se tait, la raison prend la parole. C'est le jeu а qui perd gagne. Parlons donc de Waterloo froidement des deux cфtйs. Rendons au hasard ce qui est au hasard et а Dieu ce qui est а Dieu. Qu'est-ce que Waterloo? Une victoire? Non. Un quine.

 

Quine gagnй par l'Europe, payй par la France.

 

Ce n'йtait pas beaucoup la peine de mettre lа un lion.

 

Waterloo du reste est la plus йtrange rencontre qui soit dans l'histoire. Napolйon et Wellington. Ce ne sont pas des ennemis, ce sont des contraires. Jamais Dieu, qui se plaоt aux antithиses, n'a fait un plus saisissant contraste et une confrontation plus extraordinaire. D'un cфtй, la prйcision, la prйvision, la gйomйtrie, la prudence, la retraite assurйe, les rйserves mйnagйes, un sang-froid opiniвtre, une mйthode imperturbable, la stratйgie qui profite du terrain, la tactique qui йquilibre les bataillons, le carnage tirй au cordeau, la guerre rйglйe montre en main, rien laissй volontairement au hasard, le vieux courage classique, la correction absolue; de l'autre l'intuition, la divination, l'йtrangetй militaire, l'instinct surhumain, le coup d'њil flamboyant, on ne sait quoi qui regarde comme l'aigle et qui frappe comme la foudre, un art prodigieux dans une impйtuositй dйdaigneuse, tous les mystиres d'une вme profonde, l'association avec le destin, le fleuve, la plaine, la forкt, la colline, sommйs et en quelque sorte forcйs d'obйir, le despote allant jusqu'а tyranniser le champ de bataille, la foi а l'йtoile mкlйe а la science stratйgique, la grandissant, mais la troublant. Wellington йtait le Barиme de la guerre, Napolйon en йtait le Michel-Ange; et cette fois le gйnie fut vaincu par le calcul.

 

Des deux cфtйs on attendait quelqu'un. Ce fut le calculateur exact qui rйussit. Napolйon attendait Grouchy; il ne vint pas. Wellington attendait Blьcher; il vint.

 

Wellington, c'est la guerre classique qui prend sa revanche. Bonaparte, а son aurore, l'avait rencontrйe en Italie, et superbement battue. La vieille chouette avait fui devant le jeune vautour. L'ancienne tactique avait йtй non seulement foudroyйe, mais scandalisйe. Qu'йtait-ce que ce Corse de vingt-six ans, que signifiait cet ignorant splendide qui, ayant tout contre lui, rien pour lui, sans vivres, sans munitions, sans canons, sans souliers, presque sans armйe, avec une poignйe d'hommes contre des masses, se ruait sur l'Europe coalisйe, et gagnait absurdement des victoires dans l'impossible? D'oщ sortait ce forcenй foudroyant qui, presque sans reprendre haleine, et avec le mкme jeu de combattants dans la main, pulvйrisait l'une aprиs l'autre les cinq armйes de l'empereur d'Allemagne, culbutant Beaulieu sur Alvinzi, Wurmser sur Beaulieu, Mйlas sur Wurmser, Mack sur Mйlas? Qu'йtait-ce que ce nouveau venu de la guerre ayant l'effronterie d'un astre? L'йcole acadйmique militaire l'excommuniait en lвchant pied. De lа une implacable rancune du vieux cйsarisme contre le nouveau, du sabre correct contre l'йpйe flamboyante, et de l'йchiquier contre le gйnie. Le 18 juin 1815, cette rancune eut le dernier mot, et au-dessous de Lodi, de Montebello, de Montenotte, de Mantoue, de Marengo, d'Arcole, elle йcrivit: Waterloo. Triomphe des mйdiocres, doux aux majoritйs. Le destin consentit а cette ironie. А son dйclin, Napolйon retrouva devant lui Wurmser jeune.

 

Pour avoir Wurmser en effet, il suffоt de blanchir les cheveux de Wellington.

 

Waterloo est une bataille du premier ordre gagnйe par un capitaine du second.

 

Ce qu'il faut admirer dans la bataille de Waterloo, c'est l'Angleterre, c'est la fermetй anglaise, c'est la rйsolution anglaise, c'est le sang anglais; ce que l'Angleterre a eu lа de superbe, ne lui en dйplaise, c'est elle-mкme. Ce n'est pas son capitaine, c'est son armйe.

 

Wellington, bizarrement ingrat, dйclare dans une lettre а lord Bathurst que son armйe, l'armйe qui a combattu le 18 juin 1815, йtait une «dйtestable armйe ». Qu'en pense cette sombre mкlйe d'ossements enfouis sous les sillons de Waterloo?

 

L'Angleterre a йtй trop modeste vis-а-vis de Wellington. Faire Wellington si grand, c'est faire l'Angleterre petite. Wellington n'est qu'un hйros comme un autre. Ces Йcossais gris, ces horse-guards, ces rйgiments de Maitland et de Mitchell, cette infanterie de Pack et de Kempt, cette cavalerie de Ponsonby et de Somerset, ces highlanders jouant du pibroch sous la mitraille, ces bataillons de Rylandt, ces recrues toutes fraоches qui savaient а peine manier le mousquet tenant tкte aux vieilles bandes d'Essling et de Rivoli, voilа ce qui est grand. Wellington a йtй tenace, ce fut lа son mйrite, et nous ne le lui marchandons pas, mais le moindre de ses fantassins et de ses cavaliers a йtй tout aussi solide que lui. L'iron-soldier vaut l'iron-duke[26]. Quant а nous, toute notre glorification va au soldat anglais, а l'armйe anglaise, au peuple anglais. Si trophйe il y a, c'est а l'Angleterre que le trophйe est dы. La colonne de Waterloo serait plus juste si au lieu de la figure d'un homme, elle йlevait dans la nue la statue d'un peuple.

Mais cette grande Angleterre s'irritera de ce que nous disons ici. Elle a encore, aprиs son 1688 et notre 1789, l'illusion fйodale. Elle croit а l'hйrйditй et а la hiйrarchie. Ce peuple, qu'aucun ne dйpasse en puissance et en gloire, s'estime comme nation, non comme peuple. En tant que peuple, il se subordonne volontiers et prend un lord pour une tкte. Workman, il se laisse dйdaigner; soldat, il se laisse bвtonner. On se souvient qu'а la bataille d'Inkermann un sergent qui, а ce qu'il paraоt, avait sauvй l'armйe, ne put кtre mentionnй par lord Raglan, la hiйrarchie militaire anglaise ne permettant de citer dans un rapport aucun hйros au-dessous du grade d'officier.

 

Ce que nous admirons par-dessus tout, dans une rencontre du genre de celle de Waterloo, c'est la prodigieuse habiletй du hasard. Pluie nocturne, mur de Hougomont, chemin creux d'Ohain, Grouchy sourd au canon, guide de Napolйon qui le trompe, guide de Bьlow qui l'йclaire; tout ce cataclysme est merveilleusement conduit.

 

Au total, disons-le, il y eut а Waterloo plus de massacre que de bataille.

 

Waterloo est de toutes les batailles rangйes celle qui a le plus petit front sur un tel nombre de combattants. Napolйon, trois quarts de lieue, Wellington, une demi-lieue; soixante-douze mille combattants de chaque cфtй. De cette йpaisseur vint le carnage.

 

On a fait ce calcul et йtabli cette proportion: Perte d'hommes: а Austerlitz, Franзais, quatorze pour cent; Russes, trente pour cent, Autrichiens, quarante-quatre pour cent. А Wagram, Franзais, treize pour cent; Autrichiens, quatorze. А la Moskowa, Franзais, trente-sept pour cent; Russes, quarante-quatre. А Bautzen, Franзais, treize pour cent; Russes et Prussiens, quatorze. А Waterloo, Franзais, cinquante-six pour cent; Alliйs, trente et un. Total pour Waterloo, quarante et un pour cent. Cent quarante-quatre mille combattants; soixante mille morts[27].

Le champ de Waterloo aujourd'hui a le calme qui appartient а la terre, support impassible de l'homme, et il ressemble а toutes les plaines.

 

La nuit pourtant une espиce de brume visionnaire s'en dйgage, et si quelque voyageur s'y promиne, s'il regarde, s'il йcoute, s'il rкve comme Virgile devant les funestes plaines de Philippes[28], l'hallucination de la catastrophe le saisit. L'effrayant 18 juin revit; la fausse colline monument s'efface, ce lion quelconque se dissipe, le champ de bataille reprend sa rйalitй; des lignes d'infanterie ondulent dans la plaine, des galops furieux traversent l'horizon! le songeur effarй voit l'йclair des sabres, l'йtincelle des bayonnettes, le flamboiement des bombes, l'entre-croisement monstrueux des tonnerres; il entend, comme un rвle au fond d'une tombe, la clameur vague de la bataille fantфme; ces ombres, ce sont les grenadiers; ces lueurs, ce sont les cuirassiers; ce squelette, c'est Napolйon; ce squelette, c'est Wellington; tout cela n'est plus et se heurte et combat encore; et les ravins s'empourprent, et les arbres frissonnent, et il y a de la furie jusque dans les nuйes, et, dans les tйnиbres, toutes ces hauteurs farouches, Mont-Saint-Jean, Hougomont, Frischemont, Papelotte, Plancenoit, apparaissent confusйment couronnйes de tourbillons de spectres s'exterminant.

Chapitre XVII
Faut-il trouver bon Waterloo?

Il existe une йcole libйrale trиs respectable qui ne hait point Waterloo. Nous n'en sommes pas. Pour nous, Waterloo n'est que la date stupйfaite de la libertй. Qu'un tel aigle sorte d'un tel њuf, c'est а coup sыr l'inattendu.

 

Waterloo, si l'on se place au point de vue culminant de la question, est intentionnellement une victoire contre-rйvolutionnaire. C'est l'Europe contre la France, c'est Pйtersbourg, Berlin et Vienne contre Paris, c'est le statu quo contre l'initiative, c'est le 14 juillet 1789 attaquй а travers le 20 mars 1815[29], c'est le branle-bas des monarchies contre l'indomptable йmeute franзaise. Йteindre enfin ce vaste peuple en йruption depuis vingt-six ans, tel йtait le rкve. Solidaritй des Brunswick, des Nassau, des Romanoff, des Hohenzollern, des Habsbourg, avec les Bourbons. Waterloo porte en croupe le droit divin. Il est vrai que, l'empire ayant йtй despotique, la royautй, par la rйaction naturelle des choses, devait forcйment кtre libйrale, et qu'un ordre constitutionnel а contre-cњur est sorti de Waterloo, au grand regret des vainqueurs. C'est que la rйvolution ne peut кtre vraiment vaincue, et qu'йtant providentielle et absolument fatale, elle reparaоt toujours, avant Waterloo, dans Bonaparte jetant bas les vieux trфnes, aprиs Waterloo, dans Louis XVIII octroyant et subissant la Charte. Bonaparte met un postillon sur le trфne de Naples et un sergent[30] sur le trфne de Suиde, employant l'inйgalitй а dйmontrer l'йgalitй; Louis XVIII а Saint-Ouen contresigne la dйclaration des droits de l'homme. Voulez-vous vous rendre compte de ce que c'est que la rйvolution, appelez-la Progrиs; et voulez-vous vous rendre compte de ce que c'est que le progrиs, appelez-le Demain. Demain fait irrйsistiblement son њuvre, et il la fait dиs aujourd'hui. Il arrive toujours а son but, йtrangement. Il emploie Wellington а faire de Foy, qui n'йtait qu'un soldat, un orateur. Foy[31] tombe а Hougomont et se relиve а la tribune. Ainsi procиde le progrиs. Pas de mauvais outil pour cet ouvrier-lа. Il ajuste а son travail divin, sans se dйconcerter, l'homme qui a enjambй les Alpes, et le bon vieux malade chancelant du pиre Йlysйe[32]. Il se sert du podagre comme du conquйrant; du conquйrant au dehors, du podagre au dedans. Waterloo, en coupant court а la dйmolition des trфnes europйens par l'йpйe, n'a eu d'autre effet que de faire continuer le travail rйvolutionnaire d'un autre cфtй. Les sabreurs ont fini, c'est le tour des penseurs. Le siиcle que Waterloo voulait arrкter a marchй dessus et a poursuivi sa route. Cette victoire sinistre a йtй vaincue par la libertй.

 

En somme, et incontestablement, ce qui triomphait а Waterloo, ce qui souriait derriиre Wellington, ce qui lui apportait tous les bвtons de marйchal de l'Europe, y compris, dit-on, le bвton de marйchal de France, ce qui roulait joyeusement les brouettйes de terre pleine d'ossements pour йlever la butte du lion, ce qui a triomphalement йcrit sur ce piйdestal cette date: 18 juin 1815, ce qui encourageait Blьcher sabrant la dйroute, ce qui du haut du plateau de Mont-Saint-Jean se penchait sur la France comme sur une proie, c'йtait la contre-rйvolution. C'est la contre-rйvolution qui murmurait ce mot infвme: dйmembrement. Arrivйe а Paris, elle a vu le cratиre de prиs, elle a senti que cette cendre lui brыlait les pieds, et elle s'est ravisйe. Elle est revenue au bйgayement d'une charte.

 

Ne voyons dans Waterloo que ce qui est dans Waterloo. De libertй intentionnelle, point. La contre-rйvolution йtait involontairement libйrale, de mкme que, par un phйnomиne correspondant, Napolйon йtait involontairement rйvolutionnaire. Le 18 juin 1815, Robespierre а cheval fut dйsarзonnй.

Chapitre XVIII
Recrudescence du droit divin

Fin de la dictature. Tout un systиme d'Europe croula.

 

L'empire s'affaissa dans une ombre qui ressembla а celle du monde romain expirant. On revit de l'abоme comme au temps des barbares. Seulement la barbarie de 1815, qu'il faut nommer de son petit nom, la contre-rйvolution, avait peu d'haleine, s'essouffla vite, et resta court. L'empire, avouons-le, fut pleurй, et pleurй par des yeux hйroпques. Si la gloire est dans le glaive fait sceptre, l'empire avait йtй la gloire mкme. Il avait rйpandu sur la terre toute la lumiиre que la tyrannie peut donner; lumiиre sombre. Disons plus: lumiиre obscure. Comparйe au vrai jour, c'est de la nuit. Cette disparition de la nuit fit l'effet d'une йclipse.

 

Louis XVIII rentra dans Paris. Les danses en rond du 8 juillet effacиrent les enthousiasmes du 20 mars. Le Corse devint l'antithиse du Bйarnais. Le drapeau du dфme des Tuileries fut blanc. L'exil trфna. La table de sapin de Hartwell prit place devant le fauteuil fleurdelysй de Louis XIV. On parla de Bouvines et de Fontenoy comme d'hier, Austerlitz ayant vieilli. L'autel et le trфne fraternisиrent majestueusement. Une des formes les plus incontestйes du salut de la sociйtй au dix-neuviиme siиcle s'йtablit sur la France et sur le continent. L'Europe prit la cocarde blanche. Trestaillon[33] fut cйlиbre. La devise non pluribus impar[34] reparut dans des rayons de pierre figurant un soleil sur la faзade de la caserne du quai d'Orsay. Oщ il y avait eu une garde impйriale, il y eut une maison rouge. L'arc du carrousel, tout chargй de victoires mal portйes, dйpaysй dans ces nouveautйs, un peu honteux peut-кtre de Marengo et d'Arcole, se tira d'affaire avec la statue du duc d'Angoulкme. Le cimetiиre de la Madeleine, redoutable fosse commune de 93, se couvrit de marbre et de jaspe, les os de Louis XVI et de Marie-Antoinette йtant dans cette poussiиre. Dans le fossй de Vincennes, un cippe sйpulcral sortit de terre, rappelant que le duc d'Enghien йtait mort dans le mois mкme oщ Napolйon avait йtй couronnй. Le pape Pie VII, qui avait fait ce sacre trиs prиs de cette mort, bйnit tranquillement la chute comme il avait bйni l'йlйvation. Il y eut а Schoenbrunn une petite ombre вgйe de quatre ans qu'il fut sйditieux d'appeler le roi de Rome. Et ces choses se sont faites, et ces rois ont repris leurs trфnes, et le maоtre de l'Europe a йtй mis dans une cage, et l'ancien rйgime est devenu le nouveau, et toute l'ombre et toute la lumiиre de la terre ont changй de place, parce que, dans l'aprиs-midi d'un jour d'йtй, un pвtre a dit а un Prussien dans un bois: passez par ici et non par lа!

 

Ce 1815 fut une sorte d'avril lugubre. Les vieilles rйalitйs malsaines et vйnйneuses se couvrirent d'apparences neuves. Le mensonge йpousa 1789, le droit divin se masqua d'une charte, les fictions se firent constitutionnelles, les prйjugйs, les superstitions et les arriиre-pensйes, avec l'article 14[35] au cњur, se vernirent de libйralisme. Changement de peau des serpents.

 

L'homme avait йtй а la fois agrandi et amoindri par Napolйon. L'idйal, sous ce rиgne de la matiиre splendide, avait reзu le nom йtrange d'idйologie. Grave imprudence d'un grand homme, tourner en dйrision l'avenir. Les peuples cependant, cette chair а canon si amoureuse du canonnier, le cherchaient des yeux. Oщ est-il? Que fait-il? Napolйon est mort, disait un passant а un invalide de Marengo et de Waterloo. – Lui mort! s'йcria ce soldat, vous le connaissez bien! Les imaginations dйifiaient cet homme terrassй. Le fond de l'Europe, aprиs Waterloo, fut tйnйbreux. Quelque chose d'йnorme resta longtemps vide par l'йvanouissement de Napolйon.

 

Les rois se mirent dans ce vide. La vieille Europe en profita pour se reformer. Il y eut une Sainte-Alliance. Belle-Alliance, avait dit d'avance le champ fatal de Waterloo.

 

En prйsence et en face de cette antique Europe refaite, les linйaments d'une France nouvelle s'йbauchиrent. L'avenir, raillй par l'empereur, fit son entrйe. Il avait sur le front cette йtoile, Libertй. Les yeux ardents des jeunes gйnйrations se tournиrent vers lui. Chose singuliиre, on s'йprit en mкme temps de cet avenir, Libertй, et de ce passй, Napolйon. La dйfaite avait grandi le vaincu. Bonaparte tombй semblait plus haut que Napolйon debout. Ceux qui avaient triomphй eurent peur. L'Angleterre le fit garder par Hudson Lowe et la France le fit guetter par Montchenu. Ses bras croisйs devinrent l'inquiйtude des trфnes. Alexandre le nommait: mon insomnie. Cet effroi venait de la quantitй de rйvolution qu'il avait en lui. C'est ce qui explique et excuse le libйralisme bonapartiste. Ce fantфme donnait le tremblement au vieux monde. Les rois rйgnиrent mal а leur aise, avec le rocher de Sainte-Hйlиne а l'horizon.

 

Pendant que Napolйon agonisait а Longwood, les soixante mille hommes tombйs dans le champ de Waterloo pourrirent tranquillement, et quelque chose de leur paix se rйpandit dans le monde[36]. Le congrиs de Vienne en fit les traitйs de 1815, et l'Europe nomma cela la restauration.

 

Voilа ce que c'est que Waterloo.

 

Mais qu'importe а l'infini? Toute cette tempкte, tout ce nuage, cette guerre, puis cette paix, toute cette ombre, ne troubla pas un moment la lueur de l'њil immense devant lequel un puceron sautant d'un brin d'herbe а l'autre йgale l'aigle volant de clocher en clocher aux tours de Notre-Dame[37].

Chapitre XIX
Le champ de bataille la nuit

Revenons, c’est une nйcessitй de ce livre, sur ce fatal champ de bataille.

 

Le 18 juin 1815, c’йtait pleine lune. Cette clartй favorisa la poursuite fйroce de Blьcher, dйnonзa les traces des fuyards, livra cette masse dйsastreuse а la cavalerie prussienne acharnйe, et aida au massacre. Il y a parfois dans les catastrophes de ces tragiques complaisances de la nuit.



Поделиться:




Поиск по сайту

©2015-2024 poisk-ru.ru
Все права принадлежать их авторам. Данный сайт не претендует на авторства, а предоставляет бесплатное использование.
Дата создания страницы: 2016-04-27 Нарушение авторских прав и Нарушение персональных данных


Поиск по сайту: